Hanno,
Sur le bout des doigts, Thierry Magnier
1
Oh là là, j'ai les dents qui claquent !
Voilà au moins dix minutes qu'on est à l'ombre
dans ce trou.
Tout est froid, le rocher glisse. Et papa, encore, qui insiste.
- Vas-y, Tom, pousse sur tes jambes. Dès que tu es
dans l'eau, je
t'attrape.
- Ça fait vingt fois que tu me le dis.
Le chien est tout mouillé en contrebas. Depuis l'îlot
où il s'est
hissé, ignorant les vaguelettes qui lui lèchent
les pattes, il regarde Tom.
Les yeux écarquillés, confiants et protecteurs.
Et c'est vrai, malgré le
soleil au zénith, les gorges sont ici à l'ombre.
Forçant son passage dans
les plis de la montagne, la rivière s'enfonce sous
la roche. Tout le monde
a froid, même le chien frissonne. Le torrent se déverse
en cascade dans
des gouffres où l'on se jette si le trou est profond.
Celui-ci est profond, il
faut juste y aller, pousser sur ses jambes, se jeter.
- Tom !
C'est quand même pas ma faute si j'ai peur.
2
On s'était mis d'accord. Sans meilleure solution, papa
était
remonté par l'autre côté, escaladant la
paroi à l'envers. Parvenu à moi,
glissant ses mains sous mes aisselles, il me soulevait puis,
à bout de bras,
me tenait au-dessus du vide, m'éloignant du rocher.
Là, il me lâche.
La chute ne dure pas trois secondes. Je m'enfonce dans l'eau.
Après tout ce temps à sécher dans les
courants d'air de la grotte, elle
semble glacée. Immergé, la tête comme
enfouie sous un oreiller, l'écho
lointain d'aboiements étouffés me parvient.
A l'instant même où je me
retrouve à l'air libre, Lézieu m'arrive dessus.
Me frôlant le buste, il fait
demi-tour pour me présenter sa queue. J'empoigne sur
son dos une belle
masse de poils et, battant des pieds, suis la direction qu'il
me donne. On
atteint vite une sorte de plage, où mes genoux rencontrent
le sol, et
papa nous rejoint.
J'ai grelotté dans ses bras un bon moment. Lui aussi
avait la
chair de poule. De l'eau jusqu'aux mollets, un lit de cailloux
ronds sous
les fines semelles de mes sandales, j'écoutais le bruit
de l'eau. Celui,
aussi, de mon coeur redevenant tranquille, et Lézieu
qui de sa queue
battante me repeignait la cuisse. L'idée de le savoir
là, joyeux et
attentif, chassait de mon corps les sanglots.
3
On a continué à avancer en se donnant la main.
La gorge s'est évasée et le soleil est revenu.
Il était chaud. On
sentait la roche rendre la chaleur accumulée.
Dès qu'un obstacle compliqué se présentait,
papa me prenait
dans ses bras. Mais j'aimais chercher mon chemin seul, le
chien et moi.
Tous les deux à quatre pattes, son museau humide plein
de questions
sous le nez, les mains dans la vase dès que je m'éloignais
du courant. Par
trois fois il fallut se mettre à l'eau et nager, le
chien derrière si papa me
guidait. S'y jeter depuis une hauteur me soulevait le ventre.
Mais c'était
là le plus simple chemin. Et le moins scabreux. Et
j'avais promis d'être
fort.
J'ai aimé glisser à plat ventre, comme une loutre
dans le fil de
l'eau, sur des parois moussues, polies en cuvette et qui épousaient
mon
corps.
4
J'entends les voix de gens qui se baignent et s'éclaboussent
en
contrebas. La chaleur sent le bois sec que les crues automnales
ont
charrié puis laissé là, coincé
dans l'étroit goulot.
- Encore une chute à passer et nous serons rendus,
me dit papa.
- Combien y a ?
- Deux fois ta taille, il me dit.
- Comment je fais ?
Papa m'explique. Il me fait toucher le rocher sous mes pieds,
il
me montre la limite. Là où ça glisse,
un buisson où je peux me tenir en
attendant, un rebord où m'appuyer. J'ai peur à
nouveau. Lézieu aboie.
