Chris
VAN ALLSBURG,
Une Figue de Rêve
traduit
de l'américain par Isabelle Reinharez, l'École
des loisirs, 1995
Monsieur
Bibot, le dentiste, était un homme très tatillon.
Il tenait son appartement aussi propre et en ordre que son
cabinet.
Si son chien, Marcel, sautait sur les fauteuils, Bibot lui
donnait aussitôt une bonne leçon.
Et à part le Quatorze Juillet, la pauvre bête
n'avait même pas le droit d'aboyer.Un matin, Bibot
trouva une vieille dame qui attendait à la porte
de son cabinet. Elle avait une rage de dents et supplia
le dentiste de la soulager.
Mais vous n'avez pas de rendez-vous , lui dit-il.
La vieille dame gémit. Bibot consulta sa montre.
Il avait peut-être le temps de gagner quelques francs
de plus.
Il la fit donc entrer et lui regarda dans la bouche.
Il faut vous arracher cette dent , annonça-t-il
avec un sourire.
Quand il eut terminé, le dentiste déclara
: Je vais vous donner des comprimés contre
la douleur.
La vieille dame était très reconnaissante.
Je ne peux pas vous payer avec de l'argent, mais
j'ai beaucoup mieux. Elle sortit deux figues de sa
poche et les tendit à Bibot.
Des figues !? s'écria-t-il, furieux.
Ces figues sont très spéciales ,
murmura la dame. Elles peuvent réaliser vos
rêves.
Elle lui fit un clin d'il et posa son doigt sur ses
lèvres. Bibot n'en doutait pas, cette femme était
folle. Il posa les figues et la prit par le bras. Quand
elle lui rappela les comprimés qu'il lui avait promis,
il dit : Désolé, c'est réservé
aux clients qui payent , et il la poussa dehors.
Ce
soir-là, Bibot emmena son petit chien faire sa promenade
dans le jardin. Le pauvre Marcel adorait flairer les troncs
d'arbre et les buissons, mais dès qu'il s'arrêtait
Bibot tirait brutalement sur sa laisse.
Juste avant d'aller se coucher, le dentiste mangeait toujours
un petit quelque chose. Il s'assit donc à la table
de sa salle à manger et dégusta l'une des
figues que la vieille dame lui avait données.
Elle était délicieuse. C'était peut-être
la meilleure, la plus succulente figue qu'il ait jamais
mangée.
Le
lendemain matin, Bibot traîna Marcel en bas de l'escalier
pour sa promenade matinale. Le chien, avec ses petites pattes,
avait du mal à descendre les hautes marches, mais
jamais Bibot n'aurait pensé à le porter. Il
avait horreur que les poils blancs de Marcel viennent se
coller à son beau costume bleu.
Alors qu'il longeait le trottoir grouillant de monde, Bibot
ne put s'empêcher de remarquer que les gens le regardaient.
Ils admirent mon costume , pensa-t-il. Mais
quand il aperçut son reflet dans la devanture d'un
café, il se figea sur place, horrifié.
Il était en sous-vêtements.
Le dentiste fit volte-face et se précipita dans une
ruelle. Sacrebleu , songea-t-il. Où
sont passés mes habits ?
Puis il se souvint de son rêve de la nuit précédente.
En rêve, il se tenait devant ce même café,
en sous-vêtements. IL se passait autre chose dans
son rêve, et Bibot fit des efforts intenses pour s'en
souvenir. Marcel, posté à l'entrée
de la ruelle obscure, se mit à aboyer.
Le dentiste leva les yeux et vit la suite de son rêve
se réaliser.
Personne ne remarqua Bibot courant en sous-vêtements
se réfugier chez lui.
Tout Paris avait les yeux fixés sur la Tour Eiffel,
qui s'inclinait lentement, comme si elle avait été
en caoutchouc mousse.
Bibot comprenait à présent que la vieille
dame aux figues lui avait dit la vérité. Pas
question de gâcher la deuxième figue.
Pendant les semaines qui suivirent, tandis que commençait
la reconstruction de la Tour Eiffel, le dentiste lut des
dizaines de livres sur l'hypnotisme. Chaque soir, avant
d'aller se coucher, il se regardait dans un miroir et chuchotait
sans relâche :
Bibot est l'homme le plus riche du monde, Bibot est
l'homme le plus riche du monde.
Bientôt,
dans ses rêves, c'était exactement ce qu'il
était. Dans son sommeil, le dentiste se voyait à
la barre de son hors-bord, aux commandes de son avion personnel,
et menant une vie de luxe sur la Côte d'Azur.
Toutes les nuits c'était la même chose.
Un soir, Bibot sortit la deuxième figue de son placard.
Elle ne se conserverait pas éternellement.
Ce soir , pensa-t-il, c'est le grand
soir.
Il mit le fruit mûr dans une assiette qu'il posa sur
la table. Demain il se réveillerait l'homme le plus
riche du monde. Il baissa les yeux vers Marcel et sourit.
Le petit chien ne le suivrait pas.
Dans ses rêves, Bibot était entouré
de danois.
Alors que le dentiste fouillait dans son placard pour y
prendre du fromage, il entendit un fracas de vaisselle cassée.
Il se retourna et vit Marcel, grimpé sur une chaise,
les pattes de devant sur la table, qui finissait de mâcher
la figue.
Bibot était furieux ! Il poursuivit le chien d'un
bout à l'autre de l'appartement. Quand Marcel fila
sous le lit, Bibot lui hurla :
Demain, je te donnerai une bonne leçon que
tu n'es pas près d'oublier !
Puis le dentiste s'endormit, hors de lui et le cur
brisé.
Quand il se réveilla le lendemain matin, Bibot n'y
comprenait rien. Il n'était pas dans son lit. Il
était en dessous. Soudain un visage apparut devant
lui son propre visage !
C'est l'heure de la promenade , disait-il.
Sors de là, Marcel. Une main s'avança
et l'attrapa.
Bibot essaya bien de hurler, mais il ne put qu'aboyer.