1er
VOYAGE
Sire,
sous le règne de ce même calife Haroun-al-Rachid
dont je viens de parler, il y avait à Bagdad un pauvre
porteur qui se nommait Hindbad. Un jour qu'il faisait une
chaleur excessive, il portait une charge très pesante
d'une extrémité de la ville à une autre.
Comme il était fort fatigué du chemin qu'il
avait déjà fait et qu'il lui en restait encore
beaucoup à faire, il arriva dans une rue où
régnait un doux zéphyr, et dont le pavé
était arrosé d'eau de rose. Ne pouvant désirer
un lieu plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles
forces, il posa sa charge à terre, et s'assit dessus
auprès d'une grande maison.
Il se sut bientôt très bon gré de s'être
arrêté en cet endroit: car son odorat fut agréablement
frappé d'un parfum exquis de bois d'aloès
et de pastilles qui sortait par les fenêtres de cet
hôtel, et qui, se mêlant avec l'odeur de l'eau
de rose, achevait d'embaumer l'air. Outre cela, il ouït
en dedans un concert de divers instruments accompagnés
du ramage harmonieux d'un grand nombre de rossignols et
d'autres oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette
gracieuse mélodie et la fumée de plusieurs
sortes de viandes qui se faisaient sentir lui firent juger
qu'il y avait là quelque festin, et qu'on s'y réjouissait.
Il voulut savoir qui demeurait en cette maison qu'il ne
connaissait pas bien, parce qu'il n'avait pas eu occasion
de passer souvent par cette rue. Pour satisfaire sa curiosité,
il s'approcha de quelques domestiques, qu'il vit à
la porte, magnifiquement habillés, et demanda à
l'un d'entre eux comment s'appelait le maître de cet
hôtel.
«Hé quoi! lui répondit le domestique,
vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que c'est
ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux
voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire?»
Le porteur, qui avait ouï parler des richesses de Sindbad,
ne put s'empêcher de porter envie à un homme
dont la condition lui paraissait aussi heureuse qu'il trouvait
la sienne déplorable. L'esprit aigri par ses réflexions,
il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour être
entendu:
«Puissant créateur de toutes choses, considérez
la différence qu'il y a entre Sindbad et moi; je
souffre tous les jours mille fatigues et mille maux, et
j'ai bien de la peine à me nourrir, moi et ma famille,
de mauvais pain d'orge, pendant que l'heureux Sindbad dépense
avec profusion d'immenses richesses et mène une vie
pleine de délices. Qu'a-t-il fait pour obtenir de
vous une destinée si agréable? Qu'ai-je fait
pour en mériter une si rigoureuse?»
En achevant ces paroles, il frappa du pied contre terre
comme un homme entièrement possédé
de sa douleur et de son désespoir.
Il était encore occupé de ses tristes pensées,
lorsqu'il vit sortir de l'hôtel un valet qui vint
à lui et qui, le prenant par le bras, lui dit:
«Venez, suivez-moi; le seigneur Sindbad, mon maître,
veut vous parler.»
Le jour qui parut en cet endroit empêcha Schéhérazade
de continuer cette histoire; mais elle la reprit ainsi le
lendemain:
Sire, Votre Majesté peut aisément s'imaginer
qu'Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu'on lui
faisait. Après le discours qu'il venait de tenir,
il avait sujet de craindre que Sindbad ne l'envoyât
quérir pour lui faire quelque mauvais traitement;
c'est pourquoi il voulut s'excuser sur ce qu'il ne pouvait
abandonner sa charge au milieu de la rue; mais le valet
de Sindbad l'assura qu'on y prendrait garde, et le pressa
tellement sur l'ordre dont il était chargé
que le porteur fut obligé de se rendre à ses
instances.
Le valet l'introduisit dans une grande salle, où
il y avait un bon nombre de personnes autour d'une table
couverte de toutes sortes de mets délicats. On voyait
à la place d'honneur un personnage grave, bien fait
et vénérable par une longue barbe blanche;
et derrière lui étaient debout une foule d'officiers
et de domestiques fort empressés à le servir.
Ce personnage était Sindbad. Le porteur, dont le
trouble s'augmenta à la vue de tant de monde et d'un
festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad
lui dit de s'approcher, et, après l'avoir fait asseoir
à sa droite, il lui servit à manger lui-même,
et lui fit donner à boire d'un excellent vin, dont
le buffet était abondamment garni.
Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives
ne mangeaient plus, prit la parole, et, s'adressant à
Hindbad, qu'il traita de frère, selon la coutume
des Arabes lorsqu'ils se parlent familièrement, lui
demanda comment il se nommait et quelle était sa
profession.
«Seigneur, lui répondit-il, je m'appelle Hindbad.
- Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je
vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec
plaisir; mais je souhaiterais apprendre de vous-même
ce que vous disiez tantôt dans la rue.»
Sindbad, avant que de se mettre à table, avait entendu
tout son discours par une fenêtre; et c'était
ce qui l'avait obligé à le faire appeler.
A cette demande, Hindbad, plein de confusion, baissa la
tête et repartit:
«Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m'avait
mis en mauvaise humeur, et il m'est échappé
quelques paroles indiscrètes que je vous supplie
de me pardonner.
