les fées
Dans une petite ville dÉcosse, dans la petite
rue des Combats, vivait une veuve dune cinquantaine
dannées, Mme MacMiche. Elle avait lair
dur et repoussant. Elle ne voyait personne, de peur de se
trouver entraînée dans quelque dépense,
car elle était dune avarice extrême.
Sa maison était vieille, sale et triste ; elle tricotait
un jour dans une chambre du premier étage, simplement,
presque misérablement meublée. Elle jetait
de temps en temps un coup dil à la fenêtre
et paraissait attendre quelquun ; après avoir
donné divers signes dimpatience, elle sécria
:
« Ce misérable enfant ! Toujours
en retard ! Détestable sujet ! Il finira par la prison
et la corde, ai je ne parviens à le corriger ! »
À peine avait-elle achevé ces
mots que la porte vitrée qui faisait face à
la croisée souvrit ; un jeune garçon
de douze ans entra et sarrêta devant le regard
courroucé de la femme. Il y avait, dans la physionomie
et dans toute lattitude de lenfant, un mélange
prononcé de crainte et de décision.
madame macmiche.
Doù viens-tu ? Pourquoi rentres-tu
si tard, paresseux ?
charles.
Ma cousine, jai été retenu
un quart dheure par Juliette, qui ma demandé
de la ramener chez elle, parce quelle sennuyait
chez M. le juge du paix.
madame macmiche.
Quel besoin avais-tu de la ramener ? Quelquun
de chez le juge de paix ne pouvait-il sen charger
? Tu fais toujours laimable, lofficieux ; tu
sais pourtant que jai besoin de toi. Mais tu ten
repentiras, mauvais garnement !
Suis-moi. »
Charles, combattu entre le désir de
résister à sa cousine et la crainte quelle
lui inspirait, hésita un instant ; la cousine se
retourna, et, le voyant encore immobile, elle le saisit
par loreille et lentraîna vers un cabinet
noir dans lequel elle le poussa violemment.
« Une heure de cabinet et du pain et
de leau pour dîner ; et une autre fois ce sera
bien autre chose.
Méchante femme ! Détestable
femme ! marmotta Charles dès quelle eut fermé
la porte. Je la déteste ! Elle me rend si malheureux,
que jaimerais mieux être aveugle comme Juliette
que de vivre chez cette méchante créature
Une heure !
Cest amusant !
Mais aussi
je ne lui ferai pas la lecture pendant ce temps ; elle sennuiera,
elle naura pas la fin de Nicolas Nickleby, que je
lui ai commencé ce matin ! Cest bien fait !
Jen suis très content. »
Charles passa un quart dheure de satisfaction
avec lagréable pensée de lennui
de sa cousine, mais il finit par sennuyer aussi.
« Si je pouvais méchapper
! pensa-t-il. Mais par où ? comment ? La porte est
trop solidement fermée Pas moyen de louvrir
Essayons pourtant
»
Charles essaya, mais il eut beau pousser,
il ne parvint seulement pas à lébranler.
Pendant quil travaillait en vain à sa délivrance,
la clef tourna dans la serrure ; il sauta lestement en arrière,
se réfugia au fond du cabinet, et vit apparaître,
au lieu du visage dur et sévère de sa cousine,
la figure enjouée de Betty, cuisinière, bonne
et femme de chambre tout à la fois.
« Quest-ce quil y a ? dit-elle
à voix basse. Encore en pénitence !
charles.
Toujours, Betty, toujours. Tu sais que ma
cousine
est heureuse quand elle me fait du mal.
betty.
Allons, allons, Charlot, pas dimprudentes
paroles ! Je vais te délivrer, mais sois bon, sois
sage !
charles.
Sage ! Cest impossible avec ma cousine
; elle gronde toujours ; elle nest jamais contente
! Ça mennuie à la fin.
betty.
Que veux-tu, mon pauvre Charlot. Elle est
ta protectrice et la seule parente qui te reste ! Il faut
bien que tu continues à manger son pain.
charles.
Elle me le reproche assez et me le rend bien
amer ! Je tassure quun beau jour je la planterai
là et jirai bien loin.
betty.
Ce serait bien pis encore, pauvre enfant !
Mais viens, sors de ce trou sale et noir.
charles.
Et quest-ce quelle va dire ?
betty.
Ma foi, elle dira ce quelle voudra ;
elle ne te battra toujours pas.
charles.
Oh ! pour ça non ! Elle na plus
osé depuis que je lui ai si bien tordu la main lautre
jour. Te souviens-tu comme elle criait ?
Et toi, méchant, qui ne tâchais
pas ! dit Betty en souriant.
charles.
Et après, quand jai dit que ce
nétait pas exprès, que javais
été pris de convulsions et que je sentais
que ce serait toujours de même.
betty.
Tais-toi, Charlot Je crois que sa peur est
passée ; et puis cest très mal tout
ça.
charles.
Je le sais bien, mais elle me rend méchant
; méchant malgré moi, je tassure. »
Betty fit sortir Charles, referma la porte,
mit la clef dans sa poche, et recommanda à son protégé
de se cacher bien loin pour que la cousine ne le vît
pas.
charles.
Je vais rejoindre Juliette.
betty.
Cest ça et comme cest moi
qui ai la clef du cabinet, ce sera moi qui louvrirai
dans trois quarts dheure ; mais sois exact à
revenir.
charles.
Ah ! je crois bien ! Sois tranquille ! Cinq
minutes avant lheure, je serai dans ta chambre. »
Charles ne fit quun saut et se trouva
dans le jardin, du côté opposé à
la chambre où travaillait sa cousine. Betty le suivit
des yeux en souriant.
« Mauvaise tête, dit-elle, mais
bon cur ! Sil était mené moins
rudement, le bon lemporterait sur le mauvais
Pourvu quil revienne !
Ça me ferait une
belle affaire !
Betty ! cria la cousine dune
voix aigre.
Madame ! répondit Betty en entrant.
madame macmiche.
Noublie pas douvrir la prison
de ce mauvais sujet dans une demi-heure, et quil apporte
Nicolas Nickleby ; il lira haut jusquau dîner
pendant que je travaillerai.
betty.
Oui, Madame ; je ny manquerai pas. »
Au bout dune demi-heure, Betty alla
dans sa chambre ; elle ny trouva personne. Charles
nétait pas rentré ; elle regarda à
la fenêtre,
personne !
« Jen étais sûre
! Me voilà dans de beaux draps, à présent
! Quest-ce que je dirai ? Comment expliquer ?
Ah ! une idée ! Elle est bonne pour Madame, qui croit
aux fées et qui en a une peur effroyable. On lui
fait croire tout ce quon veut en lui parlant fées.
Je crois donc que mon idée est bonne ; avec tout
autre, ça nirait pas.
Betty, Betty ! cria la voix aigre.
betty.
Voici, Madame.
madame macmiche.
Eh bien ? Charles ? envoie-le-moi.
betty.
Je laurais déjà envoyé
à Madame, si javais la clef du cabinet ; mais
je ne peux pas la trouver.
madame macmiche.
Elle est à la porte, je ly ai
laissée.
betty.
Elle ny est pas, Madame ; jy ai
regardé.
madame macmiche.
Cest impossible ; il ne pouvait pas
ouvrir par
dedans.
betty.
Que Madame vienne voir. »
Mme MacMiche se leva, alla voir et ne
trouva pas la clef.
madame macmiche.
Cest incroyable ! je suis sûre
de lavoir laissée à la porte. Charles
!
Charles !
Veux-tu répondre, polisson
! »
Pas de réponse. Le visage de Mme MacMiche
commença à exprimer linquiétude.
madame macmiche.
Que vais-je faire ? Je nai plus que
lui pour me lire haut pendant que je tricote. Mais cherche
donc, Betty ! Tu restes là comme un constable, sans
me venir en aide.
betty.
Et que puis-je faire pour venir en aide à
Madame ? Je ne suis pas en rapport avec les fées
!
madame macmiche, effrayée.
Les fées ? Comment, les fées
? Est-ce que vous croyez
que
les fées
?
betty, lair inquiet.
Je ne peux rien dire à Madame mais
cest extraordinaire pourtant que cette clef
ait disparu
si
merveilleusement
Et puis,
ce Charlot qui ne répond pas ! Les fées lauront
étranglé
ou fait sortir peut-être.
madame macmiche.
Mon Dieu ! mon Dieu ! Que dis-tu là,
Betty ? Cest
horrible ! effroyable !
betty.
Madame ferait peut-être prudemment de
ne pas rester ici
Je nai jamais eu bonne opinion
de cette chambre et de ce cabinet. »
Mme MacMiche tourna les talons sans
répondre et se réfugia dans sa chambre.
« Jai été obligée
de mentir, se dit Betty ; cest la faute ce ma maîtresse
et pas la mienne, certainement ; il fallait bien sauver
Charles. Tiens ! je crois quelle appelle.
Betty ! » appela une voix faible.
Betty entra et vit sa maîtresse terrifiée,
qui lui montrait du doigt la clef placée bien en
évidence sur son ouvrage.
betty.
Quand je disais ! Madame voit bien ! Quest-ce
qui a placé cette clef sur louvrage de Madame
? Ce nest certainement pas moi, puisque jétais
avec Madame ! »
Lair épanoui et triomphant de
Betty fit naître des soupçons dans lesprit
méfiant de Mme MacMiche, qui ne pouvait comprendre
quon neût pas peur des fées.
« Vous êtes sortie dici
après moi, dit-elle en regardant Betty fixement et
sévèrement.
betty.
Je suivais Madame ; bien certainement, je
naurais pas passé devant Madame.
madame macmiche.
Allez ouvrir le cabinet et amenez-moi Charles,
qui mérite une punition pour navoir pas répondu
quand je lai appelé. »
Betty sortit, et, après quelques instants,
rentra précipitamment en feignant une grande frayeur.
« Madame ! Madame ! Charlot est tué,
étendu mort sur le plancher ! Quand je disais ! les
fées lont étranglé. »
Mme MacMiche se dirigea avec épouvante
vers le cabinet, et aperçut en effet Charles étendu
par terre sans mouvement, le visage blanc comme un marbre.
Elle voulut lapprocher, le toucher ; mais Charles,
qui nétait pas tout à fait mort, fut
pris de convulsions et détacha à sa cousine
force coups de poing et coups de pied dans le visage et
la poitrine. Betty, de son côté, fut prise
dun rire convulsif qui augmentait à chaque
coup de pied que recevait la cousine et à chaque
cri quelle poussait ; la frayeur tenait Mme MacMiche
clouée à sa place, et Charles avait beau jeu
pour se laisser aller à ses mouvements désordonnés.
Un coup de poing bien appliqué sur la bouche de sa
cousine fit tomber ses fausses dents avant quelle
eût pu les saisir, et pendant quelle était
encore baissée, Charles se roula, saisit les faux
cheveux de Mme MacMiche, les arracha, toujours par
des mouvements convulsifs, les chiffonna de ses doigts crispés,
ouvrit les yeux, se roula vers Betty, et, lui saisissant
les mains comme pour se relever, lui glissa les dents de
sa cousine.
« Dans sa soupe », dit-il tout
bas.
Les convulsions de Charles avaient cessé
; son visage si blanc avait repris sa teinte rose accoutumée
; les sourcils seuls étaient restés pâles
et comme imprégnés de poudre blanche, probablement
celle que les fées avaient répandue sur son
visage, et que lagitation des convulsions avait fait
partir. Betty, moins heureuse que Charles, ne pouvait encore
dominer son rire nerveux. Mme MacMiche ne savait trop
que penser de cette scène ; après avoir promené
ses regards courroucés de Charles à la bonne,
elle tira les cheveux du premier pour laider à
se relever, et donna un coup de pied à Betty pour
amener une détente nerveuse ; le moyen réussit
: Charles sauta sur ses pieds et sy maintint très
ferme, Betty reprit son calme et une attitude plus digne.
madame macmiche.
Que veut dire tout cela, petit drôle
?
charles.
Ma cousine, ce sont les fées.
madame macmiche.
Tais-toi, insolent, mauvais garnement ! Tu
auras
affaire à moi, avec tes f
, tu sais bien [1]
! Mais Charles qui nétait pas tout à
fait mort, fut pris de convulsions.
charles.
Ma cousine, je voua assure
que je suis
désolé pour vos dents
madame macmiche.
Cest bon, rends-les-moi.
charles.
Je ne les ai pas, ma cousine, dit Charles
en ouvrant ses mains ; je nai rien,
et puis,
pour vos cheveux
madame macmiche.
Tais-toi, je nai pas besoin de tes sottes
excuses rends-moi mes dents et mes boucles de cheveux.
Charles.
Vrai, je ne les ai pas, ma cousine ; voyez
vous-même. »
La cousine le fouilla, chercha partout, mais
en vain.
betty.
Madame ne veut pas croire aux fées
; cest pourtant très probable que ce sont elles
qui ont emporté les dents et les cheveux de Madame.
Sotte! dit Mme MacMiche en séloignant
précipitamment. Venez lire, Monsieur ! et tout de
suite. »
Charles aurait bien voulu sesquiver,
trouver un prétexte pour ne pas lire, mais la cousine
le tenait par loreille ; il fallut marcher, sasseoir,
prendre le livre et lire. Son supplice ne fut pas long,
parce que le dîner fut annoncé une demi-heure
après ; les fées avaient donné une
heure de bon temps à Charles. Les événements
terribles qui venaient de se passer effacèrent du
souvenir de Mme MacMiche la faute et la punition de
Charles elle le laissa dîner comme dhabitude.
À peine Mine MacMiche eut-elle
mangé deux cuillerées de potage, quelle
saperçut dun corps dur contenu dans lassiette
; croyant que cétait un os, elle chercha à
le retirer et vit
ses dents ! La joie de les retrouver
adoucit la colère qui cherchait à se faire
jour ; car, malgré sa crédulité aux
fées et la frayeur quelle en avait, elle conservait
des doutes sur le rôle que leur avaient fait jouer
Betty et Charles ; elle se promit dautant plus de
redoubler de surveillance et de sévérité,
mais elle nosa pas en reparler, de peur déveiller
la colère des fées.
Charles redemanda du bouilli.
madame macmiche.
Ne lui en donne pas, Betty ; il mange comme
quatre.
charles.
Ma cousine, jen ai eu un tout petit
morceau, et jai encore bien faim.
madame macmiche.
Quand on est pauvre, quand on est élevé
par charité et quon nest bon à
rien, on ne mange pas comme un ogre et on ne se permet pas
de redemander dun plat. Tâchez de vous corriger
de votre gourmandise, Monsieur. »
Charles regarda Betty, qui lui fit signe de
rester tranquille. Jusquà la fin du dîner,
Mme MacMiche continua ses observations malveillantes
et méchantes, comme cétait son habitude.
Quand elle eut fini son café, elle appela Charles
pour lui faire encore la lecture pendant une ou deux heures.
Forcé dobéir, il la suivit dans sa chambre,
sassit tristement et commença à lire.
Au bout de dix minutes il entendit ronfler ; il leva les
yeux. Bonheur ! la cousine dormait ! Charles navait
garde de laisser échapper une si belle occasion ;
il posa son livre, se leva doucement, vida le reste du café
dans la tabatière de sa cousine, cacha son livre
dans la boîte à thé, son ouvrage dans
le foyer de la cheminée, et sesquiva lestement
sans lavoir éveillée. Il alla rejoindre
Betty, qui lui donna un supplément de dîner.
betty.
Ne va pas faire comme tantôt et disparaître
quand ta cousine te demandera. Elle se doute de quelque
chose, va ; nous ne réussirons pas une autre fois.
Cette clef que javais si adroitement posée
sur son ouvrage ! Ton visage enfariné, tes convulsions,
les miennes ; tout ça nest pas clair pour elle.
charles.
Je me suis pourtant trouvé bien à
propos pour rentrer à temps dans ma prison !
betty.
Cest égal, cest trop fort
! Elle croit bien aux fées, mais pas à ce
point. Sois prudent, crois-moi. »
Charles sortit, mais, au lieu de rentrer chez
sa cousine, il ouvrit comme le matin la porte du jardin
et courut chez Juliette. Voilà trois fois quil
y va ; nous allons le suivre et savoir ce que cest
que Juliette.
laveugle
« Comment, te voilà encore, Charles ? dit Juliette
en entendant ouvrir la porte.
charles.
Comment as-tu deviné que cétait
moi ?
juliette.
Par la manière dont tu as ouvert chacun
ouvre différemment, cest bien facile à
reconnaître.
charles.
Pour toi, qui es aveugle et qui as loreille
si fine ; moi, je ne vois aucune différence ; il
me semble que la porte fait le même bruit pour tous.
juliette.
Quas-tu donc, pauvre Charles ? Encore
quelque démêlé avec ta cousine ? Je
le devine au son de ta voix.
charles.
Eh ! mon Dieu oui ! Cette méchante,
abominable femme me rend méchant moi-même.
Cest vrai, Juliette avec toi, je suis bon et je nai
jamais envie de te jouer un tour ou de me fâcher ;
avec ma cousine, je me sens mauvais et toujours prêt
à memporter.
juliette.
Cest parce quelle nest pas
bonne, et que toi, tu nas ni patience ni courage.
charles.
Cest facile à dire, patience
; je voudrais bien ty voir ; toi qui es un ange de
douceur et de bonté, tu te mettrais en fureur. »
Juliette sourit.
« Jespère que non, dit-elle.
charles.
Tu crois ça. Écoute ce qui marrive
aujourdhui depuis la première fois que je tai
quittée ; à ma seconde visite, je ne tai
rien dit parce que javais peur que tu ne me fisses
rentrer chez moi tout de suite ; à présent
jai le temps, puisque ma cousine dort, et tu vas tout
savoir. »
Charles raconta fidèlement ce qui sétait
passé entre lui, sa cousine et Betty.
« Comment veux-tu que je supporte ces
reproches et ces injustices avec la patience dun agneau
quon égorge ?
Je ne ten demande pas tant, dit
Juliette en souriant ; il y a trop loin de toi à
lagneau ; mais, Charles, écoute-moi. Ta cousine
nest pas bonne, je le sais et je lavoue ; mais
cest une raison de plus pour la ménager et
chercher à ne pas lirriter. Pourquoi es-tu
inexact, quand tu sais que cinq minutes de retard la mettent
en colère ?
charles.
Mais cest pour rester quelques minutes
de plus avec toi, pauvre Juliette ; il ny avait personne
chez toi quand je tai ramenée.
juliette.
Je te remercie, mon bon Charles ; je sais
que tu maimes, que tu es bon et soigneux pour moi
mais pourquoi ne les-tu pas un peu pour ta cousine
?
charles.
Pourquoi ? Parce que je taime et que
je la déteste parce que, chaque fois quelle
se fâche et me punit injustement, je veux me venger
et la faire enrager.
Charles, Charles ! dit Juliette dun
ton de reproche.
charles.
Oui, oui, cest comme ça ; elle
a reçu des coups dans la poitrine, au visage ; jai
fait cacher par Betty (qui la déteste aussi) ses
vilaines dents dans sa soupe ; je lui ai arraché
et déchiré sa perruque et quand elle va séveiller,
elle va trouver sa tabatière pleine de café,
son livre et son ouvrage disparus ; elle sera furieuse,
et je serai enchanté, et je serai vengé !
juliette.
Vois comme tu temportes ! Tu tapes du
pied, tu tapes les meubles, tu cries, tu es en colère,
enfin ; tu fais juste comme ta cousine, et tu dois avoir
lair méchant comme elle.
Comme ma cousine dit Charles en se
calmant je ne veux rien faire comme elle, ni lui ressembler
en rien.
juliette.
Alors sois bon et doux.
charles.
Je ne peux pas ; je te dis que je ne peux
pas.
juliette.
Oui, je vois que tu nas pas de courage.
charles.
Pas de courage ! Mais jen ai plus que
personne, pour avoir supporté ma cousine depuis trois
ans !
juliette.
Tu la supportes en la faisant enrager sans
cesse ; et tu es de plus en plus malheureux, ce qui me fait
de la peine, beaucoup de peine.
charles.
Oh ! Juliette, pardonne-moi ! Je suis désolé,
mais je ne peux pas faire autrement.
juliette.
Essaye ; tu nas jamais essayé
! Fais-le pour moi, puisque tu ne veux pas le faire pour
le bon Dieu. Veux-tu ? Me le promets-tu ?
Je le veux bien, dit Charles avec quelque
hésitation, mais je ne te le promets pas.
juliette.
Pourquoi, puisque tu le veux ?
charles.
Parce quune promesse, et à toi
surtout, cest autre chose, et je ne pourrais y manquer
sans
rougir, et
, et
je crois
que jy manquerais.
juliette.
Écoute, je ne te demande pas grand-chose
pour commencer. Parle, crie, dis ce que tu voudras, mais
ne fais pas dacte de vengeance, comme les coups de
pied, les dents, les cheveux, le tabac, le livre, louvrage,
etc. ; et tu en as fait bien dautres !
charles.
Jessayerai, Juliette ; je tassure
que jessayerai. Pour commencer, je vais rentrer, de
peur quelle ne séveille.
juliette.
Et tu remettras le livre, louvrage ?
charles.
Oui, oui, je te promets
Ah ! ah ! et
le tabac ! ajouta Charles en se grattant la tête ;
il sentira le café.
juliette.
Fais une belle action ; avoue-lui la vérité,
et demande-lui pardon.
charles, serrant les poings.
Pardon ? À elle, pardon ? Jamais !
juliette, tristement.
Alors fais comme tu voudras, mon pauvre Charles
; que le bon Dieu te protège et te vienne en aide
! Adieu.
Adieu, Juliette, et au revoir, dit
Charles en déposant un baiser sur son front. Adieu.
Es-tu contente de moi ?
Pas tout à fait ! Mais cela
viendra
avec le temps
et la patience »,
dit-elle en souriant.
Charles sortit et soupira.
« Cette pauvre, bonne Juliette ! Elle
en a de la patience, elle ! Comme elle est douce ! Comme
elle supporte son malheur,
car cest un malheur,
un grand malheur dêtre aveugle ! Elle est bien
plus malheureuse que moi ! Demander pardon ! m a-t-elle
dit
À cette femme que je déteste !
Cest impossible ; je ne peux pas ! »
Charles rentra avec un sentiment dirritation
; il entra dans la chambre de sa cousine, qui dormait encore,
heureusement pour lui ; il retira le livre de la boîte
à thé, et voulut prendre le tricot caché
au fond du foyer mais, en allongeant sa main pour latteindre,
il accrocha la pincette, qui retomba avec bruit ; la cousine
séveilla.
« Que faites-vous à ma cheminée,
mauvais sujet ?
Je ne fais pas de mal à la cheminée,
ma cousine, répondit Charles, prenant courageusement
son parti ; je cherche à retirer votre ouvrage qui
est au fond.
madame macmiche.
Mon ouvrage ! au fond de la cheminée
! Comment se trouve-t-il là dedans ? Je lavais
près de moi.
charles, résolument.
Cest moi qui ly ai jeté,
ma cousine.
madame macmiche.
Jeté mon ouvrage ! Misérable
! sécria-t-elle se levant avec colère.
charles.
Jai eu tort, mais vous voyez que je
cherche à le
ravoir.
madame macmiche.
Et tu crois, mauvais garnement, que je supporterai
tes scélératesses, toi, mendiant, que je nourris
par charité ! »
Charles devint rouge comme une pivoine ; il
sentait la colère semparer de lui, mais il
se contint et répondit froidement :
« Ma nourriture ne vous coûte
pas cher ; ce nest pas cela qui vous ruinera.
madame macmiche.
Insolent ! Et tes habits, ton logement, ton
coucher ?
charles.
Mes habits ! ils sont râpés,
usés comme ceux dun pauvre ! Trop courts, trop
étroits avec cela. Quand je sors, jen suis
honteux
Tant mieux, interrompit la cousine
avec un sourire méchant.
charles.
Attendez donc ! Je nai pas fini ma phrase
! Jen suis honteux pour vous, car chacun me dit :
« Il faut que ta cousine soit joliment avare pour
te laisser vêtu comme tu es ».
madame macmiche.
Pour le coup, cest trop fort ! Attends,
tu vas en avoir. »
La cousine courut chercher une baguette ;
pendant quelle la ramassait, Charles saisit les allumettes,
en fit partir une, courut au rideau :
« Si vous approchez, je mets le feu
aux rideaux, à la maison, à vos jupes, à
tout ! »
Mme MacMiche sarrêta ; lallumette
était à dix centimètres de la frange
du rideau de mousseline. Pourpre de rage, tremblante de
terreur, ne voulant pas renoncer à la raclée
quelle sétait proposé de donner
à Charles, nosant pas le pousser à exécuter
sa menace, ne sachant quel parti prendre, elle fit peur
à Charles par lexpression menaçante
et presque diabolique de toute sa personne. Voyant son allumette
prête à séteindre, il en alluma
une seconde avant de lâcher la première et
résolut de conclure un arrangement avec sa cousine.
charles.
Promettez que vous ne me toucherez pas, que
vous ne me punirez en aucune façon, et jéteins
lallumette.
Misérable ! dit la cousine écumant.
charles.
Décidez-vous, ma cousine ! Si jallume
une troisième allumette, je nécoute
plus rien, vos rideaux seront en feu !
madame macmiche.
Jette ton allumette, malheureux !
charles.
Je la jetterai quand vous aurez jeté
votre baguette (la MacMiche la jette) ; quand vous
aurez promis de ne pas me battre, de ne pas me punir !
Dépêchez-vous, lallumette se consume.
Je promets, je promets ! sécria
la cousine
haletante.
charles.
De me donner à manger à ma faim
?
Eh bien ?
Je tire la troisième allumette.
madame macmiche.
Je promets ! Fripon ! brigand !
charles.
Des injures, ça mest égal
! Et faites bien attention à vos promesses, car,
si vous y manquez, je mets le feu à votre maison
sans seulement vous prévenir
Cest dit
? Je souffle. »
Charles éteignit son allumette.
« Avez-vous besoin de moi ? dit-il.
madame macmiche.
Va-ten ! Je ne veux pas te voir, drôle
! scélérat !
charles.
Merci, ma cousine. Je cours chez Juliette.
madame macmiche.
Je te défends daller chez Juliette.
charles.
Pourquoi ça ? Elle me donne de bons
conseils pourtant.
madame macmiche.
Je ne veux pas que tu y ailles. »
Pendant que Charles restait indécis
sur ce quil ferait, la cousine sétait
avancée vers lui ; elle saisit la boîte dallumettes
que Charles avait posée sur une table, donna prestement
deux soufflets et un coup de pied dans les jambes de Charles
stupéfait, sélança hors de sa
chambre et ferma la porte à double tour.
« Amuse-toi, mon garçon, amuse-toi
là jusquau souper ; je vais donner de tes nouvelles
à Juliette ! » cria Mme MacMiche à
travers la porte.
une affaire criminelle
Charles, furieux de se trouver pris comme un rat dans une
ratière, se jeta sur la porte pour la défoncer
; mais la porte était solide ; trois fois il se lança
dessus de toutes ses forces, mais il ne réussit quà
se meurtrir lépaule ; après le troisième
élan il y renonça.
« Méchante femme ! Mon Dieu, que je la déteste
! Et Juliette qui voulait que je lui demandasse pardon ! Une
pareille mégère !
Que puis-je faire pour
me venger ?
»
Charles regarda de tous côtés, ne trouva rien.
« Je pourrais bien déchirer son ouvrage quelle
a laissé ; mais à quoi cela servirait-il ? elle
en prendra un autre ! Que je suis donc malheureux dêtre
obligé de vivre avec cette furie! »
Charles sassit, appuya ses coudes sur ses genoux, sa
tête dans ses mains et réfléchit. À
mesure quil pensait, son visage perdait de son expression
méchante, son regard sadoucissait. Ses yeux devenaient
humides, et, enfin, une larme roula le long de ses joues.
« Je crois que Juliette a raison, dit-il ; elle serait
moins méchante si jétais meilleur ; je
serais moins malheureux si jétais plus patient,
si je pouvais être doux et résigné comme
Juliette !
Pauvre Juliette ! Elle est aveugle ! Elle
est seule tout le temps que sa sur Mary travaille !
Elle sennuie toute la journée !
Et jamais
elle ne se plaint, jamais elle ne se fâche ! toujours
bonne, toujours souriante !
il est vrai quelle
est plus vieille que moi ! Elle a quinze ans, et moi je nen
ai que treize
Cest égal, à quinze
ans je ne serai pas bon comme elle ! Non, non, avec cette
cousine abominable, je ne pourrai jamais mempêcher
dêtre méchant
Tiens quest-ce
que jentends ? dit-il en se levant
Quel bruit
! Quest-ce que cest donc ?
Et cette maudite
porte qui est fermée ! Ah ! une idée ! Je brise
un carreau et je passe. »
Charles saisit une pincette, donna un coup sec dans un des
carreaux de la porte qui était vitrée, et engagea
sa tête et ses épaules dans le carreau cassé
; il passa après de grands efforts et en se faisant
plusieurs petites coupures aux mains et aux épaules
; une fois dehors, il descendit lescalier, courut à
la cuisine, où il ny avait personne ; puis à
la porte de la rue, quil ouvrit. Il se trouva en face
dun groupe nombreux qui escortait et ramenait Mme MacMiche
; un homme en blouse suivait, Un homme en blouse suivait.
mené, tiré par ceux qui laccompagnaient
; Mme Mac- Miche criait, lhomme jurait, lescorte
criait et jurait ; à ce bruit sa mêlaient les
cris discordants de Betty, qui, pour complaire à Mme
MacMiche, accablait dinjures et de reproches,
tous les gens de lescorte. La porte se trouvant ouverte
par Charles, tout le monde entra. On plaça Mme MacMiche
sur une chaise, Betty tira de leau fraîche de
la fontaine et bassina les yeux de sa maîtresse qui
ne cessait de crier :
« Le juge de paix, je veux le juge de paix, pour faire
ma plainte contre ce monstre dhomme, qui ma aveuglée.
Quon aille me chercher le juge de paix !
betty.
On y est allé, Madame ; M. le juge de paix sera ici
dans un quart dheure.
madame macmiche.
Quon garde bien le scélérat Quon
le garrotte ! Quon ne le laisse pas échapper
!
lhomme en blouse.
Est-ce que je cherche à méchapper, la
vieille ? En voilà-t-il des cris et des embarras pour
un coup de fouet ! Jen ai donné je ne sais combien
dans ma vie ; cest le premier qui amène tout
ce tapage.
betty.
Je crois bien ! Un coup de fouet que vous lui avez lancé
dans les yeux, mauvais homme !
lhomme en blouse.
Et pourquoi quelle magonirait de sottises ? Sapristi
! quelle langue ! On dit que les femmes lont bien pendue
! Jamais je nen avais vu une pareille ! Quel chapelet
elle ma défilé !
un homme.
Ce nétait pas une raison pour frapper avec votre
fouet.
lhomme en blouse.
Tiens ! mais
cest que la patience échappe
à la fin ; avec ça que je nen ai jamais
eu beaucoup.
autre homme.
Une femme, ce nest pas comme un homme ; on rit, on
ne tape pas.
lhomme en blouse.
Une femme comme ça ! Tiens ! ça vaut deux hommes,
sil vous plaît. »
Toute lescorte se mit à rire, ce qui augmenta
lexaspération de Mme NacMiche. Betty voyait
que sa maîtresse nétait pas sérieusement
blessée ; elle riait aussi tout bas, et employait toutes
ses forces à la faire tenir tranquille. Elle continuait
à lui bassiner les yeux, qui commençaient à
se dégonfler. Charles sétait prudemment
tenu éloigné de sa cousine, et avait demandé
à un jeune homme de lescorte ce qui sétait
passé.
« Il paraîtrait que la dame a failli être
renversée par ce charretier en blouse qui traversait
la route pour faire boire ses chevaux. Elle sest mise
en colère, il faut voir ! Elle lui en disait de toutes
les couleurs ; lui se moquait delle dabord, puis
il a riposté
il fallait voir comment ! Ça
marchait bien, allez ! Avec ça que nous étions,
groupés autour deux et que nous riions
Vous savez,
tant que cest la langue qui marche,
il ny a pas de mal. Mais cest quelle lui
a mis la main sur la figure ! Alors le charretier est devenu
de toutes les couleurs, et il lui a lancé un coup de
fouet qui la malheureusement attrapée juste dans
les yeux
Elle est tombée sur le coup ; elle a
crié, elle sest roulée ; elle a demandé
M. le juge de paix. Et puis, comme le monde sarrêtait
et commençait à sattrouper, Mlle Betty
est accourue, la emmenée, et nous avons forcé
lhomme à nous suivre pour faire honneur à
M. le juge, afin quil ne vienne pas pour rien. Et voilà.
»
Charles, content du récit, sapprocha tout doucement
de sa cousine pour voir de près ses yeux, toujours
fermés et gonflés. Pendant quil regardait
le gonflement et la rougeur extraordinaire des paupières,
et quil cherchait à voir si elle avait réellement
les yeux perdus comme elle le disait, Mme MacMiche les
entrouvrit, vit Charles et allongea la main pour le
saisir ; Charles fit un saut en arrière et se réfugia
instinctivement près de lhomme en blouse, ce
qui fit rire tous les assistants, même le charretier.
« Elle ne dira toujours pas que je lai aveuglée,
dit lhomme en riant. Je te remercie, mon garçon
je craignais, en vérité, de lui avoir crevé
les yeux. Cest toi qui nous as démontré
quelle y voyait.
madame macmiche.
Pourquoi est-il ici ? Par où a-t-il passé ?
Betty,
renferme-le.
betty.
Je ne peux pas quitter Madame dans létat où
elle est. Que Madame reste tranquille et ne sinquiète
de rien.
madame macmiche.
Mauvais garnement, va ! Tu ny perdras rien. »
Charles jeta un regard sur lhomme, comme, pour lui
demander sa protection.
lhomme.
Que veux-tu que jy fasse, mon garçon ? Je ne
peux pas te venir en aide. Il faut que tu te soumettes il
ny a pas à dire. »
Mais Charles nentendait pas de cette oreille ; il ne
voulait pas se soumettre, et, se souvenant de la défense
de sa cousine daller chez Juliette, il sortit en disant
tout haut :
« Je vais chez Juliette.
madame macmiche.
Je ne veux pas ; je te lai défendu. Empêchez-le,
vous autres ; arrêtez-le ; amenez-le-moi. Charretier,
je vous pardonnerai tout, je ne porterai pas plainte contre
vous, si vous voulez saisir ce mauvais garnement et lui administrer
une bonne correction avec ce même fouet qui a manqué
maveugler.
lhomme.
Je ne le toucherai seulement pas du bout de mon fouet. Que
vous a-t-il fait, cet enfant ? Il vous regardait tranquillement
quand vous avez voulu vous jeter sur lui ; il sest réfugié
près de moi, et, ma
foi, je le protégerai toutes les fois que je le pourrai.
madame macmiche.
Ah ! cest comme ça que vous me répondez.
Voici M. le juge de paix qui vient tout justement ; vous allez
avoir une bonne amende à payer.
lhomme.
Cest ce que nous allons voir, ma bonne dame.
le juge.
Quy a-t-il donc ? Vous mavez fait demander pour
constater un délit, madame MacMiche ?
madame macmiche.
Oui, Monsieur le juge, un délit énorme, qui
demande une éclatante réparation, une punition
exemplaire ! Cet homme que voici, quon reconnaît
à son air féroce (tout le monde rit, le charretier
plus fort que les autres), oui, Monsieur le juge, à
son air féroce ; il se dissimule devant vous, il fait
le bon apôtre ; mais vous allez voir. Cet homme ma
jetée par terre au beau milieu de la rue, ma
injuriée, ma appelée de toutes sortes
de noms ; et, enfin, ma donné un coup de fouet
à travers les yeux, que jen suis aveugle. Et
je demande cent francs de dommages et intérêts,
plus une amende de cent francs dont je bénéficierai,
comme cest de toute justice. »
Le charretier et son escorte riaient de plus belle ; leur
gaieté nétait pas naturelle ; elle donna
au juge, qui était un homme de sens et de jugement,
quelques soupçons sur lexactitude du récit
de Mme MacMiche. Il se tourna vers le charretier.
« La chose sest-elle passée comme le raconte
Madame ?
lhomme.
Pour ça non, Monsieur le juge, tout lopposé.
Madame est venue se jeter contre moi sur la route, au moment
où je me tournais pour voir à mes chevaux ;
elle est tombée les quatre fers en lair ; faut
croire quelle nétait pas solide sur ses
jambes ; mais ça, je nen suis pas fautif. Voilà
que je veux la relever ; elle me repousse,
bonne poigne,
allez !
et me dit des sottises ; elle men dit,
men défile un chapelet qui mennuie à
la fin ; ma foi, jai pris la parole à mon tour,
et je ne dis pas que je nen aie dit de salées
; on nest pas charretier pour rien. Monsieur le juge
sait bien ; les chevaux,
ça na pas loreille
tendre. Et quand je memporte, ma foi, je lâche
tout mon répertoire. Mais voilà que Madame,
qui nétait pas contente, à ce quil
semblerait, me lance une claque en pleine figure. Ma foi,
pour le coup, la moutarde ma monté au nez et
je suis prompt, Monsieur le juge,
pas méchant,
mais prompt
Alors jai riposté
avec
mon fouet
On nest pas charretier pour rien, Monsieur
le juge
Les chevaux, vous savez, ça se mène
au fouet. Le malheur a voulu quelle présentât
les yeux en face de mon fouet ; ma foi, il était lancé
et il a touché là où il a trouvé
de la résistance. Mais ça ne lui a pas fait
grand mal, allez, Monsieur le juge ; elle a beuglé
comme si je lavais écorchée, mais elle
y voit comme vous et moi ; la preuve, cest quelle
vous a vu entrer, et je me moque bien de ses dommages et intérêts
; je suis bien « La chose sest-elle passée
comme le raconte Madame ? certain que vous ne lui en accorderez
pas un centime.
les témoins.
Monsieur le juge, cest la pure vérité
quil dit ; nous sommes tous témoins.
madame macmiche.
Comment, malheureux, vous prenez parti contre moi, une compatriote,
pour favoriser la scélératesse dun étranger,
dun misérable, dun brigand !
le juge.
Eh ! eh ! Madame MacMiche, vous allez me forcer à
verbaliser contre vous. Restez tranquille, croyez-moi ; si
quelquun a tort, cest vous, qui avez injurié
et frappé la première ; et si vous intentiez
un procès, cest vous qui payeriez lamende,
et non pas cet homme, qui me fait leffet dêtre
un brave homme, quoique un peu prompt, comme il le dit. Je
nai plus rien à faire ; je me retire et je viendrai
tantôt savoir de vos nouvelles et vous dire deux mots.
»
Avant que Mme MacMiche fût revenue de sa surprise
et eût pris le temps de riposter au juge de paix, celui-ci
sétait empressé de disparaître ;
le charretier et lescorte le suivirent, et Mme MacMiche
resta seule avec Betty, qui riait sous cape et qui était
assez satisfaite de léchec subi par cette maîtresse
violente, injuste et exigeante. À sa grande surprise,
Mme MacMiche resta immobile et sans parole ; Betty lui
demanda si elle voulait monter dans sa chambre ; elle se leva,
repoussa Betty qui lui offrait le bras, monta lestement l
escalier comme quelquun qui y voit très clair,
et saperçut, en ouvrant la porte de sa chambre,
quun des carreaux était brisé.
madame macmiche.
Encore ce malfaiteur ! Ce Charles de malheur ! Cest
par là quil sest frayé un passage.
Betty, va me le chercher ; il ma narguée en disant
quil allait chez Juliette ; tu ly trouveras. »
le fouet, le parafouet
Pendant que se passait ce que nous venons de raconter, Charles
était allé chercher du calme près de
sa cousine et amie Juliette ; il lavait trouvée
seule comme il lavait laissée ; il lui raconta
le peu de succès de son bon mouvement, et le moyen
quil avait employé pour se préserver dune
rude correction.
juliette.
Mon pauvre Charles, tu as eu très grand tort ; il
ne faut jamais faire à ta cousine des menaces si affreuses,
et que tu sais bien ne pas pouvoir exécuter.
charles.
Je laurais parfaitement exécutée ; jétais
prêt à mettre le feu aux rideaux, et jétais
très décidé à le faire.
juliette.
Oh ! Charles, je ne te croyais pas si mauvais ! Et quen
serait-il arrivé ? On taurait mis dans une prison,
où tu serais resté jusquà seize
ou dix-huit ans.
charles.
En prison ! Quelle folie !
juliette.
Oui, mon ami, en prison ; on a condamné pour incendie
volontaire des enfants plus jeunes que toi !
charles.
Je ne savais pas cela ! Cest bien heureux que tu me
laies dit, car jaurais recommencé à
la première occasion.
juliette.
Oh non ! tu naurais pas recommencé, dabord
par amitié pour moi, et puis parce que Betty aurait
caché toutes les allumettes et ne taurait pas
laissé faire.
charles.
Betty ! Elle déteste ma cousine ; elle est enchantée
quand je lui joue des tours.
juliette.
Cest bien mal à Betty de tencourager à
mal faire. »
Ils continuèrent à causer, Juliette cherchant
toujours à calmer Charles, lorsque Betty entra.
« Je viens te chercher, Charlot, de la part de ta cousine
qui est joliment en colère, va. Bonjour, Mamselle
Juliette que dites-vous de notre mauvais sujet ?
juliette.
Je dis que vous pourriez lui faire du bien en lui donnant
de bons conseils, Betty ; il doit à sa cousine du respect
et de la soumission.
betty.
Elle est bien mauvaise, allez, Mamselle !
juliette.
Cest fort triste ; mais elle est tout de même
sa tutrice ; cest elle qui lélève
charles.
Ah ! ouiche ! Elle mélève joliment !
Depuis que je sais lire, écrire et compter, elle ne
me laisse plus aller à lécole parce quelle
prétend avoir les yeux malades ; elle me garde chez
elle pour lire haut, pour écrire ses lettres, faire
ses comptes, et toute la journée comme ça.
juliette.
Cela tapprend toujours quelque chose, et ce nest
pas déjà si ennuyeux.
charles.
Quelquefois non ; ainsi, elle me fait lire à présent
Nicolas Nickleby ; cest amusant, je ne dis pas ; mais
quelquefois cest le journal, qui est assommant, ou lhistoire
de France, dAngleterre ; je mendors en lisant
; et sais-tu comment elle méveille ? En me piquant
la figure avec ses grandes aiguilles à tricoter. Crois-tu
que ce soit amusant ?
juliette.
Non, ce nest pas amusant, mais ce nest pas une
raison pour te mettre en colère et te venger, comme
tu le fais sans cesse.
betty.
Je vous assure, Mamselle, que si vous étiez
avec nous, vous naimeriez guère Mme MacMiche,
quoiquelle soit votre cousine aussi, mais je crois que
vous nous aideriez à
, à
, comment
dire ça ?
juliette, souriant.
À vous venger, Betty mais en vous vengeant, vous lirritez
davantage et vous la rendez plus sévère.
charles.
Plus méchante, tu veux dire.
juliette.
Non ; pas méchante, mais toujours en méfiance
de toi et en colère, par conséquent. Essayez
tous les deux de supporter ses maussaderies sans répondre,
en vous soumettant : vous verrez quelle sera meilleure
Tu ne réponds pas, Charles ? Je ten prie.
charles.
Ma bonne Juliette, je ne peux rien te refuser ; jessayerai,
je te le promets ; mais si, au bout dune semaine, elle
reste la même, je recommencerai.
juliette.
Cest bon ; commence par obéir à ta cousine
et par ten aller ; arrive bien gentiment en lui disant
quelque chose daimable. »
Charles se leva, embrassa Juliette, soupira et sen
alla accompagné de Betty. Il ne dit rien tout le long
du chemin ; il cherchait à se donner du courage et
de la douceur, en se rappelant tout ce que Juliette lui avait
dit à ce sujet.
Il arriva et entra chez sa cousine.
madame macmiche.
Ah ! te voilà enfin, petit scélérat
! Approche,
plus près
»
À sa grande surprise, Charles obéit, les yeux
baissés, lair soumis. Quand il fut à sa
portée, elle le saisit par loreille ; Charles
ne lutta pas ; enhardie par sa soumission, elle prit une baguette
et lui en donna un coup fortement appliqué, puis deux,
puis trois, sans que Charles fît mine de résister
; elle profita de cette docilité si nouvelle pour abuser
dé sa force et de son autorité ; elle le jeta
par terre et lui donna le fouet en règle, au point
dendommager sa culotte, déjà en mauvais
état. Charles supporta cette rude correction sans proférer
une plainte.
« Va-ten, mauvais sujet, sécria-t-elle
quand elle se sentit le bras fatigué de frapper ; va-ten,
que je ne te voie pas ! »
Charles se releva et sortit sans mot dire, le cur gonflé
dune colère quil comprimait difficilement.