Je ne sais pas si c'est pour m'encourager ou parce qu'il a
peur lui aussi.
Qu'il sent ma peur. Un cri sort de ma gorge, je saute. L'eau
à nouveau
dans mon nez, mes oreilles. Sous la pression, mon tympan se
bouche. Mes
cheveux flottent. Des milliers de petites bulles d'air tourbillonnent
le
long de mon corps, ça chatouille presque.
Du bout du pied, j'effleure le fond et le repousse. Ce n'était
pas
si difficile, voilà déjà le chien, la
surface, le soleil. Nous nageons
ensemble vers le bord, nous nous étalons sur les rochers
chauds. La peau
remplit les crénelures de la pierre comme un moule.
Une fourmi me
grimpe dessus et m'inspecte. Depuis le gros orteil jusqu'en
haut de la
cuisse. Là, elle tombe. Au fur et à mesure que
mon corps se réchauffe,
l'anesthésie de l'eau froide s'évapore. Je sens
mes bleus qui se
réveillent. Déjà quelques croûtes
se forment aux genoux et aux coudes.
Ces petites douleurs me rendent fier au souvenir de la descente.
Quand nous sommes secs, nous remontons par le raidillon jusque
sur la route. Le sentier est si pentu que même debout
on est à quatre
pattes. Ça ne m'empêche pas de déraper
lorsque parfois une pierre mal
accrochée se détache et déboule.
- Trois mètres, dit papa, qui est resté dans
mon dos, au cas où.
Nous y voilà.
J'enlève mes sandales, je marche sur le bitume brûlant
où le
chien s'ébroue. Je n'ai jamais autant savouré
cette chaleur.
5
La maison est vide. La voix de papa résonne.
- Tima ? Tima ! ?
Maman ne répond pas.
Je m'assieds sur une chaise devant la table de la cuisine.
De
nombreuses mouches bourdonnent ; le petit déjeuner
n'a pas dû être
débarrassé.
Je promène une main
Au milieu des miettes, la ferme sur un quignon de pain que
je
grignote aussitôt. Continuant leur quête, mes
doigts se posent sur un
carré de papier. Dessus : un stylo.
- Papa, y a un mot.
Lézieu remue du museau ses croquettes, et quelques-unes
craquent sous ses crocs. Cette balade nous a creusés.
- Donne voir, dit papa en posant une main sur mon épaule.
- Là, je dis. C'est maman ?
- Oui.
- Elle dit quoi ?
- En gros, elle dit : file te préparer, elle dit qu'avec
un peu
d'avance tu vas être grand frère. Domont est
passé la prendre.
Hop, hop, dépêche-toi, on la rejoint !
C'est branle-bas de combat. Ni l'un ni l'autre ne nous sommes
habillés depuis la baignade. Je me cogne à tout
ce qui dépasse dans la
maison, sur des parcours que je connais pourtant par coeur.
J'empile
quelques vêtements n'importe comment par-dessus mon
maillot. Lézieu,
qui ne comprend rien à tout ça, est partout
dans mes jambes. Je lui
marche dessus alors qu'il s'est finalement gentiment couché.
Mais je suis
prêt très vite. Bras dessus, bras dessous, nous
cavalons tous les trois
jusqu'à la voiture, restée au frais, à
l'ombre des platanes.
6
La ville n'est pas tout près. A peine embarqués,
papa démarre.
Les premiers tournants propulsent Lézieu sur mes genoux
; on a
quitté le village. Longtemps, au gré des brusques
mouvements de la
voiture, nous valdinguons de concert d'un côté
à l'autre de la
banquette. Par les fenêtres grandes ouvertes entre un
air chaud qui nous
coiffe. J'aimerais parler et poser plein de questions. Mais
à cette vitesse,
autant laisser papa se concentrer sur la route.
Autrefois, pour savoir le chemin, je comptais les virages.
Pour
être comme tout le monde. Sûr et certain. Maintenant
je n'ai plus
besoin. A leur forme, à la façon du chauffeur
de les négocier, je pourrais
vous dire exactement où l'on est.