- Oh! ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste
pour en conserver du ressentiment. J'entre dans votre situation;
au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains;
mais il faut que je vous tire d'une erreur où vous
me paraissez être à mon égard. Vous
vous imaginez sans doute que j'ai acquis sans peine et sans
travail toutes les commodités et le repos dont vous
voyez que je jouis: désabusez-vous. Je ne suis parvenu
à un état si heureux qu'après avoir
souffert durant plusieurs années tous les travaux
du corps et de l'esprit que l'imagination peut concevoir.
Oui, Messeigneurs, ajouta-t-il en s'adressant à toute
la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont
si extraordinaires qu'ils sont capables d'ôter aux
hommes les plus avides de richesses l'envie fatale de traverser
les mers pour en acquérir. Vous n'avez peut-être
entendu parler que confusément de mes étranges
aventures, et des dangers que j'ai courus sur mer dans les
sept voyages que j'ai faits, et, puisque l'occasion s'en
présente, je vais vous en faire un rapport fidèle:
je crois que vous ne serez pas fâchés de l'entendre.»
Comme Sindbad voulait raconter son histoire, particulièrement
à cause du porteur, avant que de la commencer il
ordonna qu'on fît porter la charge qu'il avait laissée
dans la rue au lieu où Hindbad marqua qu'il souhaitait
qu'elle fût portée. Après cela, il parla
dans ces termes:
J'avais hérité de ma famille des biens considérables,
j'en dissipai la meilleure partie dans les débauches
de ma jeunesse; mais je revins de mon aveuglement, et, rentrant
en moi-même, je reconnus que les richesses étaient
périssables, et qu'on en voyait bientôt la
fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais.
Je pensai, de plus que je consumais malheureusement dans
une vie déréglée le temps, qui est
la chose du monde la plus précieuse. Je considérai
encore que c'était la dernière et la plus
déplorable de toutes les misères que d'être
pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles
du grand Salomon, que j'avais autrefois ouï dire à
mon père, qu'il est moins fâcheux d'être
dans le tombeau que dans la pauvreté.
Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai
les débris de mon patrimoine. Je vendis à
l'encan en plein marché tout ce que j'avais de meubles.
Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient
par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me
donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire
profiter le peu d'argent qui me restait et, dès que
j'eus pris cette résolution, je ne tardai guère
à l'exécuter. Je me rendis à Balsora,
où je m'embarquai avec plusieurs marchands sur un
vaisseau que nous avions équipé à frais
communs.
Nous mîmes à la voile, et prîmes la route
des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé
par les côtes de l'Arabie Heureuse à la droite,
et par celles de la Perse à la gauche, et dont la
plus grande largeur est de soixante et dix lieues, selon
la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant,
la même que celle des Indes, est très spacieuse:
elle a d'un côté pour bornes les côtes
d'Abyssinie et quatre mille cinq cents lieues de longueur
jusqu'aux îles de Vakvak. Je fus d'abord incommodé
de ce qu'on appelle le mal de mer; mais, ma santé
se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là,
je n'ai point été sujet à cette maladie.
Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes
à plusieurs îles et nous y vendîmes ou
échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous
étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis
une petite île presque à fleur d'eau, qui ressemblait
à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier
les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de
l'équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre
de ceux qui y débarquèrent. Mais, dans le
temps que nous nous divertissions à boire et à
manger, et à nous délasser de la fatigue de
la mer, l'île trembla tout à coup, et nous
donna une rude secousse ...
À ces mots, Schéhérazade s'arrêta,
parce que le jour commençait à paraître.
Elle reprit ainsi son discours sur la fin de la nuit suivante:
Sire, Sindbad, poursuivant son histoire:
On s'aperçut, dit-il, du tremblement de l'île
dans le vaisseau, d'où l'on nous cria de nous rembarquer
promptement; que nous allions tous périr; que ce
que nous prenions pour une île était le dos
d'une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans
la chaloupe, d'autres se jetèrent à la nage.
Pour moi, j'étais encore sur l'île, ou plutôt
sur la baleine, lorsqu'elle se plongea dans la mer, et je
n'eus que le temps de me prendre à une pièce
de bois qu'on avait apportée du vaisseau pour faire
du feu. Cependant, le capitaine, après avoir reçu
sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe
et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut
profiter d'un vent frais et favorable qui s'était
levé; il fit hausser les voiles, et m'ôta par
là l'espérance de gagner le vaisseau.
Je demeurai donc à la merci des flots, poussé
tantôt d'un côté et tantôt d'un
autre; je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour
et de la nuit suivante. Je n'avais plus de force le lendemain,
et je désespérais d'éviter la mort,
lorsqu'une vague me jeta heureusement contre une île.
Le rivage en était haut et escarpé, et j'aurais
eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines
d'arbres que la fortune semblait avoir conservées
en cet endroit pour mon salut ne m'en eussent donné
le moyen. Je m'étendis sur la terre, où je
demeurai à demi mort, jusqu'à ce qu'il fît
grand jour et que le soleil parût.
Alors, quoique je fusse très faible à cause
du travail de la mer, et parce que je n'avais pris aucune
nourriture depuis le jour précédent, je ne
laissai pas de me traîner en cherchant des herbes
bonnes à manger. J'en trouvai quelques-unes, et j'eus
le bonheur de rencontrer une source d'eau excellente, qui
ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces
m'étant revenues, je m'avançai dans l'île,
marchant sans tenir de route assurée. J'entrai dans
une belle plaine, où j'aperçus de loin un
cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là,
flottant entre la crainte et la joie; car j'ignorais si
je n'allais pas chercher ma perte plutôt qu'une occasion
de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en
approchant, que c'était une cavale attachée
à un piquet. Sa beauté attira mon attention;
mais, pendant que je la regardais, j'entendis la voix d'un
homme qui parlait sous terre. Un moment ensuite, cet homme
parut, vint à moi, et me demanda qui j'étais.