Il courut dans sa chambre pour donner un libre cours aux sanglots
qui létouffaient. Il se roula sur son lit, mordant
ses draps pour arrêter les cris dhumiliation et
de rage qui séchappaient de sa poitrine. Quand
le premier accès de douleur fut passé, il se
souvint de la douce Juliette, de ses bonnes paroles, de ses
excellents conseils ; après quelques instants de réflexion,
ses sentiments sadoucirent ; à la colère
furieuse succéda une grande satisfaction de conscience
; il se sentit heureux et fier davoir pu se contenir,
de navoir pas fait usage de ses moyens habituels de
défense contre sa cousine, davoir tenu la promesse
que lui avait enfin arrachée Juliette, et quil
résolut de tenir jusquau bout. Entièrement
calmé par cette courageuse résolution, il descendit
chez Betty, à la cuisine.
betty.
Eh bien ! que ta dit, que ta fait ta cousine,
mon pauvre Charlot ? Je nai rien entendu ; elle ne sest
donc pas fâchée ?
charles.
Elle létait déjà quand je suis
arrivé ; et je tassure quelle me la
bien prouvé par les coups quelle ma donnés.
betty.
Et toi ?
charles.
Je me suis laissé faire.
betty, surprise.
Le premier taura surpris, et tu ne tes pas méfié
du second. Mais après ?
charles.
Je lai laissée faire ; elle ma jeté
par terre, ma roulé, ma battu avec une
baguette qui nétait pas de paille ni de plume,
je ten réponds.
betty.
Et toi ?
charles.
Jai attendu quelle eût fini ; quand elle
a été lasse de frapper, je me suis relevé,
je suis allé dans ma chambre, où je men
suis donné, par Elle le jeta par terre et lui donna
le fouet en règle. exemple, à sangloter et à
crier, mais de rage plus que de douleur, je dois lavouer
; puis jai pensé à Juliette ; le souvenir
de sa douceur a fait passer ma colère, et je suis venu
te demander si tu ne pourrais pas me donner quelque vieux
morceau de quelque chose pour doubler le fond de ma culotte
; elle a tapé si fort, que si la fantaisie lui prenait
de recommencer, elle menlèverait la peau.
betty, indignée.
Pauvre garçon ! Mauvaise femme ! Faut-il être
méchante ! Un malheureux orphelin ! qui na personne
pour le défendre, pour le recueillir. »
Betty se laissa tomber sur une chaise et pleura amèrement.
Cette preuve de tendresse émut si bien Charles, quil
se mit à pleurer de son côté, assis près
de Betty. Au bout dun instant il se releva.
« Aïe, dit-il, je ne peux pas rester assis ; je
souffre trop. »
Betty se leva aussi, essuya ses yeux, étala sur un
linge une couche de chandelle fondue, et, le présentant
à Charles :
« Tiens, mon Charlot, mets ça sur ton mal, et
demain tu ny penseras plus. Attache la serviette avec
une épingle, pour quelle tienne, et demain nous
tâcherons de trouver quelque chose pour amortir les
coups de cette méchante cousine. Cest quelle
y prendra goût, voyant que tu te laisses faire ! Je
crains, moi, que Mlle Juliette ne tait
donné un triste conseil.
charles.
Non, Betty, il est bon ; je sens quil est bon ; jai
le cur content, cest bon signe. »
Charles appliqua le cataplasme de Betty, se sentit immédiatement
soulagé, et retourna chez Juliette, sa consolatrice,
son conseil et son soutien. En passant par la cuisine, il
vit Betty occupée à coudre ensemble deux visières
en cuit vernis provenant des vieilles casquettes de son cousin
MacMiche il lui demanda ce quelle faisait.
« Je te prépare une cuirasse pour demain, mon
pauvre Charlot ; quand tu seras couché, je te bâtirai
cela dans ton pantalon. »
Charles rit de bon cur de ce parafouet, fut enchanté
de linvention de Betty, et allait sortir, lorsquil
sentendit appeler par la voix aigre de sa cousine. Betty
se signa ; Charles soupira et monta de suite.
madame macmiche.
Venez lire, mauvais sujet ; allons, vite, prenez votre livre.
Charles prit le livre, sassit avec précaution
sur le bord de sa chaise, et commença sa lecture. Mme
MacMiche le regardait avec surprise et méfiance.
« Il y a quelque chose là-dessous, se disait-elle,
quelque méchanceté quil prépare
et quil dissimulé sous une feinte douceur. Il
na jamais été si docile ; cest la
première fois quil se laisse battre sans résistance.
Quest-ce ? Je ny comprends rien. Mais sil
continue de même, ce sera une bénédiction
de lui administrer le fouet, et comme cest le meilleur
moyen déducation, je lemploierai souvent
Et pourtant
»
Charles lisait toujours pendant que sa cousine réfléchissait
au lieu découter ; au moment où sa voix
fatiguée commençait à faiblir, il fut
interrompu par le juge de paix.
« Peut-on entrer, Madame MacMiche ? Êtes-vous
visible ?
Toujours pour vous, Monsieur le juge. Très
flattée de votre visite. Charles, donne un fauteuil
à M. le juge. »
Charles se leva, ne put retenir un geste de douleur et un
aïe ! étouffé.
« Quas-tu donc, mon ami ? tu marches péniblement
comme si tu souffrais de quelque part », lui dit le
juge.
Mme MacMiche devint pourpre, sagita sur son fauteuil,
et dit à Charles de se dépêcher et de
sen aller.
Mais Charles, qui nétait pas encore passé
à létat de douceur et de charité
parfaite que lui prêchait Juliette, ne fut pas fâché
davoir loccasion de révéler au juge
les mauvais traitements de sa cousine.
charles.
Je crois bien, Monsieur le juge, que je souffre ; ma cousine
ma tant battu avec la baguette que voilà près
delle, que jen suis tout meurtri.
Madame MacMiche ! dit le juge avec sévérité.
madame macmiche.
Ne lécoutez pas, Monsieur le juge, ne le croyez
pas. Il ment du matin au soir.
charles.
Vous savez bien, ma cousine, que je ne mens pas, que vous
mavez battu comme je le dis ; et cest si vrai,
que Betty ma mis un cataplasme de chandelle ; voulez-vous
que je vous le fasse dire par elle ? Cette pauvre Betty en
pleurait.
Madame MacMiche, reprit le juge, vous savez
que les mauvais traitements sont interdits par la loi, et
que vous vous exposez
madame macmiche.
Soyez donc tranquille, Monsieur le juge ; je lai fouetté,
cest vrai, parce quil voulait mettre le feu à
la maison ce matin ; vous ne savez pas ce que cest que
ce garçon ! Méchant, colère, menteur,
paresseux, entêté ; enfin, tous les vices il
les a.
le juge.
Ce nest pas une raison pour le battre au point de gêner
ses mouvements. Prenez garde, Madame MacMiche, on ma
déjà dit quelque chose là-dessus, et
si les plaintes se renouvellent, je serai obligé dy
donner suite. »
Mme MacMiche était vexée ; Charles triomphait
: ses bons sentiments sétaient déjà
évanouis, et il forma lhorrible résolution
dagacer sa cousine pour la mettre hors delle,
se faire battre encore, et, au moyen de Betty, aposter des
témoins qui iraient porter plainte au juge.
« Je nen serai pas plus malade, pensa-t-il, grâce
aux visières de mon cousin défunt, et elle sera
appelée devant le tribunal, qui la jugera et la condamnera.
Si on pouvait la condamner à être fouettée
à son tour, que je serais content, que je serais donc
content ! Et Juliette ! Que me dira-t-elle, que pensera-t-elle
?
Ah bah ! jai promis à Juliette de ne
pas être insolent avec ma cousine, de ne pas lui résister,
mais je nai pas promis de ne pas chercher à la
corriger ; puisque ma cousine trouve que me maltraiter cest
me corriger et me rendre meilleur, elle doit penser de même
pour elle, qui est cent fois plus méchante que je ne
le suis. »
docilité merveilleuse de charles
les visières
Charles, très content de son nouveau projet, sortit
sans que sa cousine osât le rappeler en présence
du juge ; il descendit à la cuisine, fit part à
Betty de ce quavait dit le juge de paix et de lidée
que lui-même avait conçue.
betty.
Non, Charlot, pas encore ; attendons. Puisque les visières
te garantiront des coups de ta cousine, tu ne pourras pas
prouver que tu en portes les marques. Ils enverront un médecin
pour texaminer, et ce médecin ne trouvera rie
n; tu passeras pour un menteur, et ce sera encore elle qui
triomphera. Attendons ; je trouverai bien quelque chose pour
te garantir quand les visières seront usées.
»
Charles comprit la justesse du raisonnement de Betty, mais
il ne renonça pas pour cela à la douce espérance
de mettre sa cousine en colère sans en souffrir lui-même.
« Seulement, pensa-t-il, jattendrai à
demain, quand ma culotte sera doublée. »
Il alla, suivant son habitude, chez Juliette, qui laccueillit
comme toujours avec un doux et aimable sourire.
juliette.
Eh bien, Charles, quelles nouvelles apportes-tu ?
charles.
De très bonnes. À peine rentré, ma cousine
ma battu avec une telle fureur, que jen suis tout
meurtri, et que Betty ma mis un cataplasme de chandelle.
juliette, interdite.
Cest cela que tu appelles de bonnes nouvelles ? Pauvre
Chartes ! Tu as donc résisté avec insolence,
tu lui as dit des injures ?
charles.
Je nai rien dit, je nai pas bougé ; je
lai laissée faire ; elle ma donné
deux coups de baguette, et, voyant que je ne résistais
pas, puisque je te lavais promis, elle ma battu
comme une enragée quelle est.
juliette, les larmes aux yeux.
Mon pauvre Charles ! Mais cest affreux ! Je suis désolée
! Et tu as été en colère contre moi et
mon conseil ?
charles.
Contre toi, jamais ! Je savais que cétait pour
mon bien que tu mavais fait promettre ça. Mais
contre elle, jétais dune colère
! oh ! dune colère ! Dans ma chambre, je me suis
roulé, jai sangloté, crié ; et
puis jai été mieux, je me suis senti content
de tavoir obéi.
juliette, attendrie.
Bon Charles ! Comme tu serais bon si tu voulais !
charles.
Ça viendra, ça viendra ! Donne-moi le temps.
Il faut que tu me permettes de corriger ma cousine.
juliette.
Comment la corrigeras-tu ? Cela me semble impossible !
charles.
Non, non ; laisse-moi faire, tu verras !
juliette.
Que veux-tu faire, Charles ? Quelque sottise, bien sûr
!
charles.
Du tout, du tout ; tu verras, je te dis tu verras ! »
Charles ne voulut pas expliquer à Juliette quels seraient
les moyens de correction quil emploierait il lui promit
seulement de continuer à être docile et poli
; il fallut que Juliette se contentât de cette promesse.
Charles resta encore quelques instants ; il sortit au moment
où Marianne, sur de Juliette, rentrait de son
travail.
Marianne avait vingt-cinq ans ; elle remplaçait, près
de sa sur aveugle, les parents quelles avaient
perdus. Leur mère était morte depuis cinq ans
dans la maison quelles habitaient ; leur fortune eût
été plus que suffisante pour faire mener aux
deux surs une existence agréable, mais leurs
parents avaient laissé des dettes ; il fallait des
années de travail et de privations pour les acquitter
sans rien vendre de leur propriété. Juliette
navait que dix ans à lépoque de
la mort de leur mère ; Marianne prit la courageuse
résolution de gagner, par son travail, sa vie et celle
de sa sur aveugle, jusquau jour ou toutes leurs
dettes seraient payées. Elle travaillait soit en journées,
soit à la maison. Juliette, tout aveugle quelle
était, contribuait un peu au bien-être de son
petit ménage ; elle tricotait vite et bien et ne manquait
pas de commandes ; chacun voulait avoir soit un jupon, soit
une camisole, soit un châle ou des bas tricotés
par la jeune aveugle. Tout le monde laimait dans ce
petit bourg catholique ; sa bonté, sa douceur, sa résignation,
son humeur toujours égale, et par-dessus tout sa grande
piété, lui donnaient une heureuse influence,
non seulement sur les enfants, mais encore sur les parents.
Mme MacMiche était la seule qui neût
pas subi cette influence : elle ne voyait presque jamais Juliette,
et ny venait que pour lui dire des choses insolentes,
ou tout au moins désagréables. Mme MacMiche
aurait pu facilement venir en aide à ses cousines,
mais elle nen avait garde et réservait pour elle-même
les dix mille francs de revenu quelle avait amassés
et quelle augmentait tous les ans à force de
privations quelle simposait et quelle imposait
à Charles et à Betty. Nous verrons plus tard
quelle avait une autre source de richesses que personne
ne lui connaissait ; elle le croyait du moins. Il y avait
trois ans quelle avait Charles à sa charge. Betty
était dans la maison depuis quelque temps ; elle sétait
attachée à Charles, qui lui avait, dès
lorigine, témoigné une vive reconnaissance
de la protection quelle lui accordait ; elle eût
quitté Mme MacMiche depuis longtemps sans ce
lien de cur quelle sétait créé.
Chartes laissa donc Juliette avec sa sur Marianne,
et il courut à la maison pour sy trouver à
lappel de sa vieille cousine.
« Il ne faut pas que je la mette en colère aujourdhui,
dit-il demain, à la bonne heure ! »
Charles rentra à temps, écrivit pour Mme MacMiche
dès lettres, quelle trouva mal écrites,
pas lisibles.
charles.
Voulez-vous que je les recopie, ma cousine ?
madame macmiche, rudement.
Non, je ne veux pas. Pour gâcher du papier ? pour recommencer
a écrire aussi mal et aussi salement ? Toujours prêt
à faire des dépenses inutiles ! Il semblerait
que Monsieur ait des rentes ! Tu oublies donc que je te nourris
par charité, que tu serais un mendiant des rues sans
moi ? Et au lieu de reconnaître mes bienfaits par une
grande économie, tu pousses à la dépense,
tu manges comme un loup, tu bois connue un puits, tu déchires
tes habits ; en un mot, tu es le fléau de ma maison.
»
Charles bouillait ; il avait sur la langue des paroles poliment
insolentes, doucement contrariantes, enfin de quoi la mettre
en rage.
« Oh ! si javais mes visières ! »
se disait-il.
Mais comme il ne les avait pas encore, il avala son humiliation
et sa colère, ne répondit pas et ne bougea pas.
Mme MacMiche recommença à sétonner
de la douceur de Charles.
« Je verrai bien ce que cela veut dire, se dit-elle,
et si ce nest pas une préparation à quelque
scélératesse ;
il a un air
que je
naime pas,
quelque chose comme de la rage contenue
Par exemple, si cela dure, cest autre chose
Mais
de qui ça vient-il ?
Serait-ce Juliette ? Cette
petite sainte ny touche se donne le genre de prêcher,
de donner des avis
Je naime pas cette petite ;
elle mimpatiente avec cette figure éternellement
calme, douce, souriante. Elle veut nous faire croire quelle
est heureuse quoique aveugle, quelle ne désire
rien, quelle na besoin de rien. Je la crois sans
peine ! On fait tout pour elle ! On la sert comme une princesse
Paresseuse ! Sotte ! Et quant à ce drôle de Charles,
je le fouetterai solidement, puisquil ne se défend
plus. »
Elle ne saperçut pas quelle avait parlé
haut à partir de « Je naime pas cette petite
» etc. ; elle releva la tête et vit Charles, toujours
immobile, qui la regardait avec surprise et indignation ;
elle sécria :
« Eh bien ! que fais-tu là à te tourner
les pouces et à me regarder avec tes grands bêtes
dyeux effarés, comme si tu voulais me dévorer
? Va-ten à la cuisine pour aider Betty ; dis-lui
de servir le souper le plus tôt possible ; jai
faim. »
Charles ne se le fit pas dire deux fois et sesquiva
lestement ; il raconta à Betty ce que venait de dire
sa cousine sans se douter quelle eût parlé
tout haut.
« II faut avertir Juliette et te révolter ouvertement,
dit Betty.
charles.
Non, jai promis à Juliette dêtre
poli et docile pendant une semaine ; je ne manquerai pas à
ma promesse ; ce qui ne mempêchera pas de la faire
enrager
innocemment, sans cesser dêtre respectueux
à lapparence
quand jaurai mes visières.
betty.
Tu les auras demain, mon pauvre Charlot ; compte sur moi
; je te préserverai tant que je pourrai.
charles.
Je le sais, ma bonne Betty, et cest parce que tu mas
toujours protégé, consolé, témoigné
de lamitié, que je taime de tout mon cur,
comme jaime Juliette ; elle aussi ma toujours
aimé, encouragé et. conseillé
Seulement,
je nai pas souvent suivi ses conseils, je lavoue.
betty.
Avec ça quils sont faciles à suivre !
Il faut toujours
céder, toujours shumilier, à lentendre
!
charles.
Il me semble, moi, quelle a raison au fond ; mais je
nai pas sa douceur ni sa patience ; quand ma cousine
magace, mirrite, mhumilie, je memporte
; je sens comme si tout bouillait au dedans de moi, et si
je ne me retenais, je crois en vérité que, dans
ces moments-là, jaurais une force plus grande
que la sienne, que ce serait elle qui recevrait la rossée,
et moi qui ladministrerais.
betty.
Mais il faut dire à Juliette ce que sa cousine pense
delle.
charles.
À quoi bon ? Ce que jai entendu ferait de la
peine à la pauvre Juliette et ne servirait à
rien ; elle sait que ma cousine ne laime pas, ça
suffit. »
Le souper ne tarda pas à être servi tout en
causant ; Mme MacMiche fut avertie, descendit dans la
salle et mangea copieusement, après avoir maigrement
servi Charles, qui nen souffrit pas cette fois, parce
que Betty avait eu soin de lui donner nu bon acompte avant
de servir sur table ; il mangea donc sans empressement et
ne redemanda de rien ; la cousine nen pouvait croire
ses yeux et ses oreilles. Charles modeste et paisible, sobre
et satisfait était pour Mme MacMiche un Charles
nouveau, un Charles métamorphosé, un Charles
commode.
Après son souper, Mme MacMiche, fatiguée
de sa journée accidentée, donna congé
à Charles, disant quelle allait se coucher. Charles,
qui, lui aussi, avait soutenu plus dune lutte, qui avait
souffert dans son cur et dans son corps, ne fut pas
fâché de regagner sa couchette misérable,
composée dune paillasse, dun vieux drap
en loques, dune vieille couverture de laine râpée
et dun oreiller en paille : mais quel est le lit assez
mauvais pour avoir la faculté dempêcher
le sommeil, à lâge heureux quavait
Charles ? À peine couché et la tête sur
la paille, il sendormit du sommeil, non du juste, car
il était loin de mériter cette qualification,
mais de lenfance ou de la première jeunesse.
astuce de charles. précieuse découverte
Le lendemain, jour désiré et attendu par Charles,
ce lendemain qui devait lui apporter la satisfaction dune
demi-vengeance, ce lendemain qui devait être suivi dautres
lendemains non moins pénibles, arriva enfin, et Charles
revêtit avec bonheur la culotte doublée, cuirassée
par Betty. Cétait bien ! Un coup de massue eût
été amorti par ce reste providentiel des casquettes
du cousin MacMiche, mort victime de la contrainte perpétuelle
que lui imposait lhumeur belliqueuse de sa moitié.
Une maladie de foie sétait déclarée.
Il y succomba après quelques semaines de rudes souffrances.
Charles entra rayonnant à la cuisine, où lattendait
son déjeuner, au moment où la cousine entrait
par la porte opposée pour faire son inspection matinale.
Charles salua poliment, prit sa tasse de lait et plongea la
main dans le sucrier ; la cousine se jeta dessus.
madame macmiche.
Pourquoi du sucre ? Quest-ce que cette nouvelle invention
? Vous devriez vous trouver heureux davoir du lait au
lieu de pain sec.
charles.
Ma cousine, je serais bien plus heureux dy ajouter
le morceau de sucre que je tiens dans la main.
madame macmiche.
Dans la main ? Lâchez-le, Monsieur ! Lâchez vite
! »
Charles lâcha, mais dans sa tasse.
« Voleur ! brigand ! sécria la cousine.
Vous mériteriez que je busse votre lait.
charles.
Comment donc ! Mais jen serais enchanté, ma
cousine ; voici ma tasse. »
Charles la présenta à sa cousine stupéfaite
; la surprise lui ôta sa présence desprit
accoutumée ; elle prit machinalement la tasse et se
mit à boire à petites gorgées en se tournant
vers Betty. Charles, sans perdre de temps, saisit la tasse
de café au lait qui chauffait tout doucement devant
le feu pour sa cousine, mangea le pain mollet qui trempait
dedans, se dépêcha davaler le café
et finissait sa dernière gorgée, quand sa cousine,
un peu honteuse, se retourna.
madame macmiche.
Tu mangeras donc du pain sec pour déjeuner ? Elle prit
machinalement la tasse et se mit à boire.
charles.
Non, ma cousine, jai très bien déjeuné
; cest fini.
madame macmiche.
Déjeuné ? Quand donc ? Avec quoi ?
charles.
À linstant, ma cousine ; pendant que vous buviez
mon lait, je prenais votre café au lait avec le petit
pain qui mijotait devant le feu.
madame macmiche.
Mon café ! mon pain mollet ! Misérable ! rends-les-moi
! Tout de suite !
charles.
Je suis bien fâché, ma cousine ; cest
impossible ! Mais je ne pouvais pas deviner que vous les demanderiez
; je croyais que vous preniez mon déjeuner pour me
laisser le vôtre. Vous êtes certainement trop
bonne pour manger les deux déjeuners et me laisser
lestomac vide !
madame macmiche.
Voleur ! gourmand ! tu vas me le payer ! »
La cousine saisit Charles par le bras, lentraîna
près du bûcher, prit une baguette, jeta Charles
par terre comme la veille, et se mit à le battre sans
quil fit un mouvement pour se défendre. De même
que la veille, elle ne sarrêta que lorsque son
rhumatisme à lépaule commença à
se faire sentir. Charles se releva dun air riant ; les
visières lavaient parfaitement préservé
; il navait rien senti. Il crut pouvoir sen aller,
mais non sans avoir lancé une phrase vengeresse.
« Je vais aller me faire panser chez M. le juge de
paix, ma cousine.
madame macmiche.
Imbécile ! Je te défends dy aller.
charles.
Pardon, ma cousine. M. le juge me la recommandé
et vous savez quil faut se soumettre à lautorité.
Il ma recommandé de venir me faire panser chez
lui à la première occasion.
madame macmiche.
Serpent ! vipère ! Je te défends dy aller.
»
Charles ne répondit pas et sortit, laissant sa cousine
stupéfaite de tant daudace.
« Cest quil ira ! sécria-t-elle
au bout de quelques instants après être rentrée
dans sa chambre. Il est assez méchant pour le faire
! Quelle malédiction que ce garçon ! Quel serpent
jai réchauffé dans mon sein ! Coquin !
Bandit ! Assassin ! Et tout juste, je lai battu tant
que jai eu de bras ; il doit en avoir de rudes marques
; avec ça quhier je ne lavais déjà
pas ménagé et quil doit en rester quelque
chose. Mon Dieu ! M. le juge ! que va-t-il dire ? lui qui
nétait déjà pas trop content hier
! Il ma dit des choses que je nattendais pas de
lui, que je ne lui pardonnerai jamais
Et comment a-t-il
su que ce petit gredin de Charles avait de largent placé
chez moi par son père ? Jai bien juré
mes grands dieux que cétait une invention infernale,
une atroce calomnie, mais il navait pas trop lair
de me croire. Pourvu quil naille pas lui en parler
! De vrai, il me coûte bien cent à cent «
Mon café ! mon pain mollet ! Misérable ! vingt
francs par an ! Mais je profite du reste ; cest une
compensation des ennuis que me donne ce garçon que
je déteste. »
Ce ne fut quau bout de quelques minutes quelle
eut la pensée de courir après Charles et dempêcher
de vive force sa visite chez le juge de paix ; mais il était
trop tard : quand elle descendit à la cuisine, Charles
ny était plus.
madame macmiche.
Où est-il ? Où est ce brigand, cet assassin
?
betty.
Quel brigand, Madame, quel assassin ? le nai rien vu
qui y ressemblât.
Il est ici, il doit être ici ! continua Mme
MacMiche hors delle.
Au voleur ! à lassassin ! cria Betty
en ouvrant la porte de la rue. Au secours ! on égorge
ma maîtresse ! »
Plusieurs tètes se montrèrent aux portes et
aux fenêtres ; Betty continua ses cris malgré
ceux de Mme MacMiche, qui lui ordonnait de se taire.
Betty riait sous cape, car elle avait bien compris que le
voleur, lassassin, était Charles. Quelques voisins
arrivèrent, mais, au lieu de voleurs et dassassins,
ils trouvèrent Betty aux prises avec Mme MacMiche,
qui lagonisait de sottises et qui cherchait de temps
en temps à donner une tape ou un coup de griffe, que
Betty esquivait lestement ; les voisins riaient et grommelaient
tout à la fois pour avoir été dérangés
sans nécessité.
« Ah çà ! avez-vous bientôt fini,
Madame Mac-Miche ? dit le boucher, qui prenait parti
pour Betty. Voilà assez crier ! On nentend pas
autre chose chez vous ! Cest fatigant, parole dhonneur
! Mes veaux ne beuglent pas si fort quand ils sy mettent.
Faudra-t-il quon aille encore chercher M. le juge de
paix ? »
Betty cacha sa figure dans son tablier pour rire à
son aise ; Mme MacMiche lança un regard furieux
au boucher et se retira sans ajouter une parole. Dans les
circonstances difficiles où elle se trouvait, la menace
de faire intervenir le juge de paix coupa court à sa
colère et la laissa assez inquiète de ce qui
allait arriver de la visite de Charles au juge.
Pendant quelle attendait, quelle avait peur,
quelle tressaillait au moindre bruit, Charles avait
couru chez Juliette, à laquelle il fit, comme la veille,
le récit de ce qui était arrivé.
« Eh bien, Juliette, que me conseilles-tu à
présent ? Faut-il toujours que je me laisse battre
par cette femme sans cur, qui nest désarmée
ni par ma patience, ni par ma docilité, ni par mon
courage à supporter sans me plaindre les coups dont
elle maccable ?
juliette, émue.
Non, Charles, non ! Cest trop ! Réellement,
cest trop ! Tu peux, tu dois éviter ces corrections
injustes et cruelles.
charles, vivement.
Mais, à moins de la battre, du moins de lui résister
par la violence, comment puis-je me défendre ? Elle
na pas de cur ; rien ne la touche ; et je ne consentirai
jamais à la prier, la supplier, la flatter ! Non, non,
ce serait une bassesse ; jamais je ne ferai rien de pareil.
juliette, affectueusement.
Voyons, Charles, ne te monte pas comme si je te poussais
à faire une platitude ; je ne te conseillerai rien
de mauvais, je lespère. Mais je ne peux pas tencourager
à la frapper, comme tu dis. Tâche de trouver
des moyens innocents dans le genre des visières : tu
as de linvention, et Betty taidera.
De quoi est-il question ? demanda Marianne qui entrait.
Par quel hasard es-tu ici dès le matin, Charles ? »
Charles mit Marianne au courant des événements.
« Ce qui me désole, ajouta-t-il, cest
de lui devoir le pain que je mange, lhabit que je porte,
le grabat sur lequel je dors.
marianne.
Tu ne lui dois rien du tout ; cest elle qui te doit.
Jai presque la certitude que ton père avait placé
chez elle cinquante mille francs qui lui restaient et qui
sont à toi depuis la mort de ton père ? »
Charles bondit de dessus sa chaise.
charles.
Cinquante mille francs ! jai cinquante mille francs
!
Mais non, ce nest pas possible ! Elle me dit
toujours que je suis un mendiant !
marianne.
Parce quelle te vole ta fortune. Mais sois tranquille,
il faudra bien quelle te la rende un jour. Je ne lai
découvert que depuis peu, et jen ai parlé
au juge de paix, en le priant davoir lil
sur ma cousine par rapport à toi ; ensuite, mon cousin,
ton père, men a dit quelque chose plus dune
fois pendant sa dernière maladie, mais vaguement, parce
que ta cousine MacMiche était toujours là
; enfin, jai trouvé ces jours-ci, en fouillant
dans un vieux portefeuille de ton père, qui me lavait
donné quand il était déjà bien
mal, et que javais gardé en souvenir de lui,
sans penser quil pût rien contenir dimportant
; jai trouvé le reçu de cinquante mille
francs ; ce reçu est écrit de la main de ta
cousine, et je le conserve soigneusement.
charles.
Marianne, donne-le-moi vite ! que jaille demander mon
argent à ma cousine.
marianne.
Non, je ne te le donnerai pas, parce quelle te larracherait
des mains et le mettrait en pièces, et tu naurais
plus de preuves ; et puis, parce que tu es trop jeune pour
avoir ta fortune ; il faut que tu attendes jusquà
dix-huit ans, et ce sera M. le juge de paix qui te la fera
rendre.
juliette.
Et puis, quas-tu besoin dargent à présent
? quen ferais-tu ?
charles, vivement.
Ce que jen ferais ? Je payerais de suite tout ce que
vous devez, pour que vous puissiez vivre « De quoi est-il
question ? » demanda Marianne qui entrait. sans privations,
et que tu ne sois pas toujours seule comme tu les depuis
trois ans pauvre Juliette !
juliette, touchée.
Mon bon Charles, je te remercie de ta bonne volonté
pour nous, main je ne suis pas malheureuse ; je ne mennuie
pas ; tu viens souvent me voir ; nous causons, nous rions
ensemble ; et puis je tricote, je suis contente de gagner
quelque argent pour notre ménage et quand je suis fatiguée
de tricoter, je pense, je réfléchis.
charles.
À quoi penses-tu ?
juliette.
Je pense au bon Dieu, qui ma fait la grâce de
devenir aveugle.
charles.
La grâce ? Tu appelles grâce ce malheur qui fait
trembler les plus courageux ?
juliette.
Oui, Charles, une grâce ; si jy voyais, je serais
peut-être étourdie, légère, coquette.
On dit que je suis jolie, jen aurais de la vanité
; je voudrais me faire voir, me faire admirer ; le travail
mennuierait ; je nobéirais pas à
Marianne comme je le fais, je ne taimerais pas comme
je taime ; je naurais pas la consolation de penser
à lavenir que me prépare le bon Dieu après
ma mort, et que chaque heure de la journée peut me
faire gagner, en supportant avec douceur et patience les privations
imposées aux pauvres aveugles.
charles, ému.
Tu vois bien que tu m des privations ?
juliette.
.
Certainement ! De grandes et de continuelles, mais je les
aime, parce quelles me profitent près du bon
Dieu ; ainsi je voudrais bien voir ma chère Marianne,
qui fait tant pour moi ; je voudrais bien le voir, toi, mon
bon Charles, qui me témoignes tant de confiance et
damitié
Jai perdu la vue si jeune,
que jai un bien vague souvenir delle, de toi,
de tout ce que voient les yeux. Mais
jattends
et je me résigne.
Juliette ! Juliette ! sécria Charles
en sanglotant et en se jetant à son cou. Ô Juliette,
si je pouvais te rendre la vue ! pauvre, pauvre Juliette !
»
Juliette essuya une larme que laissaient échapper
ses yeux privés de lumière et, entendant les
sanglots de sa sur se joindre à ceux de Charles,
elle lappela.
« Marianne ! ma sur ! ne pleure pas ! Tu me rends
la vie si douce, si bonne ! Si tu savais combien je suis plus
heureuse que si je voyais ! »
Marianne sapprocha de Juliette, quelle serra contre
son cur.
« Juliette ! je taime ! Je ne puis faire grand
chose pour toi, mais ce que je fais, cest avec bonheur,
avec amour, comme je le ferais pour ma fille, pour mon enfant.
Tu es tout pour moi en ce monde, tout ! Jamais je ne te quitterai
; je prie Dieu quil me permette de te survivre, pour
que jadoucisse les misères de ta vie jusquà
ton dernier soupir ! »
Charles ne disait plus rien ; il pleurait tout bas et il
réfléchissait ; tous les bons sentiments de
son cur se réveillaient en lui, et il comparait
ses emportements, ses désirs de vengeance, son orgueil,
avec la douceur, la charité, lhumilité
de Juliette.
« Juliette, dit-il en essuyant ses larmes, je veux
devenir bon comme toi ; tu maideras, nest-ce pas
? Je vais rentrer ; je tâcherai du timiter
Pourvu que cette méchante femme ne me force pas à
redevenir méchant comme elle !
juliette.
Demande au bon Dieu de te venir en aide, mon pauvre Charles
; il texaucera. Au revoir, mon ami !
charles.
Au revoir, Juliette ; au revoir, Marianne. Cet après-midi,
jespère. »
Charles sortit tout ému et formant dexcellentes
résolutions ; nous allons voir si son naturel emporté,
développé encore par la méchanceté
de sa cousine MacMiche, put être contenu par la
volonté forte et vraie quil manifestait à
Juliette.
nouvelle et sublime invention
de charles
Charles rentra
Après avoir quitté lintérieur
doux et paisible de ses jeunes cousines, il rentra dans celui
tout différent de Mme MacMiche. Betty le reçut
dun air effaré.
« Vite, vite, Charlot, ta cousine te cherche, tattend
je lentends aller, venir, ouvrir sa fenêtre ;
monte vite. »
Charles soupira et monta lentement, les yeux et la tête
baissés, bien décidé à se contenir
et à ne pas semporter. Au haut de lescalier
lattendait Mme MacMiche, les yeux brillants de
colère. Mais quand Charles leva la tête, quand
elle vit la trace de ses larmes, sa physionomie exprima une
joie féroce ; et, au lieu de le gronder et de le battre,
elle se borna à le pousser rudement en lui disant
« Dépêche-toi donc ; tu avances comme
une tortue. Ah ! ah ! monsieur a enfin les yeux ronges ! Tu
ne diras pas cette fois que tu nas pas pleuré
?
charles.
Je suis fâché, ma cousine, de vous enlever la
satisfaction de mavoir fait pleurer, répondit
Charles dont les yeux et le teint commençaient à
sanimer ; jai pleuré, il est vrai, mais
ce nest pas de la douleur que mont causée
vos coups ; jai pleuré dattendrissement,
de tendresse, dadmiration !
Pour moi ! sécria Mme MacMiche
fort surprise.
charles.
Pour vous ? Oh ! ma cousine ! »
Et Charles sourit ironiquement.
madame macmiche, piquée.
Je métonnais aussi quun mauvais garnement
comme toi pût avoir un bon sentiment dans le cur.
charles, ironiquement.
Ma cousine, je suis juste, et il ne serait pas juste de vous
ennuyer dune tendresse que vous ne recherchez pas et
qui na pas de raison dexister.
madame macmiche.
Tu as bien dit ! Je serais contrariée, mécontente
ds te voir de laffection pour moi ; et je te défends
de jamais en avoir.
charles, de même.
Vous êtes sûre dêtre obéie,
ma cousine.
madame macmiche.
Impertinent !
charles.
Comment ? Cest impertinent de vous obéir ?
madame macmiche.
Tais-toi. Je ne veux pas que tu parles ! Je ne veux plus
entendre ta sotte voix
Prends mon livre et assois-toi.
»
Charles prit le livre dun air malin, légèrement
triomphant, et sassit.
La cousine le regarda et fut surprise de napercevoir
aucun symptôme de souffrance dans les allures de Charles.
« Cest singulier ! pensa-t-elle ; je lai
pourtant fouetté dimportance. Eh bien ! Charles,
commence donc ! »
Charles tenait le livre ouvert et lisait, mais aucun son
ne sortait de sa bouche.
madame macmiche.
Ah çà ! vas-tu lire, petit drôle ? Faut-il
que je continue la schlague de ce matin ? »
Pas de réponse ; Charles restait immobile et muet.
madame macmiche.
Attends, attends ; je vais te rendre la voix ! »
La cousine prit sa baguette placée près delle
; mais quand elle se leva, Charles en fit autant et courut
à la porte. Mme MacMiche le poursuivit et lattrapa
par le fond de sa culotte pendant quil tournait la clef
dans la serrure, difficile à ouvrir. Mme MacMiche
le lâcha de suite en faisant un « Ah ! »
de surprise et resta immobile.
« Polisson ! gredin ! sécria-t-elle. Cest
comme ça que tu mattrapes ! Cest comme
ça que tu me trompes ! Ah ! tu as du carton dans ta
culotte ! Et moi qui métonnais de te voir si
leste et dégagé comme si tu navais pas
reçu plus de coups que tu nen pouvais porter
! Ah ! tu nas rien reçu ! Attends, je vais te
payer capital et intérêts. »
Mais Charles avait réussi à ouvrir la porte
; il courait déjà, et, avant de disparaître,
il lui lança cette phrase foudroyante :
« Mes intérêts de mes cinquante mille
francs placés chez vous par mon père ! Merci,
ma cousine. Je vais en prévenir le juge de paix. »
Mme MacMiche resta pétrifiée ; la baguette
quelle tenait séchappa de ses mains tremblantes
; elle sécria, en joignant les mains dun
geste de désespoir :
« Il le sait !
Il va le dire au juge de paix,
qui a déjà entendu parler de ces cinquante mille
francs
Mais il na aucune preuve
Et ce Charles
de malédiction !
comment la-t-il su ? qui
a pu le lui apprendre ?
Personne ne doit le savoir ;
je lavais fait si secrètement, et mon cousin
était déjà si malade, quil na
pu le dire à personne. Il ne voyait que Marianne, et
bien rarement encore,
et toujours en ma présence.
Et le reçu ! il la brûlé, il me
la dit. Est-ce que Charles se serait emparé de
ma clef ? Aurait-il fouillé dans mes papiers ?
Si je savais !
je lenfermerais dans une cave dont
jaurais seule la clef !
personne que moi ne lui
porterait sa nourriture !
et il y mourrait !
Il
faut que je voie ; il faut que je men assure. »
Mme MacMiche tira dune poche placée sur
son estomac une clef qui ouvrait une caisse masquée
par une vieille armoire et scellée dans le mur ; avec
cette clef, dune forme étrange et particulière,
elle ouvrit la caisse, en tira une cassette dont la clef se
trouvait dans un coin à part sous des papiers, ouvrit
la cassette et trouva tout en ordre. Elle compta ce quelle
avait de revenus, de capitaux.
« Javais cent vingt mille francs, dit-elle ;
jen ai deux cent mille à présent ; plus,
les cinquante mille francs de ce Charles, dont il naura
jamais un sou, car personne na de preuve écrite
de ce placement de son père ; et largent a été
depuis replacé en mon nom !
Voici encore les
économies de lannée
en or, en belles
pièces de vingt francs. »
Elle compta.
« Onze mille trois cent cinquante francs
Jai
donc dépensé dans lannée mille
cent cinquante francs. Cest beaucoup ! beaucoup trop
! Cest Charles qui me coûte cher ! Sans lui, je
naurais pas Betty ! je vivrais seule !
Cest
bien plus économique, et plus agréable, par
conséquent
Comment me débarrasser de ce
Charles !
À qui le donner ?
»
Pendant quelle réfléchissait, tout en
maniant et contemplant son or, Charles était allé
rejoindre Betty.
Après lui avoir raconté ce qui lavait
tant ému chez Juliette, et les bonnes résolutions
quil avait formées :
« Nest-ce pas désolant, ma bonne Betty,
dit-il, que ma cousine mempêche dêtre
bon ? Je le voudrais tant ! Je suis si content quand jai
pu retenir mes emportements, ou mes sentiments de haine et
de vengeance !
Mais je ne peux pas ! Avec elle, cest
impossible ! Ah ! si je pouvais vivre chez Juliette ! comme
je serais différent ! comme je serais doux, obéissant
!
betty.
Doux ! Ah ! ah ! Doux !
Jamais, mon pauvre Charlot
Tu es un vrai salpêtre ! un torrent ! un volcan !
charles.
Cest elle qui me fait tout cela, Betty !
Ah !
mais, une chose importante que joublie de te dire, cest
quelle a découvert que ma culotte était
doublée.
betty.
Mon Dieu ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! À lavenir,
quand elle voudra te battre, elle tarrachera ta pauvre
culotte, qui ne tient déjà à rien. Que
faire ? Comment lempêcher ?
charles.
Écoute, Betty, ne tafflige pas ; jai une
bonne idée qui me vient ! Tu sais comme ma cousine
est crédule, comme elle croit aux fées, aux
apparitions, à toutes sortes de choses du genre terrible
et merveilleux ?
betty.
Oui, je le sais ; mais que veux-tu faire de ça ? Nous
ne pouvons recommencer la scène de lautre
jour.
charles.
Non, pas tout à fait ; mais voilà mon idée
: nous allons découper deux têtes de diables
dans du papier noir ; nous ferons des cornes et une grande
langue rouge nous aurons de la colle, et tu colleras ces têtes
sur ma peau à la place que couvraient les visières
de mon cousin MacMiche ; quand ma cousine voudra me
battre, je la laisserai marracher ma culotte, et tu
juges de sa frayeur quand elle verra ces deux têtes
de diables qui auront lair de la regarder. »
Betty, enchantée de linvention, se mit à
rire aux éclats ; elle ne tarda pas à entendre
le pas lourd de Mme MacMiche, qui, inquiète dentendre
rire si franchement, descendait sans bruit, croyait-elle,
pour surprendre Betty en faute.
« La voilà ! mon Dieu ! la voilà ! dit
tout bas Betty.
charles.
Tant mieux ! je vais préparer les diables. »
Avant que Betty eût eu le temps de demander à
Charles des explications, Mme MacMiche entra.
« De quoi riez-vous ? Pourquoi Charles est-il ici ?
Est-ce une méchanceté que prépare ce
petit scélérat ?
charles.
Oh non ! ma cousine ! soyez tranquille. Je riais parce que
le juge de paix ma dit : « Tu es un vrai diable
Je parie que tu en portes les marques. » Et moi jai
répondu : « Ce ne serait pas étonnant,
car les fées mont promis tout à lheure
de me « protéger ». Et le juge a eu si
peur quil ma mis à la porte, criant que
jattirais les fées dans sa maison. Et Betty me
disait que si jétais réellement protégé
par les fées, tous ceux qui me toucheraient leur appartiendraient.
madame macmiche, effrayée.
Il ny a pas de quoi rire dans tout cela ; cest
très bête !
Cest une très
mauvaise plaisanterie, et je vous prie de ne pas la recommencer
avec moi. Et prenez garde que cela ne vous arrive tout de
bon ! Vous êtes si méchants, que les fées
pourraient bien semparer de vous
charles.
Ce serait tant mieux, car à mon tour je memparerais
de vous et je vous donnerais aux fées. »
Charles, en disant ces mots, regarda fixement sa cousine
et sefforça de prendre une physionomie si extraordinaire,
que Mme MacMiche, de plus en plus alarmée, sentit
tout son corps trembler et ses cheveux se dresser sur sa tête.
Charles fit une gambade, une culbute, un saut vers la porte
et disparut. Mme MacMiche crut quil avait disparu
sur place, tant elle était troublée des paroles
de Charles.
madame macmiche, tremblante.
Betty, Betty ! crois-tu réellement que ce mauvais
sujet soit ami des fées ?
betty, faisant semblant de trembler aussi.
Madame! Madame ! Je crois
, je ne sais pas,
jai
peur ! Ce serait terrible ! Quallons-nous devenir, bon
Dieu ! Aussi, Madame la trop mis hors de lui ! Madame
la trop battu ! Dans son désespoir, il se sera
retourné du côté des fées.
madame macmiche, tremblante.
Mais il na rien senti, puisque jai découvert
quil avait doublé le fond de sa culotte avec
du carton.
betty.
Du carton ! Et où aurait-il eu du carton ? Qui est-ce
qui lui en aurait donné ? Madame voit : cest
quelque tour des fées.
madame macmiche.
Mon Dieu ! mon Dieu ! Betty, cours vite à la fontaine
de Fairy-Ring, va me chercher de leau [1] ; nous en
jetterons partout sur lui aussi, sur ce maudit, quand il viendra.
»
Betty partit en courant.
succès complet
Charles avait été jusque chez Juliette ; il
entra comme un ouragan.
« Juliette, Marianne, donnez-moi quelques sous, de
quoi acheter une feuille de papier noir.
mariane.
Que veux-tu faire de papier noir, Charlot ?
charles.
Cest pour faire deux têtes de diable pour faire
peur à ma cousine.
juliette.
Charles, Charles, te voilà encore avec tes projets
méchants ! Pourquoi lui faire peur ? Cest mal.
charles, affectueusement.
Ne me gronde pas avant de savoir ce que je veux faire, Juliette.
Ma cousine a découvert, en me saisissant pour me battre
Encore ! sécria douloureusement Juliette.
charles.
Encore et toujours, ma bonne Juliette ; elle a donc découvert
que le fond de ma culotte était doublé ; elle
croit que cest du carton. Et déjà elle
ma menacé de menlever ma culotte la première
fois quelle me battrait. Alors jai imaginé
avec Betty du découper deux têtes de diables
avec des langues rouges, que Betty me collera sur la peau
pour remplacer le» visières ; et quand ma cousine
menlèvera ma culotte et quelle verra ces
diables, elle aura une peur épouvantable et elle nosera
plus me toucher. Tu vois que ce nest pas bien méchant.