Là, ça se calme. Sur la grande ligne droite,
on passe, sur la
gauche, la bergerie aux oliviers. Il paraît que le paysage
est magnifique.
Les gens viennent de loin s'y promener. Ils se tapent ces
lacets
infernaux, aller et retour, juste pour le coup d'oeil. En
expédition.
Cordes, casques et combinaisons.
- Tu peux pas ralentir un peu, on n'est peut-être plus
à cinq
minutes.
- C'est vrai, je vais trop vite.
Après l'embranchement, où la route fait un coude
en épingle à
cheveux, réapparaît le murmure de la rivière.
Seules quelques rangées
de vigne nous séparent de l'eau et je peux sentir,
nettement, l'odeur
cendrée du sulfate, qui protège les feuilles
de la maladie.
- En plus, tu as raison, il est sans doute déjà
trop tard !
- Tu crois que c'est un garçon ou une fille ? !
- Une chance sur deux, Tom. Ça n'a pas changé.
- Moi, j'aurais bien voulu savoir.
- Savoir pour quoi ? !
- Pour s'habituer à l'idée
C'est pas pareil.
- Mais si c'est pareil.
Le machin est là et voilà, ça démarre.
Depuis des mois on a ces mêmes discussions. Mais ça
ne fait pas
de mal de répéter. Ça rentre dans la
tête. Comme la musique rentre dans
les doigts, à force d'appuyer les touches sur le clavier
du piano. Et après,
c'est agréable de les laisser se balader tous seuls,
de les sentir
reconnaître le chemin.
On a traversé lentement les huit villages qui s'égrainent,
de plus
en plus gros, jusqu'à la ville. Papa m'a décrit
l'état des nuages dans le
ciel, les couleurs de la campagne mangée de soleil.
- Et moi, quand je suis né, si vous aviez su avant,
vous auriez pu
vous habituer.
- Ça n'a rien à voir avec l'habitude, Tom. C'est
la vie qui vous
tombe dessus. Chaque jour. Même à ça,
on ne s'y habitue pas.
Chaque jour est une naissance. Pour chacun. Des fois on a
des
yeux, des fois on n'en a pas. Parfois, c'est les mains qu'on
n'a
pas, d'autre fois, le coeur qu'on a en pierre.
- Mais moi c'est les yeux.
On atteignait la dernière grande ligne droite avant
les ronds-points.
Ça ne fait pas de mal de répéter certaines
choses. Une vague senteur de
pourri allait nous parvenir depuis la distillerie. Ensuite,
ce seraient les effluves
d'essence de la station-service et après, nous serions
en ville.
7
Je n'ai d'abord pas compris. On est arrivés en ville.
Les feux,
presque tous, étaient au vert. On s'est garés
dans le centre, loin de
l'hôpital. On a harnaché Lézieu, claqué
les portières, j'ai attrapé
l'attelle et on est partis. D'un drôle de pas qui prenait
son temps.
Papa m'a payé une glace en cornet qu'il a enroulé
dans une
serviette en papier. Comme si j'allais m'en mettre partout.
Un autre
jour, ça m'aurait énervé. Là,
je n'ai rien dit. Chacun gardait le silence.
Nous étions ensemble, juste nous trois, une dernière
fois.
On a marché, aller-retour, sur la Promenade.
Sous les platanes s'entrechoquaient les boules des pétanqueurs,
et l'on s'est arrêtés les écouter parler.
Un groupe de vieux se
chamaillait, mesurant et remesurant le même point. Je
n'avais rien
demandé. Mais mon père, qui sait combien ces
voix de rocaille mêlées de
patois me régalent, m'a pris par le coude.
On s'est rapprochés.
Plus tard, pourtant, quand les vainqueurs sont allés
payer un
coup aux vaincus, c'est moi qui ai dit :
- On y va ? ! J'aimerais bien le voir, maintenant, ce machin.
8
Il y a, devant l'hôpital, un grand square ovale, où
les gens
viennent faire pisser leur chien. Les arbres hauts et touffus
qui y
poussent déploient un épais coton sur la ville,
absorbant les sons, n'en
laissant que la rumeur. Des centaines de merles et de moineaux
logent
là, pépiant et folâtrant dans les feuilles.