Je lui racontai mon aventure; après quoi, me prenant
par la main, il me fit entrer dans une grotte, où
il y avait d'autres personnes qui ne furent pas moins étonnées
de me voir que je l'étais de les trouver là.
Je mangeai de quelques mets qu'ils me présentèrent;
puis, leur ayant demandé ce qu'ils faisaient dans
un lieu qui me paraissait si désert, ils me répondirent
qu'ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain
de cette île; que chaque année, dans la même
saison, ils avaient coutume d'y amener les cavales du roi,
qu'ils attachaient de la manière que je l'avais vu,
pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortait de
la mer; que le cheval marin après les avoir couvertes,
se mettait en état de les dévorer; mais qu'ils
l'en empêchaient par leurs cris, et l'obligeaient
à rentrer dans la mer; que, les cavales étant
pleines, ils les ramenaient, et que les chevaux qui en naissaient
étaient destinés pour le roi et appelés
chevaux marins. Ils ajoutèrent qu'ils devaient partir
le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus
tard, j'aurais péri infailliblement, parce que les
habitations étaient éloignées et qu'il
m'eût été impossible d'y arriver sans
guide.
Tandis qu'ils m'entretenaient ainsi, le cheval marin sortit
de la mer comme ils me l'avaient dit, se jeta sur la cavale,
la couvrit et voulut ensuite la dévorer; mais, au
grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha
prise et alla se replonger dans la mer.
Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de
l'île avec les cavales, et je les accompagnai. A notre
arrivée, le roi Mihrage, à qui je fus présenté,
me demanda qui j'étais et par quelle aventure je
me trouvais dans ses états. Dès que j'eus
pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna
qu'il prenait beaucoup de part à mon malheur. En
même temps il ordonna qu'on eût soin de moi
et que l'on me fournît toutes les choses dont j'aurais
besoin. Cela fut exécuté de manière
que j'eus sujet de me louer de sa générosité
et de l'exactitude de ses officiers.
Comme j'étais marchand, je fréquentai les
gens de ma profession. Je recherchais particulièrement
ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre
d'eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu'un
avec qui je pusse y retourner; car la capitale du roi Mihrage
est située sur le bord de la mer, et a un beau port
où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents
endroits du monde. Je cherchais aussi la compagnie des savants
des Indes, et je prenais plaisir à les entendre parler;
mais, cela ne m'empêchait pas de faire ma cour au
roi très régulièrement, ni de m'entretenir
avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires,
qui étaient auprès de sa personne. Ils me
faisaient mille questions sur mon pays, et, de mon côté,
voulant m'instruire des murs ou des lois de leurs
états, je leur demandais tout ce qui me semblait
mériter ma curiosité.
Il y a sous la domination du roi Mihrage une île qui
porte le nom de Cassel. On m'avait assuré qu'on y
entendait toutes les nuits un son de timbales, ce qui a
donné lieu à l'opinion qu'ont les matelots,
que Degial y fait sa demeure. Il me prit envie d'être
témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage
des poissons longs de cent et de deux cents coudées,
qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides qu'on
les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d'autres
poissons qui n'étaient que d'une coudée, et
qui ressemblaient par la tête à des hiboux.
A mon retour, comme j'étais un jour sur le port,
un navire y vint aborder. Dès qu'il fut à
l'ancre, on commença de décharger les marchandises,
et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient
transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques
ballots et sur l'écriture qui marquait à qui
ils étaient, je vis mon nom dessus, et, après
les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas
que ce ne fussent ceux que j'avais fait charger sur le vaisseau
où je m'étais embarqué à Balsora.
Je reconnus même le capitaine; mais, comme j'étais
persuadé qu'il me croyait mort, je l'abordai et lui
demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais.
J'avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand
de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions
près d'une île, à ce qu'il nous paraissait,
il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans
cette île prétendue, qui n'était autre
chose qu'une baleine d'une grosseur énorme, qui s'était
endormie à fleur d'eau. Elle ne se sentit pas plus
tôt échauffée par le feu qu'on avait
allumé sur son dos pour faire la cuisine qu'elle
commença de se mouvoir et de s'enfoncer dans la mer.
La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent,
et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient
à lui, et j'ai résolu de les négocier
jusqu'à ce que je rencontre quelqu'un de sa famille
à qui je puisse rendre le profit que j'aurai fait
avec le principal.
«Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que
vous croyez mort, et qui ne l'est pas: ces ballots sont
mon bien et ma marchandise...»
Schéhérazade n'en dit pas davantage cette
nuit; mais elle continua le lendemain de cette sorte: Sindbad,
poursuivant son histoire, dit à la compagnie:
Quand le capitaine du vaisseau m'entendit parler ainsi:
«Grand Dieu! s'écria-t-il, à qui se
fier aujourd'hui? Il n'y a plus de bonne foi parmi les hommes.
J'ai vu de mes propres yeux périr Sindbad; les passagers
qui étaient sur mon bord l'ont vu comme moi, et vous
osez dire que vous êtes ce Sindbad? Quelle audace!
À vous voir, il semble que vous soyez un homme de
probité; cependant vous dites une horrible fausseté
pour vous emparer d'un bien qui ne vous appartient pas.
- Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me
faites la grâce d'écouter ce que j'ai à
vous dire.
- Hé bien! reprit-il, que direz-vous? Parlez, je
vous écoute.»
Je lui racontai alors de quelle manière je m'étais
sauvé, et par quelle aventure j'avais rencontré
les palefreniers du roi Mihrage, qui m'avaient amené
à sa cour.
Il se sentit ébranlé de mon discours; mais
il fut bientôt persuadé que je n'étais
pas un imposteur: car il arriva des gens de son navire qui
me reconnurent et me firent de grands compliments, en me
témoignant la joie qu'ils avaient de me revoir. Enfin,
il me reconnut aussi lui-même, et, se jetant à
mon cou: «Dieu soit loué, me dit-il, de ce
que vous êtes heureusement échappé d'un
si grand danger! je ne puis assez vous marquer le plaisir
que j'en ressens. Voilà votre bien; prenez-le; il
est à vous, faites-en ce qu'il vous plaira.»
Je le remerciai, je louai sa probité, et, pour la
reconnaître, je le priai d'accepter quelques marchandises
que je lui présentai; mais il les refusa.
Je choisis ce qu'il y avait de plus précieux dans
mes ballots, et j'en fis présent au roi Mihrage.
Comme ce prince savait la disgrâce qui m'était
arrivée, il me demanda où j'avais pris des
choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais
de les recouvrer; il eut la bonté de m'en témoigner
de la joie; il accepta mon présent et m'en fit de
beaucoup plus considérables. Après cela, je
pris congé de lui et me rembarquai sur le même
vaisseau. Mais, avant mon embarquement, j'échangeai
les marchandises qui me restaient contre d'autres du pays.
J'emportai avec moi du bois d'aloès, du santal, du
camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre et
du gingembre. Nous passâmes par plusieurs îles,
et nous abordâmes enfin à Balsora, d'où
j'arrivai en cette ville avec la valeur d'environ cent mille
sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec
tous les transports que peut causer une amitié vive
et sincère. J'achetai des esclaves de l'un et de
l'autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison.
Ce fut ainsi que je m'établis, résolu d'oublier
les maux que j'avais soufferts et de jouir des plaisirs
de la vie.
Sindbad, s'étant arrêté en cet endroit,
ordonna aux joueurs d'instruments de recommencer leurs concerts,
qu'il avait interrompus par le récit de son histoire.
On continua jusqu'au soir de boire et de manger, et, lorsqu'il
fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse
de cent sequins, et, la donnant au porteur:
«Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous,
et revenez demain entendre la suite de mes aventures.»
Le porteur se retira fort confus de l'honneur et du présent
qu'il venait de recevoir. Le récit qu'il en fit au
logis fut très agréable à sa femme
et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de
remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par
l'entremise de Sindbad.
Hindbad s'habilla le lendemain plus proprement que le jour
précédent, et retourna chez le voyageur libéral,
qui le reçut d'un air riant et lui fit mille caresses.
Dès que les conviés furent tous arrivés,
on servit et l'on tint table fort longtemps.
2nd
VOYAGE
Le
repas fini, Sindbad prit la parole, et, s'adressant à
la compagnie: Messeigneurs, dit-il, je vous prie de me donner
audience et de vouloir bien écouter les aventures
de mon second voyage. Elles sont plus dignes de votre attention
que celles du premier. Tout le monde garda le silence, et
Sindbad parla en ces termes:
J'avais résolu, après mon premier voyage,
de passer tranquillement le reste de mes jours à
Bagdad comme j'eus l'honneur de vous le dire hier. Mais
je ne fus pas longtemps sans m'ennuyer d'une vie oisive;
l'envie de voyager et de négocier par mer me reprit:
j'achetai des marchandises propres à faire le trafic
que je méditais, et je partis une seconde fois avec
d'autres marchands dont la probité m'était
connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire, et,
après nous être recommandés à
Dieu nous commençâmes notre navigation.
Nous allions d'île en île, et nous y faisions
des trocs fort avantageux. Un jour, nous descendîmes
en l'une qui était couverte de plusieurs sortes d'arbres
fruitiers, mais si déserte que nous n'y découvrîmes
aucune habitation, et même pas une âme. Nous
allâmes prendre l'air dans les prairies et le long
des ruisseaux qui les arrosaient.
Pendant que les uns se divertissaient à cueillir
des fleurs et les autres des fruits, je pris mes provisions
et du vin que j'avais apporté et m'assis près
d'une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un
bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j'avais;
après quoi le sommeil vint s'emparer de mes sens.
Je ne vous dirai pas si je dormis longtemps; mais, quand
je me réveillai, je ne vis plus le navire à
l'ancre.
Là, Schéhérazade fut obligée
d'interrompre son récit, parce qu'elle vit que le
jour paraissait; mais la nuit suivante elle continua de
cette manière le second voyage de Sindbad:
Je fus bien étonné, dit Sindbad, de ne plus
voir le vaisseau à l'ancre; je me levai, je regardai
de toutes parts, et je ne vis pas un des marchands qui étaient
descendus dans l'île avec moi. J'aperçus seulement
le navire à la voile, mais si éloigné
que je le perdis de vue peu de temps après.
Je vous laisse à imaginer les réflexions que
je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de
douleur. Je poussai des cris épouvantables, je me
frappai la tête, et me jetai par terre, où
je demeurai longtemps abîmé dans une confusion
mortelle de pensées toutes plus affligeantes les
unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m'être
pas contenté de mon premier voyage, qui devait m'avoir
fait perdre pour jamais l'envie d'en faire d'autres. Mais
tous mes regrets étaient inutiles et mon repentir
hors de saison.