»
Marianne et Juliette se mirent à rire de linvention
du pauvre Charles. Marianne fouilla dans sa poche, en retira
quatre sous et les donna à Charles en disant :
« Cest le cas de légitime défense,
mon pauvre Charlot. Tiens, voici quatre sous sil ten
faut encore, tu me le diras. »
Charles remercia Marianne et disparut aussi vite quil
était entré.
marianne.
Ce pauvre Charles ! Il me fait pitié, en vérité
! Je ne comprends pas quil supporte avec tant de courage
sa triste position.
juliette.
Pauvre garçon ! Oui, il a réellement du courage.
Je le gronde souvent, mais bien souvent aussi jadmire
sa gaieté et sa bonne volonté à bien
faire.
marianne.
Il faut dire que tout ça ne dure pas longtemps ; en
cinq minutes il passe dun extrême à lautre
bon à attendrir, ou mauvais comme un diable.
juliette, riant.
Oui, mais toujours bon diable. »
Charles acheta pour deux sous de papier noir. un sou de papier
rouge et un sou de colle ; il rentra à la cuisine par
la porte du jardin, avec précaution, regardant autour
de lui sil apercevait lombre de la tête
de Mme MacMiche, écoutant sil entendait
son souffle bruyant. Tout était tranquille ; Detty
était seule et travaillait près de la fenêtre.
« Betty, ma cousine est-elle chez elle ? dit Charles
à voix basse.
betty.
Oui elle a fait assez de tapage, je ten réponds
; la voilà tranquille, maintenant ; prends garde quelle
ne nous entende. »
Chartes répondit par un sourire, fit voir à
Betty son papier noir et rouge, sa colle, lui fit signe de
ny pas toucher et disparut. Il ne tarda pas à
rentrer, tenant à la main un diable en papier pour
ombres chinoises ; il le calqua, avec un morceau de charbon,
au revers blanc de la feuille noire, et pria Betty de le découper
en ployant la feuille double pour en avoir deux dun
coup. Puis il traça sur le papier rouge une grande
langue quil eut double par le même moyen. Quand
Betty eut terminé les découpures, elle mit un
peu deau chaude dans la colle, létendit
sur lenvers des diables et
les colla sur la peau de Charles, qui riait sous cape
de la peur quaurait sa cousine. Il était bien
décidé à la provoquer, à lagacer,
jusquà ce quelle cédât à
linstinct méchant qui la portait sans cesse à
la maltraiter.
Betty lui recommanda de bien laisser sécher la colle,
de ne pas marcher, de ne pas sasseoir surtout, jusquà
ce que ce fût bien sec. Charles resta donc immobile
pendant un quart dheure environ. Au bout de ce temps,
ils entendirent remuer, sagiter dans la chambre de Mme
MacMiche ; puis elle appela :
« Betty ! Betty ! »
Betty monta, mais lentement, car elle craignait que les diables
de Charles ne fussent pas encore bien collés, et il
ne fallait pas surtout les laisser monter dans le dos ou descendre
le long des jambes. Elle recommanda à Charles de tourner
le dos au feu et de sen approcher le plus près
possible.
« Madame me demande ? dit Betty entrouvrant la
porte.
madame macmiche.
Certainement, puisque je tappelle. »
Betty attendit les ordres de Mme MacMiche, qui la regardait,
mais ne disait rien.
betty.
Est-ce que Madame est souffrante ?
madame macmiche.
Non, mais, je suis mal à mon aise je suis inquiète
Où est Charles ? Est-il rentré ?
betty.
Il est en bas, Madame ; il est rentré depuis longtemps.
madame macmiche.
Et, quel air a-t-il ?
betty.
Lair gai et résolu ; je crois bien que nous
nous sommes trompées, et quil ny a rien
en lui
de
, des
, enfin Madame sait ce que
je veux dire.
madame macmiche.
Oui, oui, je comprends ; il vaut mieux, en effet, ne pas
trop parler de
, des
, tu sais ?
betty.
Madame a raison. Madame demande-t-elle autre chose ?
madame macmiche.
Non
, oui
, cest que je mennuie, et
je voudrais avoir Charles pour quil écrivît
une lettre que je vais lui dicter.
betty.
Je vais lenvoyer à Madame.
madame macmiche.
Tu es sûre quil ny a pas de danger, quil
a une figure
ordinaire ?
betty.
Pour ça, oui, Madame, comme dhabitude
Madame sait.
madame macmiche.
Oui, une sotte, méchante, détestable figure
Envoie-le-moi de suite. »
Avant de partir, Betty secoua les oreillers du canapé,
arrangea les tabourets, en mit un sous les pieds de sa maîtresse,
essuya la table, tira les plia des rideaux, etc.
madame macmiche.
Que fais-tu donc ? Va me chercher Charles ; je te lai
déjà dit. »
Betty essuya encore quelques meubles et descendit enfin à
la cuisine, où elle trouva Charles se rôtissant
de son mieux.
Betty.
Est-ce sec, mon pauvre Charlot ? Ta cousine te demande pour
écrire une lettre.
charles.
Sec, sec comme du parchemin ; jy vais. Nous allons
avoir une scène terrible ; laisse la porte ouverte,
et si tu mentends crier, arrive vite : cest quelle
aura deviné la farce et quelle me battrait pour
de bon. »
Charles monta.
« Vous me demandez pour écrire, ma cousine ?
dit-il dun air patelin ; me voici à vos ordres.
»
La cousine le regardait dun air méfiant.
« Tiens, tiens, comme il est doux ! Ny aurait-il
pas de féerie là-dessous ?
pensa-t-elle.
Écris, dit-elle tout haut, et prends garde que ce soit
bien propre et lisible. »
Charles sassit devant la table, prit une plume et attendit.
Voici ce que dicta la cousine :
« Monsieur et cher ami, jai quelques petites «
Misérable ! » sécria-t-elle. économies
à placer ; bien peu de chose, car mon neveu moccasionne
une dépense terrible ; mais en me privant de tout,
je parviens encore à mettre quelques sous de côté.
Faites-moi savoir comment je puis vous envoyer cet argent
; la poste est trop chère. Je vous salue très
amicalement.
madame macmiche.
La cousine prit la lettre, la signa ; mais avant de la ployer
et de la cacheter, elle voulut la relire. Charles ne la quittait
pas des yeux et souriait en voyant le visage de Mme MacMiche
sempourprer et ses yeux senflammer.
« Misérable ! sécria-t-elle.
Pourquoi cela, ma cousine ? dit Charles naïvement.
madame macmiche.
Comment, petit scélérat, tu oses dénaturer,
changer ma pensée ! Tu oses encore redire ce mensonge
infâme que tu as inventé ce matin !
charles.
Je nai écrit que la vérité, ma
cousine.
madame macmiche.
La vérité ! Attends, je vais te faire voir
ce que te vaut ta vérité. »
Et Mme MacMiche se jeta sur sa baguette.
Voici ce quavait écrit Charles :
« Monsieur et cher ami, jai beaucoup dargent
à placer ; beaucoup, parce que mon neveu Charles ne
me coûte presque rien ; je le prive de tout, et je parviens
ainsi à mettre de côté les intérêts
presque entiers des cinquante mille francs que son père
a placés chez moi avant sa mort au nom de son fils
», etc., etc.
Mme MacMiche, se souvenant du carton quelle avait
découvert le matin, arracha les boutons qui maintenaient
la culotte de Charles elle allait commencer son exécution,
quand elle aperçut les diables qui lui présentaient
les cornes et qui lui tiraient la langue ; en même temps
elle vit de la fumée sélever et tourner
autour de Charles, et elle se sentit suffoquée par
une forte odeur de soufre. Les bras tendus, les yeux hagards,
les cheveux hérissés, elle resta un instant
immobile ; puis elle poussa un cri qui ressemblait à
un rugissement plus quà un cri humain, et tomba
tout de son long par terre. Ce cri épouvantable attira
Betty, qui resta ébahie devant le spectacle qui soffrit
à sa vue : Mme MacMiche étendue à
terre, tenant encore la baguette dont elle voulait frapper
le malheureux Charles ; et celui-ci, tournant le dos à
la porte, nayant pas encore rattaché sa culotte
ni rabattu sa chemise, penché vers sa cousine quil
cherchait à relever. Mais chaque fois quelle
se sentait touchée par Charles, elle se roulait en
poussant des cris ; Charles la poursuivait, elle roulant pour
lui échapper, lui suivant pour la secourir, et présentant
toujours à Betty les diables qui avaient eu un si brillant
succès.
Betty parvint enfin à approcher Mme MacMiche
et à dire à loreille de Charles : En même
temps elle vit de la fumée.
« Va-ten, disparais ; jarrangerai ça.
»
Charles ne se le fit pas dire deux fois et séchappa
en maintenant à deux mains sa culotte quil reboutonna
promptement ; il remit sur la cheminée la boîte
dallumettes, diminuée de six, quil avait
adroitement fait partir au moment même où Mme
MacMiche le déshabillait, et qui avaient si heureusement
contribué à augmenter leffroi de la cousine.
?« Quest-il arrivé à Madame ? sécria
hypocritement Betty, qui avait compris toute la scène
et qui avait peine à dissimuler un sourire. Madame
était donc seule ? Je la croyais avec Charles.
madame macmiche.
Chasse-le, chasse-le ! Il est possédé ! Le
juge avait raison ; je ne veux pas quil me touche !
Chasse-le !
betty.
Mais Madame accuse Charles à tort ; il nest
pas ici il ny était pas.
madame macmiche.
Il y est ! Je suis sûre quil y est ! Ce sont
ces fées qui le cachent. Cherche-le ; chasse-le !
betty.
Mon Dieu ! Madame me fait peur. Il ny a ni Charles,
ni fées.
madame macmiche.
Si fait, si fait ! Il a le diable dans sa culotte ! Deux
diables !
betty.
Oh ! Madame ! les diables nauraient pas le mauvais
goût de se loger dans une place pareille ! Ça
leur ferait une demeure pas trop propre, avec ça que
la culotte de ce pauvre Charles est si vieille, en si mauvais
état.
madame macmiche.
Je te dis que je les ai vus, de mes yeux vus ! Ils mont
fait tes cornes et ils mont tiré la langue. Et
Charles était tout eu feu et enveloppé de fumée.
betty.
Cest donc ça quon sent un drôle
de goût chez Madame ?
madame macmiche.
Je crois bien ! ça sent le soufre ! le parfum favori
des fées et du diable.
betty.
Ah ! mon Dieu ! cest pourtant vrai ! Mais Charles,
où est-il ?
madame macmiche.
Les fées lauront emporté ! Il ny
a pas de mal ! Pourvu quelles ne le lâchent pas.
betty.
Oh ! Madame ! Cest pourtant terrible ! Ce pauvre, garçon
! Jugez donc ! en société des fées !
Cest ça qui est mauvaise compagnie ! Dieu sait
ce quil y apprendrait !
Mais
je crois que
je lentends à la cuisine ; je vais voir. »
Et avant que Mme MacMiche eût pu larrêter,
Betty courut à la cuisine pour prévenir Charles
de ce qui venait de se passer, pour lui expliquer le rôle
quil allait avoir à jouer, et pour lui dire de
ne pas la démentir quand elle soutiendrait à
Betty parvint enfin à approcher Mme MacMiche.
Mme MacMiche quil ny avait ni fées
ni diables empreints sur sa peau. Elle remonta, amenant Charles
par la main. Mme MacMiche poussa un cri deffroi.
betty.
Madame na pas besoin davoir peur. Tout ça,
cest quelque chose qui a passé devant les yeux
de Madame. Que Madame le regarde ; il na rien du tout,
ni feu ni fumée.
madame macmiche, avec terreur.
Oui ! mais les diables ! les diables !
betty, hypocritement.
Il ny a rien du tout ; pas plus de diables que sur
ma main. Que Madame voie elle-même ! Défais ta
culotte, mon garçon ! Naie pas peur, cest
pour rassurer ta pauvre cousine ! »
Charles obéit et se retourna vers sa cousine au moment
où Betty disait :
« Madame voit ! Il ny a rien, que quelques marques
des coups déjà anciens. »
Mme MacMiche regarda, poussa un nouveau cri de terreur,
et, dun geste désespéré, indiqua
à Betty de faire sortir Charles. Betty obéit
et resta en bas, où elle donna un libre cours à
sa gaieté ; Charles rit aussi de bon cur, et
triompha du succès de son stratagème. Il avait
fait bien mieux encore ! Le traître avait saisi la lettre
dictée, signée par Mme MacMiche et lenveloppe
préparée davance il apprit ainsi ladresse
de lami de Mme MacMiche, quil avait ignorée
jusqualors. Betty riait et soccupait du dîner,
pendant que Charles pliait, cachetait la lettre et complétait
ainsi le tour quil venait de jouer à sa cousine.
Quand le dîner fut prêt, Mme MacMiche refusa
de descendre, de peur de se trouver en présence de
Charles, quelle croyait toujours en rapport avec les
fées. Betty eut beaucoup de peine à la rassurer
et à lui persuader quelle naurait rien
à craindre de Charles en ne le touchant pas et en ne
se laissant pas toucher par lui. Ce dernier raisonnement convainquit
Mme MacMiche ; quand elle entra, elle se hâta
de jeter quelques gouttes deau de la fontaine des fées
sur elle-même, et, en se mettant à table, elle
en lança une si forte dose à la figure de Charles,
qui ne sattendait pas à cette aspersion, quil
en fut aveuglé ; il fit un mouvement involontaire accompagné
dun « Ah ! » bien accentué.
madame macmiche.
Tu vois, tu vois, Betty, leffet de leau de fontaine
sur ce protégé des fées.
charles.
Mais vous men avez jeté dans les yeux, ma cousine
! Comment voûtez-vous que jaie réprimé
un premier mouvement de surprise ?
betty.
Mon Dieu oui ! Ce nest pas leau des fées
qui la fait tressaillir, cest leau dans
les yeux. »
Mme MacMiche ne dit plus rien ; elle se mit à
table et mangea silencieusement, en ayant bien soin de ne
laisser Charles toucher à aucun des objets dont elle
faisait usage. Après dîner elle examina la physionomie
de Charles ; elle naperçut rien de suspect, sinon
une violente envie de rire quil comprimait difficilement.
madame macmiche.
De quoi ris-tu, petit Satan ?
charles.
De la frayeur que je vous inspire, ma cousine ; vous venez
de me regarder dun air terrifié que je ne vous
avais pas vu encore.
madame macmiche.
Si javais su plus tôt faire société
avec un ami des fées, tu maurais vue te regarder
ainsi toutes les fois que je te voyais.
charles.
Mais je ne comprends pas, ma cousine, pourquoi vous me comptez
parmi les camarades des fées. Je crains, moi, que ce
ne soit vous qui soyez en faveur près delles,
puisque vous voyez des choses que Betty ne voit pas.
madame macmiche, hors delle.
Tais-toi ! tais-toi !
Horreur !
Moi amie des
fées !
Et tu oses dire un pareil blasphème
! Ah ! si je ne craignais de te toucher, tu me le payerais
cher !
charles.
Je remercie bien vos amies les fées de la terreur
quelles vous inspirent.
madame macmiche.
Betty, Betty, ôte-le ! Mets-le où tu voudras
; je ne veux plus le voir, lentendre ! »
Et Mme MacMiche monta dans sa chambre, prit son châle,
son chapeau, et sortit en menaçant Charles du poing.
Celui-ci était enchanté du bon service que lui
avaient rendu ses diables en papier.
madame macmiche se venge.
Au lieu daller faire la lecture à sa cousine,
Charles se trouvait libre ; il profita de son loisir pour
aider Betty à ôter le couvert, à laver
la vaisselle, à récurer les casseroles ; Betty
voulut en vain len empêcher.
charles.
Laisse, laisse, Betty, je ne trouve pas souvent loccasion
de te rendre de petits services ; ne menlève
pas cette satisfaction ; je taime et je ne peux jamais
te le prouver.
betty.
Je taime bien aussi, mon pauvre Charlot, quoique tu
sois un peu diable quelquefois.
charles.
Oh ! mais pas avec toi, Betty ?
betty.
Avec moi, jamais. Et que vas-tu faire quand nous aurons fini
? Moi, jai mon linge à raccommoder.
charles.
Et moi, jirai chez Juliette ; jaiderai là-bas
à leur ménage ; jy trouve toujours à
faire. »
Charles continua son travail, quil ne laissa pas inachevé.
Quand tout fut nettoyé, rangé, mis en ordre,
il embrassa Betty et courut chez Juliette ; elle pleurait.
Charles lui saisit les mains et les baisa.
« Juliette, ma bonne Juliette, quas-tu ? Pourquoi
pleures-tu ?
juliette.
Oh ! Charles, Charles ! Je viens de voir ma cousine MacMiche
; jai bien du chagrin !
charles.
La méchante ! la misérable ! Que ta-t-elle
dit ? Qua-t-elle fait ? Dis-moi vite, Juliette, que
je tâche de te venger !
juliette.
Hélas ! mon pauvre Charles, si jai du chagrin,
cest par rapport à toi. Ma cousine ma dit
quelle allait te mettre dès ce soir chez les
frères Old Nick, ces deux messieurs nouvellement établis
à une demi-lieue du bourg, dans le Fairys Hall,
où ils prennent les enfants détestés
de leurs parents, ou bien les pauvres abandonnés. Ces
deux frères ont une espèce de pension particulière
où les enfants sont, dit-on, si terriblement traités.
charles.
Comment ? on menfermera là, dans ces vieilles
ruines du vieux château, où il revient, dit-on,
des esprits ? On menfermera, et je ne te verrai plus,
toi, Juliette, qui es ma providence ? toi qui fais près
de moi loffice de mon ange gardien ? toi qui as conservé
en moi le peu de bon que javais ?
juliette.
Oui, mon ami, oui elle te mettra là-bas, et je ne
tentendrai plus, je ne pourrai plus te conseiller, te
consoler, te faire du bien, te calmer, tadoucir, te
témoigner lamitié que jai pour toi.
Oh ! Charles, si tu es malheureux, je suis bien malheureuse
aussi. Toi et Marianne, vous êtes les seuls que jentende
avec plaisir près de moi, avec lesquels je ne me gêne
pas pour demander un service, pour dire ma pensée,
que jattends avec impatience, que je vois partir avec
regret. »
Juliette pleura plus fort. Charles se jeta à son cou,
lembrassant, maugréant contre sa cousine, rassurant
Juliette.
charles.
Ne tafflige pas, Juliette, ne tafflige pas ;
je ny resterai pas ; je te promets que je ny resterai
pas ; si la vieille mégère my fait entrer
aujourdhui, avant quinze jours je serai près
de toi ; je te soignerai comme avant. Je te le promets.
juliette.
Cest impossible, mon pauvre Charles ; une fois que
tu seras là, il faudra bien que tu y restes.
charles.
Je men ferai chasser, tu verras.
juliette.
Comment feras-tu ? Ne va pas commettre quelque mauvaise action.
charles.
Non, non, seulement des farces
Mais avant de me laisser
coffrer, je vais jouer un tour à ma cousine, et un
fameux, dont elle ne se relèvera pas.
Charles ! sécria Juliette effrayée,
je te le défends ! Je ten prie, ajouta-t-elle
doucement et tristement.
charles.
Mais, ma bonne Juliette, je ne veux ni la battre ni la tuer
; je veux seulement écrire à M. Blackday, qui
fait ses affaires, pour le supplier de venir à mon
secours, de me défendre contre ma cousine, et de me
débarrasser de sa tutelle, afin que je puisse loger
ailleurs que chez elle. Il ny a pas de mal à
cela, nest-ce pas ?
juliette.
Non, mon ami, aucun, et tu feras bien décrire
à ce monsieur.
charles.
Puisque tu approuves, je vais écrire tout de suite.
juliette.
Oui, mets-toi à la table de ma sur ; dans le
tiroir à droite, tu trouveras ce quil faut pour
écrire ; je ne te dérangerai pas, je tricoterai.
»
Charles sassit près de la table et se mit à
louvrage. Il écrivit longtemps. Quand il eut
fini, il poussa un soupir de satisfaction.
« Cest fait ! Veux-tu que je te lise ma lettre,
Juliette ?
juliette.
Certainement, je serai charmée de lentendre.
charles, lit.
« Monsieur, je ne vous connais pas du tout, et je crains
que vous me connaissiez beaucoup et mal par ma cousine MacMiche.
Je suis si malheureux chez elle que je ne peux plus y tenir
; elle me bat tellement, malgré toutes mes inventions
pour moins sentir mes coups, que jen ai sans cesse des
meurtrissures sur le corps ; Betty, la servante, et Marianne
et Juliette Daikins, mes cousines, certifieront que je dis
la vérité. Je voudrais être bon, et cela
mest impossible avec ma cousine MacMiche. Voilà
quelle veut menfermer dans le château de
MM. Old Nick, où on ne reçoit que les scélérats.
Et puis, elle me dit toujours que je suis un mendiant, et
je sais quelle a cinquante mille francs qui sont à
moi, puisque cest mon père qui les a placés
chez elle ; vous navez quà en parler à
M. le juge de paix, il vous dira comment il le sait. Je vous
en prie, mon bon Monsieur, faites-moi changer de maison, placez-moi
chez mes cousines Daikins, qui sont si bonnes pour moi, qui
me donnent de si bons conseils, et qui cherchent à
me rendre sage. Chez elles, je pourrai le devenir ; chez ma
cousine MacMiche, jamais.
« Adieu, Monsieur ; ayez pitié de moi, qui suis
votre reconnaissant serviteur,
« Charles MacLange. » Cest
bien, dit Juliette ; seulement, avant de
demander à venir demeurer chez nous, tu aurais dû
en parler à ma sur. Je ne sais pas si elle voudra
se charger de ton éducation.
charles.
Et toi, Juliette, voudras-tu me laisser demeurer avec toi
?
juliette.
Oh ! moi, tu sais bien que jen serais enchantée
; je te ferais prier le bon Dieu avec moi ; tu me lirais de
bons livres ; tu me conduirais à la messe, puis chez
des pauvres. Je serais bien heureuse, moi !
charles.
Eh bien, Juliette, si tu le veux, tu le demanderas à
Marianne qui taime tant, et qui ne te refusera pas.
Tu le demanderas, nest-ce pas ?
juliette.
Mais, mon pauvre Charles, nous ne savons pas si ce monsieur
técoutera, sil fera ce que tu lui demandes.
Attendons quil tait répondu.
charles.
À propos, moi qui oublie de lui donner mon adresse
chez toi ! »
Charles ajouta au bas de sa lettre :
« Rue du Baume-Tranquille, n° 3, chez Mlles Daikins.
» Ça fait que lorsque la réponse arrivera,
Marianne louvrira, te la lira, et me la remettra quand
je viendrai. Je vais aller, porter ma lettre à la poste
avec celles de ma cousine ; elles sont dans ma poche. »
Charles mit les lettres dans le post-office, et, avant de
rentrer chez Juliette, il passa à la maison pour raconter
à Betty ce quil venait dapprendre de»
méchantes intentions de Mme MacMiche.
Mme MacMiche nétait pas rentrée.
En sortant de chez Juliette, elle avait été
chez M. Old Nick et lui avait proposé de prendre Charles
en pension.
« A-t-il père et mère ? demanda Old Nick
dun ton bourru.
madame macmiche.
Ni père, ni mère, ni oncle, ni tante. Je suis
sa seule parente, et cest pour cela que je lai
pris chez moi et que je dispose de lui sans que personne ait
à sen mêler. Cest un garçon
insupportable, odieux, qui a tous les vices, ce qui nest
pas étonnant, car
je crois
, je soupçonne
quil est aidé,
soutenu par
, par
les fées, ajouta-t-elle en parlant très bas
et regardant autour delle avec crainte.
old nick.
Hum ! Je naime pas ça
Je naime pas
à avoir affaire à
, à
ces
dames. Il faudra augmenter sa pension daprès
cela.
Comment ! sécria Mme MacMiche avec
effroi. Augmenter
la pension ?
Mais je me trompe
peut-être ; ce nest quune supposition,
une idée.
old nick.
Idée ou non, vous lavez dit, ma bonne dame.
Ce sera six cents francs au lieu de quatre cents. »
Mme MacMiche voulut en vain prouver à Old Nick
quil avait tort dajouter foi à des paroles
dites en lair. Il tint bon et refusa de la débarrasser
de Charles à moins de six cents. Elle consentit enfin
en soupirant et en formant le projet de ne rien payer du tout.
madame macmiche.
Vous voulez donc bien à ces conditions, Monsieur Old
Nick, vous charger de mon vaurien ? Il est difficile ; je
vous ai prévenu ; on nen vient à bout
quen le rouant de coups.
old nick.
Soyez tranquille, Madame ; nous connaissons ça. Nous
en viendrons à bout ; jen ai déjà
une douzaine qui mont été confiés
pour les réduire ; ils ne résistent plus, je
vous en réponds. Nous vous rendrons le vôtre
docile comme un agneau.
madame macmiche.
Je ne vous le redemanderai pas ; gardez-le tant quil
vivra ; je ny tiens pas.
old nick.
Et nous convenons que jen ferai ce que je voudrai,
que personne ne viendra le visiter, que sa pension sera payée
régulièrement tous les trois mois, et toujours
davance, sans quoi je ne le garde pas un jour
Je naime pas, ajouta Old Nick en se grattant loreille,
quil soit soupçonné dêtre
en rapport avec
les dames [1]
Mais puisquil
paye deux cents francs de plus
je le prends tout de
même. Quand me lenverrez-vous ?
madame macmiche.
Demain matin ; ce soir, si vous voulez.
old nick.
Va pour ce soir ; je lattends.
madame macmiche.
Bon ! Cest convenu pour ce soir. »
Mme MacMiche allait sortir ; Old Nick la retint et
dit :
« Nous navons pas réglé le payement
de la pension ; trois mois davance, payés ce
soir en amenant le garçon.
madame macmiche.
Cest bien, cest bien, je vous enverrai ça.
old nick.
Avec lenfant ?
madame macmiche.
Oui, oui, vous me lavez déjà dit. »
Et Mme MacMiche, qui naimait pas quon lui
parlât argent, séloigna précipitamment.
Elle rentra chez elle au moment où Charles sortait
pour retrouver Juliette, après avoir mis Betty au courant
des projets de sa cousine et de sa résolution à
lui bien arrêtée de les contrarier par tous les
moyens possibles.
madame macmiche.
Restez là, Monsieur ; Betty, fais un paquet des effets
de ce vaurien, et mène-le de suite chez M. Old Nick,
à Fairys Hall. »
Betty consternée ne bougea pas.
madame macmiche.
Tu nentends pas ce que je te dis ?
betty.
Madame naura pas le cur de placer ce pauvre Charles
chez M. Old Nick ? Madame sait que cette maison, cest
pis que les galères ; lon y bat les enfants,
que cest une pitié.
madame macmiche.
Il ira chez M. Old Nick.
betty.
Si Charles quitte la maison, je ny resterai certainement
pas sans lui.
madame macmiche.
Tant mieux, va-ten de suite ; je voulais tout juste
te dire de chercher une condition. »
Betty ne dit rien ; elle monta dans sa chambre, fit sa petite
malle, alla faire le paquet de Charles, auquel elle ajouta
quelques effets à elle, comme mouchoirs, bas, gilets
tricotés, et descendit tenant sa malle dune main,
et de lautre le petit paquet du pauvre Charles.
« Viens, mon ami, lui dit-elle, tu ne seras pas plus
malheureux ni plus battu chez le méchant Old Nick que
tu ne las été ici ; il ny a pas
de regret à avoir en cette maison.
Je ne te verrai plus, Betty ? dit tristement Charles.
betty.
Qui sait ? Je vais tâcher de me placer chez M. Old
Nick ; il cherche toujours des servantes. Peut-être
y a-t-il place pour moi dès aujourdhui.
charles.
Quel bonheur, Betty ! Je ne serai pas tout à fait
malheureux, te sachant si près de moi. »
Avant de franchir le seuil de la porte, il se retourna vers
Mme MacMiche, qui voyait échapper sa proie avec
satisfaction et colère : dune part, la joie du
gain quelle ferait en ne payant pas la pension de Charles
et nayant plus à lentretenir ; d'autre
part, la rage de navoir plus personne à tourmenter,
et de les voir partir heureux de la quitter.
« Adieu, ma cousine, dit Charles ; quand je serai grand,
je viendrai vous redemander mes cinquante mille francs, intérêts
et capital, comme vous disiez. »
Mme MacMiche prit un balai pour faire ses derniers
adieux à Charles, mais dun bond il avait déjà
rejoint Betty quand le balai retomba et brisa un carreau de
la porte. ils se sauvèrent, laissant Mme MacMiche
crier et pleurer sur son carreau cassé ; elle ne voulut
pas faire la dépense dun carreau neuf et boucha
louverture avec une feuille de papier quelle fit
tenir avec le reste de la colle de Charles.
dernier exploit de charles.
charles.
Betty, laisse-moi faire mes adieux à Marianne et à
Juliette avant dentrer dans cette maison. Je ny
resterai pas longtemps ; dans peu de jours, jespère
être revenu chez Juliette.
betty.
Et moi, donc ! Tu me laisseras chez ce vieux Old Nick ?
charles.
Je tavertis, précisément pour que tu
ne tengages pas pour longtemps.
betty.
Bien mieux ; jentrerai à lessai, à
la journée.
charles.
Très bien et en sortant de là, nous irons chez
Juliette.
betty.
Mais tu parles den sortir comme si tu en étais
certain. Ils voudront te garder une fois quils te tiendront.
charles.
Pas de danger, va ; je leur rendrai la vie dure, et puis
ma cousine ne payera pas ; je ne leur serai pas profitable.
betty.
Toujours le même ! Tu ne rêves que tours à
jouer.
charles.
Puisquon moblige toujours à la vengeance
!
betty.
Juliette va te prêcher, va ! Nous voici justement arrivés
; reste avec elle pendant que jirai voir à Fairys
Hall si je peux my caser le temps que tu y seras. »
Betty déposa sa malle et le paquet de Charles chez
les Daikins, et partit pour arranger son affaire.
« Eh bien, Charles, quelles nouvelles ? demanda Juliette
avec plus de vivacité quelle nen mettait
ordinairement.
charles.
Elle tavait bien dit ; Betty va me mener ce soir à
Fairys Hall.
juliette.
Pauvre, pauvre Charles ! Jespérais encore quelle
naurait pas le cur de le faire.
charles.
Cur ! Si elle en avait un, oui ; on pourrait
espérer. Mais où est-il son cur ? Dans
son coffre-fort.
juliette.
Et quand on met son cur avec son argent, la malédiction
de Dieu est dans la maison.
charles.
Aussi je suis bien aise den être sorti ; jaurai
quelques mauvais jours à passer, je le sais ; mais
après je serai ici avec vous. As-tu vu Marianne ? Lui
as-tu parlé ?
juliette.
Non, pas encore ; mais elle ne tardera pas à rentrer
pour souper. Je voudrais bien que tu fusses délivré
de M. Old Nick dans quelques jours, comme tu dis ; mais
charles.
Mais tu ne le crois pas. Tu verras. En attendant, Juliette,
il faut que jaille faire une visite au juge de paix.
juliette.
Pour quoi faire ? Il ne peut rien pour toi.
charles.
Si fait ; je vais le prévenir de ce que fait ma cousine
et de la lettre que jai écrite à lami
de ma cousine MacMiche ; et puis je lui demanderai de
me protéger et de me faire demeurer chez vous. Au revoir,
Juliette. »
Charles sortit et revint une demi-heure après ; il
avait lair enchanté.
« Jai bien fait dy aller, Juliette ; M.
le juge a été très bon pour moi ; il
ma demandé ladresse de lami de ma
cousine MacMiche ; il ma promis de venir voir
Marianne pour les cinquante mille francs de mon père
; il ma donné en riant la permission de me faire
renvoyer de Fairys Hall et de venir demeurer chez toi,
si Marianne veut bien le permettre et comme je lui disais
que vous étiez pauvres, il ma dit quil
retirerait mon argent de chez ma cousine, et quil le
confierait à Marianne, qui sera ma tutrice. Je serai
bien content de tout ça, et que Marianne soit ma tutrice
! »
Juliette partagea le bonheur de Charles, et tous deux firent
des projets davenir, dans lesquels Charles devait mener
la vie, dun saint. Quand Betty rentra, elle les trouva
heureux de ce prochain espoir.
betty.
Jentre ce soir chez le vieux Old Nick, moyennant quil
ne me paye pas les journées dessai que jy
passerai.
juliette.
Comment vous a semblé la maison, Betty ?
betty.
Pas belle, pas bonne ; sale, triste ; les enfants ont lair
misérable ; les maîtres ont lair mauvais
; les domestiques ont lair malheureux.
charles.
Mais
alors
toi, ma bonne Betty, tu seras malheureuse
?
betty.
Ah bah ! Quelques jours seront bien vite passés. Et
puis, je saurai me défendre jai bec et ongles,
et tant que tu seras là, jy serai aussi.
juliette.
Merci, Betty, merci pour mon pauvre Charles. »
Charles sauta au cou de Betty.
« Et moi aussi, ma bonne, ma chère Betty, je
te remercie du fond du cur. Et quand je serai ici, tu
viendras aussi, et je payerai tout avec mon argent.
betty.
Ha ! ha ! ha ! Comme tu arranges ça, toi ! Nous verrons,
nous verrons ; en attendant, faisons nos adieux à Juliette
et marchons à la victoire, car nous en viendrons à
bout, à nous deux. »
Marianne entra au moment où Charles demandait à
lattendre ; il lui raconta tout ce qui venait darriver,
sa lettre à lami de sa cousine MacMiche,
sa visite au juge, son vif désir de venir demeurer
chez elles, etc.
Marianne écouta attentivement, réfléchit
un instant, parla bas à Juliette, qui commença
par pleurer, ensuite elle parla vivement, et finit par baiser
les mains de Marianne, et par lembrasser tendrement.
marianne.
Juliette me le demande ; je veux bien te prendre, Charles
; mais à la condition que si tu tourmentes Juliette,
si tu me désobéis, si tu te mets en colère
charles.
Jamais, jamais, Marianne ; jamais, je le jure ! Je serai
votre esclave ; je ferai tout ce que voudra Juliette, jembrasserai
ma cousine MacMiche si Juliette me lordonne ;
je serai doux, doux comme
Juliette.
betty, riant.
Veux-tu te taire, vif-argent ! Tu en dis trop ! La bonne
volonté y est, mais le naturel aussi. Tu seras aussi
bon, aussi obéissant, aussi doux que tu pourras lêtre
mais tu seras toujours salpêtre. »
Charles regarda dun air inquiet Marianne qui paraissait
ébranlée, et Juliette qui semblait mécontente.
juliette, vivement.
Puisque Charles promet, nous pouvons le croire, Betty ; il
na jamais manqué à sa parole. Dailleurs
il serait cruel et coupable de lui refuser son dernier asile
; il na de parents, après Mme MacMiche,
que Marianne et moi ; et si nous le refusons, il sera à
la merci du premier venu. Nest-ce pas, Marianne ?
Réponds, Marianne, je ten conjure.
marianne, avec hésitation.
Je crois comme toi que cest un devoir pour nous ; il
dépend de Charles de le rendre agréable ou pénible.
charles.
Croyez-en ma parole, Marianne ; vous naurez pas à
regretter votre acte de condescendance envers Juliette et
de charité envers moi.
juliette.
Oh ! Charles ! charité ! Pourquoi dis-tu cela ?
charles, ému.
Parce que cest réellement une charité
que vous me faites ; tu le sens bien, quoique tu ne veuilles
pas lavouer, de peur de me blesser. Mais ce qui est
vrai ne me blesse jamais, Juliette ; le mensonge et linjustice
seuls mirritent.
marianne.
Allons, allons, tout ça est la vérité
vraie ; cest superbe, cest touchant ; mais il
faut partir, pour arriver avant le coucher de M. Old Nick.
»
Charles embrassa affectueusement Marianne, très tendrement
Juliette, courut à la porte, et sortit sans tourner
la tête, de peur de voir Juliette pleurer son départ.
»
Ni lui ni Betty ne dirent mot jusquà la porte
de Fairys Hall. Betty frappa, on ouvrit, et ils franchirent
le seuil de leur prison. Un homme de la maison fut chargé
de les conduire au concierge. Betty lui adressa quelques questions
qui nobtinrent aucune réponse : lhomme
était sourd à ne pas entendre le tonnerre ;
cétait lui qui était sonneur de la maison,
concierge et fouetteur.
« Du monde, monsieur, dit lhomme sourd en introduisant
Betty et Charles dans le cabinet de M. Old Nick.
old nick.
Cest vous qui entrez à mon service et qui mamenez
ce garçon ?
betty.
Cest moi, Monsieur, qui entre chez vous gratis, à
lessai, et qui vous amène Charles MacLance
dans les mêmes conditions.
old nick.
Hé quoi ! gratis ? Jai demandé trois
mois payés
davance. Où sont-ils ? donnez-les-moi.
betty.
Mme MacMiche ne ma rien donné, Monsieur,
quun petit paquet des effets de Charles.
old nick, sèchement.
Je ne reçois jamais un élève sans être
payé davance. Va-ten, mon garçon
; je nai pas besoin de toi.
betty.
Monsieur ne veut pas de Charles ?
old nick.
Sans argent, non.
betty.
Allons, nous allons nous en retourner. Bien le bonsoir, Monsieur.
old nick, vivement.
Pas vous, pas vous ! Je vous garde ; jai besoin de.
vous.
betty.
Je nentrerai pas ici sans Charles, Monsieur.
old nick.
Ah ça ! mais quest-ce qui vous prend, la fille
? Je vous ai prise gratis ; mais lui doit payer.
betty.
Cest Mme MacMiche que ça regarde ; moi,
je ne quitte pas mon élève.
old nick.
Ah ! cest votre élève ! Écoutez,
je veux bien le garder huit jours ; mais au bout de ce temps,
si je ne suis pas payé du trimestre, je le flanque
à la porte (elle maura toujours servi huit jours
pour rien : ça pavera plus que la nourriture de ce
« Cest vous qui entrez à mon service ?
» garçon, se dit-il). Toi, va à létude,
mon garçon ; et vous, allez à la cuisine ; ma
femme y est seule ; il faut laider. »
Betty mena Charles jusquà la porte quon
lui indiqua, et alla elle-même à la recherche
de la cuisine.
Lorsque Charles entra à létude, tous
les yeux se portèrent sur lui : le surveillant le regardait
dun il sournois et méfiant ; les enfants
examinaient le nouveau venu avec surprise, son air décidé
et espiègle semblait annoncer des événements
inaccoutumés et intéressants.
Cette première soirée noffrit pourtant
aucun épisode extraordinaire. Charles navait
pas de devoirs à faire ; il sassit sur lextrémité
dun banc et sy endormit. Il fut réveillé
en sursaut par un gros chat noir qui lui laboura la main dun
coup de griffe ; Charles riposta par un coup de poing qui
fit dégringoler par terre ce nouvel ennemi du repos
et de la douceur de Charles. Le chat se réfugia en
miaulant sous le banc du surveillant. Celui-ci lança
au nouveau venu un regard foudroyant et sembla indécis
entre la paix ou la guerre. Après un instant de réflexion
il se décida pour une paix
provisoire.
Deux jours se passèrent assez paisiblement pour Charles
; il employait utilement son temps à faire connaissance
avec les usages de la maison et avec les enfants, dont il
observa les caractères divers ; il eut bientôt
reconnu ceux, très nombreux, auxquels il pouvait se
fier et ceux, très rares, qui le trahiraient à
loccasion. Il les interrogea sur les bruits qui couraient
dans le bourg, de fées qui troublaient le repos des
nuits, dapparitions de fantômes, dhommes
noirs, etc. Tous en avaient connaissance, mais jamais personne
navait vu ni entendu rien de semblable ; ce qui nempêcha
pas Chartes de concevoir des projets dont les fées
devaient être la base principale.
Charles voyait souvent Betty, car cétait elle
qui aidait à la cuisine, qui faisait les chambres,
qui balayait les salles détude, etc. Il la tenait
au courant de tout, et Betty devait lui venir en aide pour
divers tours quil projetait.
Pendant ces deux jours, Charles navait pas encore travaillé
avec ses camarades ; on lavait laissé prendre
connaissance des études et de la discipline sévère
de la maison ; il avait été témoin de
plusieurs punitions, lesquelles se réduisaient toutes
au fouet plus ou moins sévèrement appliqué.
Il navait eu aucun démêlé avec les
surveillants, ne sétant pas encore trouvé
en rapport de travail avec eux ; mais il avait eu quelques
discussions avec le protégé des surveillants,
un gros chat noir qui semblait lavoir pris en haine
et qui ne perdait aucune occasion de le lui témoigner.
Charles lui rendait, avec usure, ses sentiments dantipathie
et ses mauvais procédés ; ainsi, dès
les premiers jours de son arrivée, il se trouva en
tête-à-tête avec son ennemi dans un cabinet
retiré ; tous deux se précipitèrent lun
sur lautre. Charles attrapa un coup de griffe formidable,
quil paya dun bon coup de « Est-ce la place
dun élève, près de moi, sur une
estrade ? » poing. Le chat sauta à la poitrine
de Charles, qui le saisit à la gorge, maintint avec
son genou la tête et le corps de son antagoniste, tira
de sa poche une ficelle, quil attacha à la queue
du chat après avoir attaché à lautre
bout une boule de papier ; puis il ouvrit la porte et lâcha
lanimal, qui disparut en un clin dil, traînant
après lui ce papier dont le bruit et les bonds lui
causaient une frayeur épouvantable. Charles était
rentré dans létude lorsque le chat sy
précipita à la suite dun élève
qui arrivait ; chacun tourna la tête à ce bruit.
Le maître appela son favori, le délivra de son
instrument de torture et promena un regard furieux et scrutateur
sur tous les élèves ; mais il ne put découvrir
aucun symptôme de culpabilité sur ces physionomies
animées par la curiosité et par une satisfaction
contenue. Tous avaient à se plaindre de la méchanceté
de ce chat, et tous triomphaient de sa première défaite.
Le maître interrogea les élèves et nobtint
que des réponses insignifiantes ; Charles parut innocent
comme les autres ; son premier mot fut « Pauvre bête
! comme cest méchant ! » Laffaire
resta donc à létat de mystère,
et le coupable demeura impuni.
Cétait la première fois que chose pareille
arrivait ; les élèves, plus fins que le surveillant,
flairèrent le savoir-faire du nouveau venu, et lui
accordèrent une part plus grande dans leur estime et
leur confiance.
Il fallut pourtant que Charles commençât à
travailler comme les autres. Le troisième jour, après
une série dexécutions auxquelles assistèrent
les enfants comme dhabitude, Boxear, le surveillant,
signifia à Charles quil allait désormais
assister aux leçons et faire ses devoirs comme ses
camarades. Charles en fut satisfait. Cétait du
nouveau pour lui ; il avait le désir dapprendre
et il écouta avec une attention soutenue.
Après la leçon on commença létude
; les élèves se placèrent devant leurs
pupitres ; Charles nen avait pas encore, il demanda
où il devait travailler.
boxear.
À votre pupitre, Monsieur.
charles.
Lequel, Monsieur ?
boxear.
Le premier vacant. »
Charles en aperçut un inoccupé près
du surveillant ; cétait celui du remplaçant.
Charles alla sy placer.
Boxear se retourna vers lui, croisa ses bras et le regarda
dun air indigné :
« Avez-vous perdu la tête, petit drôle
? dit-il. Est-ce la place dun élève, près
de moi, sur une estrade ?
charles.
Ma foi ! Monsieur, est-ce que je sais, moi ? Est-ce que je
peux deviner, moi ? Vous me dites le premier vacant ; japerçois
celui-ci, je le prends.
boxear.
Ah ! Monsieur est beau parleur ! Monsieur est raisonneur
! Monsieur est insubordonné, Il le fit tournoyer en
lair et le lança sur le pupitre du surveillant.
révolutionnaire, etc. Voilà comme nous venons
à bout des beaux parleurs (il lui tire les cheveux)
des raisonneurs (il lui donne des claques) ; des insubordonnés
(il lui donne des coups de règle) ; des révolutionnaires
(il lui donne des coups de fouet). Allez, Monsieur, chercher
un pupitre vacant. »
Charles navait pas poussé un cri, pas laissé
échapper un soupir ; les visières du cousin
MacMiche, qui occupaient toujours leur poste de préservation,
avaient été pour beaucoup dans ce courage héroïque
; il jeta un coup dil dans la salle et alla prendre
place près dun garçon de son âge
à peu près et qui avait des larmes dans les
yeux.