Quand nous le traversons,
Lézieu s'y attarde, mètre à mètre,
la truffe en goguette au pied des
troncs. La chose est si peu dans ses habitudes, que je le
soupçonne de
vouloir, lui aussi, retarder un peu le cours du temps.
Les sept marches de l'entrée principale donnent un
côté solennel
à notre arrivée. Dans le hall résonnent
doucement les chants des oiseaux
du square au dehors.
Une voix très douce nous accueille. La jeune femme
dit que
maman a déjà regagné sa chambre et, toujours
gentiment, qu'elle est
désolkée mais que Lézieu ne peut nous
accompagner là-haut. Je le libère
et l'installe d'une caresse sur le carrelage frais, aux pieds
de la voix.
Lézieu ne se plaint jamais.
Nous entrons dans un large ascenseur, je m'adosse aux parois
métalliques dont j'aime la fraîcheur. Le temps
que dure notre montée,
nous restons silencieux.
Quand la porte s'ouvre à nouveau, il y a de tout petits
pleurs
d'enfants, le chuintement de chariots que l'on roule sur le
lino. Nous prenons
à droite. Je longe seul le mur, papa devant. Nous passons
quatre portes, une
ouverte, et tournons à l'angle. J'entre dans la troisième
chambre. Papa me
précède jusqu'au pied de lit où je m'agrippe.
Un petit courant d'air venu de
la fenêtre atténue l'odeur douceâtre de
la pièce. Maman dit mon nom, je
m'avance en tâtonnant. Elle est là, les genoux
dressés sous un drap léger. Elle
me prend par la main et m'attire vers elle comme au bout d'une
ligne de
canne à pêche. Ses doigts se joignent en un noeud
avec les miens au milieu.
- Alors ces gorges, Tom ? !
- Il est là ?
- Elle ! C'est une petite fille, Tom. Sandra. Elle est née
il y a
presque deux heures.
Maman me pose les mains là, tout près, à
sa portée, sur un
rebord de plastique. Le berceau. De la fatigue dans la voix
de ma mère.
- Je peux la voir ? je demande.
Les parents se consultent du regard. Je le sais. Le petit
silence
dit ça.
- Viens, dit papa, et il me prend par la main.
Nous faisons quelques pas jusqu'à un réduit
où se trouve un
lavabo. Tout de suite l'eau y coule, tiède et agréable.
Papa me glisse un
savon qui est un peu de l'odeur de la pièce. Je me
lave de la ville, sous
le flot, la crasse me paraît lourde. Je me sèche
à une serviette rêche que
me tend papa, puis il me reconduit auprès de ma soeur.
Je me penche vers elle jusqu'à sentir son souffle sur
mon visage.
- Elle dort, me dit papa, elle te sourit.
- C'est vrai ?
- Oui, elle sourit.
Alors, c'est du bout des doigts que Tom vient chercher ce
sourire
au fond du berceau. C'est sans yeux qu'il voit les lèvres
aux commissures
retroussées, et la bouche, qui au contact machinalement
s'entrouvre.
Des mains, il continue son chemin délicat, parcourant
avec précaution le
petit visage. Comme pour le modeler, mais c'est l'inverse.
Ce sont les
formes qui dans les mains s'inscrivent. Et c'est là,
d'abord, que les
creux, les courbes et les bosses viennent en mémoire
prendre leur place.
Le pouce et l'index palpent les lobes des oreilles, la paume
à
rebrousse_poil sur les fins cheveux, les épaules, les
bras. Tout un corps à
apprendre à connaître.
- Tu sais, elle t'observe, Tom.
- Elle me regarde de ses yeux ? !
- Ils sont tout plissés. On dirait ceux d'un chaton.
Ils ne
connaissent pas encore bien la lumière, mais elle te
cherche par
la fente.
Je trouve sa main repliée sous le drap. Une toute petite
main
aux phalanges boudinées. Je la déroule et je
la pose dans la mienne. Je
la garde là. Dans le creux.
Plus tard, je lui apprendrai à voir comme moi.
Je lui montrerai les gorges.