À la fin, je me résignai à la volonté
de Dieu, et, sans savoir ce que je deviendrais, je montai
au haut d'un grand arbre, d'où je regardai de tous
côtés pour voir si je ne découvrirais
rien qui pût me donner quelque espérance. En
jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l'eau et le
ciel; mais, ayant aperçu du côté de
la terre quelque chose de blanc, je descendis de l'arbre,
et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette
blancheur, qui était si éloignée que
je ne pouvais pas bien distinguer ce que c'était.
Lorsque j'en fus à une distance raisonnable, je remarquai
que c'était une boule blanche d'une hauteur et d'une
grosseur prodigieuses. Dès que j'en fus près,
je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai à
l'entour pour voir s'il n'y avait point d'ouverture: je
n'en pus découvrir aucune, et il me parut qu'il était
impossible de monter dessus, tant elle était unie.
Elle pouvait avoir cinquante pas en rondeur.
Le soleil alors était prêt à se coucher.
L'air s'obscurcit tout à coup comme s'il eût
été couvert d'un nuage épais. Mais,
si je fus étonné de cette obscurité,
je le fus bien davantage quand je m'aperçus que ce
qui la causait était un oiseau d'une grandeur et
d'une grosseur extraordinaires, qui s'avançait de
mon côté en volant. Je me souvins d'un oiseau
appelé roc dont j'avais souvent ouï parler aux
matelots, et je conçus que la grosse boule que j'avais
tant admirée devait être un uf de cet
oiseau. En effet, il s'abattit et se posa dessus, comme
pour le couver. En le voyant venir je m'étais serré
fort près de l'uf, de sorte que j'eus devant
moi un des pieds de l'oiseau, et ce pied était aussi
gros qu'un gros tronc d'arbre. Je m'y attachai fortement
avec la toile dont mon turban était environné,
dans l'espérance que le roc, lorsqu'il reprendrait
son vol le lendemain, m'emporterait hors de cette île
déserte.
Effectivement, après avoir passé la nuit en
cet état, d'abord qu'il fut jour, l'oiseau s'envola
et m'enleva si haut que je ne voyais plus la terre; puis
il descendit tout à coup avec tant de rapidité
que je ne me sentais pas. Lorsque le roc fut posé
et que je me vis à terre, je déliai promptement
le nud qui me tenait attaché à son pied.
J'avais à peine achevé de me détacher
qu'il donna du bec sur un serpent d'une longueur inouïe.
Il le prit et s'envola aussitôt.
Le lieu où il me laissa était une vallée
très profonde, environnée de toutes parts
de montagnes si hautes qu'elles se perdaient dans la nue,
et tellement escarpées qu'il n'y avait aucun chemin
par où l'on y pût monter. Ce fut un nouvel
embarras pour moi, et, comparant cet endroit à l'île
déserte que je venais de quitter, je trouvai que
je n'avais rien gagné au change.
En marchant par cette vallée, je remarquai qu'elle
était parsemée de diamants, dont il y en avait
d'une grosseur surprenante; je pris beaucoup de plaisir
à les regarder; mais j'aperçus bientôt
de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir,
et que je ne pus voir sans effroi. C'étaient un grand
nombre de serpents si gros et si longs qu'il n'y en avait
pas un qui n'eût englouti un éléphant.
Ils se retiraient pendant le jour dans leurs antres, où
ils se cachaient à cause du roc leur ennemi, et ils
n'en sortaient que la nuit.
Je passai la journée à me promener dans la
vallée, et à me reposer de temps en temps
dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil
se coucha; et, à l'entrée de la nuit, je me
retirai dans une grotte où je jugeai que je serais
en sûreté. J'en bouchai l'entrée, qui
était basse et étroite, avec une pierre assez
grosse pour me garantir des serpents, mais qui n'était
pas assez juste pour empêcher qu'il n'y entrât
un peu de lumière. Je soupai d'une partie de mes
provisions, au bruit des serpents qui commencèrent
à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent
une frayeur extrême et ne me permirent pas, comme
vous pouvez penser, de passer la nuit fort tranquillement.
Le jour étant venu, les serpents se retirèrent.
Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire
que je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir
la moindre envie. À la fin, je m'assis, et, malgré
l'inquiétude dont j'étais agité, comme
je n'avais pas fermé l'il de toute la nuit,
je m'endormis après avoir fait encore un repas de
mes provisions. Mais j'étais à peine assoupi
que quelque chose qui tomba près de moi avec grand
bruit me réveilla: c'était une grosse pièce
de viande fraîche; et dans le moment j'en vis rouler
plusieurs autres du haut des rochers en différents
endroits.
J'avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir
ce que j'avais ouï dire plusieurs fois à des
matelots et à d'autres personnes touchant la vallée
des diamants, et l'adresse dont se servaient quelques marchands
pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien
qu'ils m'avaient dit la vérité. En effet,
ces marchands se rendent auprès de cette vallée
dans le temps que les aigles ont des petits. Ils découpent
de la viande et la jettent par grosses pièces dans
la vallée; les diamants sur la pointe desquels elles
tombent s'y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays-là
plus forts qu'ailleurs, vont fondre sur ces pièces
de viande, et les emportent dans leurs nids au haut des
rochers pour servir de pâture à leurs aiglons.