« Celui-ci est bon, se dit-il ; il ne me trahira pas
à loccasion. »
Le maître lexaminait avec attention ; «
il ne sera pas facile à réduire, pensa-t-il
; pas une larme, pas une plainte ! Il faudra bien pourtant
en venir à bout. »
« Minet ! » appela le maître. Le chat noir
à lair féroce répondit par un miaulement
enroué qui ressemblait plutôt à un rugissement,
et sauta sur la table de son maître. Celui-ci fit une
grosse boulette de papier, la fit voir au chat, qui fit gros
dos, leva la queue, dressa les oreilles, et suivit de lil
tous les mouvements du maître, jusquà ce
que la boulette lancée fut retombée sur la tête
de Charles. Il poussa un second miaulement rauque et dun
bond fut sur la tête et sur les épaules de son
ennemi, quil se mit à mordre et à griffer,
tout en poursuivant la boulette qui roulait sous ses griffes
et ses dents.
Charles se défendit de son mieux, lui tira les pattes
à les lui briser, lui serra le cou à létrangler
; le chat se sentit vaincu et voulut sauter bas, mais Charles
ne lui en donna pas le temps ; il lempoigna par les
pattes de derrière, et, malgré les cris désespérés
de lanimal, malgré les cris furieux du maître,
il le fit tournoyer en lair et le lança sur le
pupitre du surveillant, qui reçut dans ses bras son
chat étourdi et presque inanimé. Les yeux du
maître lançaient des éclairs. Il descendit
de son estrade, se dirigea vers Charles, le fit rudement avancer
jusquau milieu de la salle, le força à
se coucher à terre, et commença à le
déshabiller pour lui faire sentir la dureté
du fouet quil tenait à la main. Mais à
peine eut-il enlevé à Charles son vêtement
inférieur, quil recula épouvanté
comme lavait fait Mme MacMiche : les diables étaient
encore à leur poste, frais et menaçants. Charles
devina et se releva triomphant.
« Je suis un protégé des fées,
dit-il, jen porte les armes ; malheur à qui me
touche ! trois fois malheur à qui me frappe ! »
Boxear ne savait trop que penser ; il commença pourtant
par reculer ; le hasard voulut quen reculant il trébuchât
sur un tabouret, qui le fit tomber en avant ; il se trouva
avoir le pied foulé et le nez très endommagé
; les enfants, voyant quil ne pouvait se relever, quittèrent
leurs bancs, et, Ils lui tirèrent les bras. sous prétexte
de lui porter secours, ils lui tirèrent les bras, les
jambes, la tête, le faisant retomber après lavoir
enlevé et le tourmentant de toutes les façons,
toujours pour lui venir en aide.
« Laissez-moi ! criait-il ; ne me touchez pas, petits
gredins ! Allez chercher quelquun pour me relever. »
Mais les enfants nen continuaient pas moins leurs bons
offices, malgré les hurlements du blessé.
Charles trouva moyen, dans le tumulte, de glisser à
loreille de quelques camarades lorigine des diables
qui les avaient tous effrayés ; la nouvelle courut
bien vite dans la salle, et Charles devint dès ce moment
lobjet de leur admiration et de leurs espérances.
méfaits de lhomme noir
Quand le tumulte fut apaisé, que des hommes du dehors
furent accourus, attirés par le bruit, et que le surveillant
fut emporté, les enfants entourèrent Charles,
le félicitèrent de son courage et le supplièrent
de se mettre à leur tête pour les venger des
rigueurs cruelles de leurs maîtres. Il le leur promit
; la cloche sonna le souper ; après avoir mangé
à sa faim, quoique le repas ne fût composé
que de haricots au beurre rance et de salade à leau
et au sel, Charles passa une récréation agréable
en se faisant donner de nouveaux détails par ses camarades
et en cherchant les moyens de tirer parti de lhomme
noir et des croyances populaires sur les fées et apparitions
dans ce vieux château. Il leur recommanda de tâcher
de faire parvenir aux oreilles des maîtres des histoires
de fantômes, et feindre des terreurs, afin de donner
quelque probabilité aux tours quil se préparait
à jouer, et pour lesquels Betty devait lui être
dune grande utilité. Tous jurèrent de
ne pas le trahir et sétonnèrent de navoir
pas reçu la visite de M. Old Nick à la suite
de laccident arrivé au surveillant ; ils ignoraient
que Boxear avait une grande terreur des fées, et quil
navait osé parler à M. Old Nick de rien
de ce qui eût rapport à son accident. Ils restèrent
inquiets jusquà la fin de la journée,
mais personne ne les avait interrogés ni grondés.
Le sonneur sourd navait pas paru, cétait
lui qui était chargé dadministrer le fouet
aux enfants. Ne pouvant être attendri par les cris quil
nentendait pas, ni corrompu par les promesses, ni effrayé
par les menaces, il sacquittait de son ministère
avec une dureté et même une cruauté qui
le faisaient haïr des élèves et apprécier
des maîtres, dont il était le premier soutien.
La journée sacheva assez paisiblement lheure
du coucher sonna ; Charles avait observé que la cloche
se trouvait entre deux fenêtres du dortoir et quon
pouvait latteindre très facilement.
« Demain, dit-il, nous ne nous lèverons pas
à quatre heures et demie.
Il le faudra bien, répondit un des enfants
; à quatre heures et demie, le sourd sonne la cloche
du réveil.
charles.
Il ne la sonnera pas demain.
un camarade.
Comment ? Pourquoi ?
charles.
Vous le saurez demain. Dormez, dormez votre content. »
Les enfants ne purent rien arracher de Charles ; ils se couchèrent
pleins de curiosité et ils sendormirent promptement.
Charles veilla longtemps. Quand il vit tout le monde profondément
endormi, il se leva, ouvrit sans bruit la fenêtre qui
donnait sur la cloche, décrocha le battant, ferma la
croisée et alla cacher le battant dans le tas aux ordures.
Puis il se recoucha content de son expédition et sendormit
comme ses camarades.
Le lendemain, à quatre heures et demie moins une minute,
le sonneur était à son poste ; il prit la corde,
la tira en cadence, comme il en avait lhabitude, et
la raccrocha sans se douter quil navait produit
aucun son. Cinq heures, six heures sonnèrent ; tout
dormait encore à Fairys Hall. Le sonneur sétonna
enfin de ce calme inaccoutumé ; il monta dans le dortoir
tout le monde dormait ; chez les surveillants, même
silence ; chez M. Old Nick, un il chassieux entrouvert
donna au sonneur la hardiesse de demander pourquoi il ne trouvait
personne de levé à six heures.
« Six heures, malheureux ! sécria M. Old
Nick sautant à bas de son lit. Six heures ! et tu nas
pas encore sonné ? »
Le sonneur nentendait pas, mais il comprit que le maître
était mécontent.
« Ce nest pas ma faute, répondit-il au
hasard ; jai sonné comme à lordinaire,
bien exactement, et personne ne sest levé. »
M. Old Nick lui fit comprendre par signes quil allait
être puni pour navoir pas sonné. Le sonneur
eut beau protester de son innocence et de son exactitude,
M. Old Nick lui fit comprendre quil aurait à
payer une amende de deux francs, somme considérable
pour le sonneur, qui ne gagnait que soixante francs par an.
Charles sétait éveillé à
quatre heures et demie au bruit léger quavait
fait le sonneur en décrochant et en accrochant la corde
; il se posta à la fenêtre, et dès que
le sonneur fut rentré dans sa loge, il raccrocha le
battant ; de sorte que lorsque M. Old Nick alla examiner la
cloche, il la trouva en bon état et sonna lui-même,
à tours de bras, pour éveiller les dormeurs.
Les élèves furent ravis de se sentir reposés
et dapprendre quils avaient dormi jusquà
six heures et les surveillants, tout en feignant un grand
mécontentement de cette heure et demie perdue pour
le travail, sen réjouirent intérieurement
et se sentirent plus disposés à lindulgence.
Quand on se réunit et que M. Old Nick interrogea maîtres
et élèves, personne ne put lui rien dire sur
le retard de la cloche. Charles seul dit quil avait
vu un homme noir traverser le dortoir et disparaître
par la fenêtre.
m. old nick.
Ah ! ah ! cest un indice, ça ! Cet homme noir,
quelle taille avait-il ? Nétait-ce pas un de
tes camarades ?
charles.
Oh ! Monsieur ! il était énorme ; je navais
jamais vu un homme aussi grand.
m. old nick.
Comment était-il vêtu ?
charles.
Il avait une grande robe noire qui flottait autour
de lui.
m. old nick.
Et par où a-t-il passé ?
charles.
Ah ! Monsieur, je ne sais pas ; jai eu peur quand je
lai vu passer à moitié dans la fenêtre,
jai fermé les yeux, et quand je les ai ouverts
il ny était plus.
m. old nick.
Est-ce vrai, ce que tu dis là, polisson ?
charles.
Oh ! Monsieur, cest si vrai que jai eu du mal
à me rendormir et que jai peur encore en y pensant.
»
Old Nick le regarda quelque temps, hocha la tête et
dit à mi-voix :
« Je ne sais que croire
Lhomme noir !
Comment laurait-il su ?
Cest singulier !
très singulier ! » Et il sen alla.
Charles expliqua laffaire à ses camarades, en
récréation ; il avait trouvé aussi moyen
de voir Betty, de la mettre au courant des événements
et de lui recommander le méchant chat.
« Sois tranquille, lui avait répondu Betty,
il ne lemportera pas en paradis et il ne recommencera
pas, je ten réponds ; ne teffraye pas si
tu mentends crier : ce sera une attrape. »
Le déjeuner sonna, les frères Old Nick et les
maîtres mangeaient à part, pour faire un meilleur
repas que les élèves, auxquels on servit des
haricots, comme la veille, et du fromage à la pie.
Mais le repas ne se passa pas sans incident. Cétait
Chacun poussa un cri dhorreur. (Page 160. Betty qui
devait apporter la soupe à la table des oppresseurs
(cest ainsi que les avaient surnommés les enfants).
Dans le corridor qui précédait la salle à
manger et que devait suivre Betty, on entendit un grand cri,
puis un second. Un des maîtres allait se lever pour
voir doù provenaient ces cris, lorsque Betty
entra, tremblante, haletante : elle tenait dans les mains
la soupière destinée à assouvir la faim
des maîtres, mais elle tremblait si fort, quen
la passant au-dessus de M. Old Nick aîné, elle
en répandit sur sa tête et sur son visage. Old
Nick cria à son tour ; il avait la figure échaudée
; il tempêtait, menaçait.
« Pardon, Monsieur, pardon, mon respectable maître,
dit Betty dune voix chevrotante en plaçant la
soupière sur la table jai eu si peur dans le
corridor !
Peur de quoi, sotte ? répliqua Old Nick. Quand
même vous auriez vu le diable, ce nest pas une
raison pour méchauder la tête et la figure
! Je ne suis pas une tête de veau, je suppose !
betty.
Oh ! Monsieur ne croit pas si bien dire !
m. old nick.
Comment, insolente ? Vous osez me traiter de tête de
veau ?
betty, avec indignation.
Jamais, Monsieur ! jamais un veau et Monsieur ne se sont
accordés dans ma pensée. Non, non, je répondais
à ce que Monsieur me disait du diable. Cest que
cest tout juste lui que jai vu. Un grand homme
noir, énorme, qui ma barré le passage
; jai crié, comme Monsieur peut bien penser.
Puis il a enlevé le couvercle de ma soupière,
il a enfoncé dedans quelque chose de noir comme lui,
et il a disparu. Cest alors que jai jeté
mon second cri. Et il y avait de quoi, comme Monsieur peut
bien penser. »
Old Nick enleva le couvercle et vit flotter réellement
quelque chose de noir dans la soupière ; il piqua avec
sa fourchette et retira avec grande peine un chat, un énorme
chat, le chat noir du surveillant. Chacun poussa un cri dhorreur
et de terreur : horreur pour la fin prématurée
et cruelle de leur complice ; terreur, à cause de lhomme
noir qui faisait sa seconde apparition dans la maison. Personne
ne parla ; M. Old Nick fit emporter la soupe, que tous regrettaient,
mais à laquelle personne nosa goûter. Betty
alla chercher le second plat, qui arriva sain et sauf et qui
fut adroitement placé sur la table sans perdre une
goutte de son jus. Cétait un bon morceau de buf
braisé dont Betty avait enlevé un bout, quelle
trouva moyen de glisser à Charles dans la récréation
qui suivit le dîner. Elle lui raconta quelle avait
trouvé le chat mort dans le bûcher, probablement
par suite de sa chute, et quelle sen était
servie pour faire croire à une seconde apparition de
lhomme noir.
La récréation fut troublée par cinq
ou six exécutions ordonnées par les frères
Old Nick. Le sonneur se vengea sur les malheureux enfants
de la punition injuste quil avait subie. Charles eut
soin de nexciter la colère daucun des maîtres
; il se réservait pour les grands coups.
de charybde en scylla
événements tragiques.
À la fin de la journée, les élèves
regrettèrent de ne pouvoir, le lendemain, prolonger
leur nuit comme la précédente.
« Soyez tranquilles, dit Charles, vous dormirez demain
comme aujourdhui.
Comment feras-tu ?
Vous verrez, dit Charles ; en attendant, dormez. »
On avait déjà confiance dans le génie
inventif de Charles ; personne ne linterrogea.
Quand tout le monde fut endormi, il se leva, ouvrit la fenêtre,
fixa la corde à un crochet qui se trouvait dans le
mur, à un pied au-dessus de la cloche, referma la fenêtre,
se recoucha et dormit jusquà ce quun petit
bruit qui se fit sous la fenêtre léveilla,
il passa la tête à la croisée, vit le
sourd qui sonnait tant quil pouvait sans amener aucun
son ; attendit comme la veille que le sonneur fut rentré,
et décrocha la corde.
Cinq heures, six heures ! et, comme la veille, silence général
!
« Cest singulier ! se dit le sourd. Comme hier
! Personne ne bouge ! Quest-ce qui leur arrive donc
? Et cest à moi que sen prend le maître
! Comme si jétais fautif de ce quils sont
un tas de paresseux
Ma foi, aujourdhui je ne monte
pas, quand ils dormiraient jusquà midi ! tant
pis pour eux ! et si on veut me faire payer une nouvelle amende,
je me fâche et je men vais. Cest quils
seraient bien embarrassés sans moi ! Je leur suis commode
et pas cher, ma foi ! »
Le sonneur sourd fut tiré de ses réflexions
par un grand coup de poing dans le dos ; il se retourna brusquement
: cétait M. Old Nick qui annonçait ainsi
une nouvelle explosion de colère. Le sonneur ne lui
donna pas le temps de sexprimer ; il cria lui-même
contre les maîtres, les élèves, les frères
Old Nick, contre tout létablissement, menaça
de sen aller, de les dénoncer au juge de paix,
et termina ce flux de paroles que rien ne put arrêter,
en exigeant quon lui rendît ses deux francs de
la veille, sans quoi il sen irait de suite et ruinerait
la maison, racontant ce qui sy passait et quon
y frayait avec les fées.
Old Nick jeta au vent un flot dinjures des plus éloquentes,
mais le sonneur ne pouvait en apprécier la valeur puisquil
nen avait rien entendu ; et finalement Old Nick fut
obligé de céder, de tirer deux francs de sa
poche et de les mettre dans la main du sourd. Celui-ci se
radoucit et fit valoir sa délicatesse de ne réclamer
aucune indemnité pour laccusation injuste dont
il avait été lobjet.
Pourtant on avait fini par séveiller au son
de la cloche sonnée par M. Old Nick en personne ; comme
la veille, la surprise et la satisfaction furent grandes ;
on parla beaucoup de lhomme noir et de ses tours ; Charles
en réservait encore un pour le dîner. Il sétait
assuré de lheure à laquelle le sourd allait
à la cave chercher le breuvage. Ce breuvage était
un affreux mélange de cidre frelaté, coupé
de neuf dixièmes deau ; il demanda une permission
de cabinet, se cacha dans un renfoncement noir à lentrée
de la cave, attendit le passage du sonneur sourd, le suivit
hardiment, mais de loin ; et quand le breuvage coula à
pleins bords dans le pot, Charles sélança
sur le sonneur, et du même bond le jeta par terre, éteignit
la chandelle et renversa le pot. Le sourd cria de toute la
force de ses poumons ; Charles se cacha dans son coin noir
; un camarade du sonneur arriva, portant aussi une chandelle
; Charles profita du moment où il se baissait et tâchait
de savoir ce qui était advenu de son camarade, pour
sauter sur lui comme sur le sonneur, éteindre la chandelle,
et lui souffler à loreille : Lhomme noir
! Le camarade poussa des cris plus perçants encore
que ceux du sourd ; M. Old Nick arriva lui-même pour
savoir doù provenait ce tapage. Et lui comme
les autres fut renversé, roulé, plongé
dans lobscurité et dans la boue de la boisson.
Et lui aussi joignit ses cris à ceux de ses domestiques.
Aussitôt lexpédition terminée,
Charles avait prestement fermé la porte, tiré
la clef, quil lança par-dessus les toits, et
sétait dépêché de rentrer
à létude, pour y reprendre sa place et
son travail.
Lheure du souper était passée ; personne
ne sonnait ; dans les études, à la cuisine,
on sétonnait, on simpatientait ; enfin,
mistress Old Nick, inquiète de ne pas entendre la cloche
et de ne pas voir son mari, appela, chercha et entendit du
bruit venant de la cave ; elle se dirigea de ce côté
et entendit en effet un bruit formidable ; les trois prisonniers
appelaient, criaient, battaient la porte, des poings et des
pieds ; mistress Old Nick joignit ses cris à ceux de
son mari et de ses compagnons dinfortune ; elle appela
M. Old Nick junior, Betty, les maîtres, les élèves
; tous accoururent, et ce fut alors un vacarme épouvantable
les maîtres donnaient leur avis, les prisonniers demandaient
leur délivrance, mistress Old Nick et Betty déploraient
cette inconcevable aventure ; les élèves accusaient
les fées, lhomme noir, et les invoquaient tour
à tour. Après une demi-heure de vociférations,
Charles eut lheureuse et intelligente pensée
de faire ouvrir la porte par un serrurier ; Old Nick junior
courut en chercher un, et lamena non sans difficulté,
car il était tard ; la journée de travail était
finie. Le serrurier eut beaucoup de peine à ouvrir
; la serrure était solide et il fallut la faire sauter
; enfin la porte céda, et les prisonniers revirent
la lumière ; elle ne leur fut pas favorable ; ils étaient
inondés de boisson jaunâtre, couverts de la boue
dans laquelle ils sétaient roulés ; elle
sétait formée par le liquide qui coulait
toujours et qui détrempait la terre de la cave. Mistress
Old Nick se jeta dans les bras de son mari, qui se jeta dans
ceux de Betty, qui se jeta dans ceux de Old Nick junior, mais
avec une telle expansion de joie que le frère Old Nick
trébucha et roula sur lescalier de la cave les
cris recommencèrent, mais moins aigus, moins assourdissants
; les élèves ny étaient plus. On
les retrouva plus tard au réfectoire, où ils
attendaient leur souper. Tout le monde avait si faim, que
M. Old Nick remit au lendemain lenquête sur lévénement.
Betty servit les enfants, qui mangèrent à peine,
tant la triste position de M. Old Nick, du sonneur et de son
camarade les avait péniblement impressionnés,
dirent-ils.
Quand les victimes de Charles furent essuyées, lavées,
changées de vêtements, elles vinrent se mettre
à table.
Les maîtres mouraient de faim ; Betty sempressa
de servir la soupe.
« Pouah ! que votre soupe est mauvaise, Betty dit Old
Nick. Cest de leau et du sel.
betty.
Cest Madame qui la faite, monsieur.
Allez nous chercher le plat de viande », dit
Old Nick avec humeur.
Le plat de viande fut apporté.
« Horreur ! sécria-t-il. Cest affreux
! des nerfs à la chandelle !
betty.
Ah ! je vois ! Madame se sera sans doute trompée elle
aura versé dans les plats de ces Messieurs le ragoût
des enfants.
old nick.
Va voir ça ! Cest détestable ! Je meurs
de faim ! »
Betty revint dun air consterné.
« Il ny a plus rien, Monsieur ; Madame dit que
cest bien le plat des maîtres quelle a servi.
»
M. Old Nick nosa pas se laisser aller à sa colère
; sa femme avait fait le dîner ; cétait
elle qui avait versé dans le plat. Il ne disait rien.
Betty sécria :
« Cest lhomme noir, Monsieur ; bien sûr,
cest lhomme noir !
old nick.
Tais-toi ! Ne mennuie pas de tes sornettes ! Lhomme
noir a bon dos. Je finirai bien par découvrir cet affreux
homme noir. »
Betty riait sous cape ; elle savait bien où avait
passé le dîner des maîtres. Il était
dans les estomacs des enfants. Profitant des cris poussés
à la porte de la cave, Betty avait donné à
Charles ses instructions ; il les avait mises à profit
; les enfants sétaient éclipsés
sans bruit, et lavaient suivi à la cuisine abandonnée
; ils prirent, daprès les indications de Betty,
la soupe, la viande, les légumes des maîtres,
et mangèrent tout avec délices ; ensuite Charles
versa dans les casseroles vidées la soupe, la viande,
les légumes destinés aux enfants, et remit le
tout au feu comme lavait laissé Mme Old Nick.
Ils allèrent au réfectoire après avoir
fini leur repas, et ils y étaient installés
depuis peu dinstants quand les maîtres firent
leur entrée. Personne ne devina le tour ; et pourtant
Old Nick avait des soupçons ; trop de choses merveilleuses
se passaient depuis quelques jours dans sa maison ; il ne
croyait que vaguement aux fées et à lhomme
noir, et il résolut de surveiller plus que jamais les
démarches des enfants, surtout celles de Charles, quil
soupçonnait plus particulièrement. Les surveillants
partageaient la méfiance de Old Nick, de sorte quà
tout hasard ils donnaient à Charles, pour le plus léger
manquement, des coups de fouet, des coups de pied, des coups
de poing qui le mettaient hors de lui et lexcitaient
à la vengeance.
« Nous voici déjà à lundi, pensa
Charles eu séveillant le lendemain à six
heures. Aujourdhui M. Old Nick doit faire une enquête
sur les événements ; personne des camarades
ne me trahira ; je suis maître de la position, et demain,
mardi, je me ferai renvoyer de cette affreuse maison. »
Ce matin encore, la cloche navait pas sonné
; Charles avait cette fois détaché la cloche
elle-même. Quand il fut éveillé à
quatre heures et demie par le petit bruit accoutumé,
il voulut, comme les jours précédents, remettre
la cloche ; mais, au moment où il approchait de la
fenêtre, il aperçut M. Old Nick qui sétait
embusqué au pied du mur pour prendre le malfaiteur
; il rentra bien vite la tête, referma sans bruit la
fenêtre et se trouva possesseur de la cloche.
« Quen ferai-je ? pensa-t-il. La cacher dans
ma paillasse est impossible ; on la trouverait de suite ;
elle est trop grosse
Ah ! une idée ! »
Charles prit la cloche, la porta dans un cabinet attenant
au dortoir et ly laissa. Tranquille de ce côté,
il se recoucha et se rendormit.
enquête
derniers terribles procédés de charles
On se réveilla pourtant, on se leva, on shabilla,
on déjeuna, et, en guise de récréation,
lenquête de M. Old Nick en personne fut annoncée,
et les enfants furent tous rangés autour de la grande
salle détude. M. Old Nick entra, grimpa sur lestrade,
parcourut dun regard majestueux toute lassemblée,
et commença son discours :
« Messieurs ! Vous êtes des polissons, des sacripants,
des gueux, des filous, des scélérats, du gibier
de potence ! Vous vous soutenez tous entre vous, contre vos
estimables maîtres ! Vous leur rendez la vie insupportable
! (Un sourire de satisfaction se manifeste dans tout lauditoire.)
Je voudrais pouvoir vous fouetter tous, vous enfermer tous
au cachot. Cest malheureusement impossible ! Il faut
donc que celui ou ceux dentre vous qui est ou qui sont
lauteur ou les auteurs des scélératesses
récemment commises se déclarent ; que si leur
lâcheté les fait reculer devant la punition exemplaire,
terrible, inouïe, qui leur est préparée,
jadjure leurs amis et tours camarades de les dévoiler,
de les nommer, de les abandonner à ma juste colère
!
Eh bien ! Messieurs, jattends !
Personne
ne dit mot ?
Retenue générale jusquà
ce que le coupable soit nommé et livré. Il y
aura punition séparée pour chacun des méfaits,
que jappelle crimes, commis depuis quelques jours :
« Trois prétendus maléfices jetés
sur la cloche du réveil.
« Deux atrocités commises contre le chat du
respectable M. Boxear. (Rires étouffes.)
« Silence, scélérats !
Je continue.
Première atrocité, papier fixé à
la queue de linnocente bête. (Sourires.) Silence
! Si lun de vous rit ou sourit, il sera considéré
comme un des coupables !
Je continue
Seconde atrocité,
supplice épouvantable de linnocente bête
(Old Nick parcourt des yeux toute la salle ; personne na
bougé, na ri, na souri) quun monstre
cruel a plongée dans la soupe, dans ma soupe, Messieurs.
Double punition, parce quil y a double crime contre
la bête et contre lautorité la plus sacrée,
la mienne !
Je continue
« Trois attaques nocturnes (puisquil faisait
nuit dans la cave, nuit éternelle !) : lune contre
linfortuné sonneur, faisant les fonctions de
sommelier lautre contre son généreux camarade
qui, bravant le danger, accourait pour le partager ; la troisième,
plus épouvantable, plus criminelle, plus satanique
que les deux premières, contre le chef de la maison,
le maître des maîtres, contre moi-même qui
vous parle, moi votre protecteur, votre père, votre
ami. Oui, moi ici présent, jai été
assailli, culbuté renversé, écrasé,
battu, inondé, crotté, enfermé par le
scélérat que je cherche et que vous maiderez
à découvrir
(Les élèves
se regardent dun air moqueur.) Oui, je vois enfin une
honnête et juste indignation se manifester dans vos
regards et dans vos gestes
(Les élèves
crient, sifflent, trépignent.) Assez, assez, Messieurs
!
Silence !
Trois punitions pour les trois méfaits
; total, neuf punitions terribles, surtout la dernière
; neuf jours de cachot, neuf jours dabstinence, neuf
jours de fouet. Jai fini. À partir de demain,
pas de récréations, travail incessant, etc.,
jusquà découverte du ou des coupables.
De plus, il y aura tous les jours, à partir de demain
midi, trois exécutions jusquà ce que toute
la la maison y passe, pour punir le silence. Vous avez vingt-quatre
heures pour réfléchir ! »
Old Nick descendit de la chaire, passa devant les élèves
et disparut ; les surveillants le suivirent. Quand les élèves
furent seuls, Charles sécria :
« Vite, vite, un dernier tour, une dernière
punition à maître Boxear, qui porte si bien son
nom ! »
Charles sortit de la poche de sa veste un petit pot que lui
avait procuré Betty ; il sauta sur lestrade de
Boxear, et enduisit le siège avec la glu que contenait
ce pot, puis il courut au cabinet attenant à la salle
détude, et jeta dans la fosse le pot et la petite
pelle en bois qui avait servi à étaler la glu,
rentra dans létude, et expliqua à ses
camarades ce quil venait de préparer.
un camarade.
Tout cela est bel et bon Avec tes inventions tu rends les
maîtres et M. Old Nick plus méchants que jamais,
et on nous maltraite plus quavant ton entrée.
un autre enfant.
Et puis, parce que tu ne veux pas te découvrir, tu
vas nous faire tous mettre en retenue et noua faire fouetter
impitoyablement.
charles.
Soyez donc tranquilles, mes amis ! Est-ce que vous croyez
bonnement que je vous laisserai porter la punition de mes
crimes, comme dit Old Nick ? Soyez bien tranquilles ! Demain,
avant le dîner, avant la série promise de retenues
et de fouet, je me déclarerai.
le premier camarade.
Mais tu vas être écorché vif par ces
méchants maîtres ! Cest terrible à
penser !
charles.
Je ne serai pas écorché, ils ne me toucheront
pas, et je men irai tranquillement, à leur grande
satisfaction, et à la mienne surtout.
deuxième camarade.
Comment feras-tu ?
charles.
Je vous le dirai demain quand ce sera fait. Mais je tiens
à vous rappeler les agréments que vous a procurés
mon séjour ici :
« Trois jours de sommeil prolongé,
« La fin des persécutions du méchant
chat,
« Plusieurs interruptions générales de
létude,
« Enfin un bon dîner et le spectacle des fureurs
du vieux Old Nick et de ses amis.
Cest vrai, cest vrai ! sécria
toute la classe.
boxear, entrant.
Hé bien ! quest-ce quil y a ? Encore des
cris, des vociférations !
charles.
Cest nous, Msieur, qui obligeons les mauvais
à se déclarer, et nous pensons bien que demain
ils le feront. Et sils ne veulent pas, je parlerai pour
eux, Msieur, cest décidé. Je dirai
ce que je sais.
boxear.
À la bonne heure ! Cest enfin un bon sentiment
que je vous vois manifester. En attendant, à vos bancs
tous ! À létude ! »
Les élèves se précipitèrent à
leurs places ; le, maître prit la sienne, et chacun
se mit à luvre. Une demi-heure après,
le maître voulut se lever pour prendre un livre hors
de sa portée. Vains efforts ! Il semblait cloué
sur son siège.
« Quest-ce donc ? sécria-t-il dune
voix tonnante. Que mont-ils fait, ces scélérats
? (Il recommence ses efforts pour se lever.) Je ne peux pas
Je suis donc ficelé sur cette estrade ? Mais par où
? Comment ?
Mais venez donc, vous autres ! Aidez-moi,
tirez-moi de là. »
Les enfants, enchantés, accoururent, tirèrent,
poussèrent ; mais Boxear ne bougeait pas. Sérieusement
effrayé, il poussa des cris, auxquels répondirent
dautres cris, partant de différents points de
la maison. Il attendit, mais personne narrivait ; il
recommença son appel et entendit les mêmes cris
qui avaient déjà répondu aux premiers.
Nouveau silence, vaine attente, effroi toujours croissant.
Les élèves feignaient de partager sa frayeur.
« Les fées ! criaient-ils. Les fées !
Ce sont elles qui jettent leurs maléfices sur vous
! Quallons-nous devenir ? Maître Boxear est fixé
sur son estrade, pour la vie peut-être ! Hélas
! hélas !
boxear.
Taisez-vous, polissons ! Au lieu de me venir en aide, vous
me découragez, vous me terrifiez. Allez chercher du
monde, des maîtres, M. Old Nick, nimporte qui.
»
Les enfants, de plus en plus enchantés, coururent
au sonneur, quils trouvèrent fixé sur
son banc, comme Boxear. Des rires immodérés
insultèrent à son malheur. Limmobilité
forcée du père fouetteur les rendait hardis,
de sorte quils ne se hâtèrent pas de lui
porter secours. Ils se contentèrent de gambader autour
de lui avant de disparaître. Ils coururent dans les
chambres des deux autres, quils trouvèrent seuls,
criant comme maître Boxear, et comme lui retenus sur
leurs sièges.
Restait M. Old Nick ; quelles ne furent pas la terreur apparente
et la jouissance intérieure des enfants, quand ils
trouvèrent Old Nick aussi incapable de quitter son
fauteuil que les surveillants et le sonneur ! La fureur de
M. Old Nick était à son comble ; mais quand
il sut que ses pions et son exécuteur des hautes uvres
étaient dans laffreuse position où il
se trouvait lui-même, il fut tellement saisi, tellement
suffoqué de rage, que les enfants eurent peur ; ils
crurent (peut-être espérèrent-ils) quil
allait mourir. Ils coururent à la pompe, remplirent
les pots, les cruches qui leur tombèrent sous la main,
et commencèrent un arrosement si copieux, si prolongé,
que Old Nick perdit réellement la respiration et le
sentiment, cest-à-dire quil sévanouit.
« Il est mort ! disaient les uns à mi-voix.
Il respire encore ! disaient les autres. Versez, versez toujours
!
Il faut avertir Mme Old Nick et Betty », dit Charles.
Et, laissant Old Nick aux mains des camarades, il courut
chercher lune et lautre.
Mme Old Nick alla chez son mari, mais sans empressement,
car elle ne laimait guère et désapprouvait
son système dur et cruel envers les enfants. Betty
la suivit à pas plus mesurés encore, pour pouvoir
dire quelques mots à loreille de Charles.
« Parfait ! dit-elle. Tout a réussi comme nous
le voulions. En faisant les études, jai englué
leurs sièges et le fauteuil de canne du vieux Old Nick.
Quand je les ai tous entendus crier, jai vu que cétait
bien et que les cris du premier avaient provoqué ceux
des autres qui voulaient aller voir. Jai eu de la peine
avec le sourd ; il était toujours là ; enfin,
jai saisi le bon moment et il sest pris comme
les autres. Comment vont-ils se tirer de là, cest
ça que je ne devine pas.
charles.
Va vite les engager à se débarrasser de leur
pantalon et à se faire une jupe de leur chemise ; je
me charge du vieux Old Nick. »
Aussitôt dit, aussitôt fait ; chacun suivit le
conseil et pensa pouvoir séchapper sans être
vu, en passant par la grande cour, toujours déserte
à cette heure. La fatalité voulut quils
débouchassent en même temps sur la place, et
ils se rencontrèrent tous, honteux de leurs costumes
écossais, et talonnés par la crainte dêtre
vus des élèves qui regardaient par les portes
et les fenêtres, et dont les rires étouffés
arrivaient jusquà eux.
M. Old Nick arrêta les surveillants pour les questionner
; il espérait avoir quelque renseignement, quelque
indice pour arriver à la découverte dune
aventure qui lui paraissait incompréhensible ; M. Boxear
mit très sérieusement en avant les fées,
auxquelles navaient pas cru les autres jusquici
; mais létrangeté de ce dernier événement
ébranla leur incrédulité, et jusquà
M. Old Nick, tous crurent en elles.
Après cette délibération, en costume
aussi étrange que laventure qui la motivait,
les conseillers extraordinaires se tournèrent le dos,
et chacun rentra chez soi pour retrouver sa dignité
avec un pantalon. Betty ne perdit pas son temps : aidée
de Charles et des enfants, elle arracha les pantalons et la
glu, lava les estrades et les fauteuils, emporta les pantalons
qui pouvaient la trahir, les lava à leau chaude
et les remporta à la place quils avaient occupée.
Quand M. Old Nick et les surveillants rentrèrent,
lun dans son cabinet de travail, les autres dans leurs
études, leur étonnement fut grand de retrouver
leur vêtement mouillé et ne tenant plus au siège
auquel il était si bien collé une heure auparavant.
Le vieux Old Nick appela sa femme pour lui faire contempler
cette nouvelle merveille. Maître Boxear parcourut de
lil tous ses élèves, studieusement
inclinés sur leurs pupitres ; M. Old Nick junior et
les deux autres surveillants interrogèrent leurs élèves
et nobtinrent que des exclamations de surprise, des
accusations contre les fées, lhomme noir, etc.
Il fallut bien attendre jusquau lendemain.
Létude fut troublée par quelques cris
sourds et lointains, dont les maîtres ne se rendirent
pas compte, et auxquels ils ne firent guère attention.
Les enfants riaient sous cape et se complaisaient dans leur
vengeance, car ils avaient deviné que cétait
le sourd, le sonneur, le fouetteur, dont ils entendaient lappel
réitéré. Bientôt un mouvement inaccoutumé
se fit entendre dans la cour ; Boxear mit la tête à
la fenêtre, fit un geste de surprise et sortit immédiatement.
À peine fut-il dehors, que les enfants se précipitèrent
aux fenêtres ; un spectacle étrange excita leur
gaieté. Le sourd était dans la cour, assis sur
un banc, le traînant ou plutôt le portant avec
lui quand il changeait de place. MM. Old Nick et les trois
maîtres détude étaient groupés
près de lui, et, moitié riant, moitié
en colère, Old Nick junior sefforçait
de lui faire comprendre le moyen quils avaient eux-mêmes
employé pour sortir dune situation semblable.
Le sourd faisait la sourde oreille ; il ne voulait pas comprendre
ni employer un moyen quil trouvait humiliant. Les frères
Old Nick finirent par couper, malgré son opposition,
la partie du vêtement qui adhérait au banc, et
délivrèrent ainsi leur sonneur, quils
envoyèrent de suite à la cloche, fort en retard.
Les enfants riaient à lenvi lun de lautre
; quand ils virent lopération terminée
et chaque surveillant reprendre le chemin de son étude
respective, ils se rejetèrent sur leurs bancs ; Boxear
les retrouva tous travaillant avec la même ardeur silencieuse
quil avait presque admirée avant de sortir.
« Ils nont rien vu ; ils ne se sont aperçus
de rien, se dit-il. Je ne sais ce quil leur prend dêtre
si attentifs à leur travail ! »
charles fait ses conditions
il est délivré
La journée se termina sans accidents et sans nouveaux
méfaits de lhomme noir ni des fées. Le
lendemain, grand jour des révélations de Charles,
Old Nick prévint les enfants que si les coupables nétaient
pas nommés à midi, les retenues et les exécutions
commenceraient. Pendant létude de neuf heures,
Charles demanda la permission de sortir. Boxear, devinant
le projet de Charles, accorda la permission. Les élèves,
qui le connaissaient mieux encore que Boxear, se montraient
agités ; ils tremblaient pour le malheureux Charles,
et ils éprouvaient une certaine reconnaissance du sentiment
généreux qui le portait à saccuser
pour disculper ses camarades.
Charles se dirigea vers le cabinet de M. Old Nick.
« Msieur ? dit-il en entrant.
old nick.
Quest-ce que cest ? Que veux-tu ?
charles.
Msieur, aucun des élèves ne veut parler,
personne ne veut vous indiquer les coupables ; alors jai
pensé que ce nétait pas bien, que vous
deviez, comme chef de la maison, connaître les noms
de ceux qui troublent lordre ici. Je me suis donc décidé
à tout vous dire, Msieur, mais à une condition.
old nick.
Comment ? Des conditions, à moi ?
charles.
Oui, Msieur, à vous une condition, une seule,
sans laquelle je ne dirai rien.
old nick.
Je saurai bien te faire parler, petit drôle.
charles.
Oh ! Monsieur, si je ne veux rien dire, personne ne me fera
parler ; vous me tueriez avant dobtenir de moi une parole.
»
Old Nick regarda Charles avec surprise ; son air calme et
décidé lui fit comprendre quavec un caractère
de cette trempe on narriverait à rien par la
violence. Il réfléchit un instant.
old nick.
Et quelle est cette condition ?
charles.
Il faut, Monsieur, que vous juriez de par les fées,
et sur le salut de votre maison, que vous ninfligerez
aux coupables aucune pénitence corporelle, aucune autre
punition que de les chasser immédiatement de votre
maison. Cette dernière clause est indispensable pour
la sécurité de votre intérieur, car les
coupables ont bien dautres tours dans la tête
dont les résultats pourraient être très
fâcheux. »
Old Nick était embarrassé ; renoncer à
la punition de faits aussi énormes, était déroger
à la discipline terrifiante de sa maison et ébranler
la soumission si péniblement obtenue. Ignorer lauteur
des dernières abominations qui sétaient
commises, garder des êtres aussi entreprenants et aussi
irrespectueux, cétait prêter les mains
à la décadence, à la honte de sa maison
; viendrait un jour où les enfants, perdant toute crainte,
toute retenue, exerceraient des représailles terribles,
maltraiteraient peut-être les surveillants et lui-même.
Il perdrait alors le profit quil tirait des pensions
payées pour ces enfants quil ne pourrait garder.
Il se décida donc à accorder à Charles
ce quil demandait, quelque répugnance que lui
inspirât cette concession.
« Je taccorde ce que tu exiges de moi, dit-il
enfin.
charles.
Voulez-vous lécrire, Msieur ?
Insolent ! sécria Old Nick, poussé
à bout.
charles.
Ce nest pas par insolence, Msieur, cest
pour les camarades ce que jen fais. Vous comprenez,
Msieur, que vis-à-vis deux ma position
est délicate, et que je leur dois de les tranquilliser
pour les coupables sur les suites de ma révélation.
old nick.
Cest bon ! donne-moi une feuille de papier.
charles.
Voilà, Msieur. Noubliez pas, Msieur,
sil vous plaît, que vous devez mettre : Je jure
de par les fées et sur le salut de ma maison.
old nick, avec humeur.
Je le sais ; tu me las déjà dit. »
Et il écrivit :
« Je jure de par les fées et sur le salut de
ma maison de ninfliger dautre punition aux élèves
coupables que doit me dénoncer Charles MacLance,
que celle dune expulsion immédiate, mengageant
à ne faire grâce à aucun prix et à
opérer lexpulsion dans les deux heures qui suivront
la révélation.
« Fait à Fairys Hall, ce 9 août,
fête de saint Amour, à neuf heures et demie du
matin, par moi,
« Pancrace-Babolin-Zéphir-Rustique Old Nick.
»
Tiens ; tu es satisfait, je pense. Et maintenant,
le nom des coupables.
charles.
Pardon, Monsieur ; encore cinq minutes ; je vais porter ce
papier à qui de droit et je reviens. »
Old Nick voulut sy opposer, mais il réfléchit
que Charles navait aucun intérêt à
ne pas achever sa révélation, et que ce papier
ne pouvait servir quà ceux pour lesquels il était
écrit. Dailleurs Charles était parti si
lestement quil eut été impossible do larrêter.
Il fut exact ; cinq minutes après il était de
retour, après avoir remis le papier à Betty
en lui expliquant que cétait sa garantie contre
les mauvais traitements cruels dont avaient été
menacés les coupables.
« Je te le donne, dit-il, pour quil ne prenne
pas fantaisie au vieux Old Nick de le détruire en me
larrachant des mains.
Eh bien ! dit Old Nick avec humeur, parleras-tu enfin
?
charles.
Oui, Monsieur, je suis prêt
Le coupable de tout
ce qui sest fait depuis quelques jours, cest
moi, Monsieur.
Toi ! toi ! sécria M. Old Nick en sautant
de dessus son fauteuil et en regardant Charles avec une stupéfaction
profonde. Toi !
charles.
Oui, Monsieur, moi seul.
old nick.
Cest impossible ! tu mens.
charles.
Non, Monsieur, je dis vrai, très vrai ! Moi seul ait
tout inventé et tout exécuté.
old nick.
Comment, cest-il possible ?
charles.
Je vais tout vous expliquer, Monsieur, à commencer
par la cloche.
old nick.
La cloche ! Cétait toi qui empêchais de
sonner ? Mais je te répète que cest impossible
; on taurait vu, entendu ; dailleurs comment empêcher
une cloche de sonner ? »
Charles sourit et commença ses explications. Laudace
de la conception, de lexécution, la simplicité
des moyens, surprirent tellement le vieux Old Nick, que, malgré
son indignation, sa colère, il ninterrompit pas
une fois le récit de Charles ; ses narines gonflées,
son visage empourpré, indiquaient la colère
toujours croissante, la rage qui bouillonnait dans sa tête
et dans toute sa personne.
Quand Charles eut fini, Old Nick lui dit avec fureur :
« Je crois, en vérité, brigand ! scélérat
! que si tu ne mavais extorqué la promesse que
jai signée, je taurais mis en pièces
moi-même, de ma main. Mais jai signé, tu
as mis le papier en sûreté ; je mabstiens.
Quant à te faire partir dici et ta Betty avec
toi, le plus tôt sera le mieux ; tu es trop dangereux
dans ma maison ! Tu as trop dinvention, dimagination,
de volonté, daudace ! Dailleurs, ta pension
nétant pas payée davance, jy
perds au lieu de gagner. Tiens, drôle, voici un billet
de sortie !
Et un autre pour ta gueuse de Betty ! Partez,
et à ne jamais nous revoir ; jespère bien
!
Amen, Monsieur, sans revoir. »
Chartes salua, sortit et courut avertir Betty, qui partagea
sa joie ; elle abandonna ses casseroles, jeta son tablier,
alla à la lingerie, fit en dix minutes son petit paquet
et celui de Charles, et tous deux se dirigèrent vers
la porte à laquelle veillait le sonneur. Il ne les
voyait pas, puisquil leur tournait le dos, et il les
entendait encore moins, puisque sa surdité était
complète.
Charles, sapprochant, lui tapa sur lépaule.
le sonneur.
Quoi ? Quest-ce ? Comment osez-vous me toucher, mauvais
sujet ? Attendez un peu ! Vous verrez aujourdhui même
comment je touche, moi ! À midi la première
exécution ! Vous êtes le numéro 1, rien
que ça ! le meilleur ! Avant que le bras soit fatigué,
on tape plus ferme et on fait plus de besogne à la
minute. Cest aujourdhui à la minute quon
fouette ! Grande exécution ! M. Boxear, qui a réparti
le temps, vous a désigné pour cinq minutes.
Je les emploierai bien, allez.
charles.
Eh bien, Betty, je lai échappé belle
! Fais voir nos billets de sortie à ce méchant
homme. »
Betty fit voir les billets au sonneur stupéfait, qui
ne put faire autrement que douvrir la porte. Avant quelle
nu fût refermée, Chartes fit au portier un salut
moqueur, y ajouta les cornes, un pied de nez et lui tourna
le dos.
Les élèves attendirent vainement le retour
de Charles, dont ils étaient fort inquiets. Au dîner,
ne le voyant pas paraître, ils pensèrent que
M. Old Nick lavait enfermé dans un cachot souterrain,
et pendant la récréation ils firent des suppositions
plus terribles les unes que les autres sur les tortures que
subissait certainement leur malheureux camarade. À
la rentrée de létude, Boxear, qui avait
été mis au courant par M. Old Nick, fit aux
élèves un discours énergique qui les
impressionna vivement :
« Il y a aujourdhui une place vacante parmi vous,
tas de polissons ! Celui qui loccupait a été
honteusement chassé par notre père, notre juge,
M. Old Nick. (Boxear enlève sa calotte et la remet.)
Co vaurien, ce malfaiteur a eu laudace de déclarer
à votre maître vénérable que tous
les méfaits, les crimes de ces derniers jours provenaient
de lui, Charles MacLance, quils avaient été
conçus par lui, exécutés par lui. La
présence parmi vous dun être aussi corrompu,
de ce véritable Méphistophélès
(cest-à-dire Diable), ne pouvait être tolérée
; il a été chassé ! Il avait une complice,
Betty, qui a subi la même ignominie ! Nous voici donc
rentrés dans lordre, dans le régime salutaire
du fouet, qui va être appliqué avec plus de rigueur
que jamais, au moindre symptôme dinsubordination,
de négligence. Vous êtes avertis ! Il dépend
de vous que les sévérités paternelles,
exécutées par la main vigoureuse du sonneur,
vous atteignent ou vous épargnent. »
Boxear sassit ; les malheureux élèves,
tremblants, mais ruminant la vengeance à limitation
de Charles, se mirent au travail en songeant aux moyens de
sen affranchir. Nous allons les laisser continuer leur
vie de misère pour suivre Charles, qui noubliera
pas ses malheureux camarades, et qui terminera promptement
leurs souffrances en leur faisant à tous quitter, sous
peu de jours, la maison de Fairys Hall par ordre du
juge de paix.
Mais il songea dabord à lui-même, et,
avant daller chez Marianne et chez Juliette, il alla
chez le juge de paix solliciter sa protection pour ne pas
être remis sous la tutelle de la cousine MacMiche,
et pour être confié à la direction de
Marianne.
madame macmiche
dégorge et sévanouit
le juge de paix, voyant entrer Charles.
Comment, te voilà, mon garçon ? Eh bien tu
nas pas fait une longue station à Fairys
Hall. Comment ten es-tu tiré ? Est-ce pour longtemps
?
charles.
Pour toujours, monsieur le juge ! Et je viens vous demander
votre appui pour ne pas rentrer chez ma cousine MacMiche,
qui, dailleurs, ne veut pas de moi ; et puis, pour me
permettre de vivre chez mes cousines Daikins.
le juge.
Écoute, mon ami ; pour moi, ça mest égal
; mais tu ne dépends pas de moi seul. Tes cousines
Daikins ne sont pas riches, tu le sais ; bien peut-être
ne voudront-elles pas de toi. Elles nauront pas de
quoi tentretenir.
charles.
Mais moi, je suis riche, Monsieur le juge, et je leur abandonne
volontiers tout ce que jai.
le juge.
Tu men as déjà touché un mot ;
tu mas dit que tu avais cinquante mille francs ; ta
cousine Marianne men a parlé aussi ; mais la
cousine MacMiche jure ses grands dieux que ce nest
pas vrai, que tu nas rien.
charles.
Elle ment ; elle ment, Monsieur le juge. Demandez à
Marianne quelle vous fasse voir ses preuves vous saurez
de quel côté est la vérité.
le juge.
Je verrai, je men occuperai, mon ami ; en attendant,
je taccorde volontiers lautorisation de vivre
chez tes cousines Daikins ; voilà deux braves filles,
et qui ne ressemblent pas à la cousine MacMiche
!
charles.
Merci, merci, mon bon Monsieur le juge. Juliette va-t-elle
être contente aussi contente que moi !
le juge, riant.
Juliette aime un petit diable comme toi ? Allons donc ! quelle
plaisanterie !
charles.
Elle maime si bien, quelle pleurait quand jai
dû entrer chez M. Old Nick. Ainsi ce nest pas
de la petite affection, ça ! pleurer ! Cest quon
ne pleure que lorsque le cur est bien touché
? Je sais
ça, moi !
le juge, riant.
Bon ! Tant mieux pour toi si Juliette taime ; cela
prouve que tu vaux mieux que je ne pensais. Va, mon ami, va
chez tes cousines. Je moccuperai de ton affaire. Justement
jentends Marianne.
charles.
Et vous donnerez ce qui mappartient à mes cousines
Daikins, Monsieur le juge, nest-ce pas ?
le juge.
Ceci ne dépend pas de moi, je te lai déjà
dit. Je ferai seulement de mon mieux pour éclaircir
laffaire. »
Charles sortit à moitié content ; il craignait
dêtre à charge à ses cousines, et
que Juliette surtout ne souffrît de leur position gênée.
Il alla du côté de la rue du Baume-Tranquille,
et il dut passer devant la maison de Mme MacMiche, rue
des Combats ; elle était dans sa cuisine. Charles mit
le nez à la fenêtre et vit Mme MacMiche
avec un monsieur qui lui était inconnu ; tous deux
tournaient le dos à la fenêtre, et causaient
avec animation, surtout Mme MacMiche. Son bonnet de
travers, ses mouvements désordonnés dénotaient
une vive agitation et un grand mécontentement. Charles
se retira prudemment et continua son chemin.
Son cur battit plus vivement quand il tourna le bouton
de la porte et quand il se trouva en présence de Juliette,
qui tricotait comme de coutume. Au léger bruit quil
fit en ouvrant la porte, Juliette se retourna vivement, écouta
avec attention.
« Qui est là ? dit-elle dune voix légèrement
émue.
Charles sourit, mais, ne répondit pas.
« Cest toi, Charles ?
Mais réponds
donc ? Je suis sûre que cest toi !
Juliette, Juliette, ma bonne Juliette ! sécria
Charles. Cest moi, oui, cest moi ! Je reviens
pour ne plus te quitter ; le juge la permis. Je vivrai
avec toi ! »
Charles sélança au cou de Juliette avec
une telle impétuosité, quil manqua de
la jeter par terre ; elle lembrassa avec une grande
joie.
juliette.
Mon bon Charles, que je suis contente de te savoir hors de
cette horrible maison !
charles.
Horrible ! tu as bien raison ! horrible ! cest bien
le mot ! Jai eu du mal pour en sortir, va.
juliette.
As-tu été bien malheureux, mon pauvre Charles
?
charles.
Malheureux, non ! jétais trop occupé.
Pense donc quel travail pour inventer des choses affreuses,
inouïes, et pour les exécuter tout seul, sans
autre aide que celle, très rare et difficile, de Betty
; il fallait arriver à me faire chasser, et pourtant
à ne jamais être découvert. Je navais
pas le
temps dêtre triste et malheureux.
juliette.
Ainsi, tu nas pas du tout pensé à Marianne
ni à moi ?
charles.
Au contraire, toujours. Tout ce que je faisais, ce que jinventais,
cétait pour vous rejoindre. Et toi, Juliette,
pensais-tu à moi ?
juliette.
Oh ! moi, toujours. Jétais inquiète,
jétais triste. Mes journées ont été
bien pénibles en ton absence, mon pauvre Charles !
Javais si peur que tu ne fisses quelque chose de mal,
de réellement mal !
Tu sais que tu as toujours
lidée de te venger quand on a mal agi envers
toi et cest un si mauvais sentiment, si contraire à
la charité que nous commande le bon Dieu ! Et quand
tu offenses le bon Dieu, mon pauvre Charles, jen éprouve
une telle peine que je te ferais pitié si tu voyais
le fond de mon cur !
charles.
Juliette, chère Juliette, pardonne-moi. Je tassure
que ce nest pas exprès que je suis méchant
juliette.
Je le sais, mon ami mais tu te laisses trop aller, tu ne
pries pas le bon Dieu de te venir en aide, et alors
tu nas pas de soutien et tu tombes !
charles.
Sois tranquille, Juliette ; à présent que je
serai avec vous deux, tu verras comme tu seras contente de
moi, et comme je técouterai docilement, sagement.
»
charles.
Juliette sourit, se tut et reprit son tricot.
charles.
Sais-tu que jai bien faim, Juliette ; jai mangé
un morceau de pain sec à huit heures, et il est midi
passé.
juliette.
Jattends Marianne pour dîner ; mais si tu veux
manger une tranche de pain, tu sais où il est, prends-en
un morceau.
charles.
Je vais manger une bouchée en attendant ; je craignais
que tu neusses dîné. »
Comme il achevait son morceau de pain, Marianne entra.
« Ah ! te voilà, Charlot, dit-elle en lembrassant,
tu tes donc fait chasser ? Cela ne métonne
pas, je lavoue. Prends garde de te faire chasser aussi
par Juliette, qui va tavoir toute la journée
sur le dos.
charles.
Non, Marianne, je travaillerai : jirai chez M. le curé,
chez le maître décole ; ils me feront travailler,
et je ne vous ennuierai pas, je ne ferai aucune sottise. Je
deviens raisonnable à présent.
marianne, souriant.
Ah !
Depuis quand, Monsieur Charlot, êtes-vous
passé dans les rangs des gens sages ?
charles.
Depuis longtemps ; depuis que je suis malheureux.
marianne, riant.
Cest singulier que je ne men sois pas aperçue,
ni Juliette non plus.
charles.
Vous, Marianne, vous ne me connaissez pas ; mais, pour Juliette,
je suis sur quelle me trouve de plus en plus sage. »
Juliette sourit, Charles la pressa de répondre ; elle
finit par dire :
« Ne parlons pas du passé et songeons à
lavenir ; je parie que Charles va être tout autre
avec nous quavec ma cousine MacMiche.
charles.
Je ressemblerai aussi peu à ce que jétais
que vous ressemblez peu à la vieille cousine.
marianne.
Allons ! que Dieu tentende, Chariot ! Je ne demande
quà te rendre service et à trouver en
toi un second saint Charles. »
Au même instant, la porte souvrit avec violence,
et Mme MacMiche parut sur le seuil, à la grande
terreur de Juliette, qui la devina à son souffle bruyant
et au cri étouffé de Charles. Tout le monde
garda le silence. Mme MacMiche, pâle et tremblante,
sapprocha de Marianne, qui lattendit de pied ferme.
« Marianne, dit-elle dune voix adoucie par lémotion,
quavez-vous dit au juge relativement à moi ?
Au juge ! répondit Marianne très surprise,
je ne sais ce que vous voulez dire. Je ne me souviens pas
davoir parlé au juge.
Vrai ? reprit la MacMiche en se remettant de
son émotion. Il a donc inventé, menti ; pour
me faire parler sans doute ?
M. le juge nest pas capable de mentir »,
dit Charles, qui était dans un recoin sombre de la
salle, et que Mme MacMiche navait pas encore aperçu.
En entendant la voix de Chartes, Mme MacMiche se retourna
vivement et poussa un cri deffroi.
madame macmiche.
Le voilà !
Le voilà revenu, ce cauchemar
de ma pauvre vie ! Comment sest-il échappé
? Remettez-le là-bas ! En le recevant, vous recevez
une légion de fées. Chassez-le ! Vite, vite
! Je ne veux pas de lui, dabord.
marianne.
Soyez tranquille, ma cousine ; vous ne laurez pas,
quand même vous le voudriez. M. le juge me la
confié, je le garde, il est sous ma tutelle.
madame macmiche.
Et avec quoi le nourrirez-vous ?
marianne.
Ceci est mon affaire, ce nest plus la vôtre.
charles.
Vous savez bien, ma cousine, que vous avez cinquante mille
francs qui sont à moi ; vous les rendrez à Marianne,
qui est ma gardienne, et nous vivrons tous là-dessus.
Scélérat ! menteur ! sécria
la MacMiche dune voix étranglée.
Marianne, ne le crois pas ; ma fille,
ne lécoute pas.
marianne.
Pardon, ma cousine, je sais quil dit vrai ; cest
moi qui le lui ai appris ; et maintenant que vous my
faites penser, je me souviens den avoir parlé
au juge ; cest peut-être ce que vous me demandiez
en entrant.
madame macmiche.
Malheureuse ! tu massassines ! Je ne puis rien rendre
; je nai rien.
marianne.
Tout cela ne me regarde pas ; cest M. le juge qui en
sera chargé par lattorney.
madame macmiche.
Lattorney ! Mais cest une infamie que ces attorneys
! Ils condamnent toujours ! Dans toutes les affaires ils condamnent
quelquun ! Je nai rien ! Croyez-moi, mes chères,
mes bonnes cousines. Ayez pitié de moi, pauvre veuve
Charles, mon bon Charles, intercède pour moi. Songe
que je tai logé, nourri, habillé pendant
trois ans.
madame macmiche.
Quant à ça, ma cousine, je ne vous en ai pas
grande obligation ; logé comme un chien, nourri comme
au workhouse, habillé comme un pauvre, battu tous les
jours, abreuvé dhumiliations et dinjures.
Et pendant que vous me reprochiez le pain que je mangeais,
que vous mappeliez mendiant, vous aviez ma fortune que
vous me dissimuliez, et qui payait et au delà la dépense
de la maison. Mes cousines Daikins sont pauvres, elles ne
peuvent pas me garder pour rien : il est juste que ma fortune
passe entre les mains de ma nouvelle tutrice.
madame macmiche, joignant les mains.
Mais je te dis, je te répète que je nai
rien rien à rendre, puisque je nai rien ! »
Charles leva les épaules et ne répondit pas.
Marianne contemplait avec dégoût cette vieille
avare, tombée à genoux au milieu de la chambre,
et continuant à implorer leur pitié à
tous. La scène se compliqua par larrivée
du juge de puis, accompagné du vieux monsieur que Charles
avait vu à travers la croisée chez Mme MacMiche.
« Quest-ce, Madame MacMiche ? dit le juge
avec ironie ; à genoux devant vos cousines ? Quel méfait,
quel crime avez-vous donc commis ? »
Mme MacMiche resta atterrée ; elle comprit que
lattitude de suppliante dans laquelle lavaient
surprise son correspondant et le juge, déposait contre
elle et la faisait préjuger coupable de quelque grande
faute. Elle ne trouva pas une parole pour sexcuser.
« Madame MacMiche, continua le juge, je suis
fâché de vous dire que, malgré vos dénégations
et vos serments répétés, il paraît
certain que vous avez réellement détenu à
votre profit la somme de cinquante mille francs appartenant
à votre cousin et pupille Charles MacLance, lesquels
cinquante mille francs vous avaient été confiés
par le père de
Charles au profit de son fils.
madame macmiche, avec une force toujours croissante.
Cest faux ! cest faux ! cest faux ! cest
faux ! Je nai rien à ce garçon et je ne
lui dois rien.
le juge.
Prenez garde, Madame MacMiche. Il y a des preuves contre
vous, des preuves écrites.
madame macmiche.
Cest impossible ! Il ny a rien décrit
; jen suis certaine.
le juge.
Si vous persistez à nier, il faudra que je remette
laffaire entre les mains de lattorney, et
une condamnation
serait le déshonneur ! Et puis.
les frais entameraient vos capitaux, à vous appartenant.
»
Mme MacMiche se roula par terre en criant :
« Mon argent ! mon pauvre argent ! Quon ne touche
pas à ma caisse ! Je vous ferai tous condamner à
la déportation. Mais vous ny arriverez pas !
Vous ny trouverez rien !
le juge.
Calmez-vous, Madame MacMiche ; il ne sagit pas
de vous prendre votre argent, mais de vous faire rendre celui
qui ne vous appartient pas. Monsieur Blackday, veuillez parler
à Madame, et lui faire voir clair dans cette affaire
», ajouta le juge en souriant.
M. Blackday savança.
« Madame, dit-il, je vous ai informée tantôt
que javais reçu une lettre dictée par
vous, et qui me parlait de ces cinquante mille francs ; cette
lettre, mavez-vous dit, était un tour infâme
de votre petit cousin, Charles MacLance. Je vous ai
parlé dune autre lettre que mavait adressée
ce pauvre garçon ; il me dépeignait sa lamentable
situation, et il me reparlait de cette somme dont M. le juge
de paix, disait-il, avait connaissance. Jai été
touché de lappel de ce pauvre orphelin, et je
suis venu ici pour en causer avec vous, puis avec M. le peace-justice.
Vous avez tout nié ; M. le peace-justice ma tout
démontré par des informations verbales, mais
incontestables, et par un papier écrit de votre main.
Vous avez, sans doute, ignoré jusquici cette
dernière circonstance, que je crois devoir vous révéler
; ce papier est le reçu écrit de votre main
des cinquante mille francs de Charles, et remis à M.
MacLance père, lequel la mis dans un portefeuille
quil a confié à des mains sûres
; ce document existe encore, nous lavons vu, M. le peace-justice
et moi. Et puis, Madame, à lépoque de
la mort de M. MacLance, décédé
dans votre maison, jai reçu de vous, pour être
placée en votre nom, la même somme de cinquante
mille francs réclamée par Charles : comment
justifierez-vous de la possession de cette somme ? »
Mme MacMiche. atterrée par ces témoignages
accumulés, ne répondit pas : elle ne voyait
ni nentendait plus rien de ce qui se passait autour
delle ; quand le juge lui demanda une dernière
fois si elle voulait restituer à Charles le capital
et les intérêts de la somme qui lui appartenait,
ou bien subir les chances dun procès qui la ruinerait
peut-être, elle trembla de tous ses membres ; effarée,
éperdue, elle tira machinalement et avec effort la
clef cachée dans son estomac, murmura dune façon
presque inintelligible : « Cassette,
clef, caisse
Sauvez
sauvez tout.
Où se trouve la caisse ? demanda le juge de
paix.
Le mur
derrière larmoire
» Et, poussant un gémissement douloureux, elle
ferma les yeux et perdit connaissance.
Le peace-justice, la laissant aux mains de Marianne, sortit
avec M. Blackday, et alla chez Mme MacMiche pour ouvrir
la caisse et voir ce quelle contenait. Ils trouvèrent
la clef dans la cassette, mais ils eurent de la peine à
découvrir la caisse, scellée dans le mur et
masquée par larmoire quils ne songeaient
pas à déplacer à cause de son poids ;
toutefois en la poussant ils découvrirent quelle
était sur roulettes, et quelle se déplaçait
très facilement. Ils ouvrirent donc la caisse, et,
après quelques difficultés pour arriver jusquà
lintérieur, ils trouvèrent enfin le trésor
; les papiers relatifs aux cinquante mille francs de Charles
et les rouleaux dor étaient séparés
des deux cent dix mille francs de valeurs de Mme MacMiche.
Le juge les prit, les compta, dressa un procès-verbal
de la rentrée en possession, prit ensuite six mille
francs en or, provenant des intérêts durant trois
ans. « Je laisse à Mme MacMiche, dit-il,
quinze cents francs pour payer la pension du pauvre Charles
pendant tes trois années de privations et de martyre
quil a passées chez elle. Je vais remettre les
six mille à Marianne pour sa dépense courante,
et garder les cinquante mille francs pour les lui verser entre
les mains quand elle sera définitivement tutrice de
Charles. »
madame macmiche file un mauvais coton
Ces messieurs rentrèrent chez Marianne, où ils
trouvèrent Mme MacMiche revenue de son évanouissement,
mais dune pâleur livide. En apercevant les rouleaux
dor que le juge de paix remit à Marianne, elle
se dressa en poussant un rugissement comme une lionne à
laquelle on arrache ses lionceaux, et retomba aux pieds du
juge de paix.
« Malheureuse créature ! dit-il en la regardant
avec dégoût. Lamour de lor et le
chagrin den perdre une partie sont capables de la faire
mourir. Quallez-vous en faire, Marianne ?
marianne.
Si vous vouliez bien vous en charger, Monsieur le juge ?
Ici nous navons pas de place ; impossible de la garder.
le juge.
Où est Betty ? Si on pouvait lavoir, elle consentirait
bien, je pense, à soigner son ancienne maîtresse.
charles.
Betty est restée chez sa sur, la blanchisseuse.
marianne.
Veux-tu aller la chercher, Charlot ? Elle sétablirait
chez la cousine MacMiche.
charles.
Jy cours ;
mais
si jemmenais la pauvre
Juliette, qui est si pâle : lair lui fera du bien.
juliette.
Oh oui ! mon bon Charles, emmène-moi ! Je suffoque
! Jai besoin dair et de mouvement. »
Chartes passa le bras de Juliette sous le sien, et ils allèrent
ensemble proposer à Betty de reprendre son service
chez Mme MacMiche. Betty refusa dabord, puis elle
céda aux instances de Charles et de Juliette.
« Écoute, lui dit Charles, en la soignant tu
feras un acte de charité, et tu y seras bien plus agréablement,
puisque nous sommes riches à présent et que
tu ne manqueras de rien. Dailleurs, si elle est trop
méchante, si elle tennuie trop, tu ten
iras et tu viendras chez nous ou chez ta sur. »
Ces raisons décidèrent Betty ; elle les accompagna
chez Marianne. En route ils rencontrèrent le charretier
qui avait eu jadis une bataille avec Mme MacMiche et
qui était resté dans le pays ; Betty lui demanda
de vouloir bien laider à transporter sa maîtresse
chez elle. Il entra donc chez Marianne, pendant que Charles,
qui redoutait de mettre Juliette en présence de Mme
MacMiche, lui proposa de continuer leur promenade en
dehors du bourg.
« Bien le bonjour, Madame, dit le charretier en entrant.
Cest-y ça la bourgeoise quil faut ramener
chez elle ? Quest-ce quelle a donc ? Elle est
blanche comme un linceul. On dirait dune morte !
betty.
Non, non, elle nest pas morte, allez. Est-ce que les
méchantes gens meurent comme ça ! Le bon Dieu
les conserve pour leur donner le temps du repentir ; et puis
pour la punition des vivants.
le charretier.
Voyons, faut-il que je lemporte ?
betty.
Oui, si vous voulez bien ; elle nest pas lourde, je
pense elle vit dair, par économie.
le charretier, riant.
Et si elle revient, et quil lui prenne envie de me
battre, en répondez-vous ?
betty, riant aussi.
Oh ! moi, je ne réponds de rien ; cest à
vous à vous garer.
le charretier, de même.
Ah mais ! dites donc ! cest que je ne voudrais pas
sentir ses ongles sur ma peau ! Moi, dabord je lâche,
ni une ni deux ; au premier coup de poing je la fais rouler
par terre !
betty.
Vous ferez comme vous voudrez ; ça vous regarde.
le charretier.
Bon ! jenlève le colis !
Houp ! jy
suis. »
Et Mme MacMiche se trouva chargée comme un sac
de farine sur le dos du charretier, ses jambes pendant par
derrière, sa tête retombant sur la poitrine du
charretier. Betty suivait. Ils eurent à peine fait
cent pas, que le fardeau du charretier commença à
sagiter.
le charretier.
Hé ! la bourgeoise ! ne bougez pas ! Cest quelle
remue comme une anguille ! Sapristi ! Tenez-lui les jambes,
Mistress Betty ! Elle bat le tambour sur mes mollets à
me briser les os
Allons donc, la bourgeoise !
Je vais la serrer un brin pour la faire tenir tranquille.
»
Il la serra si vigoureusement dans ses bras dHercule,
que Mme MacMiche reprit tout à fait connaissance
et voulant se débarrasser de létau qui
arrêtait sa respiration, elle serra et pinça
cruellement le cou du charretier. Il poussa un cri ou plutôt
un hurlement effroyable, et ouvrant les bras il laissa tomber
sa vieille ennemie sur un tas de pierres qui bordaient la
route. À son tour, Mme MacMiche cria de toute
la force de ses poumons.
« Pourquoi lavez-vous jetée ? dit Betty
dun ton de reproche.
le charretier.
Tiens ! jaurais voulu vous y voir. Elle ma pincé
au sang, comme une enragée quelle est !
betty.
Pincé ! pas possible !
le charretier.
Tenez, voyez la marque sur mon cou !
betty.
Cest ma foi vrai ! Est-elle traître ! Elle navait
que les doigts de libres, elle sen est servie contre
vous !
le charretier.
Je le disais bien ! Jen avais comme le pressentiment
Je ne men charge plus cette fois. Faites ce que vous
voudrez, je ne la touche pas, moi. Au revoir, Madame Betty
; bien fâché de vous laisser empêtrée
de cette besogne ! Vous ne vous en tirerez quen la laissant
se calmer en se roulant sur ces pierres. Tenez, tenez ! voyez
comme elle sagite !
betty, dun air résigné.
Envoyez-moi du monde, sil vous plaît ; je vais
la faire porter chez elle. »
Le charretier, qui était bon homme, sen alla,
mais revint peu dinstants après avec un brancard
et un ami ; ils enlevèrent Mme MacMiche malgré
ses cris, la posèrent sur le brancard et la déposèrent
chez elle, sur son lit. En guise de remerciement, elle leur
prodigua force injures.
le charretier.
Allez, allez toujours ! Je me moque bien de vos propos et
de vos claques ; jai loreille et la peau dures.
Ce nest pas pour vous ce que jen fais, cest
pour soulager Mistress Betty, qui est une brave fille et qui
a une réputation bien établie
dans le pays. Au revoir, Mistress Betty !
betty.
Au revoir, Monsieur Donald, et bien des remerciements.
le charretier.
Tiens ! vous savez mon nom ! Comment que ça se fait
?
betty.
Je lai su dès le jour où vous avez eu
cette prise avec ma maîtresse ; on disait que vous deviez
vous établir dans notre bourg ; et vous y êtes
tout de même.
le charretier.
Cest vrai, et jespère bien trouver une
place et y rester. Allons, je vous laisse. Viens-tu, Ned ?
ned.
Jy vais, jy vais. Bonsoir, Mistress Betty.
betty.
Bonsoir et merci, Monsieur Ned.
le charretier.
Ah çà ! mais vous connaissez donc chacun par
son nom ?
betty.
Ce nest pas malin ! Vous venez de lappeler Ned
: je le répète après vous.
Elle a de lesprit tout de même »,
dit Donald à Ned en sen allant.
Betty, restée seule près de Mme MacMiche,
lui donna quelques soins qui furent repoussés avec
force injures.
« Je veux être seule ! criait-elle. Je veux être
seule !
Je ne puis vous laisser tant que vous nêtes
pas remise sur vos pieds, Madame.
Mme MacMiche essaya de se relever ; elle poussa un
gémissement et retomba sur son oreiller ; elle ne pouvait
ni se redresser ni se retourner sur son lit. Betty, inquiète
et redoutant quelque fracture, proposa à Mme MacMiche
daller chercher le médecin.
madame macmiche.
Jamais ! Je ne veux pas ! Plutôt mourir que payer un
médecin.
betty.
Mais Madame a peut-être quelque chose de dérangé
dans les os. Il faut bien quon y voie. »
Et Betty sesquive pour aller chercher M. Killer.
madame macmiche.
Malheureuse, infortunée que je suis ! On me vole mon
argent ; on veut me ruiner en médecins !
Mes
pauvres cinquante mille francs ! Ils les ont volés
!
Et lor ! lor ! Ces pièces si jolies,
si charmantes, ils les ont prises ! Ah ! mon Seigneur ! ils
mont pillée, assassinée, égorgée
! Ce gueux de Charles ! Cette scélérate de Marianne
! Ils ont tout raconté à ce juge ! Un méchant
juge de paix de quatre sous ! Il ma dévalisée
!
Il ma volée peut-être ! Il faut
que jaille voir ! Ma clef ! Ils mont pris ma clef
! Ils mont volé ma clef ! »
Mme MacMiche chercha encore à se lever, mais
sans plus de succès que la première fois.
« Mon Dieu mon Dieu ! sécria-t-elle, éclatant
en sanglots ! Je ne peux pas y arriver ! Je ne pourrai pas
ouvrir ma caisse chérie ! Je ne saurai pas ce quils
mont volé, ce quils mont laissé
!
À deux pas de mon trésor, de ce qui
fait ma vie, mon bonheur ! Et ne pouvoir y arriver ! ne pas
pouvoir toucher mon or, le manier, lembrasser, le serrer
contre ma poitrine, contre mon cur ! Mon or, mon cher
et fidèle ami ! Mon espérance, ma récompense,
ma joie ! Oh ! rage et désespoir ! »
Quand Betty rentra avec le médecin, ils ta trouvèrent
en proie à une violente attaque de nerfs accompagnée
de délire. Elle ne parlait que de sa caisse, de sa
clef, de son or. Le médecin examina la jambe gauche,
qui ne faisait aucun mouvement ; il reconnut une fracture.
Aidé de Betty, il déshabilla Mme MacMiche,
la coucha dans son lit, fit le pansement nécessaire,
mit lappareil voulu pour que les os puissent reprendre,
et recommanda du calme, beaucoup de calme, de peur que la
tête ne sengageât tout à fait.
Betty crut devoir avertir Charles et les miss Daikins de
ce qui arrivait à la cousine MacMiche.
« Je vais profiter de son moment de calme, pensa-t-elle,
pour courir jusque là-bas. »
« Vous voilà déjà de retour, Betty
? dit Marianne, qui, aidée de Charles, servait le dîner
recuit, refroidi et réchauffé. Dînez-vous
avec nous ?
betty.
Je ne demanderais pas mieux, bien sûr ; mais ne voilà-t-il
pas que la cousine MacMiche a la jambe
cassée à présent.
marianne.
Cassée ! Cest-il possible ! Quand donc ? Comment
donc ?
Betty raconta ce qui était arrivé. «
Quant au charretier, continua-t-elle, il nest pas fautif
; cest quelle la pincé ! Fallait
voir comme son cou était noir ! La douleur lui a fait
lâcher prise, et
par malheur elle a routé
sur les pierres ! Cest là quelle se sera
fracturée, comme dit le médecin.
marianne.
Écoutez, Betty, dînez avec nous ; nous avons
tout juste de quoi ; le juge nous avait donné un poulet
que jai fait rôtir ; il est un peu sec à
force davoir attendu, mais nous sommes tous jeunes,
avec de bonnes dents et bon appétit. Et puis, voici
une omelette pour fêter le retour de Charlot.
betty.
Et Mme MacMiche donc qui est seule ?
marianne.
Elle na besoin de rien, que de repos, a dit le médecin
; et vous, vous avez, comme nous tous, besoin de manger. Voyez
donc ! Il est près de trois heures, et nous dînons
dhabitude à une heure. Viens, ma Juliette, tu
es pâle et fatiguée ! mets-toi à table.
»
Marianne amena et établit Juliette à sa place
accoutumée, sassit à côté,
et lui servit un morceau domelette bien chaude.
« Eh bien, où est Charlot ? dit Marianne en
regardant
de tous côtés après avoir servi Betty.
juliette.
Il va revenir, ma-t-il dit ; il nous demande de ne
pas lattendre. »
On ne fit plus dobservation, et les convives mangèrent
avec un appétit aiguisé par un retard de deux
heures.
« Cest singulier que Charles ne rentre pas, dit
Marianne en réservant la part de poulet qui lui revenait.
Pourvu quil nait pas été faire quelque
sottise !
Oh non ! répondit vivement Juliette. Au contraire
!
marianne.
Comment, au contraire ? Tu sais donc où il est ?
juliette.
Oui, il me la dit.
marianne.
Où est-il ? Pourquoi ne le dis-tu pas ?
juliette.
Parce quil ma demandé de ne le dire que
lorsque Betty aurait fini son dîner, pour quelle
pût manger tranquillement et à sa faim.
betty.
Tiens ! pourquoi cela ? Où est-il allé ?
juliette.
Il est allé prés de Mme MacMiche, dans
le cas où elle viendrait à séveiller
et quelle aurait besoin de quelque chose. Il ma
demandé la permission dy aller. Cest un
bon sentiment, et je ly ai
encouragé.
marianne.
Et tu as bien fait, Juliette et Charles est un bon cur,
un brave garçon Cest bien, ça ! Ce que
tu me dis mattache à lui et me fait bien plaisir
! »
Juliette embrassa sa sur ; elle avait des larmes dans
les yeux. Betty, qui finissait son dîner, ploya sa serviette,
remercia Marianne et disparut.
bon mouvement de charles
il soublie avec le chat
Charles avait été touché de laccident
fâcheux arrivé à sa vieille cousine ;
il eut la bonne pensée dexpier les tours innombrables
quil lui avait joués, en aidant Betty à
la soigner pendant sa maladie, qui pouvait être longue.
Il remit donc son dîner à son retour et courut
chez la cousine MacMiche. Quand il arriva, elle était
déjà retombée dans son délire
; elle appelait au secours pour garder son or quon lui
volait ; elle passait des larmes du désespoir aux cris
de colère et deffroi. Elle ne reconnut pas Charles
et le supplia de lui rendre son or, son pauvre or.
Charles pensa que cette grande et dangereuse agitation serait
peut-être calmée par la vue de cet or tant aimé,
tant regretté : il trouva une double clef qui était
dans un tiroir, ouvrit la cassette, y trouva une autre clef,
celle de la caisse ; et, se souvenant de la place indiquée,
il poussa larmoire, quil savait facile à
remuer, vit la serrure dans le mur, ouvrit encore et trouva,
après quelques recherches, le trésor bien-aimé
; il prit les rouleaux dor, referma le reste, et posa
les rouleaux sur le lit de Mme MacMiche, à portée
de ses mains ; puis il sassit et attendit.
Elle ne tarda pas à ouvrir les yeux, à regarder
ses mains vides.
« Rien ! dit-elle à mi-voix rien ! »
Puis, apercevant ses rouleaux dor, elle poussa un cri
de joie, les saisit, les passa dune main dans lautre,
les baisa, les ouvrit, les compta, les baisa encore, aperçut
Charles et le regarda avec effroi.
« Pourquoi viens-tu ? Tu veux me voler mon or ?
charles.
Rassurez-vous, ma cousine ! Cest moi, au contraire,
qui vous lai rapporté.
madame macmiche.
Toi ! Oh ! Charles ! mon ami, mon sauveur ! Cest toi
? Eh ! Charles ! que tu es bon ! Ne le dis à personne
! Il me le reprendrait, cet infâme juge ! Où
le mettre ? Où le cacher ?
charles.
Sous votre oreiller, ma cousine ! Personne nira ly
chercher. »
Mme MacMiche le regarda avec méfiance.
« Jaime mieux tout garder dans mes mains »,
dit-elle.
Elle sagita, eut lair de chercher.
« Jai soif ; Betty ne ma rien donné.
»
Charles courut chercher quelques groseilles dans le jardin,
les écrasa dans un verre deau, y ajouta du sucre
et le présenta à Mme MacMiche.
Elle but avec avidité.
« Cest bon ! cest très bon ! »
Et, après un instant de réflexion :
« Où as-tu pris le sucre ? je ne veux pas acheter
de sucre.
charles.
Cest celui de Marianne ; cest elle qui vous en
fournira, ma cousine.
madame macmiche.
À la bonne heure !
Cest très bon
! Ça me fait du bien
Donne-men encore,
Charles. »
Charles lui en apporta un second verre, quelle but
avec la même avidité que le premier.
madame macmiche.
Cest bon ! je me sens mieux
Mais tu es bien sûr
que cest Marianne qui paye le sucre ?
charles.
Très sûr, ma cousine ! Ne vous en tourmentez
pas.
madame macmiche.
Et Betty ? Je ne veux pas la payer.
charles.
Vous ne la payerez pas ; elle ne demande rien.
madame macmiche.
Bon ! Mais je ne veux pas la nourrir non plus.
charles.
Elle mangera chez Marianne ; calmez-vous, ma
cousine ; on fera tout pour le mieux.
madame macmiche.
Et le médecin ? Je nai pas de quoi le payer.
charles.
Marianne payera tout. »
Ces assurances réitérées calmèrent
Mme MacMiche, qui sendormit paisiblement.
Quand Betty entra, Charles lui expliqua ce qui sétait
passé, ce quil avait dit et promis, et recommanda
bien quon ne lui enlevât pas ses rouleaux dor.
Puis il se retira et courut jusque chez ses cousines.
charles, entrant.
Me voici, Juliette ! Jai une faim terrible ! Mais jai
bien fait dy aller. Je te raconterai ça quand
jaurai mangé. »
Marianne embrassa Charles avant quil commençât
son repas. Juliette quitta son fauteuil, marcha à tâtons
vers lui, et, lui prenant la tête dans ses mains, elle
lui baisa le front à plusieurs reprises.
charles, mangeant.
Merci, Juliette, merci ; tu es contente de moi ! Ce que jai
fait nétait pourtant pas difficile. Cette malheureuse
femme fait pitié !
juliette.
Pitié et horreur ! Cet amour de lor est révoltant
! Jaimerais mieux mendier mon pain que me trouver riche
et mattacher ainsi à mes richesses.
marianne.
Malheur aux riches ! a dit Notre-Seigneur ; aux riches qui
aiment leurs richesses ! Cest là le mal et le
malheur ! Cest daimer cet or inutile ! Cest
den être avare ! de ne pas donner son superflu
à ceux qui nont pas le nécessaire !
charles, mangeant.
Si jamais je deviens riche, je donnerai tout ce qui ne me
sera pas absolument nécessaire.
juliette.
Et comment feras-tu pour reconnaître ce qui nest
pas absolument nécessaire ?
charles, mangeant.
Tiens ; ce nest pas difficile ! Si jai une redingote,
je nai pas besoin den avoir une seconde ! Si jai
une salle et une chambre, je nai pas besoin den
avoir davantage. Si jai un dîner à ma faim,
je nai pas besoin davoir dix autres plats pour
me faire mourir dindigestion. Et ainsi de tout.
juliette.
Tu as bien raison ! Si tous les riches faisaient comme tu
dis, et si tous les pauvres voulaient bien travailler, il
ny aurait pas beaucoup de pauvres.
charles.
Marianne, à présent que nous sommes riches,
vous nirez plus en journée comme auparavant.
marianne.
Tout de même, mon ami ; navons-nous pas nos dettes
à acquitter ? Et je ne veux pas les payer sur la fortune
de mes parents, dont Juliette aura besoin si je viens à
lui manquer. Encore cinq années de travail, et nous
serons libérées.
charles.
Marianne je vous en prie, payez avec mon argent ! Jen
ai bien plus quil ne nous en faut ! Pensez donc, deux
mille cinq cents francs par an !
marianne.
Ni toi ni moi, nous navons le droit de faire des générosités
avec ta fortune, Charlot ; toi, tu es un enfant, et moi, je
vais être ta tutrice je dois donc faire pour le mieux
pour toi et non pour moi. »
Charles ne dit plus rien. Il sassit près de
Juliette et arrangea avec elle lemploi de leurs journées.
juliette.
Dabord, tu me mèneras à la messe à
huit heures.
charles.
Tous les jours ! Je crains que ce ne soit un peu ennuyeux.
juliette, souriant.
Oui, tous les jours. Et la messe ne tennuiera pas,
jen suis sûre, quand tu penseras que tu me procures
ainsi un bonheur et une consolation et puis ce nest
pas bien long, une petite demi-heure.
charles.
Bon. Après ?
juliette.
Après, nous irons faire une promenade, nous visiterons
quelques pauvres gens ; nous leur ferons du bien selon nos
moyens ; puis nous rentrerons, tu toccuperas pendant
que je tricoterai. Après dîner nous ferons encore
une promenade, et puis nous travaillerons.
charles.
Et jaiderai Marianne à faire le ménage
; et puis je
jouerai un peu avec le chat. Jaime beaucoup les chats.
juliette.
Tu ne le tourmenteras pas ?
charles.
Oh non ! Je mamuserai en lamusant.
juliette.
Cest arrangé alors. Commençons de suite.
Donne- moi mon tricot, je ten prie. Je ne sais ce quil
est devenu avec ces histoires de la cousine MacMiche.
À propos de cousine MacMiche, dit Charles
en donnant à Juliette son tricot, il faudra que jaille
souvent aider la pauvre Betty à la soigner. Et il y
en a pour longtemps ! Betty ny tiendrait pas si elle
navait quelquun qui vînt laider
Tiens ! voici le chat ! Minet, Minet, viens, mon Minet, viens
faire connaissance avec ton nouvel ami. »
Minet approcha sans méfiance et fit le gros dos et
ron-ron en se frottant aux jambes de Charles, qui le caressa,
le prit sur ses genoux et lembrassa. Le chat se sentit
tout à fait à laise et frotta sa tête
contre la joue de Charles.
charles.
Bien, mon ami, tu es un bon Minet ; je serai ton ami et je
tapprendrai à faire de jolies choses. Dabord,
sais-tu scier ?
Tu vas voir comme cest joli et
amusant. »
Charles plaça entre ses jambes les pattes de derrière
du chat, prit de chaque main une des pattes de devant et une
des oreilles, et le fit ployer comme les scieurs de long quand
ils scient à deux une pièce de bois. Puis il
le releva, puis il le fit ployer encore ; le chat, ne trouvant
pas le jeu fort à son gré, se débattit,
mais en vain ; Charles serrait davantage les jambes pour maintenir
celles du chat, et tenait plus fortement les pattes de devant
et les oreilles ; à chaque révérence
quil lui faisait exécuter, le chat faisait un
demi-miaulement furieux.
« Bravo ! sécria Charles ; très
bien ! Il imite le bruit de la scie entends-tu, Juliette ?
»
Et il faisait scier le pauvre chat avec un redoublement de
vigueur.
juliette.
Que fais-tu donc, Charles ? Je parie que tu le tourmentes.
Il miaule comme sil nétait pas content.
charles.
Pas du tout ! Il imite le bruit de la scie ; il est enchanté
; sil était ouvrier scieur, tu lentendrais
rire
ou jurer peut-être, car ils jurent tous
Aïe ! aïe ! vilaine bête ! Quel coup de griffe
il ma donné !
Le voilà qui se sauve.
Attends, imbécile ! tu vas en recevoir pour la peine
! »
Avant que Juliette eût eu le temps darrêter
Charles dans ses projets de vengeance, il avait disparu ;
elle lentendit courir, crier des sottises au chat ;
puis elle entendit plusieurs miaulements désespérés,
deux ou trois cris poussés par Charles, et puis plus
rien. Deux minutes après, Charles revenait près
de Juliette.
juliette, agitée.
Charles, quas-tu fait du pauvre chat ? Pourquoi a-t-il
miaulé, et pourquoi as-tu crié ?
charles, ému.
Parce que ton chat est une méchante bête qui
ma mordu, griffé, qui maurait mis en pièces
si je ne lavais maintenu de toutes mes forces. Aussi
lai-je fouetté dimportance !
juliette.
Pauvre bête ! Ce chat a toujours été
très bon ; cest toi qui las mis en colère
en le tourmentant. Et je suis très fâchée
contre toi !
charles.
Oh ! Juliette ! tu es fâchée contre moi pour
un méchant chat qui ma fait mal, qui a un caractère
détestable, qui ne comprend pas le jeu !
juliette.
Et comment veux-tu quil samuse à un jeu
qui lui fait mal ou tout au moins qui lennuie ?
charles.
Et cest ce qui prouve quil est bête.
juliette.
Et parce quil est bête, tu le bats, tu le fouettes
comme sil avait de la raison, comme sil pouvait
comprendre ? Tu fais pour lui pis que ne faisait ta cousine
MacMiche pour toi.
charles.
Voyons, Juliette, ne sois pas fâchée ; pardonne-moi.
Jétais en colère, vois-tu ! Il mavait
déjà griffé avant que je leusse
battu.
juliette.
Je te pardonnerai si tu me promets de ne plus recommencer
et de ne jamais battre mon chat.
charles.
Je te le promets ; je jouerai avec lui sans le battre et
sans le tourmenter.
Bon ; alors je te pardonne, dit Juliette en souriant
et en lui tendant la main.
charles, lembrassant.
Merci, ma bonne, ma chère Juliette ! Comme tu es différente
de la vieille cousine ! Comme je serai heureux près
de toi ! Et comme je tobéirai ! Tu vois déjà
comme je suis doux ! Au lieu de me mettre en colère,
je tai demandé de suite pardon.
juliette, riant.
Tu appelles cela être doux ! Et ta colère contre
le pauvre chat ?
charles, riant aussi.
Ah ! cest vrai ! Mais tu sais que jai promis
de ne pas recommencer
Dis donc, Juliette, si je courais
jusque chez la cousine pour savoir comment elle est et si
Betty na pas besoin de moi ?
juliette.
Je veux bien ; seulement, je te ferai observer quil
est tard, et que tu nas ni rangé ni balayé
la salle.
charles.
Alors je vais commencer par là. »
Et Charles, enchanté de lui-même, presque surpris
de sa docilité, se mit à louvrage avec
une telle ardeur, quun quart dheure après,
tout était nettoyé, rangé, mis en ordre.