Alors les marchands, courant aux nids, obligent, par leurs
cris, les aigles à s'éloigner, et prennent
les diamants qu'ils trouvent attachés aux pièces
de viande. Ils se servent de cette ruse parce qu'il n'y
a pas d'autre moyen de tirer les diamants de cette vallée,
qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.
J'avais cru jusque là qu'il ne me serait pas possible
de sortir de cet abîme, que je regardais comme mon
tombeau; mais je changeai de sentiment, et ce que je venais
de voir me donna lieu d'imaginer le moyen de conserver ma
vie.
Le jour qui parut en cet endroit imposa silence à
Schéhérazade: mais elle poursuivit cette histoire
le lendemain. Sire, dit-elle en s'adressant toujours au
sultan des Indes, Sindbad continua de raconter les aventures
de son second voyage à la compagnie qui l'écoutait:
Je commençai, dit-il, par amasser les plus gros diamants
qui se présentèrent à mes yeux, et
j'en remplis la bourse de cuir qui m'avait servi à
mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce
de viande qui me parut la plus longue, et l'attachai fortement
autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état,
je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir
attachée à ma ceinture de manière qu'elle
ne pouvait tomber.
Je ne fus pas plus tôt en cette situation que les
aigles vinrent; chacun se saisit d'une pièce de viande
qu'il emporta, et un des plus puissants m'ayant enlevé
de même avec le morceau de viande dont j'étais
enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque
dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors
de crier pour épouvanter les aigles, et, lorsqu'ils
les eurent obligés à quitter leur proie, un
d'entre eux s'approcha de moi, mais il fut saisi de crainte
quand il m'aperçut. Il se rassura pourtant, et, au
lieu de s'informer par quelle aventure je me trouvais là,
il commença de me quereller en me demandant pourquoi
je lui ravissais son bien.
«Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d'humanité
lorsque vous m'aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je:
j'ai des diamants pour vous et pour moi plus que n'en peuvent
avoir tous les autres marchands ensemble. S'ils en ont,
ce n'est que par hasard; mais j'ai choisi moi-même,
au fond de la vallée, ceux que j'apporte dans cette
bourse que vous voyez.»
En disant cela, je la lui montrai. Je n'avais pas achevé
de parler que les autres marchands qui m'aperçurent
s'attroupèrent autour de moi fort étonnés
de me voir, et j'augmentai leur surprise par le récit
de mon histoire. Ils n'admirèrent pas tant le stratagème
que j'avais imaginé pour me sauver que ma hardiesse,
à le tenter.
Ils m'emmenèrent au logement où ils demeuraient
tous ensemble, et là, ayant ouvert ma bourse en leur
présence, la grosseur de mes diamants les surprit,
et ils m'avouèrent que dans toutes les cours où
ils avaient été ils n'en avaient pas vu un
qui en approchât. Je priai le marchand à qui
appartenait le nid où j'avais été transporté
(car chaque marchand avait le sien), je le priai, dis-je,
d'en choisir pour sa part autant qu'il en voudrait. Il se
contenta d'en prendre un seul, encore le prit-il des moins
gros, et, comme je le pressais d'en recevoir d'autres sans
craindre de me faire tort:
«Non, me dit-il; je suis fort satisfait de celui-ci,
qui est assez précieux pour m'épargner la
peine de faire désormais d'autres voyages pour l'établissement
de ma petite fortune.»
Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai
une seconde fois mon histoire pour la satisfaction de ceux
qui ne l'avaient pas entendue. Je ne pouvais modérer
ma joie quand je faisais réflexion que j'étais
hors des périls dont je vous ai parlé. Il
me semblait que l'état où je me trouvais était
un songe, et je ne pouvais croire que je n'eusse plus rien
à craindre.
Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands
jetaient des pièces de viande dans la vallée,
et, comme chacun paraissait content des diamants qui lui
étaient échus, nous partîmes le lendemain
tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes
où il y avait des serpents d'une longueur prodigieuse,
que nous eûmes le bonheur d'éviter. Nous gagnâmes
le premier port, d'où nous passâmes à
l'île de Roha, où croît l'arbre dont
on tire le camphre et qui est si gros et si touffu que cent
hommes y peuvent être à l'ombre aisément.
Le suc dont se forme le camphre coule par une ouverture
que l'on fait au haut de l'arbre, et se reçoit dans
un vase où il prend consistance et devient ce qu'on
appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l'arbre se sèche
et meurt.
Il y a dans la même île des rhinocéros,
qui sont des animaux plus petits que l'éléphant
et plus grands que le buffle; ils ont une corne sur le nez,
longue environ d'une coudée: cette corne est solide
et coupée par le milieu, d'une extrémité
à l'autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent
la figure d'un homme. Le rhinocéros se bat avec l'éléphant,
le perce de sa corne par-dessous le ventre, l'enlève
et le porte sur sa tête; mais, comme le sang et la
graisse de l'éléphant lui coulent sur les
yeux et l'aveuglent, il tombe par terre, et, ce qui va vous
étonner, le roc vient, qui les enlève tous
deux entre ses griffes et les emporte pour nourrir ses petits.
Je passe sous silence plusieurs autres particularités
de cette île, de peur de vous ennuyer. J'y échangeai
quelques-uns de mes diamants contre de bonnes marchandises.