« Jai fini, dit-il ; et si tu voyais comme cest
bien, comme cest propre, comme tout est bien en place,
tu serais joliment contente de moi !
juliette, souriant.
Sois modeste dans la prospérité, mon bon Charlot
! Tu as un air triomphant qui ressemble un peu à de
lorgueil.
charles.
Cest quil y a de quoi !
Ce balai est excellent
Je nen avais jamais eu de si bon ! Il a balayé
! Cela allait tout seul ! Aussi je suis content, et je pars.
Au revoir, Juliette ! Tu nas besoin de rien ?
juliette.
De rien du tout ; je te remercie. Ne reste pas trop longtemps
absent.
charles.
Non, non, sois tranquille ; dans une demi-heure je serai
de retour. »
Et dun bond il fut dans la rue. Il courut (cétait
son allure accoutumée, il ne marchait que lorsquil
ne pouvait faire autrement), il courut donc jusque chez sa
cousine MacMiche ; Betty nétait pas dans
la cuisine : il monta dans la chambre ; il y trouva Mme MacMiche
seule, se débattant dans son lit, gémissant,
disant des phrases incohérentes, dans un véritable
délire. Betty était absente. Charles approcha
et chercha à la calmer. Elle ouvrit des yeux effarés,
le regarda, eut lair de le reconnaître et lui
fit voir ses mains vides.
« On vous a ôté votre or ? demanda Charles.
madame macmiche.
Tout, tout. Plus rien ! Ils ont tout volé. Lor,
la clef, tout.
charles.
Mais qui vous a volé lor et la clef ?
madame macmiche.
Charles ! Ce Charles maudit, qui est lami des fées
; ils ont tout pris ! Deux grands génies noirs ! Les
amis de Charles ! Oh !mon or ! mon pauvre or ! »
Elle retomba sur son oreiller, recommença ses cris
et ses hurlements. Charles était fort embarrassé,
ne sachant que faire, ignorant qui avait enlevé les
rouleaux dor. Faute de mieux, il essaya de lui donner
à boire comme il lavait déjà fait
; après lui avoir préparé un verre deau
de groseilles, il le lui présenta ; elle le saisit,
le regarda et le lança au milieu de la chambre, en
disant :
« Ce nest pas mon or ! Je veux mon or ! »
repentir de charles juliette le console
Charles sassit en face du lit de la malheureuse folle
et réfléchit. Il se souvint des nombreuses vengeances
quil avait exercées contre elle, de la joie quil
avait éprouvée en lui parlant de ses cinquante
mille francs ; et en observant le bouleversement que cette
révélation avait opéré dans lesprit
de Mme MacMiche, il se souvint des représailles
auxquelles il sétait livré à chaque
injustice ou violence dont il avait été victime.
Il se souvint des conseils sages et modérés
de la bonne Juliette, et il regretta de les avoir repoussés.
Le délire, lagonie de cette méchante femme,
éveillèrent des remords dans cette âme
naturellement droite et bonne. Il saccusa davoir
provoqué ce délire en lui faisant croire à
ses relations avec les fées.
Il se repentit et il pleura. Après avoir pleuré,
il pria ; agenouillé près du lit de cette femme
dont la bouche vociférait des imprécations,
il pria pour elle, pour lui-même ; il implora le pardon
du bon Dieu pour elle et pour lui.
Quand Marianne vint savoir des nouvelles de sa cousine MacMiche,
elle trouva Chartes priant et pleurant encore. Surprise et
effrayée, elle le releva.
« Quas-tu, mon Charlot ? Est-elle morte ? Où
est Betty ? (Mme MacMiche était étendue
pâle et sans mouvement ; son délire avait cessé.)
charles.
Elle vit encore, mais elle dit des choses horribles ! Elle
demande son or, elle crie au voleur, elle blasphème
contre le bon Dieu. Et je priais pour elle
et pour moi
qui ai contribué à la mettre dans ce terrible
état. Je ne sais où est Betty. Quand je suis
entré, ma pauvre cousine était seule et en délire.
marianne.
Pauvre Charlot ! Tu as bon cur ! Cest bien davoir
prié pour elle ! Tu avais été si malheureux
chez elle !
charles.
Mais je lai tant fait enrager de moitié avec
Betty ! Je crains davoir contribué à sa
maladie.
marianne.
Si tu as contribué à sa maladie, tu vas contribuer
à sa guérison par les soins que tu lui donneras.
Où comptais-tu aller en sortant dici ?
charles.
Chez Juliette, qui est seule depuis longtemps, et
que je devais rejoindre dans une demi-heure.
marianne.
Eh bien, mon ami, pour commencer ton expiation, avant de
rentrer, va chercher le médecin ; tu lui diras que
je lattends ici ; et tu lui expliqueras létat
dans lequel tu as trouvé ta cousine.
charles.
Oui, Marianne, jy cours
Pauvre femme, dit-il
en jetant un dernier regard sur Mme MacMiche, comme
elle est affreuse ! Quel rire méchant elle a ! Tenez,
elle ouvre les yeux ! Voyez comme elle les roule !
marianne.
Il est certain quelle a le regard
dun diable,
pour dire les choses telles quelles sont
Oui,
tu as raison
Pauvre femme !
Que Dieu daigne la
prendre en pitié ! Je la crois bien malade ; et peut-être
après le médecin faudra-t-il le prêtre.
»
Charles courut sans reprendre haleine jusque chez le médecin,
auquel il expliqua la position alarmée de Mme MacMiche
et lattente de sa cousine Marianne.
Le médecin hocha la tête, et dit quil
la considérait comme perdue par suite de lexaltation
où la mettait la restitution des cinquante mille francs
opérée par le peace-justice ; il promit dy
retourner dès que son souper serait fini.
Charles se retira fort triste et se reprochant amèrement
davoir provoqué cette restitution par sa lettre
à M. Blackday. En rentrant, il ouvrit lentement la
porte, et vint prendre place près de Juliette.
« Cest toi enfin, mon bon Charles ! dit Juliette
dès quil eut ouvert la porte. Comme tu as été
longtemps absent ! Que sest-il donc passé ? Tu
es triste, tu ne me dis rien.
charles.
Je suis triste, il est vrai, Juliette ; ma pauvre cousine
est bien mal, et jai des remords davoir contribué
à sa maladie par les peurs que je lui ai faites, les
contrariétés que je lui ai fait supporter, et
par-dessus tout par la part que jai prise dans la démarche
du juge ; il lui a enlevé ce quelle avait à
moi. Le médecin dit que cest ça qui lui
a donné le délire, la fièvre, ce qui
la tuera peut-être ! Et cest moi qui aurai causé
sa mort. Jai bien prié le bon Dieu pour elle
et pour moi, Juliette !
juliette.
Oh ! Charles, que je suis heureuse de tentendre parler
ainsi ! Quel bien me fait ce retour sérieux à
de bons sentiments ! Je lavais tant demandé pour
toi au bon Dieu !
Tu pleures, mon bon Charles ? Que
Dieu bénisse ces larmes et celui qui les répand.
»
Charles pleurait en effet ; il se jeta au cou de Juliette,
qui mêla ses larmes aux siennes ; et il pleura quelque
temps encore pendant que son cur priait et se repentait.
juliette.
Charles, prends mon Imitation de Jésus-Christ, et
lis-en un chapitre ; cela nous fera du bien à tous
les deux. »
Charles obéit et lut avec un accent ému un
chapitre de ce livre admirable.
Quand il eut fini, il se sentit remis de son trouble. Juliette
était calme.
« Sais-tu, lui dit-elle, que lors même que tu
naurais rien dit, rien demandé de la fortune
que ta laissée ton père, Marianne en avait
déjà parlé au juge ; et pendant que tu
étais dans ton affreux Fairys Hall, ils en avaient
parlé sérieusement : Marianne avait remis au
juge le reçu de Mme MacMiche, et M. Blackday
sétait croisé avec une lettre du juge
qui lui demandait des renseignements sur les sommes qui tappartenaient
et que retenait injustement ta cousine. Ainsi, tu vois que
tu ne lui as fait aucun mal, et que tu ne dois avoir aucun
remords.
charles.
Dieu soit loué ! Merci, Juliette, de ce que tu mapprends
! Quel poids tu enlèves de dessus mon cur ! »
Charles baisa la main de Juliette quil tenait dans
les siennes.
juliette.
Elle est donc plus malade, cette pauvre femme ?
charles.
Marianne la trouve très mal, puisquelle a parlé
du prêtre après le médecin. Elle a un
affreux délire et la pauvre malheureuse ne parle que
de son or ; cest pénible à entendre !
juliette.
Voilà les avares ! ils aiment tant leur or, quils
nont plus de cur pour aimer le bon Dieu ni les
hommes. »
Quelquun frappa à la porte ; Charles alla ouvrir.
Cétait Betty et le charretier Donald.
charles.
Te voilà donc enfin, Betty ! Où étais-tu
? Marianne est près de ma cousine MacMiche, qui
est très mal.
betty.
Je le crois bien, quelle est mal, après ce qui
est arrivé ! M. le juge est venu reprendre la clef
de la caisse, pour que personne ne pût y toucher pendant
la maladie de Mme MacMiche. Ne voilà-t-il pas
quil aperçoit les rouleaux dor quelle
tenait dans ses mains ? Vu son état, M. le juge craint
quelle ne les perde, que quelquun ne les lui prenne
; quand elle voit que M. le juge et lautre monsieur
vont ouvrir la caisse, elle crie comme une possédée
; le juge, qui ne se trouble pas si facilement, revient près
delle pour lui enlever ses rouleaux et les remettre
dans la caisse ; elle se débat et crie de toute la
force de ses poumons. Lautre monsieur venant en aide
à M. le juge, ils parviennent à lui arracher
son or, quils enferment dans la caisse et en emportent
la clef. À partir de ce moment elle est devenue folle
furieuse. Elle me faisait peur, savez-vous ? Je me suis dit
que jamais je ne passerais la nuit seule près de cette
forcenée qui appelait les fées à son
secours, et quil me fallait une société,
un quelquun. Jai couru de droite et de gauche
sans trouver personne qui voulût bien me rendre ce service.
Je me désolais, jen pleurais, lorsque jai
rencontré ce bon M. Donald, qui veut bien, lui ; seulement,
nous venions voir Mlle Marianne pour quelle fasse prix
avec M. Donald pour le temps quil passera près
de la cousine MacMiche.
juliette.
Vous trouverez Marianne près de ma cousine ; elle
y est depuis que Charles est allé chercher le médecin.
betty.
Tiens ! elle est donc plus mal, quon a été
au médecin ?
juliette.
Charles dit que Marianne la trouve très mal.
betty.
Allons-y tout de suite, Monsieur Donald. Ces dames vous payeront
bien, soyez tranquille.
donald.
Oui, si ce nest pas votre bourgeoise qui paye.
betty.
Non, non, ça sarrangera. Au revoir, la compagnie.
»
Betty et Donald furent bientôt remplacés près
de Charles et de Juliette par Marianne, qui leur dit que le
médecin était fort inquiet, quil avait
trouvé une fièvre ardente, le cerveau très
entrepris ; il avait fait une forte saignée, laquelle
navait encore amené aucun soulagement ; il trouvait
que lidée de Charles, de lui faire tenir de lor
dans ses mains, avait été excellente et avait
déjà ramené du calme ; mais il craignait
beaucoup que lenlèvement violent de cet or namenât
les plus funestes résultats.
« Betty vient darriver, ajouta Marianne, avec
un charretier de ses amis pour veiller la cousine cette nuit,
la soulever, la faire changer de position et surtout pour
rassurer Betty elle-même, qui a une peur affreuse de
tout ce que dit la cousine et des cris quelle pousse
sans cesse. Et maintenant, continua Marianne, Charles va maider
à préparer le souper ; notre journée
a été toute dérangée depuis onze
heures. Tu es pâle, ma pauvre Juliette. Veux-tu faire
une petite promenade avec Charles pendant que je mettrai le
couvert ? »
Juliette ayant accepté loffre de sa sur,
Charles lemmena.
« Si nous allions passer quelques instants à
léglise, Charles ? veux-tu ? Et nous irons de
là chez M. le curé pour lui faire connaître
létat de notre malheureuse cousine, et lui demander
daller la voir.
Avec plaisir, Juliette ; je prierai mieux à
léglise que chez ma cousine MacMiche. »
Ils y allèrent et rencontrèrent en sortant
lexcellent curé, quils informèrent
de létat de Mme MacMiche.
« Je vais y aller, dit-il ; jy passerai la nuit
sil le faut, mais je ne la laisserai pas mourir sans
sacrements. »
Charles et Juliette abrégèrent leur promenade,
parce que Charles ne voulait pas laisser Marianne tout préparer
à elle seule, pour leur souper.
Après le repas vint le coucher ; on saperçut,
au dernier moment, quon navait pas de lit pour
Charles. Il proposa de coucher sur deux ou trois chaises,
mais Juliette sy refusa absolument ; elle coucha avec
Marianne, et abandonna son lit à Charles, malgré
une résistance désespérée.
charles héritier et propriétaire
Charles séveilla de bonne heure ; il eut de la
peine à quitter son excellent lit, mais il voulait
aller savoir des nouvelles de la malade avant de mener Juliette
à la messe ; il était cinq heures ; il navait
pas de temps à perdre. Il sauta donc à bas de
son lit, courut à la cuisine pour faire ses ablutions,
se lava de la tête aux pieds dans un baquet deau
bien fraîche, se peigna, se brossa, revêtit ses
habits usés, percés et sans couleur définie,
et sortit au moment où Marianne entrait pour faire
le feu et apprêter le déjeuner.
marianne.
Déjà prêt, Charlot ? Et où vas-tu
donc si matin ?
charles.
Je vais savoir des nouvelles de ma cousine et donner à
Betty une heure et demie de repos ; il est près de
six heures, je serai de retour à sept et demie.
marianne.
Va, va, mon ami ; cest très bien. Reviens exactement
à lheure dite ; sans exactitude, un ménage
marche tout de travers ; il faut quun peu avant huit
heures nous ayons déjeuné, et que je sois prête
à partir pour tacheter un lit, des vêtements,
du linge, tout ce qui te manque, enfin ; et, après,
jirai en journée chez M. le juge.
charles.
Je serai exact, à moins quon ne me retienne
prisonnier, ce que je ne pense pas. »
Charles courut chez Mme MacMiche, quil trouva
dans un état de plus en plus alarmant. La nuit avait
été affreuse ; elle avait repoussé le
curé une partie de la nuit, le prenant pour un des
voleurs de son trésor. Mais à force de douceur,
de charité, dexhortations affectueuses et paternelles,
le curé était parvenu à sen faire
écouter ; il obtint même une confession, quoique
incomplète, car elle linterrompit plusieurs fois
pour crier : « Je ne veux pas parler des cinquante mille
francs de Charles ; on me les reprendrait ». Depuis,
elle avait paru plus calme mais quand le curé, harassé
de fatigue, se retira pour prendre deux ou trois heures de
repos, elle fut reprise de son agitation, qui alla toujours
en augmentant jusquà larrivée de
Charles. La pauvre Betty était exténuée
; Donald dormait et ronflait dans un fauteuil, après
avoir veillé toute la nuit. Charles promit à
Betty de lui chercher et de lui envoyer une femme pour la
remplacer, et il prit son allure ordinaire pour avertir Marianne
de ce qui se passait.
marianne.
Cest moi qui irai remplacer Betty ; elle va manger
un morceau, sa coucher et dormir jusquau soir ; et moi,
après avoir fait mes emplettes, je passerai la journée
là-bas au lieu daller chez le juge de paix. Va
le prévenir, Charlot ; dis-lui pourquoi je ny
vais pas aujourdhui. Je te confie ma pauvre Juliette
; soigne-la, et vois à faire le dîner et le souper
de ton mieux pour nous tous, car il faut bien que nous donnions
à manger à Betty et au garde-malade quelle
sest choisi pour adjoint.
charles.
Mais vous, Marianne, vous nallez pas rester toute la
journée chez ma cousine ? Quelle fatigue pour vous
! Et quel spectacle que cette pauvre femme mourante qui ne
songe quà son or !
marianne.
Tu menverras quelquun pour me relayer à
lheure du dîner ; le soir, Betty reprendra son
poste près de la malade, et moi le mien près
de Juliette. »
Charles fit la commission de Marianne au juge, qui le reçut
très amicalement et qui promit denvoyer sa bonne
deux ou trois fois dans la journée pour laisser à
Marianne la liberté de prendre ses repas et de faire
son ménage.
Ils prirent tous leur café au retour de Charles, et
chacun sen alla à ses affaires ; Marianne libéra
Betty, et lui fit prendre son déjeuner, ainsi quà
Donald qui nétait éveillé et qui
engloutit une terrine pleine de café au lait avec une
livre de pain quil y mit tromper. Betty se coucha, Donald
alla faire un somme dans la salle, et Marianne resta seule
près de la malade, qui sétait calmée.
Le calme continua et donna à Marianne le temps de
ranger la chambre, de laver ce qui était sale, de tout
essuyer, nettoyer. La cousine MacMiche dormait toujours.
« Cest une crise favorable, pensa Marianne ;
en séveillant, elle aura repris toute sa connaissance.
»
Charles avait conduit Juliette à la messe ; puis,
au lieu de se promener, ils étaient rentres chez eux
pour faire le ménage.
« Marianne pourra se reposer bien à son aise
quand elle reviendra, car elle naura plus rien à
faire », dit Juliette.
Charles fut surpris de voir la part que prenait Juliette
à ce travail qui semblait impossible pour une aveugle.
Pendant que Charles balayait, elle lavait et essuyait la vaisselle,
la replaçait dans le dressoir, nettoyait le fourneau.
Ils allèrent ensuite faire les lits, balayer et essuyer
partout. Ils reçurent la literie et les effets quavait
achetés Marianne, et ils mirent tout en place ; Charles
essaya de suite ses vêtements neufs : ils lui allaient
à merveille et lui causèrent une joie que partagea
Juliette. Quand tout fut terminé, Juliette prit son
tricot, Charles prit un livre et lut tout haut : cétait
un livre instructif et amusant, intitulé Instructions
familières ou Lectures du soir.
charles, après avoir lu quelque temps.
Quel bon et intéressant livre ! Je suis content de
le lire. Et quelles histoires amusantes on y raconte ! Tout
le monde devrait avoir ce livre-là ! Quand jaurai
de largent, je lachèterai, bien sûr.
Est-ce quil coûte cher ?
juliette.
Mais oui ! Cher pour nous qui ne sommes pas riches. Les deux
volumes, qui sont très gros, il est vrai, coûtent
cinq francs.
charles.
Quel dommage ! Cest trop cher ! Je nai pas le
sou.
juliette.
Mais quand tu auras ta fortune, tu pourras lacheter.
charles.
Dis-moi, Juliette, comment la cousine MacMiche a-t-elle
fait pour être si riche ?
juliette.
Je ne sais pas ; elle aura toujours amassé en se privant
de tout.
charles.
Mais à quoi lui servait son argent puisquelle
se privait de tout ?
juliette.
À rien du tout ; il ne lui a jamais procuré
la moindre douceur.
charles.
Comme cest drôle, de se faire riche pour vivre
comme si lon était pauvre ! Dis donc, Juliette,
si elle meurt, que fera-t-on de son argent ?
juliette.
Je ne sais pas du tout ; jespère quon
le donnera aux pauvres.
charles.
Ce sera bien fait, car je ne lai jamais vue donner
un sou à un pauvre. »
Lheure du déjeuner approchait, Charles tint
conseil avec Juliette, et ils décidèrent quon
mangerait une omelette à la graisse, et une salade
à la grosse crème. Charles alla acheter ce quil
fallait, ralluma le feu, et, aidé de Juliette qui cassa
et battit les ufs, il fit une omelette très passable
pendant que Juliette assaisonnait et retournait la salade
que Charles avait cueillie toute fraîche dans le jardin,
et quil avait lavée et apprêtée.
Marianne rentra exactement pour dîner.
« La cousine MacMiche ne va pas bien, dit-elle
en entrant ; elle na pas bougé depuis que je
suis entrée, voici bientôt cinq heures ; Betty
dort toujours, je nai pas voulu la déranger,
mais jai secoué et réveillé Donald
pour lui faire prendre ma place près de la cousine,
avec ordre de venir me chercher aussitôt quelle
serait éveillée.
Tu as très bien fait ; et nous navons
pas perdu notre temps, Charles et moi. Regarde, Marianne,
si le ménage est bien fait, si tout est en ordre.
Bien ! très bien ! dit Marianne en regardant
de tous côtés. Cest Charles qui a fait
tout cela ?
charles.
Avec Juliette qui ma aidé et qui me disait ce
quil fallait faire. »
Charles entendit avec grand plaisir les éloges de
Marianne et le rapport très favorable de Juliette.
Il proposa à Marianne de la remplacer pour une heure
ou deux près de la cousine, dautant plus que
Donald et Betty viendraient dîner pendant quil
serait là-bas. Marianne y consentit, et Charles, qui
sétait un peu dépêché pour
dîner, partit, laissant ses cousines encore à
table.
Qnand il entra chez Mme MacMiche, il se crut dans le
château de la Belle au boit dormant. Betty dormait,
Donald sétait rendormi, la malade dormait si
profondément quaucun bruit ne put la réveiller.
« Il faut pourtant lui faire prendre de la tisane ou
quelque chose, nimporte quoi ; elle dort la bouche entrouverte
; elle doit avoir la gorge desséchée. »
Charles remua une chaise, poussa un fauteuil, recula la table,
fit tomber un livre ; elle dormait toujours. Surpris de ce
long et si profond sommeil, il sapprocha delle,
lui prit la main, et la rejeta vivement en poussant un léger
cri : cette main était glacée. Il écouta
sa respiration, et il nentendit rien ; inquiet et alarmé,
il appela Donald ; mais Donald ne lentendait pas et
dormait toujours. Le pauvre Charles, de plus en plus effrayé,
courut chez le curé pour lui communiquer ses craintes,
et lui demander de venir donner à sa cousine une dernière
absolution et bénédiction sil en était
temps encore. Le curé se hâta daccompagner
Charles jusquauprès du lit de la morte (car elle
était réellement morte), lexamina quelques
instants, sagenouilla et dit à Charles :
« Mon enfant, prie pour le repos de lâme
de ta malheureuse cousine elle nest plus ! »
Charles pria près du curé et avec lui, et réfléchit
avec chagrin à lexistence égoïste
et à la mort déplorable de cette malheureuse
femme que lamour de lor avait tuée. «
Si jamais, pensa-t-il, le bon Dieu menvoie une fortune
semblable à la sienne, je tâcherai de lemployer
plus charitablement et den faire profiter les autres.
»
Le curé envoya Charles éveiller Betty et prévenir
Marianne ; il se chargea de terminer le trop long sommeil
de Donald par quelques secousses vigoureuses, et alla lui-même
avertir le juge de paix, afin quil prît les mesures
légales nécessaires.
Le juge alla avec le curé et avec M. Blackday, pour
voir les papiers et mettre les scellés sur la caisse.
Ils commencèrent par visiter les tiroirs et les armoires,
dans lespérance dy trouver un testament
mais ils nen trouvèrent pas, et ils ouvrirent
la caisse qui contenait le trésor. Ils constatèrent
la possession de deux cent et quelques mille francs, et ils
trouvèrent un papier écrit de la main de Mme
MacMiche. Le juge louvrit et lut ce qui suit :
« Pour obéir au vu exprimé par mon
cousin MacLance, je laisse à son fils Charles
MacLance tout ce que je possède, à la
condition que je serai tutrice de lenfant après
la mort du son père, que jaurai entre les mains
la somme de cinquante mille francs à lui appartenant,
et que le revenu de cet argent sera dépensé
par moi comme je le jugerai à propos, pour son éducation
et ses besoins personnels, jusquà sa majorité.
« Céleste, veuve MacMiche.
« À Dunstanwell, 1740, 12 juillet. »
Avec ce papier se trouvait une feuille contenant la volonté
exprimée par M. MacLance, que Charles fût
remis à sa cousine Mme MacMiche, quil désignait
comme tutrice de lenfant. Il lautorisait à
employer à cette éducation la rente des cinquante
mille francs quil déposait entre les mains de
la tutrice de son fils, pour être remis à Charles
à sa majorité.
« Cest bien en règle, dit le juge ! Tout
est à Charles.
m. blackday.
Je métonne quelle nait pas brûlé
ce papier qui assure les droits de Charles aux cinquante mille
francs.
le juge.
Elle laura gardé pour constater en cas de besoin
quelle était tutrice de Charles par la volonté
du père, et quelle avait le droit de conserver
le revenu de cette somme jusquà la majorité
de Charles. Nous allons compter ce que la caisse contient
en dehors des deux cent mille francs. »
Après avoir tout regardé et compté,
le juge trouva deux cent quinze mille quatre cents francs.
Il ferma la caisse, retira la clef.
« Je la prends, dit-il, jusquà ce que
Marianne soit nommée tutrice de Charles ; alors ce
sera elle qui aura la garde de tout. »
Le juge, M. Blackday et le curé sortirent, laissant
Betty, avec deux ou trois amies que lévénement
avait attirées, procéder aux derniers soins
à rendre au corps de Mme MacMiche ; personne
ne laimait et personne ne la regretta. Charles, qui
avait le plus souffert de sa méchanceté et de
son avarice, fut le seul qui pleura à son enterrement.
Les circonstances de cette mort presque révoltante
limpressionnèrent au point de modérer
pendant quelque temps le caractère impétueux
et plein de vivacité et de gaieté qui avait
tant contribué à aigrir Mme MacMiche.
Lorsque le curé, le juge et M. Blackday annoncèrent
à Charles quil était seul héritier
des deux cent mille francs de la défunte, ces messieurs
ne purent retenir un sourire devant la stupéfaction
profonde quexprimait la physionomie de lhéritier.
« Et les pauvres ? fut le premier mot de Charles.
le juge.
Les pauvres nauront que ce que tu voudras
bien leur donner ; tout est à toi.
charles.
Monsieur le juge, donnez, je vous prie, à M. le curé,
pour les pauvres, ce que vous pourrez donner.
le juge.
Ni toi ni moi, nous ne pouvons rien donner, Charles ; mais
quand Marianne sera ta tutrice, elle fera ce quelle
voudra.
charles.
Bon ! Marianne voudra bien faire comme je veux.
marianne.
Ce nest pas bien sûr, mon ami cela dépendra
de ce que tu demanderas.
charles.
Bien ! je veux que vous soyez tout à fait à
votre aise. Et toi, ma bonne, ma chère Juliette, tu
seras soignée comme une princesse ; tu ne seras plus
jamais seule.
juliette.
Oh moi, je ne demande pas à changer ; je me trouve
très heureuse avec toi et ma chère Marianne
; je ne veux être soignée que par vous. »
Le juge, le curé et M. Blackday sen allèrent,
et Charles put causer librement avec ses cousines de ses nouvelles
richesses et de leur emploi.
« Dabord, dit Charles, je vais vous dire ce que
je voudrais. Que vous donniez aux pauvres tout ce qui dépasse
deux cent mille francs. Puis, que vous donniez au curé
pour arranger notre pauvre église cinq mille francs
; puis, quil ait tous les ans trois mille francs pour
les pauvres. Puis, que nous ayons Betty chez nous puis, que
nous arrangions un peu la maison ; puis, que je puisse prendre
de M. le curé des leçons de tout ce que je voudrais
savoir et que je ne sais pas ; puis, que vous machetiez
les Instructions familières et quelques bons et amusants
livres comme celui-là ; puis
juliette.
Assez, assez, Charles ; tu en demandes trop.
charles.
Non, pas trop, car ma plus grosse demande nest pas
encore dite, mais je la dirai plus tard.
juliette.
Ah ! tu as déjà des mystères de propriétaire.
Est-ce que tu ne me les feras pas connaître ?
charles.
Non, pas même à toi. Mais, Juliette, sais-tu
que je rougis de léducation que jai reçue
jusquici ? je ne suis bon à rien ; je ne sais
rien. Si Marianne voulait bien me laisser aller à lécole,
on y travaille de huit heures du matin à onze heures,
puis dune heure à quatre en mappliquant,
japprendrais bien des choses dans ces six heures de
travail.
charles.
Tu as parfaitement raison, mon ami ; bien des fois jai
gémi de ton ignorance et de limpossibilité
où tu étais den sortir. La cousine MacMiche
te faisait lire haut des histoires ; elle te dictait quelques
lettres par-ci par-là ; ce nest pas une éducation.
Parles-en à ma sur ; elle te dira ce quil
y aura à faire pour en savoir assez, mais pas trop.
»
deux mauvaises affaires de chat
Marianne et Charles soccupèrent des funérailles
de Mme MacMiche. Charles causa plusieurs fois avec le
juge de paix de sa nouvelle position et du profit quil
pourrait en tirer ; il demanda avec tant dinsistance
de payer les dettes de ses cousines, que le juge finit par
le lui permettre, mais seulement sur ses revenus.
« Car, lui dit-il, tu ne peux disposer de ta fortune
avant ta majorité. »
Quand la cousine MacMiche fut rendue à la terre,
qui souvre et se referme pour tous les hommes, le juge
fit nommer Marianne tutrice de Charles, auquel on alloua,
pour frais déducation et dentretien, les
revenus de sa fortune, ce qui donna aux deux surs une
aisance dont elles jouissaient chaque jour et à chaque
heure du jour.
Marianne prit Betty chez elle ; et, pour éviter les
hommes de journée nécessaires au service de
la maison et à la culture du jardin appartenant aux
deux surs, etc., Betty proposa de faire entrer Donald
à leur service ; et, quelque temps après, Donald
proposa à Betty de se mettre à son service en
la prenant pour femme ; Betty sourit, rougit, rit aux éclats,
donna deux ou trois tapes en signe dadhésion,
et, un mois après, on célébrait chez,
les deux surs les noces de Betty et de Donald.
Peu de temps après, le juge proposa à Marianne
un bon placement pour Charles. Une belle et bonne ferme, avec
une terre de quatre-vingt mille francs, était à
vendre près de Dunstanwell ; Marianne en parla à
Charles, qui bondit de joie à la pensée davoir
une ferme et de vivre à la campagne ; la terre fut
achetée et payée ; Marianne se chargea des arrangements
intérieurs et de la direction du ménage ; Betty
devint fille de ferme, et son mari reprit son ancien métier
de laboureur, charretier, faucheur, etc. Ils restèrent
dans la maison de Marianne et de Juliette, qui était
assez grande pour les contenir tous, et quils arrangèrent
convenablement, jusquau moment, impatiemment attendu,
où ils pourraient habiter la ferme de Charles.
En attendant linstallation définitive, Charles
menait Juliette tous les jours, matin et soir, prendre connaissance
de sa future demeure, pour quelle sorientât
dans la maison et au dehors. Bientôt elle put aller
sans guide dans lhabitation et ses dépendances,
vacherie, bergerie, écurie, laiterie ; souvent elle
se croyait seule, mais Charles, redoutant quelque accident,
la suivait toujours de loin et ne la perdait pas de vue ;
il lemmenait dans les champs, dans les prés,
dans un joli bois qui avoisinait la ferme. Juliette se sentait
heureuse de respirer lair pur de la campagne ; cette
vie calme et uniforme allait si bien à son infirmité,
et elle se trouvait si contente au milieu de cet entourage
gai, animé, occupé ! Charles bénissait
la cousine MacMiche, qui, sans le vouloir, avait tant
contribué à son bonheur et à celui de
Juliette et de Marianne ; Betty et Donald ne cessaient de
vanter leur bonheur ; on les entendait chanter et rire tout
le long du jour.
Le chat seul ne prenait aucune part à cette satisfaction
générale ; il passait, seul et triste, une grande
partie de ses journées dans la maison du bourg ; cherchant
ses maîtresses absentes, et heureux de revoir à
la fin du jour son persécuteur Charles, dont lamitié
lui était sans cesse fatale. Un matin, Betty avait
préparé de la pâte pour faire des nouilles
; Charles ne les aimait pas, ce qui lui avait déjà
valu des reproches de Marianne.
« Cest une mauvaise habitude, Charles, lui disait-elle,
de ne pas manger de certains mets : il faut tâcher daimer
tout et de manger de tout. »
Lors donc que Charles vit cette pâte qui sétalait
sur un plat comme pour le narguer, il résolut de sen
défaire ; mais comment la faire disparaître ?
Minet, qui rôdait autour de ce plat et qui semblait
désirer vivement y arriver, lui parut un excellent
complice ; il lappela, le caressa, l embrassa,
lui fit sentir le plat, et enfin, le posant par terre, il
mit la pâte près de lui. Minet se jeta dessus
en affamé, mordit, tira, mordit encore et encore, et
tant, quil en eut la bouche remplie sans pouvoir la
séparer avec ses dents pour lavaler par morceaux
; il recula, la pâte sallongea, reculant toujours,
il allongeait la pâte gluante sans parvenir à
la briser ni à lavaler.
Lembarras et la triste figure du pauvre chat parurent
si plaisants à Charles, quil se mit à
rire. Le chat eut recours à ses pattes de devant pour
se débarrasser de cette pâte quil ne pouvait
ni avaler ni rejeter ; les mouvements convulsifs et désordonnés
des pattes du chat redoublèrent lhilarité
de Charles et attirèrent Marianne, Betty et même
Juliette. Les sauts et les promenades à reculons quexécutait
linfortuné Minet, traînant toujours avec
lui ce long ruban de pâte, firent rire dabord
Marianne et Betty.
Juliette questionna Betty sans obtenir de réponse
; Charles lui expliqua la cause de leur gaieté.
juliette.
Ce nest pas du tout risible, Charles. Mon pauvre Minet
suffoque ; cest ce qui occasionne les gambades qui vous
amusent tous. Je ten prie, délivre-le ; ôte-lui
cette pâte, sans quoi il va étouffer. »
Charles, voyant Juliette sérieusement inquiète,
courut au chat, tira la pâte, qui sattachait à
ses doigts, et continua à tirer jusquà
ce quil eût débarrassé le chat,
qui senfuit dès quil put respirer librement.
juliette.
Pourquoi donc, Charles, tacharnes-tu toujours après
ce pauvre chat ? Tu es sans cesse cause de quelque désagrément
pour lui.
charles.
Mais je tassure, Juliette, que je ne savais pas du
tout que cette pâte fût comme une glu dont il
ne pourrait se débarrasser ; je croyais le régaler.
»
Marianne gronda un peu, Betty cria beaucoup et gémit
sur la perte de sa pâte, quelle avait pétrie
avec tant de soin. Charles resta insensible à ses lamentations,
et lui demanda de ne plus jamais en faire de semblable.
Un autre jour Minet, qui rôdait partout et qui mettait
son nez là où il navait que faire, dirigea
son inspection du côté dun robinet sous
lequel se trouvait une terrine de beurre salé. Le beurre
parut appétissant à Minet ; il leffleura
délicatement de son nez, sans faire attention à
Charles, qui était auprès. À peine le
nez du chat toucha-t-il au beurre, que Charles tourna le robinet,
et un jet deau froide vint inonder le voleur. Les cris,
les sauts du chat, provoquèrent un nouvel accès
de gaieté de Charles ; le chat se sauva à la
cuisine, où il se mit près du feu pour sécher
sa fourrure. Charles le suivit.
« Tu as pris un bain froid, mon ami ! Cest pour
tapprendre à être gourmand. Mais
comme cest moi qui tai inondé, ce sera
moi qui te sécherai et te réchaufferai. »
Et Charles, semparant dune camisole que Juliette
venait de finir pour lenfant dune pauvre femme,
prit le chat sur ses genoux, sans éprouver aucune résistance,
lui passa les pattes de devant dans les manches de la petite
camisole, attacha les cordons, prit un fichu destiné
au même enfant et lattacha en guise de bonnet
sur la tête et autour du cou du chat. Celui-ci commençait
à simpatienter et cherchait à se débarrasser
du bonnet avec ses pattes, lesquelles étaient elles-mêmes
embarrassées dans les manches de la camisole. Mais
Charles, occupé de la toilette non terminée
de Minet, ne fit aucune attention à ces gestes et symptômes
significatifs, et enveloppa les reins et les jambes du chat
avec une serviette en guise de lange.
Quand il eut fini, il le coucha sur une chaise et le couvrit
dune seconde serviette, qui remplaça une couverture.
Le chat continua de se débattre ; mais, gêné
par les langes qui lenveloppaient, il miaulait furieusement
sans pouvoir séchapper. Betty entra, gronda Charles,
enleva la serviette qui enveloppait le chat, et allait le
débarrasser du reste, quand il fit un bond prodigieux
et séchappa dans la rue par la porte ouverte.
Il courait comme un forcené ; les chiens du quartier
se mirent à sa poursuite ; la camisole gênant
ses mouvements, il eût été bientôt
mis en pièces si Betty et Charles, qui avaient couru
après lui, ne fussent arrivés à temps
pour le délivrer et mettre en fuite les roquets dont
il était entouré. Betty, indignée contre
Charles, arracha bonnet et camisole, et emporta Minet haletant.
Charles, honteux et loreille basse, la suivit et rencontra
à la porte de la maison Marianne et Juliette qui venaient
voir la cause de ce bruit inaccoutumé.
marianne.
Quy a-t-il, Betty ? Après qui couriez-vous avec
Charles ? Pourquoi ce bruit, ces chiens, ce rassemblement
?
betty.
Parce que Charles vient encore de faire des siennes ! Le
pauvre Minet eût été dévoré,
ou tout au moins mis en pièces par ces gueux de roquets,
si je nétais arrivée à temps pour
le sauver. Tenez, mademoiselle Juliette, le voilà,
votre pauvre chat, effaré et tremblant. »
Betty déposa Minet dans les bras de Juliette ; Charles
gardait le silence et conservait son attitude humble et coupable
; Juliette, ne lentendant pas, le crut absent.
juliette.
Je suis bien peinée de ce que vous dites, Betty, non
à cause du chat, mais pour Charles lui-même.
Ce pauvre Charles ! avec un bon cur il se fait redouter
et il se rend désagréable à tout le monde
! Quel moyen puis-je employer pour lempêcher de
faire des méchancetés et des sottises ? Jaime
ce pauvre garçon, qui me fait pitié depuis que
je le connais. Je croyais quil maimait aussi,
et quau moyen de cette affection je parviendrais à
calmer ce caractère bouillant et emporté ! Cest
singulier que je me sois trompée à ce point
; il est si soigneux, si attentif pour moi ! Je lai
toujours trouvé si dévoué, si docile
à mes avis ! Je croyais si fermement quil maimait,
et que, par cette affection, je lamènerais à
bien faire ! »
Et Juliette pleura. Jusque-là Charles, ému
et honteux, navait rien dit ; Marianne avait laissé
parler Juliette, dont les remontrances avaient toujours tant
de pouvoir sur Charles. Mais quand il entendit Juliette exprimer
des doutes sur la tendresse si vive et si reconnaissante quil
lui portait, il devint pourpre, ses yeux prirent une expression
indignée, et lorsquelle cessa de parler ; il
manqua de la renverser en se jetant à son cou et en
létreignant dans ses bras.
charles.
Juliette, Juliette, ne dis pas, ne redis jamais ce que tu
viens de dire ; je taime, tu sais que je taime,
et que tu ne peux pas, tu ne dois pas croire que je sois insensible
à ta bonté, à ta douceur ! que je sois
ingrat envers toi, qui mas comblé de bontés
et de témoignages daffection ! Ce nest
pas une méchanceté que jai faite, cest
une étourderie, une bêtise ; javais arrosé
Minet qui se trouvait, sous le robinet de la pompe jai
voulu le sécher ; je lai habillé avec
des effets que jai trouvés ici. »
Juliette sourit ; son mécontentement était
passé.
charles.
Et il sest échappé à moitié
déshabillé des mains de Betty ; jai couru
après lui avec Betty pour empêcher les chiens
de le mordre. Voilà tout ! Men veux-tu encore,
Juliette ?
juliette.
Non, mon pauvre Charles, non, je ne ten veux pas. Puisque
tu maimes, tu mécouteras, et quand jarriverai
à te faire aimer le bon Dieu, tu lécouteras
aussi, jen suis sûre.
charles.
Oh oui ! Juliette, je lécouterai, je técouterai
; jécouterai tous ceux que tu mordonneras
découter,
pas Betty seulement, reprit-il
en changeant de ton, Betty est méchante ; elle te monte
toujours contre moi, et je ne laime plus du tout.
betty.
Prends-en à ton aise, mon garçon. Aime-moi
ou ne maime pas, je men moque pas mal. Tant que
tu as été malheureux chez la cousine MacMiche,
je me suis intéressée à toi, et je tai
protégé tant que jai pu ; mais, à
présent que tu nas besoin de rien, que tu es
comme un coq en pâte, je me moque pas mal de ton amitié,
de ta reconnaissance. Sois ingrat à ton aise, mon garçon
; ce nest pas moi qui ten ferai un reproche. »
Ces simples paroles de Betty changèrent en un instant
les sentiments de Charles. Il courut à elle.
charles.
Pardonne-moi, ma bonne Betty oui, je serais ingrat si je
ne taimais pas ; jai bien réellement de
lamitié et de la reconnaissance pour toi. Ce
que jen ai dit tout à lheure provenait
dun reste d humeur de ce que tu avais laissé
croire à Marianne et à Juliette que javais
commis une méchanceté, tandis que je navais
fait quune sottise. Jespère ne pas recommencer
à mettre la maison en révolution.
marianne.
Cest bien, Charlot, cest très bien : ny
pense plus, ça nen vaut pas la peine.
charles.
Jy penserai, Marianne, pour me souvenir des bonnes
paroles de Juliette et de votre indulgente amitié.
juliette.
Et à présent, Charles, que tout est calmé
et terminé, veux-tu, en allant à lécole,,
passer chez la pauvre femme Aubrey, et lui remettre la petite
camisole et le fichu pour son dernier enfant, celui de six
semaines ? Tu trouveras la camisole et le fichu sur la table
où je les ai posés ce matin. »
Charles ne répondit pas ; le chat avait traîné
camisole et fichu dans la poussière et dans le ruisseau
ils nétaient pas présentables.
« Est-ce que Charles nest plus ici ? demanda
Juliette nentendant pas de réponse.
Jy suis encore, Juliette, dit Charles dune
voix timide en lui prenant la main ; mais
ta camisole
et le fichu
ny sont plus.
juliette.
Pourquoi ? Où sont-ils ?
charles.
Je les avais mis au chat, qui sest sauvé avec
et les a horriblement salis. »
Juliette, au lieu de se fâcher, comme le redoutait
Charles, trouva lidée plaisante ; elle sourit
dabord, puis se mit à rire franchement.
« Tu nes donc pas fâchée, Juliette
? dit Charles avec joie.
juliette.
Non, ceci est un enfantillage, une niaiserie ; ce nest
pas une méchanceté. Et la toilette de mon pauvre
Minet me semble fort drôle. »
aventure tragique tout finit bien
charles est corrigé
Ce fut ainsi que se termina cette troisième aventure
du chat, qui fit beaucoup dimpression à Charles,
à cause de ce que Juliette avait dit, le croyant absent,
et à cause du reproche très juste de Betty.
Il sobserva donc plus que par le passé, chercha
à réprimer ses premiers mouvements et à
éviter les plaisanteries ou les amusements qui pouvaient
causer de la peine aux autres et surtout à Juliette,
à laquelle il sattachait de plus en plus et dont
la bonne influence se manifestait chaque jour davantage.
« Charles, lui dit-elle un jour en revenant de la promenade,
tu vas avoir quatorze ans et tu nas pas encore fait
ta première communion ; je désire beaucoup que
tu apprennes ton catéchisme et que tu ailles deux fois
par semaine chez M. le curé ; il te lexpliquera
et il te préparera à faire ta première
communion.
charles.
Je suis bien aise que tu men parles, Juliette. Depuis
quelques semaines jy pense souvent, et je regrette dêtre
si peu avancé. Dès demain jirai en parler
à M. le curé, en sortant de lécole.
juliette.
Te voilà devenu tout à fait raisonnable, mon
bon Charles ; depuis la toilette de Minet, tu nas pas
fait une seule sottise.
charles.
Il y a bientôt six semaines !
juliette.
Jespère que tu pourras en dire autant dans six
mois, et que tu ne te feras plus jamais gronder.
charles.
Pas par toi, toujours. Quand tu me grondes, je suis malheureux
! Vrai ! plus malheureux que chez la cousine MacMiche,
parce que chez elle cétait le corps seul qui
souffrait, et ici cest le cur ; et jaimerais
mieux être battu par elle que grondé par toi.
juliette, souriant.
Et pourtant je ne te gronde pas bien fort ni bien longtemps.
charles.
Et cest précisément pour cela ta douceur
me touche ; ta facilité à pardonner me rend
plus sévère pour moi-même. Quand tu grondes,
si je ne me retenais, je pleurerais comme une bête,
et je tembrasserais
comme un enfant qui attend sa grâce.
juliette.