De là, nous allâmes à d'autres îles,
et enfin, après avoir touché à plusieurs
villes marchandes de terre ferme, nous abordâmes à
Balsora, d'où je me rendis à Bagdad. J'y fis
d'abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis
honorablement du reste des richesses immenses que j'avais
apportées et gagnées avec tant de fatigue.
Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit
donner encore cent sequins à Hindbad, qu'il invita
à venir le lendemain entendre le récit du
troisième.
Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent
le jour suivant à la même heure, de même
que le porteur, qui avait déjà presque oublié
sa misère passée. On se mit à table,
et, après le repas, Sindbad, ayant demandé
audience, fit de cette sorte le détail de son troisième
voyage:
3ème
VOYAGE
J'eus
bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que
je menais, le souvenir des dangers que j'avais courus dans
mes deux voyages; mais comme j'étais à la fleur
de mon âge, je m'ennuyai de vivre dans le repos, et,
m'étourdissant sur les nouveaux périls que je
voulais affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises
du pays, que je fis transporter à Balsora. Là,
je m'embarquai encore avec d'autres marchands.
Nous fîmes une longue navigation, et nous abordâmes
à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce
considérable.
Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes
battus d'une tempête horrible qui nous fit perdre notre
route. Elle continua plusieurs jours et nous poussa devant
le port d'une île où le capitaine aurait fort
souhaité de se dispenser d'entrer; mais nous fûmes
bien obligés d'y aller mouiller. Lorsqu'on eut plié
les voiles, le capitaine nous dit:
«Cette île et quelques autres voisines sont habitées
par des sauvages tout velus qui vont venir nous assaillir.
Quoique ce soient des nains, notre malheur veut que nous ne
fassions pas la moindre résistance, parce qu'ils sont
en plus grand nombre que les sauterelles, et que, s'il nous
arrivait d'en tuer quelqu'un, ils se jetteraient tous sur
nous et nous assommeraient.»
Le jour, qui vint éclairer l'appartement de Schahriar,
empêcha Schéhérazade d'en dire davantage.
La nuit suivante, elle reprit la parole en ces termes:
Le discours du capitaine, dit Sindbad, mit tout l'équipage
dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt
que ce qu'il venait de nous dire n'était que trop véritable.
Nous vîmes paraître une multitude innombrable
de sauvages hideux, couverts par tout le corps d'un poil roux,
et hauts seulement de deux pieds. Ils se jetèrent à
la nage et environnèrent en peu de temps notre vaisseau.
Ils nous parlaient en approchant; mais nous n'entendions pas
leur langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du
navire, et grimpèrent de tous côtés jusqu'au
tillac avec une si grande agilité et avec tant de vitesse
qu'il ne paraissait pas qu'ils posassent leurs pieds.
Nous leur vîmes faire cette manuvre avec la frayeur
que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense,
ni leur dire un seul mot pour tâcher de les détourner
de leur dessein, que nous soupçonnions être funeste.
Effectivement, ils déplièrent les voiles, coupèrent
le câble et l'ancre sans se donner la peine de la tirer,
et, après avoir fait approcher de terre le vaisseau,
ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent
ensuite le navire en une autre île d'où ils étaient
venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle
où nous étions alors, et il était très
dangereux de s'y arrêter pour la raison que vous allez
entendre; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.
Nous nous éloignâmes du rivage, et, en nous avançant
dans l'île, nous trouvâmes quelques fruits et
des herbes dont nous mangeâmes pour prolonger le dernier
moment de notre vie le plus qu'il nous était possible,
car nous nous attendions tous à une mort certaine.
En marchant, nous aperçûmes assez loin de nous
un grand édifice, vers où nous tournâmes
nos pas. C'était un palais bien bâti et fort
élevé, qui avait une porte d'ébène
à deux battants, que nous ouvrîmes en la poussant.
Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face
un vaste appartement avec un vestibule, où il y avait,
d'un côté, un monceau d'ossements humains, et,
de l'autre, une infinité de broches à rôtir.
Nous tremblâmes à ce spectacle, et, comme nous
étions fatigués d'avoir marché, les jambes
nous manquèrent, nous tombâmes par terre, saisis
d'une frayeur mortelle, et nous y demeurâmes très
longtemps immobiles.
Le soleil se couchait, et, tandis que nous étions dans
l'état pitoyable que je viens de vous dire, la porte
de l'appartement s'ouvrit avec beaucoup de bruit, et aussitôt
nous en vîmes sortir une horrible figure d'homme noir
de la hauteur d'un grand palmier. Il avait au milieu du front
un seul il rouge et ardent comme un charbon allumé;
les dents de devant, qu'il avait fort longues et fort aiguës,
lui sortaient de la bouche, qui n'était pas moins fendue
que celle d'un cheval; et la lèvre inférieure
lui descendait sur la poitrine. Ses oreilles ressemblaient
à celles d'un éléphant et lui couvraient
les épaules. Il avait les ongles crochus et longs comme
les griffes des plus grands oiseaux. À la vue d'un
géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance,
et demeurâmes comme morts.
A la fin, nous revînmes à nous, et nous le vîmes
assis sous le vestibule, qui nous examinait de tout son il.