Mais aussi, voilà bien longtemps que tu nas
été grondé ! Moi, je nai pas eu
le plus petit reproche à tadresser ; Minet est
le plus heureux des
Ah ! sécria Charles en linterrompant,
voici Donald avec la carriole. Eh ! Donald ! où allez-vous
?
donald.
Je vais à la ferme de Cedwin, Monsieur Charles, pour
rapporter une jeune truie que nous avons achetée lautre
jour.
charles.
Je voudrais bien aller avec vous, Donald ! Attendez un instant.
Juliette, veux-tu que jy aille ? Cola mamuserait
tant de ramener la truie ! Nous serons revenus pour souper,
nest-ce pas, Donald ?
donald.
Oh ! pour ça, oui, Monsieur Charles ; il faut une
heure à peine pour aller et venir, y compris le chargement
de la bête, qui ne sera pas long.
charles.
Veux-tu, Juliette ? Je ten prie ! Je vais te ramener
à la maison, et je ferai ensuite ma course en carriole.
juliette.
Oui, mon pauvre Charles, vas-y ; je me charge de lexplication
avec Marianne, qui ne le trouvera pas mauvais, jen suis
bien sûre. »
Charles fit un saut de joie, recommanda à Donald de
lattendre, embrassa Juliette et la fit marcher au
pas accéléré.
juliette.
Pas si vite, pas si vite, Charles ! Tu me fais courir ! Je
suis tout essoufflée. On nous prendra pour deux échappés
de prison.
charles.
Pardon, pardon, ma pauvre Juliette ; je croyais que nous
allions doucement. Au reste, nous voici arrivés. Adieu,
Juliette, au revoir bientôt. »
Il la mena jusquà sa chambre, létablit
dans son fauteuil, et repartit en courant. Juliette rit de
bon cur de son empressement à la quitter et reprit
son tricot, en songeant avec bonheur à la douceur et
à la sagesse de Charles.
Donald lattendait de pied ferme ; Charles sauta dans
la carriole, et le cheval partit au grand trot. Un quart dheure
après, ils étaient à la ferme de Cedwin
; on hissa la truie sur la carriole, mais non sans peine,
car elle se débattait, elle poussait des cris aigus,
et Charles, en aidant à la contenir et à lattacher,
attrapa deux ou trois coups de dents qui lindisposèrent
contre la bête. Ils repartirent ; à quelques
pas de la ferme, Charles demanda à conduire le cheval.
donald.
Pas celui-ci, Monsieur Charles, il nest pas facile
à mener ; une autre fois, quand nous aurons la vieille
jument noire, je vous laisserai mener.
charles.
Vous faites toujours des embarras, Donald ! Quel danger peut-il
y avoir à conduire un cheval sur la
grande route ? Il ny a quà marcher droit
devant soi.
donald.
Je ne dis pas, Monsieur Charles ; mais un cheval qui ne se
sent pas tenu peut semporter.
charles.
Sil semporte, vous reprendrez les guides et vous
larrêterez puisque vous êtes si habile.
»
En achevant ces mots, Charles saisit les guides et les tira
à lui. Donald eut peur que le tiraillement nimpatientât
le cheval et il les abandonna. Charles, enchanté de
son succès, laissa le cheval prendre le galop, malgré
les remontrances de Donald.
donald.
Prenez garde, Monsieur Charles ; la bête est jeune
et ardente ; elle va diablement vite ; si elle semporte
charles.
Elle ne semportera pas, nous voici bientôt arrivés.
»
La truie, qui naimait pas cette allure précipitée,
faisait des cris dont samusait beaucoup Charles. Pour
la faire crier plus fort en approchant du bourg, il assena
un coup de fouet sur la croupe du cheval, qui fit un bond
et partit comme une flèche.
« Sapristi ! le voilà emporté ! »
grommela Donald en arrachant les guides des mains de Charles
et en les retenant de toutes ses forces. Mais le cheval serrait
le mors entre ses dents (ce quon appelle prendre le
mors aux dents) et ne les sentait plus. Il fendait lair
et causait des frayeurs terribles aux habitants paisibles
qui rentraient chez eux. Donald lâchait et tirait alternativement
les guides, mais sans succès. Charles, tête nue
(car il avait perdu sa casquette dans la première secousse),
était pâle et effaré ; la truie faisait
des cris désespérés ; tous trois bondissaient
dans la carriole comme des volants sur une raquette. Ils passèrent
ainsi devant la maison de Charles ; il entendit deux cris
deffroi partir de la cuisine, mais il neut le
temps de voir personne, tant le cheval les emportait rapidement.
En sortant du bourg, il accrocha une charrette, monta sur
un tas de pierres et roula avec sa charge dans un fossé
de deux mètres de profondeur. Charles et la truie restèrent
ensevelis sous la carriole, qui était retournée
les roues en lair ; Donald avait eu le temps et ladresse
de sélancer dehors pendant la chute, et se trouva
sur ses pieds au bord du fossé. Le cheval était
tombé sur le dos et se débattait pour se relever.
Donald ne pouvait lapprocher sous peine dêtre
tué sous les coups de pied que lançait lanimal.
Des ouvriers qui virent la culbute accoururent pour lui venir
en aide ; ils parvinrent à couper les traits et à
dételer le cheval ; puis ils relevèrent la carriole,
sous laquelle ils trouvèrent Charles, sain et sauf,
couché près de la truie expirante ; étant
garrottée et nayant pu suivre le mouvement de
la carriole, elle avait eu les reins brisés, et rendait
le dernier soupir. Charles sortit du fossé tout penaud.
Donald jurait à faire trembler ; le cheval navait
aucun mal. Pendant quon retirait la carriole du fossé,
quon cherchait à atteler le cheval et à
recharger la truie morte, avec des ouvriers obligeants qui
étaient venus offrir leurs services, Charles séchappa
et courut à la maison ; il rencontra Betty ; elle arrivait
échevelée et alarmée, pour avoir des
nouvelles de son mari ; cétait elle qui les avait
vus passer comme la foudre, et qui avait eu soin den
informer Juliette, en y ajoutant les commentaires les plus
alarmants. Charles la rassura, ne lui expliqua rien, et continua
sa course.
Il arriva à la maison et appela Juliette ; elle lui
répondit par un cri de joie et accourut jusquà
lui, guidée par sa voix. Elle se jeta dans ses bras,
en remerciant Dieu de lavoir sauvé.
juliette.
Betty ma dit que vous deviez tous être brisés
et tués. Tu juges de ma frayeur, et de ma désolation
de ne pouvoir courir à toi avec elle. Mais quest-il
arrivé ? Comment Donald, qui mène si bien, a-t-il
pu laisser le cheval semporter ainsi ?
charles, avec hésitation.
Juliette, ce nest pas sa faute, cest la mienne
; il ne voulait pas me laisser mener ce jeune cheval ; mais
je lai voulu absolument ; jai saisi les guides
dans ses mains, et comme je tirais sur la bouche du cheval,
il a été obligé de me les abandonner.
Et puis le cheval sest emporté et nous a versés
dans un fossé.
juliette.
Ah ! mon Dieu ! Donald est-il blessé ?
charles.
Non, il na rien, heureusement : il avait sauté
sur la route au moment où la carriole versait ; mais
ce qui le désespère, cest que la truie
que nous ramenions a été tuée.
juliette.
Tuée ! pauvre bête ! tu vois, Charles, ce qui
arrive quand on fait à sa tête sans écouter
les gens plus sages et plus âgés que soi. Et
cest bien heureux que tu ten sois tiré
sans plus de mal ; cette fois-ci le bon Dieu ta protégé
mais une autre fois ne cours pas la chance dune protection
qui peut te marquer. Nest-ce pas, Charles, que tu écouteras
Donald à lavenir, que tu ne te précipiteras
pas dans des dangers inutiles, et que tu ne me causeras pas
dinquiétude volontaire, comme tu las fait
aujourdhui ?
charles.
Oui, ma bonne Juliette, je te le promets, et je te remercie
de ne pas être fâchée contre moi, de madresser
des reproches si modérés, quand je mattendais
à un très sérieux mécontentement.
juliette.
Et tu avais raison ! jaurais dû te très
mal recevoir mais jai été si inquiète,
que lorsque jai entendu ta voix, jai tout oublié
; je nai plus senti que le bonheur de te savoir en vie
et sans blessure. Toutefois tu nen seras pas quitte
pour ma remontrance ; Betty va rentrer en colère ;
ainsi prépare-toi à supporter ses reproches
humblement, doucement songe quelle a eu pour son mari
linquiétude que jai eue pour toi, et quelle
doit ten
vouloir.
charles.
Sans compter la truie, quils vont me reprocher jusquau
dernier jour de ma vie.
juliette.
Oh ! quant à cela, tu peux y compter ! mais comme
cest pour toi, pour lintérêt de ta
ferme quelle te grondera, tu y mettras beaucoup de douceur,
nest-ce pas, Charlot ?
charles, avec distraction.
Certainement, certainement !
La voilà ! je lentends
! Quelle voix perçante elle a cette Betty ! Quelle
différence avec la tienne, même quand tu grondes
!
betty, en entrant, très animée.
Ah bien ! tu as fait une belle affaire, mauvais garçon
! Voilà que tu passes des farces innocentes au meurtre,
à lassassinat ! Tu as manqué de tuer mon
mari, mon pauvre mari qui vaut cent fois mieux que toi ; et
ne pouvant arriver à faire périr mon Donald,
tu te venges sur la truie ! une pauvre bête innocente,
une jolie bête, et une belle bête, et une bonne
bête, qui nous aurait fait un profit superbe.
charles, un peu impatienté.
Mais ce nest pas moi qui lai tuée ! Prends-en
toi au bon Dieu qui a permis quelle eût les reins
cassés.
betty.
En voilà une bonne, par exemple ! Comment ! tu oses
soutenir que cest le bon Dieu qui a arraché les
guides des mains de Donald, qui a fait emporter le cheval,
qui a culbuté Donald dans un fossé ?
charles.
Dabord, Donald na pas été culbuté
!
betty.
Parce quil a été plus adroit que toi,
et que tu as voulu accompagner la pauvre bête dans ton
fossé, pour la mieux tourmenter.
charles, impatienté.
Ah ça ! tu mennuies, Betty ! Laisse-moi tranquille
! Tu nas aucun droit de me gronder, et je te prie de
te taire.
betty.
Plus souvent que je me tairai quand la langue me démange
pour parler ! Ce ne sera pas toi qui me feras taire, mon garçon
! Tu nes rien ici ; cest Marianne, ta tutrice,
qui est tout ! Et je linformerai de ce qui se passe,
et je lui ouvrirai les yeux sur toi, et
charles, en colère.
Tu es bien assez méchante pour cela ; je le sais sans
que tu me le dises. Et cela ne sera pas la première
fois que tu mauras calomnié près de Marianne.
Heureusement que Juliette ne te croit pas, quelle me
défend contre toi, et quelle continue à
maimer malgré toi.
betty.
Tu crois ça, quelle taime ! Oui, joliment
! Elle a peur de toi et de tes colères ; et cest
pour cela quelle nose ni te gronder ni te chasser
dauprès delle. »
Charles sétait préparé à
faire une riposte sanglante à Betty ; mais à
ce dernier reproche inattendu il resta muet, tremblant de
colère et dindignation sa physionomie exprimait
une telle fureur, que Betty eut peur et quelle se sauva.
Juliette avait cherché plusieurs fois à intervenir,
à faire taire Betty, à calmer Charles ; mais
à cette dernière apostrophe Juliette, toujours
si douce, sécria avec violence :
« Méchante femme ! »
Et, sapprochant de Charles, elle lentoura de
ses bras, déposa un baiser sur son front, et lui dit
de sa voix la plus douce :
« Ne crois pas ce quelle te dit, mon pauvre Charles
! Cette femme est hors delle ! elle ne sait plus ce
quelle dit. Tu sais, mon bon Charles, que cest
par amitié, et non par peur, que je te garde près
de moi. Tu sais le plaisir que je ressens à te savoir
près de moi. Tu sais enfin quaprès Marianne
tu es celui que jaime le plus au monde, le seul que
jaime en ce monde. Oublie donc ce qua dit cette
femme ! Le danger de son mari la rendue folle. Nest-ce
pas, mon bon Charles, que tu ne la crois pas, que tu crois
en moi, en mon amitié ?
charles.
Oui, oui, ma chère, ma bonne Juliette ; je le crois,
je te crois. Merci de maimer tout mauvais que je suis
; merci de me le dire si doucement, si affectueusement ; ta
bonté me touche au fond du cur. »
Et Charles, sasseyant aux pieds de Juliette près
du fauteuil où elle sétait placée,
appuya sa tête sur les genoux de Juliette, laissa échapper
quelques sanglots, et fut pris dun tremblement qui alarma
Juliette.
Elle appela Marianne, qui ne devait pas être éloignée
; on effet, Marianne entra précipitamment.
« Que veux-tu ? quas-tu, Juliette ? Tu pleures
? Pourquoi ? Que sest-il passé ? Pourquoi Charles
pleure-t-il aussi ? »
Juliette raconta à sa sur le nouvel incident
qui venait darriver ; elle le lui dit sincèrement,
tout on atténuant de son mieux les torts de Charles.
Il sen aperçut et lui en témoigna sa reconnaissance
en lui serrant la main.
marianne.
Je ne te gronderai pas, Charles, puisque tu te montres si
sensible aux reproches que Juliette ta déjà
adressés ; et je me borne à te demander de faire
ta paix avec Betty, qui est une excellente femme malgré
son caractère emporté, et qui met un grand zèle
à diriger ta ferme ; son mari est aussi un brave homme
et un bon ouvrier. Elle a eu tort sans doute, elle ta
blessé, chagriné, mais elle en est probablement
très fâchée à lheure quil
est, et je suis sûre quavec un mot daffection
tu la feras revenir de suite.
Je le ferai, Marianne », répondit Charles
humblement et tristement. Et il sortit pour aller chercher
Betty.
Cette douceur et cette soumission touchèrent Marianne.
Juliette, qui avait le cur gros depuis longtemps, se
laissa aller à son émotion.
« Pauvre garçon ! dit-elle en pleurant. Il a
un cur excellent ! Avec de lamitié on fait
de lui ce quon veut.
marianne.
Je crois comme toi, Juliette, quil a dexcellents
sentiments et de grandes qualités. Mais il est si vif,
si ardent dans ses volontés, si imprévoyant
et si entreprenant, quon nest jamais un repos
avec lui.
juliette.
Il ne me résiste jamais, pourtant.
marianne.
Aussi je te laisse la direction absolue de son caractère
; tu las déjà beaucoup adouci, mais il
te reste beaucoup à faire encore !
Oh ! jy arriverai, dit Juliette en souriant.
marianne.
Que Dieu tentende et te vienne en aide, et dans quelques
années dici tu auras fait de Charles un homme
vraiment remarquable. »
Juliette sourit encore. Charles rentra.
« Eh bien ? dit Juliette.
charles.
Je lui ai demandé pardon ; elle a eu lair surpris
; elle a hésité un instant ; puis elle ma
serré dans ses bras en membrassant, en pleurant,
en me demandant pardon à son tour. Elle ma dit
que le danger de son mari lui avait fait perdre la tête,
que je lui avais répondu comme elle le méritait,
que nous étions tous trop bons pour elle, et que jamais
elle ne saurait assez me témoigner tout ce quelle
ressentait pour moi de tendresse et de dévouement.
Enfin, elle a fini par dire que si Donald se permettait le
moindre mot contre moi, elle larrangerait dune
bonne manière. Je lai bien embrassée aussi,
et nous sommes meilleurs amis quauparavant.
marianne.
Ce que tu nous dis là me fait bien plaisir, mon ami
; je suis bien contente de toi, et Juliette est toute joyeuse
et toute remontée par ton généreux effort.
Nous voilà tous satisfaits, et jespère
que Betty ne nous fera pas trop attendre notre souper. Veux-tu
y aller voir, mon ami ? »
Charles courut à la cuisine et revint dire que cétait
prêt ; ils allèrent dans la salle, où
ils trouvèrent Donald. Betty lui avait fait la leçon,
et, quoiquil neût pas bien compris ce changement
de décoration, il se conforma aux ordres de sa femme,
et ne dit pas un mot de la truie ni de la culbute dans le
fossé.
le vieux charles
reparaît et disparaît pour toujours
Depuis ce jour, Charles devint de plus en plus aimable, docile,
attentif pour ses cousines, soigneux pour Juliette, exact
à laccompagner à léglise
et dans ses promenades, sans négliger son travail et
son catéchisme. Il fit sa première communion
avec une ferveur qui pénétra le cur de
Juliette dune grande reconnaissance envers le bon Dieu,
et qui augmenta sa confiance en Charles et laffection
si vive quelle lui portait. Elle aimait dautant
plus les belles qualités quelle voyait grandir
en lui, quelle aidait tous les jours et sans cesse à
leur développement ; elle était donc bien tranquille
sur les mérites de Charles mais rien nest parfait
en ce monde, et la sagesse de Charles nempêcha
pas quelques écarts, quelques violences, quelques sottises.
À la fin de lhiver, la ferme fut enfin prête
à les recevoir ; les arrangements intérieurs
étaient terminés, la ferme se trouva suffisamment
montée de bétail ; la basse-cour était
assez considérable pour fournir dufs et
de volailles, non seulement la ferme, mais une partie du village
; les vaches donnaient du lait et du beurre à tous
les environs ; les moutons engraissaient pour le boucher après
avoir donné quelques tontes de laine à leur
ancien propriétaire.
Charles aurait bien voulu y passer ses journées, avec
Marianne et Betty, qui y passaient toutes les leurs ; mais
Juliette dune part et ses études de lautre
ne lui laissaient pas beaucoup de liberté. Malgré
ce vif désir de se transporter à la ferme avant
quelle fût logeable, jamais il nen laissa
rien paraître à Juliette : pour elle, il domptait
son caractère emporté, ses volontés ardentes
; et en le voyant assis tranquillement près delle,
un livre à la main pour lui faire la lecture, ou bien
tenant ses écheveaux de laine ou de fil pour laider
à les dévider, on laurait pris pour un
garçon tranquille, aimant le repos et létude,
et nayant aucune volonté, aucun désir
prononcé. Mais quand Juliette lui demandait de diriger
leur promenade du côté de la ferme, lempressement
joyeux quil mettait à accéder à
son désir lui faisait deviner la contrainte quil
avait dû exercer sur lui-même. Aussi, toutes les
fois que le temps le permettait, elle faisait toujours une
ou deux visites à la ferme. Elle-même sy
trouvait plus agréablement que dans leur maison du
bourg ; elle samusait à donner du pain aux moutons,
du grain aux volailles ; à peine arrivée à
la ferme, ses habitués lentouraient de si près
quelle sy frayait difficilement un passage avec
laide de Charles ; il la menait partout ; il ne lui
faisait grâce ni de létable aux porcs,
malgré lodeur repoussante qui sen exhalait,
ni des tas de fumier que Donald soignait avec une affection
particulière, et dont Charles voyait tous les jours
augmenter la dimension. Et quand il se permettait den
rire :
« Cest de lor, ça, Monsieur Charles
! disait Donald en contemplant avec amour ces montagnes de
fumier amassées par ses soins. Cest du fumier
que nous vient lor ! Le cochon qui se vautre sur le
fumier se roule sur le sein de sa nourrice !
charles, riant.
Cest trop fort, en vérité, Donald ! Je
respecte votre fumier ; mais en faire une nourrice, cest
dégoûtant !
donald.
Cest pourtant la vérité, Monsieur Charles
; sans fumier, le cochon naurait ni orge, ni choux,
ni pommes de terre, ni paille, rien enfin pour sa nourriture
et pour son coucher. Et vous-même, que mangeriez-vous
sans fumier ? Allez, Monsieur Charles, cest le fumier
qui est la richesse dune ferme ! Engraisser votre terre,
cest engraisser votre bourse. »
Charles et Juliette riaient, mais approuvaient les principes
de Donald. Chaque visite à la ferme apprenait quelque
chose de nouveau à Charles ; Marianne devenait une
vraie fermière ; Betty ne parlait que de basse-cour,
volailles et laiterie. Chaque fois quon parlait cochons
devant elle, un soupir profond sexhalait de sa poitrine.
« Ah ! disait-elle, si Charles navait pas tué
cette jolie truie que Donald avait obtenue avec tant de peine
à la ferme Cedwin, quelles belles bêtes nous
aurions ! que de petits cochons nous aurions déjà
vendus ! Nous ne réparerons jamais cette perte-là.
Tu nas pas besoin de rire, Charles ! continua-t-elle
dun air indigné. En tuant cette truie, tu as
perdu une fortune.
charles.
Mais ce nest pas ma faute si elle est morte, Betty
! Tu me dis toujours que je lai tuée !
betty.
Et qui donc ? Serait-ce moi, par hasard ? Vas-tu en accuser
Donald à présent ? Ce pauvre Donald ! la-t-il
assez pleurée, la pauvre bête ! »
Juliette faisait un signe à Charles, et Charles ne
répondait pas ; il laissait tomber lorage ; mais
ce reproche revenait souvent, et souvent Charles dut appeler
à son secours toute la force de sa volonté pour
ne pas se mettre en colère.
Ils sétaient tous transportés à
la ferme depuis quelque temps, à la grande satisfaction
de Charles et de Juliette, dont le seul ennui était
les reproches un peu aigres de Betty, toujours au sujet de
la truie.
Un jour quelle avait été plus tenace
que d habitude, et que Donald avait joint ses regrets
à ceux de sa femme, Charles, prêt à éclater,
sortit dans la cour pour chercher une distraction à
sa colère ; il entra dans une écurie vide, et
lidée lui vint dy mettre ses lapins. Il
communiqua lidée à Juliette, qui laccueillit
avec empressement ; ils retirèrent leurs huit lapins,
très mal établis dans une vieille caisse, pour
les transporter dans cette nouvelle demeure, que Charles surnomma
le palais des lapins. Il sy trouvait de la paille toute
préparée, comme si lécurie avait
été habitée. Charles et Juliette y établirent
les lapins et leur apportèrent des feuilles de choux
et de carottes.
En sen allant, Charles ôta la clef, quil
mit dans sa poche.
« Attends-moi une minute, dit-il à Juliette,
je cours porter la clef dans ma chambre, pour que Betty et
Donald ne se mêlent pas de nos élèves
: toi et moi, nous serons seuls à les soigner. »
Charles courut en effet jusquà sa chambre, aperçut
en entrant le chat qui sy trouvait renfermé,
le poursuivit jusque dans la cuisine, ne songea plus à
la clef, qui resta dans sa poche, et rejoignit Juliette. Ils
allèrent dans les champs. Les récoltes commençaient
à pousser et à verdir la plaine ; les pommiers
et les poiriers étaient chargés de fleurs, la
bonne odeur de cette verdure jeune et fraîche procurait
une vive jouissance à Juliette ; elle se sentait gaie
et remontée ; sa conversation avec Charles était
plus animée que jamais ;
ils parlaient de leur avenir.
juliette.
Quand tu seras grand, Charles, il faudra que tu te maries
tu épouseras une bonne femme, bien robuste, qui sache
faire marcher ta ferme.
charles, riant.
Et qui au besoin puisse faire le coup de poing avec Betty.
juliette, riant aussi.
Non, il te faut une femme forte, mais douce ; sans quoi elle
se battrait avec toi, ce qui ne serait pas bien. Voyons, cherchons-en
une.
charles.
Pas encore, Juliette. laisse-moi donc grandir tranquillement.
Je nai pas encore quinze ans !
juliette.
Cest vrai ! Mais nous pouvons toujours voir dans celles
que nous connaissons.
charles.
Je ne connais personne ; je suis toujours à la maison
ou à lécole.
juliette.
Ni moi non plus, je ne connais personne ! Mais ne ten
inquiète pas ; nous demanderons à Marianne et
à Betty.
charles.
Je ne veux pas une femme du choix de Betty elle me ferait
épouser une grosse vachère.
juliette.
Mais quelle espèce de femme voudrais-tu avoir ?
charles.
À présent, aucune ; mais plus tard je voudrai
une femme excellente.
juliette.
Quappelles-tu excellente ? Excellente comme quoi ?
charles.
Comme toi ; mais ce nest pas tout. Je veux une femme
robuste que rien ne fatigue, qui ne soit jamais malade ni
souffrante.
juliette, riant.
Non, pas comme toi, qui as sans cesse besoin de soins ; et
cest pour te soigner à mon aise que je veux avoir
une femme vigoureuse ; mais je la veux jolie, agréable,
grande comme toi, mince comme toi, et
juliette.
Mais si tu prends une femme mince comme moi, elle ne sera
ni robuste ni vigoureuse. Je tengage à choisir
une femme comme Marianne.
charles.
Non, Marianne est trop grande et trop forte.
charles.
Ah bah ! Tu ne sais ce que tu veux. Au fait, tu es encore
trop jeune pour savoir ce quil te faut ; mais quand
tu auras vingt-deux ou vingt-trois ans, laisse-nous faire,
Marianne et moi ; je te réponds que tu auras une femme
admirable ; car nous serons difficiles pour toi.
charles.
Cest bien ; cest convenu. Quand je serai grand,
vous me présenterez ma femme. En attendant, si tu tasseyais
au pied de ce pommier en fleurs, pendant que je grimperais
dessus pour enlever du gui qui fait mourir les branches ?
juliette.
Je ne demande pas mieux ; mais ne va pas tomber sur moi quand
tu seras là-haut. »
Juliette sassit, Charles grimpa comme un chat jusquaux
branches quil voulait débarrasser du gui qui
tes obstruait, fit très habilement son travail, et
descendit aussi lestement quil était monté.
Il ne saperçut pas quun objet assez volumineux
tombait de sa poche, et que cet objet était la clef
du palais des lapins.
Il reprit avec Juliette le chemin de la ferme ; la conversation
ne tarit pas plus en revenant quen allant. Charles la
termina en disant qu« ils étaient plus
heureux que tous les rois de la terre ».
« Je le crois bien, dit Juliette : les rois et les
princes sont les plus malheureux êtres de leurs royaumes.
charles.
Cest beaucoup dire ; ils sont ennuyés et contrariés
souvent, mais ils ne sont pas malheureux.
juliette, avec véhémence.
Pas malheureux ! Contrariés du matin au soir dans
leurs goûts, dans leurs affections, dans leurs volontés
! Quand ils sont enfants et jeunes, ils se promènent
seuls, ils jouent seuls ; ils ne sortent quen voiture
; ils sont gênés dans leurs habits élégants
; ils saluent à droite et à gauche sans arrêter
; ils sont séparés de leurs parents, quils
voient à peine ; on leur donne des gouverneurs sévères,
qui ne les soignent que parce quon les paye et non pas
par affection ; ils nont jamais damis ; et quand
ils sont grands, cest bien pis ! Un pauvre roi qui ne
peut aimer personne, de peur dêtre aimé
par intérêt ; un roi que personne naime,
parce que tout le monde en a peur ; dont chacun peut dire
et inventer du mal, sans quil puisse se défendre
; qui ne peut avoir aucune liberté, pas même
celle de promener sa femme dans les champs et délever
lui-même ses enfants !
charles.
Cest vrai ! Tu as raison ; jaime cent fois mieux
ma veste ou ma blouse que les brillants uniformes des rois
; mon dîner de deux plats mangés gaiement avec
ceux que jaime, que les repas exquis en compagnie dennemis
ou dindifférents ; et ainsi de tout. Si jétais
roi, je naurais pas pu grimper à larbre
tout à lheure.
juliette.
Ni avoir des lapins et les élever.
charles.
Ni aller en carriole avec Donald.
charles.
Ni déchirer tes habits dans les ronces.
charles.
Ni te cueillir des fraises dans les bois, ni te mener promener
tous les jours, te soigner, taimer enfin ; car on naime
pas bien les gens quand on ne fait rien pour eux.
juliette.
Tu as bien raison, et cest pourquoi nous allons donner
à manger à nos lapins. As-tu la clef ?
charles.
Non, elle est dans ma chambre ; je vais lapporter.
»
Charles disparut, et fut longtemps à revenir ; Juliette
sétonnait de sa longue absence, lorsquelle
lentendit arriver, mais à pas lents et en silence.
juliette.
Quy a-t-il, Charles ? Pourquoi as-tu été
si longtemps à apporter la clef ?
Pourquoi ne
partes-tu pas ?
Quas-tu, Charles ?
charles, en colère.
Je crois bien! Ce méchant Donald ou sa mauvaise femme
ont emporté la clef des lapins.
juliette.
Dis-leur de te la rendre ! Cest fort ennuyeux !
charles, de même.
Je crois bien que cest ennuyeux ! Ces gens-là
sont insupportables et quand je serai le maître, je
les chasserai de chez moi !
juliette.
Voyons, voyons, mon ami, ne temporte pas pour si peu
de chose.
charles, de plus en plus irrité.
Peu de chose ! Cest une impertinence incroyable ! Venir
menlever la clef de mes lapins, jusque dans ma chambre
! Est-ce que je ne suis pas le maître chez moi ? Suis-je
obligé de les laisser semparer de tout, comme
si la ferme était à eux ? Mais je vais leur
parler vertement, et sils ne sont pas contents, ils
sen iront.
juliette.
Charles, tu sais bien que ces pauvres gens taiment,
te sont attachés, se tuent au service de ta ferme.
Pourquoi parler deux de cette façon ? Et comment
sais-tu que ce sont eux qui ont pris cette clef ?
charles.
Et qui veux-tu que ce soit ? Ce nest certainement pas
Minet.
juliette.
Tu as peut-être mal cherché ?
charles.
Jai cherché partout ; jai mis assez de
temps, puisque tu as même été inquiète.
juliette.
Mais où sont-ils ?
charles.
Est-ce que je sais, moi ! Ils sont toujours à courir.
juliette.
Sils courent, cest pour ton service car ils travaillent
tant quil fait jour. »
Charles commençait à se calmer et à
être un peu honteux de son emportement, lorsque Donald
accourut :
« Ah ! vous voilà, Monsieur Charles et Mademoiselle
Juliette ! Je vous ai cherchés partout pour vous demander
si cétait vous qui aviez la clef de lécurie
de mes poulains. Je les fais coucher là dedans depuis
deux jours, parce que les nuits sont encore un peu froides.
Il faut que je leur fasse leur litière pour la nuit,
et voilà le jour qui savance !
charles.
Vous savez bien que ce nest pas moi qui ai cette clef.
Je lavais, il est vrai, mais vous ou Betty vous me lavez
prise.
donald.
Ah ! Betty, je nen sais rien ; mais moi ! pourquoi
que je vous la demanderais si je lavais ?
charles.
Pour me faire enrager ! Parce que vous voulez tout accaparer
pour vous et pour vos bêtes, tandis que moi, qui suis
le maître, je suis obligé davoir mes lapins
dans une vieille caisse ; et comme vous êtes jaloux
de les voir bien logés dans lécurie, vous
mavez repris la clef dans ma chambre, et vous faites
semblant de ne pas la trouver. Mais je ne suis pas votre dupe,
et je trouve fort impertinent de me jouer des tours pareils.
donald.
Sapristi ! Monsieur Charles, si vous étiez mon garçon,
je vous donnerais du poing dans la figure, pour vous apprendre
à avoir de telles idées sur un honnête
homme comme moi. Cest-y là votre profit ? Cest-y
moi qui empoche largent que je retire de vos terres
? Et cest-y pour moi que je cours depuis une demi-heure
après vous, pour avoir cette satanée clef que
vous me refusez ? Allez, Monsieur Charles ! ce que vous faites
là, cest ingrat, cest malin. Et si nétait
que de moi, je vous planterais là avec vos bêtes,
et je men irais ailleurs ; mais cest Betty qui
est sotte pour ça, et qui pleurerait tout le long du
jour si elle vous quittait ; et comme ça me ferait
mal de la chagriner,
ma foi, je reste. »
Charles avait passé plusieurs fois de la colère
à la honte et au regret, pendant que Donald parlait.
La dernière assurance de rattachement de Betty le toucha
vivement et lui fit sentir toute son injustice et, comme disait
Donald, son ingratitude. Malgré le combat de son orgueil
il alla à Donald et sécria :
« Mon bon Donald, vous avez raison ; je suis un ingrat
! Je méconnais votre dévouement à mes
intérêts je vous accuse sottement sans aucun
motif, et je vous fais de la peine au lieu de vous remercier.
Mon bon Donald, pardonnez-moi ; je suis jeune je me corrigerai,
je lespère, de ma vivacité, et je ne commettrai
plus dinjustice à votre égard.
donald.
Bien, Monsieur Charles, nen parlons plus ! Je ne suis
pas rancunier de ma nature. Cest bien, ce que vous faites
là. Vous avez eu de la peine à y arriver ; mais
vous nen aurez pas de regret : cest moi qui vous
le dis. De cette affaire-là jai plus de cur
que jamais à votre service
Mais comment allons-nous
faire pour cette clef ? où la trouver ?
charles.
Et mes pauvres lapins qui sont enfermés et qui
ont faim !
donald.
Ce nest pas ça qui est le pire. Cest pour
coucher mes poulains !
Hé ! Donald ! cria Betty qui arrivait des champs.
Vois donc ce que jai trouvé ! Cest toi
qui lauras perdue, bien sûr, en enlevant le gui
des arbres. »
Et Betty, approchant, lui remit la clef
du palais des
lapins.
donald.
Où as-tu trouvé ça ?
betty.
Au pied du pommier, près des betteraves ; tu sais
bien ce pommier qui avait tant de gui sur les branches, et
que tu viens de dégager.
donald.
Je ny ai pas touché aujourdhui. »
Juliette, qui sétait approchée de Charles,
lui serra la main.
« Tu vois ! » lui dit-elle à voix basse.
Charles rougit beaucoup et dit avec hésitation :
« Cest moi, Betty ! cest moi qui ai enlevé
le gui. Je vois bien ce que cest maintenant : jai
oublié la clef dans ma poche au lieu de
Quelle clef ? interrompit Betty. Pas celle-ci, toujours,
qui est à Donald. »
Charles allait tout avouer, lorsque Donald le regarda, sourit,
mit un doigt sur sa bouche et dit :
donald.
Mais sans doute ! Cest la mienne ; donne vite,
viens maider à la litière.
betty, étonnée.
Quest-ce quil y a donc ? Pourquoi ris-tu, toi
? Quest-ce que jai dit de risible ?
donald.
Rien du tout, je te dis. Viens vite, il se fait tard. »
Charles et Juliette restèrent seuls. Charles avait
lair pensif.
juliette.
Eh bien, mon ami ? Tu vois la bonté, lattachement
de ce pauvre homme !
charles, avec feu.
Dis la générosité, la noblesse dâme
! Cet excellent Donald, il ne veut même pas laisser
connaître mon injustice à sa femme ! Il craint
de me faire rougir de moi-même devant elle ! Que puis-je
faire pour le récompenser, pour le remercier ?
juliette, lui serrant les mains avec affection.
Rien que de laimer, mon bon Charles, et lui témoigner
lestime que tu fais de lui ; crois-tu quun dévouement
comme celui dont il a fait preuve puisse être payé
par des présents ? Non, non ; de bonnes et amicales
paroles, une grande confiance, de lamitié enfin,
est la seule récompense digne de lui.
charles.
Tu as raison comme toujours, Juliette ; ma pauvre Juliette,
comme tu as dû rougir de moi !
juliette.
Jai souffert pour toi, Charles, parce que je prévoyais
ton repentir. Mais, ajouta-t-elle plus gaiement, puisque te
voilà pardonné, ne parlons plus du passé
et allons voir si Marianne na pas besoin dêtre
aidée pour sa laiterie ou sa volaille. »
Ni Marianne ni Betty ne surent rien de cette petite scène
; mais Charles nen perdit pas le souvenir, et depuis
ce jour il traita Donald avec une amitié, une confiance
dont ce brave homme fut touché et quil paya par
un redoublement de zèle et dempressement.
charles majeur ; on lui propose des femmes ;
il nen veut aucune
La ferme prospéra entre les mains de Donald ; elle
devint une des plus belles et la mieux cultivée du
pays. Donald ne négligeait aucune portion de terrain
; tout était travaillé, fumé, soigné,
et tout rapportait dix fois plus que lorsque Charles lavait
achetée. De sorte que quand Charles eut atteint sa
majorité, cest-à-dire vingt et un ans,
Marianne et Donald lui remirent des comptes qui constataient
que la ferme rapportait dix mille francs par an. Charles avait
encore, en sus de la ferme et grâce aux économies
quavaient faites pour lui ses amis, deux cent soixante
mille francs en rentes sur lÉtat.
Au lieu de se réjouir de ses richesses, Charles en
fut consterné.
« Que ferai-je de tout cela, Juliette ? dit-il avec
tristesse. Quai-je besoin de plus que de ma ferme ?
Juliette, toi qui as toujours été pour moi une
amie si éclairée, toi qui es arrivée
si péniblement à me corriger de mes plus grands
défauts, dis-moi, que dois-je faire ? que me conseilles-tu
de faire ? Comment me débarrasser de tout ce superflu
?
juliette.
Ce sera bien facile, mon ami. Prends le temps de bien placer
ton argent ; mais fais davance la part des pauvres.
charles.
Et la part de Dieu, Juliette ! Nous allons prendre nos arrangements
avec M. le curé pour faire des réparations urgentes
à notre pauvre église, pour établir des
surs afin davoir une école et un hôpital.
Et dès demain tu maideras à secourir,
non pas, comme jusquici, pauvrement et imparfaitement,
les pauvres de notre paroisse, mais bien complètement,
en leur donnant et leur assurant des moyens de travail et
dexistence. »
Les premiers mois de la majorité de Charles se passèrent
ainsi quil lannonçait ; mais sa première
signature fut pour faire don à Donald et à Betty
dune somme de vingt mille francs, quils placèrent
très avantageusement. Quand il eut terminé ses
générosités, Juliette lui demanda à
qui il réservait les cent mille francs qui restaient.
« Je te le dirai dans quelque temps, à lanniversaire
du bienheureux jour où le bon Dieu ma placé
sous la tutelle de notre excellente Marianne
et près de toi, pour ne plus te quitter.
juliette.
Ce jour est resté le plus heureux de ma vie, mon bon
Charles. Et quand je pense que depuis huit ans tu ne tes
pas relâché un seul jour, une seule heure, de
tes soins affectueux pour la pauvre aveugle, mon cur
en éprouve une telle reconnaissance, que je souffre
de ne pouvoir te la témoigner.
charles.
En fait de reconnaissance, cest bien moi qui suis le
plus endetté, mon amie. Tu mas réformé,
tu mas changé ; tu as fait de moi un homme passable,
au lieu dun vrai diable que jétais. »
Et ils repassèrent dans leurs souvenirs les différents
événements de lenfance et de la jeunesse
de Charles ; ces souvenirs provoquaient souvent des rires
interminables, souvent aussi de lattendrissement et
de la satisfaction.
« Et maintenant, dit Juliette, que nous avons fait
une revue générale du passé, parlons
un peu de ton avenir. Sais-tu que Marianne a une idée
pour toi ?
charles.
Laquelle ? Une idée sur quoi ?
juliette.
Sur ton mariage.
charles.
Mais quelle rage avez-vous de me marier ?
Et avec qui
veux-tu me marier ?
juliette.
Ce nest pas moi, Charles ; cest Marianne. Tu
connais bien la fille du juge de paix ? Cest à
elle que Marianne voudrait te marier. Te plaît-elle
?
charles.
Ma foi, je ny ai jamais pensé ; et je ne sais
pas ce que jen penserais si jy pensais.
juliette.
Mais, enfin, comment la trouves-tu ?
charles.
Jolie, mais coquette ; elle soccupe trop de sa toilette
; elle porte des cages, des jupes empesées ; je népouserai
jamais une femme qui porte des cages et des jupes de cinq
mètres de tour !
juliette.
Tout le monde en porte ! elle fait comme les autres.
charles.
Est-ce que tu en portes, toi ? Pourquoi ? parce que tu es
raisonnable. Et je ne veux pas dune femme folle.
juliette.
Et la sur du maître décole ? Quen
dis-tu ?
charles.
Je dis quelle est méchante avec les enfants,
et que les gens méchants pour les enfants le sont pour
tout le monde, et sont lâches par-dessus le marché.
Cest abuser lâchement de sa force que de maltraiter
un enfant.
juliette.
Et la nièce du curé ?
charles.
Elle est criarde et piaillarde ! Elle crie après la
bonne, après les pauvres, après M. le curé
lui-même cest un enfer quune femme grondeuse.
juliette.
Mon Dieu, que tu es difficile, Charles !
charles.
Mais pourquoi aussi veux-tu me marier quand je nen
ai nulle envie ?
juliette, avec tristesse.
Ce nest pas moi qui pousse à te marier, Charles.
Moi, je ny ai aucun intérêt. Bien au contraire.
charles.
Pourquoi bien au contraire ? Quelle est ta pensée,
Juliette ?
Parle, Juliette ; ne suis-je plus ton ami
denfance, le confident de tes pensées ?
juliette.
Eh bien, mon ami, je te dirai bien en confidence que cest
Marianne qui ma demandé, sachant la confiance
que tu as en mes conseils, de tengager à te marier
et à ne pas trop attendre, parce que
Oh ! Charles,
je nose pas te le dire ; tu seras fâché.
charles.
Moi, fâché contre toi, Juliette ? Mas-tu
jamais vu fâché contre toi ? Crois-tu que je
puisse me fâcher contre toi ? Parle sans crainte, chère
Juliette ; ne me cache rien, ne me dissimule rien.
juliette.
Cest que Marianne voudrait se marier.
charles, très surpris.
Marianne ? Se marier ? À trente-deux ans ? Ah !
ah ! ah ! Ce nest pas possible. Mais avec qui donc ?
juliette.
Avec le juge de paix. Il y a longtemps quil la demande
et quelle voudrait devenir sa femme. Tu as bien vu comme
il vient souvent ici depuis trois ou quatre ans ! Il paraît
quil la presse beaucoup de se décider, et quelle
lui a promis de lépouser dès que tu serais
marié, parce quil nest pas convenable,
dit-elle, que je reste avec toi sans elle, et que je ne veux
pas te quitter pour aller demeurer chez Marianne avec la fille
du juge.
charles.
Et si je me mariais, tu resterais avec moi, Juliette ? »
Juliette garda le silence. Charles lui prit la main.
« Resterais-tu, Juliette ? répéta-t-il
affectueusement.
Non, dit-elle avec effort.
charles, avec agitation.
Et tu ferais bien, car ce serait trop dur pour toi ; ce serait
impossible ! Et cest toi, bonne et douce Juliette, qui
serais sacrifiée ! Que Marianne se marie si elle veut,
quelle fasse cette folie, moi je ne me marierai pas
et je ne te quitterai pas. Je vivrai près de toi et
je mourrai près de toi et avec toi, te bénissant
et taimant jusquau dernier jour de ma vie. Et
je ne serai jamais ingrat envers toi, Juliette ; je ne tabandonnerai
jamais ; et je mettrai tout mon bonheur à te soigner,
à te promener, à te rendre la vie aussi douce
que possible, comme je le faisais au temps de mon enfance,
et comme je le fais avec bien plus de bonheur depuis que je
suis homme et que je comprends mieux tout ce que je te dois.
juliette.
Oh Charles ! mon ami que tu es bon et dévoué
!
charles.
Quaurais-tu fait si je métais marié
?
juliette.
Je me serais retirée dans un couvent, et jespère
que jy serais morte bientôt.
charles.
Pauvre Juliette ! Pauvre amie ! Quelle récompense
de ta bonté ! »
Charles se promena avec agitation dans la chambre. Il parlait
haut sans sen douter.
« Cest incroyable !
disait-il. Je ne laurais
jamais deviné !
Elle est folle !
À
trente-deux ans !
Et un homme de quarante-cinq !
Ils sont fous tous les deux !
Et cette pauvre petite
!
Cest mal !
Très mal !
Et
ils croient que je la laisserai là !
seule !
à souffrir, à pleurer !
Jamais !
Je vivrai pour elle comme elle vit pour moi !
Si elle
y voyait ! Mon Dieu, si elle y voyait ! »
Son agitation se calma tout doucement.
« Juliette, dit-il, viens promener ; viens respirer
dans les champs ; on étouffe ici. »
Ils sortirent. Charles mettait plus de soin que jamais à
lui faire éviter les pierres, les ornières ;
il semblait comprendre quil était dans lavenir
son seul appui, son seul ami. Juliette avait sans doute la
même pensée, car elle mettait plus d abandon
dans ses allures, dans ses paroles ; elle ne retenait plus
sa pensée, quelle déroula tout entière
quand Charles lui reparla de ce quelle venait de lui
apprendre, et de ses propres impressions sur le projet de
sa sur et sur ceux présumés de Charles.
Elle lui avoua que depuis longtemps elle songeait avec terreur
au jour où elle le verrait lié par le mariage
à un autre devoir et à une autre affection.
« Ce nest pas de légoïsme,
Charles, je tassure ; cest un sentiment naturel
devant la perte dun bonheur dont japprécie
toute la valeur et que rien ne peut remplacer. »
Charles fut moins confiant, il lui parla peu de ses pensées
intimes ; mais en revanche il lui témoigna une affection
plus vive et lui promit encore une fois de ne jamais labandonner.
« Ce nest pas un sacrifice, Juliette, je tassure
; cest un sentiment dinstinct naturel pour mon
propre bonheur. »
Et Charles disait vrai. Profondément reconnaissant
de la métamorphose que Juliette avait opérée
en lui par sa douceur, sa patience, sa piété,
sa constance, sa vive affection, il sétait promis
et il avait promis à Dieu de se dévouer à
elle comme elle sétait dévouée
à lui. Il vit avec un redoublement de reconnaissance
la tendresse toujours croissante que lui portait Juliette
; il comprit quelle ne pouvait être heureuse quavec
lui et par lui ; il comprit que sil introduisait une
femme dans leur intérieur, ce serait leur malheur à
tous : Juliette, qui souffrirait toujours de ne plus venir
quen second dans son affection ; sa femme, qui craindrait
toujours que Juliette ne reprît sa place au premier
rang ; lui-même, enfin, qui verrait sans cesse les objets
de sa tendresse souffrir par lui et à cause de lui.
Il jura donc de ne jamais se marier, de toujours garder Juliette
chez lui, et, si quelque événement extraordinaire,
comme le mariage de Marianne, rendait cette position impossible,
de faire de Juliette sa femme, à moins quelle
ny voulût pas consentir et quelle ne préférât
rester près de lui comme son amie, sa sur.
Les semaines, les mois se passèrent ainsi ; Marianne
attendait avec patience et ne se lassait pas doffrir
des femmes à Charles, qui les rejetait toutes ; il
avait vingt-trois ans, Marianne en avait trente-quatre, Juliette
en avait vingt-cinq. Enfin, un jour, Marianne entra triomphante
dans la salle où étaient Charles et Juliette.
« Charles, cette fois jai à te proposer
une jeune fille que tu ne refuseras pas, jespère,
car elle a tout ce que tu peux désirer dans une femme.
Et qui est cette merveille ? demanda Charles en souriant.
marianne.
Cest la fille de larchitecte qui est venu sétablir
ici pour bâtir lusine de M. Castel-Oie. Elle est
bonne, douce, jolie, charmante. Ils doivent venir ici ce soir
; tu verras par toi-même.
charles.
Je ne demande pas mieux, Marianne. Seulement vous savez que
je ne me marierai pas à première vue.
marianne.
Je le sais bien ; on te donnera une quinzaine pour la bien
connaître et la juger. Ils vont arriver bientôt.
Ne vas-tu pas mettre ton habit pour les recevoir ?
charles.
Pour quoi faire ? Je ne mets mon habit que le dimanche pour
donner le bras à Juliette qui est en grande toilette.
Le reste du temps, je suis toujours en veste ou en blouse.
marianne.
Comme tu voudras, mon ami ; cétait pour toi
ce que jen disais. »
Et Marianne sortit.
charles.
Ne te tourmente pas, Juliette. Tu sais ce que je tai
dit, ce que je tai promis.
juliette.
Je le sais et je ne me tourmente pas. Mais, Charles, si elle
te plaît, si tu crois pouvoir être heureux avec
elle, dis-le-moi tout de suite. Nest-ce pas ? Me le
promets-tu ?
charles.
Je te le jure, dit Charles en lui baisant les mains ; mais,
je te le répète : sois tranquille, je ne laimerai
pas. »
Une heure après, larchitecte, M. Turnip, arriva
accompagné de sa fille. Charles alla au-devant deux.
« Cest sans doute ma cousine Marianne que vous
désirez voir, Monsieur ? lui dit-il ; je vais la prévenir
; en attendant, voici notre chère aveugle qui va faire
connaissance avec vous et avec Mademoiselle votre fille. »
Charles approcha des chaises près de Juliette et alla
chercher Marianne, qui sempressa darriver.
Juliette et Lucy Turnip eurent bientôt fait connaissance
; Charles sassit près delles et causa avec
beaucoup de gaieté et desprit ; il faisait un
temps magnifique ; Charles proposa une promenade, qui fut
acceptée.
Marianne allait prendre le bras de Juliette, lorsque Charles,
sapprochant, sen empara et dit en riant :
« Vous voulez menlever mes vieilles fonctions,
Marianne ; je ne les cède à personne, vous savez.
marianne.
Je pensais que tu donnerais le bras à Mlle Lucy.
charles.
Je regrette beaucoup de ne pouvoir faire comme vous le dites,
Marianne ; mais, tant que jaurai le bonheur davoir
Juliette avec moi, je la promènerai, je la soignerai
comme par le passé. Jespère, Mademoiselle
Lucy, ajouta-t-il en se tournant vers elle, que vous ne men
voudrez pas ; si vous connaissiez Juliette, si vous saviez
tout ce que je lui dois, tout ce quelle a fait et continue
à faire encore pour mon bien, vous trouveriez bon et
naturel quelle passât pour moi avant tout le monde.
»
Lucy ne répondit pas et parut embarrassée ;
elle se mit près de Juliette, qui fut bonne et aimable
comme toujours. Elle craignait que Lucy ne fût blessée
de ce manque dempressement de Charles à son égard
; elle cherchait dautant mieux à le faire oublier.
Charles fut très poli, mais il ne chercha pas à
dissimuler que sa première pensée et sa constante
préoccupation étaient pour Juliette.
les interrogatoires ; ce qui sensuit
Quand la visite fut terminée, M. Turnip interrogea
sa fille sur lopinion quelle avait de Charles.
lucy.
Il est très bien, mais il ne me plaît pas.
monsieur turnip.
Pourquoi cela ? il est beau garçon ; il a de lesprit,
il est gai, aimable.
lucy.
Cest possible ; mais il sera un détestable mari.
monsieur turnip.
Quest-ce que tu dis donc ? Tu oublies le bien quon
en dit de tous côtés.
lucy.
Je ne dis pas non ; il peut être admirable de vertus
et de qualités, mais je ne voudrais jamais
accepter un mari pareil.
monsieur turnip.
Ah bien ! tu es joliment difficile ! Quas-tu à
lui reprocher ?
lucy.
Cette petite aveugle quil promène, quil
soigne, de laquelle il est constamment préoccupé,
et quil voudra continuer à mener comme un vrai
chien daveugle.
monsieur turnip.
Mais cest très bien, ça ; cest
elle qui la élevé ; il est reconnaissant,
ce garçon ! Je ny vois pas de mal, au contraire.
lucy.
Dabord, elle ne peut pas lavoir élevé,
car elle a lair beaucoup plus jeune que lui qui a vingt-trois
ans ; avec ça quelle est fort jolie et quelle
est toujours occupée de lui.
monsieur turnip.
Occupée de lui ! Je le crois bien ; cette pauvre petite
qui est aveugle il faut quelle appelle sitôt quelle
a besoin de quelque chose. Serais-tu jalouse dune aveugle,
par hasard ?
lucy, avec humeur.
Dabord, je ne suis pas jalouse, parce que cela mest
bien égal ; mais si je voulais encourager le désir
que vous mavez exprimé de la part de Mlle Marianne
et de M. Charles, jexigerais avant tout quon fît
partir cette petite et quon ne la laissât jamais
rentrer dans la maison. À cette condition, je consentirais
à faire connaissance plus intime avec M. Charles, et
peut-être laccepterais-je
pour mari.
monsieur turnip.
Et tu ferais bien ! Tu as déjà vingt-six ans,
sans quil y paraisse. Grande majorité, Lucy,
grande majorité !
lucy, fâchée.
Il est inutile de le crier sur les toits, mon père
; vous parlez tout haut comme si nous habitions un désert.
monsieur turnip.
Voyons, voyons, ne te lâche pas ; jen parlerai
demain à Mlle Marianne et à M. le juge de paix,
et je te dirai ce quils auront répondu. »
Lucy se rassura et reprit sa bonne humeur, ne doutant pas
que Juliette ne lui fût sacrifiée.
Pendant ce temps Marianne interrogeait Charles.
« Eh bien. Charles, comment la trouves-tu ?
Très jolie, très gracieuse, répondit
Charles sans hésiter.
marianne.
Ah ! enfin tu en trouves une à ton gré. Et
le père, te plaît-il ?
charles.
Beaucoup ; il a lair dun excellent homme ! »
Marianne était radieuse.
marianne.
Ce que tu me dis me fait grand plaisir, Charles ; nous pouvons
donc espérer de te voir marié.
charles.
Pas avec cette femme-là, toujours.
marianne, fait un bond.
Gomment ? Mais quest-ce que tu disais donc ?
charles, riant.
Quoi ? Je disais quelle était jolie et gracieuse
; cela veut-il dire que jen ferais ma femme ? Suis-je
condamné à épouser toutes les femmes
jolies et gracieuses ?
marianne.
Mon Dieu, mon Dieu, ce garçon me fera mourir de chagrin
! Mais, Charles, mon bon ami, écoute-moi Tu as vingt-trois
ans ; moi, jen ai trente-quatre ; voici bientôt
deux ans que M. le juge me demande en mariage, et que jattends,
pour lui fixer le jour, que toi-même tu te maries je
ne puis pourtant pas passer ma vie à attendre ?
charles.
Mais, ma pauvre Marianne, pourquoi attendez-vous ? Pourquoi
faut-il que je me marie pour que vous vous mariiez ?
marianne.
À cause de Juliette, tu vois bien. Elle ne veut te
quitter ni pour or ni pour argent ; tant que je suis chez
toi, que Juliette y reste aussi, personne na rien à
dire. Mais quand je serai partie, Juliette ne peut pas rester
seule avec toi ; il faut que tu te maries pour la garder.
charles, impatienté.
Elle ne sera pas seule ; Betty et Donald vivent avec nous.
marianne.
Mais cest impossible ! On en jasera.
charles, irrité.
Eh bien ! si lon jase, je marrangerai pour faire
taire les mauvaises langues.
marianne, avec ironie.
Ce serait une jolie affaire ! Rétablir une réputation
à coups de fourche ou de bâton. Bien trouvé.
Ça sent encore lépoque de la MacMiche
!
charles, avec colère.
MacMiche ou non, je ne permettrai à personne
de dire ni de penser mal de Juliette.
marianne.
Tu diras ce que tu voudras, tu feras comme tu voudras, tu
es en âge de raison aussi bien que Juliette ; mais moi,
je suis lasse dattendre, et je vous préviens
tous les deux que dici à quinze jours je serai
mariée avec M. le juge de paix.
charles, lembrassant.
Je vous souhaite bien du bonheur, Marianne ; vous avez été
très bonne pour moi, et cest ce que je noublierai
jamais. Et toi, Juliette, tu ne dis rien à Marianne
?
juliette, sessuyant les yeux.
Que veux-tu que je dise, Charles ? Je suis désolée
de causer de la peine à ma sur, damener
des discussions entre toi et elle ; mais que puis-je faire
? Aller demeurer chez le juge ? Cela mest impossible
! Et où irais-je, si ce nest chez toi ? »
Marianne impatientée quitta la salle.
charles, sasseyant près de Juliette.
Cest bien mon avis aussi ; tu vivras chez moi, ce qui
veut dire chez toi, avec Betty qui taime, avec Donald
qui taime, et si, comme dit Marianne, on trouve la chose
mauvaise, alors
alors, Juliette, tu feras comme Marianne,
tu te marieras.
juliette.
Moi, me marier ? Moi, aveugle ? Moi, à vingt-quatre
ans, presque vingt-cinq ?
charles.
Tout cela nempêche pas de se marier, Juliette.
juliette.
Non, mais tout cela ne permet à aucun homme de me
prendre pour sa femme.
charles.
Jen sais un qui te connaît, qui taime,
qui nose pas te demander, parce quil craint dêtre
repoussé, et qui verrait tous ses vux comblés
si tu lacceptais.
juliette.
Je nen veux pas, Charles, je nen veux pas. Je
te supplie, je te conjure de ne plus men parler, ni
de celui-ci ni daucun autre.
charles.
Je ne ten parlerai plus, à une seule condition
cest que tu me diras avec confiance, avec amitié,
pourquoi tu nen veux pas.
juliette, hésitant.
Tu veux que je te le dise ? Mais
je ne sais pourquoi,
jaimerais mieux ne pas te le dire.
charles.
Non, Juliette, il faut que tu me le dises : cest nécessaire,
indispensable pour ma tranquillité, pour mon bonheur.
juliette.
Alors, pour toi, pour ton bonheur, je te dirai le motif qui
me rendrait tout mariage odieux. Je refuse lhomme dont
tu me parles et tous les hommes qui pourraient vouloir de
la pauvre aveugle, pour ne pas te quitter, pour vivre près
de toi, pour naimer que toi.
charles.
Et moi, ma Juliette, je refuse et je refuserai toute femme
qui pourrait vouloir de moi, pour ne pas te quitter, pour
vivre près de toi, pour naimer que toi. »
Juliette poussa un cri de joie et saisit les mains de Charles.
charles.
Écoute-moi encore, Juliette. Je nai pas fini.
Il y aura une modification nécessaire à notre
vie ; jusquici tu as été mon amie, ma
sur ; dorénavant il faut que tu sois mon amie
et ma femme.
juliette.
Ta femme ! ta femme ! Mais, Charles, tu oublies que je suis
aveugle, que jai deux ans de plus que toi !
charles.
Que mimporte que tu sois aveugle ; cest ta cécité
qui ma dabord attaché à toi ; cest
elle qui ma fait aimer de toi à cause des soins
que je tai donnés ! Et quant à tes deux
années de plus que les miennes, quimporte, si
tu restes pour moi plus jeune et plus charmante que toutes
les femmes quon ma proposées ; et puis,
Marianne voulait me faire épouser cette petite de tout
à lheure ! Elle a un an de plus que toi. Betty
me la dit ; elle en est certaine
Tes objections
sont levées, ma Juliette ; maintenant décide
de mon sort, de notre vie. »
Au lieu de répondre, Juliette tendit ses deux mains
à Charles, qui les baisa avec. émotion. Ils
gardèrent quelque temps le silence.
« Qui aurait pu deviner un pareil dénouement,
dit enfin Charles, quand je faisais cinquante sottises, quand
tu me grondais, quand je nétais devant toi quun
pauvre petit garçon ? Qui aurait pu deviner que ce
petit diable serait aimé de toi, serait ton ami, ton
mari ?
juliette, riant.
Et qui aurait pu deviner que ce petit diable deviendrait
le plus sage, le plus excellent, le plus dévoué
des hommes ; quil saurait dominer limpétuosité
de son caractère pour se faire lesclave de la
pauvre aveugle, et quil lui donnerait le bonheur auquel
elle ne pouvait prétendre, celui dêtre
aimée pour elle-même, et dunir sa vie à
celui quelle aime par-dessus tout, après Dieu.
»
Ils causèrent longtemps encore ; et quand Marianne
rentra, elle les trouva comme elle les avait quittés,
causant gaiement
de leur avenir quelle ignorait.
Ils étaient convenus de ne rien dire à Marianne
; tous deux étaient libres de leurs actions ; Juliette
avait déjà souffert du refroidissement de sa
sur à son égard, depuis quelle avait
refusé de la suivre chez le juge : elle avait ainsi
retardé ce mariage que Marianne désirait vivement
; elle craignait que sa sur ne fît naître
des difficultés pour le sien, quelle ne blâmât
Charles dépouser une aveugle, une femme plus
âgée que lui. Charles partageait les défiances
de Juliette, et ils résolurent de ne faire connaître
leur mariage que lorsque celui de Marianne serait accompli.
Ils ne lui parlèrent donc pas de ce quils venaient
de décider.
marianne.
Pourquoi te couches-tu si tard, Juliette ? Il va être
dix heures ! Cest ridicule !
charles.
En quoi, ridicule ? Nous ne gênons personne. Vous nétiez
pas encore rentrée, et Betty et Donald sont couchés
depuis longtemps. »
Marianne les regarda avec indignation et se retira chez elle.
juliette, se levant.
Marianne a raison ; il est tard. Je vais aussi me coucher,
Charles. Ramène-moi dans ma chambre ; Marianne ma
oubliée. À demain, mon ami.
charles.
Il ny a pas de danger que je toublie, moi, ma
Juliette. À demain. Te voici chez toi. »
Charles la quitta ; ni lui ni Juliette noublièrent,
avant de se coucher, de rendre grâces à Dieu
de lavenir si plein de calme et de bonheur quil
leur avait enfin assuré.
marianne se marie
tout le monde se marie
Le lendemain, Marianne reçut de bonne heure, pendant
que Charles et Juliette étaient à la messe,
la visite du juge accompagné de M. Turnip. La visite
fut longue, la conversation animée. Ils se séparèrent
gaiement ; mais, après le départ du juge et
de M. Turnip, Marianne resta soucieuse et pensive. Quand Charles
et Juliette rentrèrent, ils la trouvèrent le
coude appuyé sur la table devant laquelle elle était
assise, et la main soutenant son front brûlant. lis
lui dirent bonjour en lembrassant.
« Charles, dit-elle avec embarras, jai à
te parler sérieusement, ainsi quà toi,
Juliette. Je viens de voir M. Turnip. »
Charles fit un mouvement dimpatience.
« Écoute-moi, je te le demande instamment. Il
ma dit que tu avais produit limpression la plus
favorable sur sa fille et sur lui-même ; seulement,
Lucy a une très grande vivacité de sentiment,
et, par conséquent, elle serait disposée à
la jalousie.
Ah ! ah ! dit Charles en souriant.
Elle craindrait que
que Juliette
ne te
prît trop de temps
Que ces habitudes
de
soins, daffection
ne
, je ne sais comment
texpliquer
charles.
Ne cherchez pas, ma bonne Marianne ; je vais finir votre
phrase. Ne la fissent enrager, et alors elle demande que je
chasse Juliette, et que je rompe ainsi mes vieilles relations
damitié.
marianne, indignée.
Comme tu dis ça, Charles ! Brutalement, grossièrement
!
charles.
Nest-ce pas comme je vous le dis ? Ne vous a-t-on pas
parlé de me séparer de Juliette ?
charles.
Séparer, oui ; mais pas chasser, comme tu le dis.
charles, vivement.
Séparer ou chasser est tout un. Vous connaissez ma
vive affection pour Juliette ; vous devinez ma répulsion
pour ces gens qui osent me faire une proposition pareille,
et je nai pas besoin de vous dicter ma réponse.
Faites-la vous-même ; venant de moi, elle serait blessante,
car je ne pourrais dissimuler mon indignation et mon mépris.
Et, à présent, parlons dautres choses.
À quand votre mariage ? Avez-vous arrangé vos
affaires avec le juge ?
marianne, embarrassée.
Mais non, M. Turnip était là ; nous étions
seulement convenus que Juliette se transporterait là-bas
avec moi, et quon la mettrait dans la chambre de Sidonie,
la fille du juge, pour avoir quelquun près delle.
charles, avec ironie.
Arrangement excellent pour tout le monde, excepté
pour la pauvre Juliette.
marianne.
Juliette eût été très bien là-bas.
Nest-ce pas, Juliette ?
juliette.
Je ne serai bien nulle part hors dici.
marianne.
Je ne te reconnais plus, Juliette ; tu deviens sotte et égoïste.
»
Juliette rougit ; les larmes lui vinrent aux yeux. Charles
se leva avec violence, et sadressant à Marianne
:
« Ne répétez jamais la calomnie que vous
venez dinventer ! Je ne veux pas quon insulte
Juliette ! Trop douce et trop dévouée pour se
défendre, elle est sous ma protection, ma protection
exclusive ; elle est maîtresse de ses actions, et personne
na droit sur elle.
marianne, avec ironie.
Elle est assez âgée pour cela ! Je le sais bien.
charles.
Pas si âgée que la fille sans cur que
vous voudriez me faire épouser. »
Marianne fait un mouvement de surprise.
« Pensez-vous que jignore quelle a vingt-six
ans ? Je le savais avant que voua me leussiez nommée.
marianne, fâchée.
Je ne cherche plus à te la faire épouser !
Je ne te ferai plus épouser personne ! Tu vivras et
tu mourras garçon ; tant pis pour toi. Quand tu seras
vieux, tu viendras chercher chez moi un refuge contre lennui.
charles, adouci et souriant.
Je ne redoute pas lennui, Marianne ; je serai comme
vous, en famille ; jaurai une femme et des enfants qui
me feront la vie heureuse que je cherche.
marianne, étonnée.
Tu veux donc te marier, à présent ?
charles.
Certainement, plus que jamais.
marianne.
Je ny comprends rien ; avec qui donc ?
charles.
Vous le saurez quand nos bans seront publiés, dans
quinze jours.
marianne.
Et Juliette le sait ? Elle connaît ta future ? Elle
est contente ? Elle restera chez toi ?
charles.
Parfaitement, elle la connaît, elle est très
contente,
elle ne me quittera quà la mort.
marianne.
Cest-il vrai, Juliette ? Tu es réellement satisfaite
? Tu vivras avec Charles et sa femme ?
juliette.
Cest très vrai, Marianne ; je suis heureuse
comme je ne lai jamais été ; et je resterai
chez Charles tant que le bon Dieu le permettra. »
Marianne restait ébahie, Juliette souriait, Charles
riait et ne pouvait tenir en place.
marianne.
Cest incroyable ! Impossible de deviner
Et tu
te maries bientôt ?
charles.
Huit jours après vous, pour régulariser la
position de Juliette, daprès vos observations.
marianne.
Ah ! Tu as donc reconnu que javais raison ?
charles.
Oui ! Vous aviez raison, et jai immédiatement
tout arrangé. Cest pourquoi vous nous avez trouvés,
hier soir, Juliette et moi, causant encore quand vous êtes
rentrée.
marianne.
Mais tu ne sors jamais ! Quand vois-tu ta future ?
charles.
Je sors tous les jours au moins deux fois, et longtemps.
marianne.
Oui, mais pas seul ; avec Juliette !
charles.
Puisque Juliette est dans le secret, je nai pas
besoin de me cacher delle.
marianne.
Cest étonnant !
Jai beau chercher
Betty le sait-elle ?
charles.
Elle nen sait pas un mot ; je ne lui en ai jamais parlé
; vous naurez rien à apprendre de ce côté.
marianne.
Je suis bien aise que tu te maries ! Mais tu te maries drôlement.
Je nai jamais entendu parler dun mariage mené
et décidé de cette façon
Et la
future restant à létat dinvisible
!
Cest drôle tout cela. Mautorises-tu
à en parler au juge ?
charles.
À lui, oui, mais pas à dautre.
marianne.
Puis-je parler de sa fortune ? Quest-ce quelle
a ?
charles.
Cinquante mille francs. »
Juliette fit un mouvement de surprise, quaperçut
Marianne.
marianne, de plus en plus étonnée.
Belle dot, cinquante mille francs ! Tu ne le savais donc
pas, Juliette, que tu as lair si étonné
?
juliette.
Non, je croyais quelle avait peu de chose, presque
rien.
marianne.
Je nen reviens pas. Le juge va peut-être maider
à deviner. Au revoir, Charles je vais porter ta réponse
définitive pour Mlle Turnip. »
Marianne sortit.
« Charles, dit Juliette, pourquoi as-tu annoncé
cinquante mille francs ? Tu sais que je nai plus rien
depuis que jai abandonné à Marianne, il
y a un an et daprès ton conseil, ma part de lhéritage
de nos parents.
charles.
Et crois-tu, chère Juliette, que je taurais
poussée à te dépouiller du peu que tu
possédais, si je navais eu la volonté
de ten dédommager largement ? Jai profité
de la procuration que tu mas donnée à
cette occasion pour placer en ton nom cinquante mille francs
pris sur la fortune trop considérable que je possède.
Tu vois donc que tu as cinquante mille francs.
juliette.
Mon bon Charles, comme tout ce que tu fais pour moi est généreux,
affectueux et fait avec délicatesse ! Tu ne men
avais seulement pas informée. »
Juliette chercha la main que lui tendit Charles et la pressa
sur son cur.
« Tu es là, Charles, dans ce cur dont
tu ne sortiras jamais, et dans lequel se conserve le souvenir
de tout ce que tu as fait pour moi depuis que je te connais.
charles.
Le beau mérite de témoigner son affection à
ceux quon aime ! »
Juliette serra encore la main de Charles et la laissa aller
pour reprendre son tricot, pendant que Charles lui ferait
la lecture.
Quand Marianne rentra, elle leur dit que le juge était
aussi surpris quelle lavait été
elle-même, et que lui non plus navait pu trouver
le nom de la femme que Charles sétait choisie
; les cinquante mille francs le déroutaient complètement.
« Je vous annonce mon mariage pour lundi prochain,
dans dix jours, ajouta-t-elle.
charles.
Et le lendemain, le mien sera affiché.
marianne.
Nous apprendrons alors ce que tu ne veux pas nous dire. »
La journée se passa gaiement et dans les occupations
accoutumées. Le soir, le juge vint faire sa visite,
et, malgré ses efforts réunis à ceux
de Marianne, il ne put rien tirer de Charles ni de Juliette.
Il raconta que M. Turnip était furieux, mais plus contre
sa fille qui avait exigé cette sotte condition du renvoi
de Juliette, que contre Charles, qui, disait-il, ne pouvait
honorablement y consentir.
« Et jai appris pendant cette scène que
la demoiselle avait vingt-six ans. On mavait dit vingt.
ils ont voulu revenir sur la condition, mais jai déclaré
quil était trop tard ; que Charles en avait été
si indigné et si fâché, quil avait
tout rompu ; et je les ai laissés se disputant et la
fille pleurant
Charles, mon ami, quand je serai ton
cousin par ma femme, je ne pourrai taimer davantage
et te vouloir plus de bien que je ne lai fait jusquà
présent. Tu ne mas pas nommé la femme
que tu tes choisie, mais, quelle quelle soit,
ton choix doit être bon et tu dois avoir assuré
ton bonheur ; quant au sien, moi je le connais, je ne puis
en douter. »
Marianne proposa au juge une tasse de thé, quil
accepta. Pendant quelle était allée la
préparer à la cuisine, le juge sapprocha
de Juliette, lui prit les mains, la baisa au front et lui
dit dun air mystérieux :
« À quand la noce, ma petite sur ? Quand
faut-il vous afficher ?
Comment ? Quoi ? répondit Juliette surprise
et rougissant.
charles, riant.
Ah ! ah ! Vous avez donc deviné, Monsieur le juge
?
le juge, tendant la main à Charles.
Tout de suite, au premier mot. Et je ne conçois pas
que Marianne nait pas eu la pensée que ta future
ne pouvait être que Juliette. Et je vous fais à
tous deux mon compliment bien sincère, bien fraternel,
car je serai votre frère, une fois les deux mariages
faits.
charles.
Vous ne trouvez donc pas que je fasse une folie en épousant
ma bonne, ma chère Juliette ?
le juge.
Folie ! laction la plus sensée, la meilleure
de toute ta vie ! Où trouveras-tu une femme qui vaille
Juliette ?
charles, serrant les mains du juge.
Cher Monsieur le juge ! que je suis heureux ! que vous me
faites plaisir en me parlant ainsi ! Javais si peur
quon ne blâmât ma pauvre Juliette de remettre
le soin de son bonheur entre les mains dun jeune fou
comme moi !
juliette.
Charles, ne parle pas ainsi de toi-même. Parce que
tu as été écervelé dans ton enfance,
il nen résulte pas que tu le sois encore. Trouve
dans le pays un homme de ton âge qui mène la
vie sage et pieuse que tu mènes, et qui voudrait épouser
comme toi une femme aveugle et plus âgée que
toi, par dévouement et par
charles.
Et par laffection la plus pure, la plus vive, je te
le jure, Juliette. Ma vie même te prouve combien cette
tendresse est vraie et profonde.
le juge.
Chut, mes enfants ; jentends Marianne. Je serai discret,
soyez tranquilles de ce côté. »
Le juge continua à venir tous les soirs à la
ferme jusquau jour de son mariage, qui se fit sans pompe
et sans festin. Il ny eut que les témoins nécessaires
et un repas de famille, après lequel Marianne alla
prendre possession de son nouvel appartement, où lattendait
une surprise préparée par Charles de connivence
avec le juge : au milieu de la chambre, sur une jolie petite
table, se trouvait placée une cassette dont le poids
extraordinaire surprit Marianne ; elle y trouva en louvrant
un papier sur lequel était écrit :
« Présent de noce de Charles à sa sur
Marianne. »
En enlevant le papier, elle aperçut vingt rouleaux
de mille francs. Une lettre affectueuse accompagnait le présent
; Charles lui demandait de laider à se débarrasser
de son superflu, en acceptant les vingt mille livres quil
se permettait de lui offrir.
« Jen ai donné cinquante mille à
Juliette, ajouta-t-il ; peut-être devinerez-vous maintenant
lénigme de mon mariage. Vous êtes et vous
serez ma sur plus que jamais ; en macceptant pour
frère, vous comblerez mes vux et ceux de ma bien-aimée
Juliette. »
Dans sa surprise, Marianne laissa retomber la lettre.
« Juliette !
Juliette !
Cest Juliette
! sécria-t-elle. Il faut que je lapprenne
à mon mari ! Va-t-il être étonné
! Le voici tout juste
Venez voir, mon ami, quelle découverte
je viens de faire ! La femme dont nous ne pouvions deviner
le nom, la femme de Charles, sera
Juliette !
Eh
bien, vous nêtes pas surpris ?
le juge, souriant.
Je lavais deviné dès que vous mavez
parlé du mariage arrêté de Charles, ma
chère amie ! Qui pouvait-il aimer et épouser,
sinon Juliette ? la bonne, la douce, la charmante Juliette
!
marianne.
Comment ! ce mariage ne vous paraît pas bizarre, absurde
des deux côtés ? Charles épouse une aveugle
qui a deux ans de plus que lui, et Juliette prend un mari
plus jeune quelle, vif comme la poudre, ardent dans
ses sentiments, passionné, absolu dans ses volontés.
le juge.
Cest pour cela même quils saccorderont
parfaitement ; la douceur, la patience, le charme de Juliette
tempéreront lardeur de Charles, adouciront ses
emportements, entretiendront sa tendresse, feront ployer sa
volonté. De même la nature passionnée
et ardente de Chartes animera la douceur un peu indolente
de Juliette, et lui donnera de ce feu qui lui manquait jadis
et qui ne lui manque plus à présent ; je lui
ai trouvé tous ces derniers temps bien plus danimation,
de vivacité. Quant à lâge, quest-ce
que deux ans ? Elle a toute lapparence dune jeune
fille de dix-huit ans à peine ; elle est plus jolie
et plus gracieuse quelle ne la jamais été.
Dailleurs, il laime, malgré sa cécité
et ses vingt-cinq ans ; et, ma foi, il a raison.
marianne.
Puisque vous approuvez ce mariage, je nai rien à
en dire, mais je ne puis me faire à lidée
de voir Juliette mariée.
le juge.
Et demain, quand vous les verrez, Marianne, soyez bonne et
affectueuse pour eux ; depuis quelque temps vous nêtes
plus pour Juliette la sur tendre et dévouée
que vous étiez jadis. Et, quant à Charles, vous
étiez tout à fait en froid avec lui.
marianne.
Cest vrai ! Je leur en voulais de sobstiner à
ne pas se quitter, et de retarder ainsi mon union avec vous.
Charles rejetait tous les partis que je lui offrais, et Juliette
refusait de venir demeurer avec moi chez vous.
le juge.
Mais nous voici enfin mariés, chère Marianne,
et voua navez plus de raison de leur en vouloir.
marianne, souriant.
Aussi suis-je toute disposée à obéir
à votre première injonction, et à leur
témoigner toute ma satisfaction. Nous irons les voir
demain de bonne heure, nest-ce pas ?
le juge.
À lheure que voua voudrez, chère amie,
je suis à vos ordres. »
chacun est casé selon ses mérites
Effectivement, le lendemain à neuf heures, Marianne
et son mari arrivaient chez Charles et Juliette au moment
où ces derniers rentraient de la messe et commençaient
leur déjeuner. Marianne courut embrasser Juliette,
qui la serra tendrement dans ses bras.
juliette.
Tu sais tout maintenant, Marianne. Tu comprends lobstination
de Charles à ne pas vouloir se marier, et la mienne
de ne pas vouloir men séparer. Charles craignait
ton opposition, et moi, je songeais si peu à la possibilité
de me marier et dêtre la femme de Charles, que
je navais dautre pensée que de rester près
de lui, nimporte à quelles conditions.
marianne.
Je comprends et japprouve, tout, ma bonne Juliette.
Quel dommage que Charles ne men ait pas parlé
plus tôt !
charles.
Jétais si jeune, Marianne, que vous mauriez
traité de fou ; cest à peine si ces jours
derniers jai osé men ouvrir à Juliette.
marianne.
À mon tour à demander : À quand la noce
?
charles.
Le plus tôt sera le mieux. Si Monsieur le juge veut
bien tout arranger, nous pourrons être mariés
dans huit ou dix jours.
le juge.
Cest arrangé de ce matin, Charles. Et dans huit
jours tu peux te marier, à moins que Juliette ne dise
non.
juliette.
Ce ne sera pas de moi que viendra lopposition, mon
frère.
le juge.
À la bonne heure, ma petite Juliette ; tu mappelles
ton frère, toi. 11 faut que je tembrasse pour
bien constater ma fraternité. »
Le juge embrassa sa petite sur à plusieurs reprises.
charles.
Voulez-vous prendre votre café avec nous ?
Je
ne sais comment vous appeler, moi ! Ce nest pas la peine
de vous baptiser de cousin, puisque dans huit jours vous serez
mon frère. Comment voulez-vous
que je dise ?
le juge.
Dis mon frère tout de suite, parbleu ! Je le suis
de cur depuis longtemps, et je vais lêtre
dans huit jours de par la loi. »
Charles serra la main de son frère futur et alla chercher
à la cuisine un supplément de café, de
lait et de pain. Ils déjeunèrent tous gaiement,
car tous étaient heureux.
Quand il fut dix heures, le juge et sa femme embrassèrent
les jeunes futurs et retournèrent chez eux. Le juge
attendait M. Turnip, qui lui avait demandé la veille
une audience pour le lendemain à dix heures et demie.
« Que diantre a-t-il à me dire ? dit-il à
Marianne. Je lui ai nettement signifié de ne plus compter
sur Charles ; il ne va pas me le redemander, je suppose.
marianne.
Non, cest sans doute pour quelque travail aux frais
des habitants.
le juge.
Je nen connais aucun ; il ne sen fait pas sans
que je le sache et que je lordonne. »
Quoi quil en fût, M. Turnip arriva. Quand il
se trouva en face du juge, il parut si embarrassé,
si gêné, que le juge, fort surpris dabord,
le prit en pitié.
« Quy a-t-il, mon bon monsieur Turnip ? Vous
ferais-je peur par hasard ?
m. turnip.
Cest que jai à vous faire une demande
si singulière,
que je ne sais comment my prendre.
le juge.
Allons, courage ! Dites vite, cest le meilleur moyen.
m. turnip, avec résolution.
Eh bien, voilà ! Charles plaît à ma fille
; Mlle Juliette lui fait peur. Ma fille a demandé quon
séparât Juliette de Charles ; ce dernier na
pas voulu, et je comprends ; on ne savait où la mettre
convenablement. Je viens trancher la difficulté ; je
vous la demande en mariage, et je vous promets de la rendre
heureuse ; de cette façon, Lucy nen sera plus
jalouse, et Charles aura toute sa liberté. »
Le juge avait écouté avec une surprise toujours
croissante. Quand M. Turnip eut fini son discours, le juge
ne put retenir un éclat de rire qui déconcerta
plus encore le père dévoué.
le juge, souriant.
Mon cher Monsieur, votre moyen nest pas praticable,
par la raison que Juliette est fiancée et doit se marier
dans neuf jours.
m. turnip.
Parfait parfait ! Tout est arrangé alors ! Du moment
que Juliette disparaît, ma fille consent.
le juge.
Très bien ! Mais il y a une autre difficulté
: cest que Charles aussi va se marier dans neuf jours,
et quil épouse tout juste Juliette. »
Ce fut au tour de M. Turnip dêtre ébahi.
Troublé, ému, honteux, il balbutia quelques
excuses et sortit. Son entrevue avec sa fille dut être
fort orageuse, à en juger par les éclats de
voix qui se firent entendre jusque dans la rue. Mais, quelques
jours après, le bruit se répandit que Mlle Lucy
Turnip épousait M. Old Nick junior, fondateur dun
nouveau système denseignement, et nouvellement
établi dans le pays. Son extérieur élégant
avait enlevé le cur de Mlle Lucy : il se donnait
pour un homme riche, vivant de ses rentes. Mlle Lucy déclara
à son père quétant majeure et maîtresse
de disposer de sa main, elle choisissait pour époux
M. Old Nick junior. Le père lutta, disputa, raisonna,
supplia ; rien ny fit. Lucy Turnip devint Lucy Old Nick
quinze jours après que Juliette Daikins fut devenue
Juliette MacLance. On découvrit quOld Nick
navait aucune fortune ; le père Tu Turnip prit
le jeune couple chez lui, et Old Nick fut employé à
faire des plans et à surveiller les travaux de son
beau-père. Un jour il rencontra Charles ; celui-ci
le reconnut de suite et sapprocha de lui.
« Eh bien, Monsieur Old Nick, quavez-vous fait
de votre vieux frère et du sonneur sourd ? lui demanda-t-il.
old nick, effrayé.
Qui êtes-vous, Monsieur ? De grâce, ne me perdez
pas, ne me parlez pas de ce triste passé.
charles.
Je suis Charles MacLance, le même qui vous a
fait enrager pendant quelques jours dans Fairys Hall.
old nick.
Monsieur, je vous en supplie
charles.
Soyez donc tranquille ; je ne suis pas méchant. Je
ne vous trahirai pas. »
Et Charles lui tourna le dos.
Avant le grand événement du mariage de Mlle
Lucy Turnip, femme Old Nick, eut lieu celui de Charles. Cétait
lui qui avait tout préparé, tout arrangé
pour cet heureux jour. Juliette ne pouvait laider que
de ses conseils ; malgré ce surcroît doccupations,
Charles trouva le temps de mener Juliette à la messe
et à la promenade avec sa régularité
accoutumée, et de ne rien changer aux habitudes de
Juliette. La veille de leur mariage ils firent leurs dévotions
ensemble, comme toujours, puis ils arrangèrent la chambre
de Juliette, qui resta la même, mais que Charles orna
de meubles et de rideaux frais. Marianne noccupant plus
la chambre près de celle de Juliette, Charles sy
transporta pour être plus à sa portée
si elle avait besoin de quelque chose.
Cette journée se passa paisiblement. Le lendemain,
le mariage devait avoir lieu à neuf heures, comme pour
Marianne, et les témoins seuls y devaient assister.
Charles voulut que Donald lui servît de témoin
avec M. Blackday, ce qui combla de joie et dhonneur
Betty et Donald lui-même ; le juge et le médecin
furent les témoins de Juliette ; Marianne arriva de
bonne heure pour faire la toilette de la mariée. Le
temps était superbe ; la messe et la cérémonie
furent terminées à dix heures. Charles prit
le bras de sa femme, et chacun rentra chez soi. Seulement,
Marianne, son mari et les témoins devaient revenir
dîner à la ferme. Betty se distingua ; le repas
fut excellent quoique modeste. Laprès-midi se
passa joyeusement ; on samusa à appeler Juliette
madame, et, pour la distinguer de sa sur, on appela
Marianne la vieille madame. Le soir, après la promenade,
Charles et Juliette reconduisirent chez eux M. le juge de
paix et Mme la juge de paix, et rentrèrent à
la ferme en faisant un détour par les champs. Betty
servit un petit souper plus soigné que de coutume,
et lorsque Betty et Donald eurent terminé leur repas,
eurent pris leur tasse de café et leur petit verre
de whisky à la santé des mariés, Charles
et Juliette rentrèrent dans leur calme accoutumé.
Excepté cette journée dextra, rien ne
fut changé à leur utile et heureuse vie ; seulement,
Juliette soccupa à former une jeune servante
qui devait remplacer Marianne dans les soins du ménage
; Betty se mit à la tête de la ferme. Donald
dirigeait les affaires extérieures, et Betty exerçait
sa juridiction sur la basse-cour, la lingerie, la cuisine
et généralement sur tout ce qui concerne lintérieur.
Tout marcha le mieux du monde comme par le passé ;
la ferme prospéra de plus en plus ; Charles laugmenta
par lacquisition de quelques pièces de terre,
prairies et bois touchant aux siens. Juliette ne regretta
jamais davoir confié à Charles le soin
de son bonheur ; il ne se relâcha pas un instant de
ses soins les plus dévoués, de ses attentions
les plus aimables. Juliette resta douce, aimante et charmante,
comme au jour de son mariage ; seulement, le bonheur dont
elle jouissait lui donna plus de gaieté, de vivacité,
dentrain. Elle fut quelques années sans avoir
denfant ; enfin elle eut un garçon, et deux ans
après une fille ; ces enfants font le bonheur de leurs
parents ; la fille sappelle Mary, et elle est tout le
portrait de sa mère ; Charles laime passionnément.
Édouard ou Ned, le garçon, est limage
vivante du père ; Juliette lidolâtre. Betty
continue à ne pas avoir denfant. Marianne en
a déjà quatre, trois garçons et une fille.
La fille du juge a épousé un brave garçon
des environs ; M. Turnip, pour se consoler du mariage de sa
fille, qui mettait de la gêne dans sa maison à
cause des dépenses de M. Old Nick, a demandé
et obtenu la main et la bourse dune vieille grosse veuve
de cinquante ans : elle a dix-huit mille francs de revenu
et elle fait enrager du matin au soir Lucy Old Nick et M.
Old Nick. M. Turnip reçoit les premières bordées
des fureurs de la grosse Mme Turnip ; et quand il a le bonheur
dy échapper, il tombe dans les pièges
de sa fille Lucy, et il subit de ce côté des
scènes dont il ne se tire quavec des concessions
dargent, et qui achèvent de lui enlever le peu
de bon sens qui lui reste. Mme Turnip ne tarde pas à
sapercevoir des brèches faites à sa bourse,
et reprend en sous-main linfortuné Turnip, qui
finit toujours par recevoir une raclée de son épouse.
Charles lui offrit un jour en riant sa vieille recette des
visières du cousin MacMiche, mais le malheureux
Turnip nosa pas sen servir, de crainte dirriter
sa femme. Dans le ménage Old Nick, le règne
de la femme est fini et celui de Old Nick commence, car cest
le mari qui gronde et cest la femme qui se soumet. Il
reste à informer mes jeunes lecteurs que les enfants
qui habitaient la maison de M. Old Nick ont été
rendus à leurs parents peu de jours après la
sortie de Charles ; le juge, ayant appris le régime
cruel auquel étaient soumis ces enfants, en donna connaissance
à lattorney général. Une enquête
fut ordonnée et eut pour résultat de faire fermer
Fairys Hall, de mettre en jugement MM. Old Nick et leurs
complices, leurs surveillants et le fouetteur en chef. Trois
furent condamnés au tread-mill, Old Nick y resta deux
ans, et les autres en eurent pour six mois. En sortant de
là, Old Nick junior se lança dans des entreprises
de demi-filouteries qui lui réussirent. Le hasard le
ramena dans la petite ville de N. où il était
à peine connu, nayant pas quitté Fairys
Hall pendant le peu de mois quil y avait demeuré
; sa figure avantageuse plut à Mlle Lucy Turnip, et
nous savons le bonheur qui en résulta pour les intéressés.
Les jeunes époux se querellent encore et se querelleront
toujours. Donald et Betty achèvent leur heureuse carrière
chez lheureux Charles et lheureuse Juliette. Marianne
jouit dun bonheur calme mais assuré ; ses enfants
sont beaux et bons ; les visites à la ferme de tante
Juliette et doncle Charles sont les moments les plus
heureux de leur vie à peine commencée ; le petit
Édouard et la petite Mary reçoivent leurs cousins
et cousines avec des cris de joie ; on court atteler ou seller
les ânes, on se mêle aux travaux des champs ;
Charles y travaille avec la même ardeur que Donald et
sa bande nombreuse douvriers ; Juliette sassoit
à lombre dun arbre ; elle entend les rires
et devine les jeux des enfants ; elle a le sentiment intime
du bonheur de Charles, et jamais elle ne sattriste de
ne pas voir ceux quelle aime tant ; elle trouve que
de les entendre, de les sentir autour delle est une
bien grande joie dont elle remercie sans cesse le bon Dieu.
Tous les matins, tous les soirs, Charles joint ses actions
de grâces à celles de sa femme, quil chérit
de plus en plus. De sorte que nous terminons lhistoire
du Bon petit diable en faisant observer combien la bonté,
la piété et la douceur sont des moyens puissants
pour corriger les défauts qui semblent être les
plus incorrigibles. La sévérité rend
malheureux et méchant. La bonté attire, adoucit
et corrige. Nous ajouterons que Minet vit encore, et quil
affectionne particulièrement son ancien tourmenteur
Charles.