Quand il nous eut bien considérés, il s'avança
vers nous, et s'étant approché, il étendit
la main sur moi, me prit par la nuque du col, et me tourna
de tous côtés, comme un boucher qui manie une
tête de mouton. Après m'avoir bien regardé,
voyant que j'étais si maigre que je n'avais que la
peau et les os, il me lâcha. Il prit les autres tour
à tour, les examina de la même manière,
et, comme le capitaine était le plus gras de tout l'équipage,
il le tint d'une main ainsi que j'aurais tenu un moineau,
et lui passa une broche au travers du corps. Ayant ensuite
allumé un grand feu, il le fit rôtir, et le mangea
à son souper, dans l'appartement où il s'était
retiré. Ce repas achevé, il revint sous le vestibule,
où il se coucha et s'endormit en ronflant d'une manière
plus bruyante que le tonnerre. Son sommeil dura jusqu'au lendemain
matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de goûter
la douceur du repos, et nous passâmes la nuit dans la
plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité.
Le jour étant venu, le géant se réveilla,
se leva, sortit, et nous laissa dans le palais.
Lorsque nous le crûmes éloigné, nous rompîmes
le triste silence que nous avions gardé toute la nuit,
et, nous affligeant tous comme à l'envi l'un de l'autre,
nous fîmes retentir le palais de plaintes et de gémissements.
Quoique nous fussions en assez grand nombre et que nous n'eussions
qu'un seul ennemi, nous n'eûmes pas d'abord la pensée
de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise,
bien que fort difficile à exécuter, était
pourtant celle que nous devions naturellement former.
Nous délibérâmes sur plusieurs autres
partis, mais nous ne nous déterminâmes à
aucun, et, nous soumettant à ce qu'il plairait à
Dieu d'ordonner de notre sort, nous passâmes la journée
à parcourir l'île en nous nourrissant de fruits
et de plantes comme le jour précédent. Sur le
soir, nous cherchâmes quelque endroit à nous
mettre à couvert; mais nous n'en trouvâmes point,
et nous fûmes obligés malgré nous de retourner
au palais.
Le géant ne manqua pas d'y revenir et de souper encore
d'un de nos compagnons; après quoi il s'endormit et
ronfla jusqu'au jour, qu'il sortit, et nous laissa comme il
avait déjà fait. Notre condition nous parut
si affreuse que plusieurs de nos camarades furent sur le point
d'aller se précipiter dans la mer, plutôt que
d'attendre une mort si étrange, et ceux-là excitaient
les autres à suivre leur conseil. Mais un de la compagnie,
prenant alors la parole:
«Il nous est défendu, dit-il, de nous donner
nous-mêmes la mort, et quand cela serait permis, n'est-il
pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous défaire
du barbare qui nous destine un trépas si funeste?»
Comme il m'était venu dans l'esprit un projet sur cela,
je le communiquai à mes camarades, qui l'approuvèrent.
«Mes frères, leur dis-je alors, vous savez qu'il
y a beaucoup de bois le long de la mer; si vous m'en croyez,
construisons plusieurs radeaux qui puissent nous porter, et,
dès qu'ils seront achevés, nous les laisserons
sur la côte jusqu'à ce que nous jugions à
propos de nous en servir. Cependant, nous exécuterons
le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer
du géant; s'il réussit, nous pourrons attendre
ici avec patience qu'il passe quelque vaisseau qui nous retire
de cette île fatale; si au contraire nous manquons notre
coup, nous gagnerons promptement nos radeaux, et nous nous
mettrons en mer. J'avoue que nous exposant à la fureur
des flots sur de si fragiles bâtiments, nous courons
risque de perdre la vie; mais, quand nous devrions périr,
n'est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer
que dans les entrailles de ce monstre, qui a déjà
dévoré deux de nos compagnons?»
Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous
construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes.
Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le
géant y arriva peu de temps après nous. Il fallut
encore nous résoudre à voir rôtir un de
nos camarades. Mais enfin voici de quelle manière nous
nous vengeâmes de la cruauté du géant.
Après qu'il eut achevé son détestable
souper, il se coucha sur le dos et s'endormit. D'abord que
nous l'entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des
plus hardis d'entre nous et moi, nous prîmes chacun
une broche, nous en mîmes la pointe dans le feu pour
la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes
dans l'il en même temps, et nous le lui crevâmes.
La douleur que sentit le géant lui fit pousser un cri
effroyable. Il se leva brusquement, et étendit les
mains de tous côtés pour se saisir de quelqu'un
de nous, afin de le sacrifier à sa rage; mais nous
eûmes le temps de nous éloigner de lui, et de
nous jeter contre terre dans des endroits où il ne
pouvait nous rencontrer sous ses pieds. Après nous
avoir cherchés vainement, il trouva la porte à
tâtons et sortit avec des hurlements épouvantables.
Schéhérazade n'en dit pas davantage cette nuit;
mais la nuit suivante elle reprit ainsi cette histoire:
Nous sortîmes du palais après le géant,
poursuivit Sindbad, et nous nous rendîmes au bord de
la mer dans l'endroit où étaient nos radeaux.
Nous les mîmes d'abord à l'eau, et nous attendîmes
qu'il fit jour pour nous jeter dessus, supposé que
nous vissions le géant venir à nous avec quelque
guide de son espèce; mais nous nous flattions que,
s'il ne paraissait pas lorsque le soleil serait levé,
et que nous n'entendissions plus ses hurlements, que nous
ne cessions pas d'ouïr, ce serait une marque qu'il aurait
perdu la vie, et, en ce cas, nous nous proposions de rester
dans l'île et de ne pas nous risquer sur nos radeaux.
Mais à peine fut-il jour que nous aperçûmes
notre cruel ennemi, accompagné de deux géants
à peu près de sa grandeur qui le conduisaient,
et d'un assez grand nombre d'autres encore qui marchaient
devant lui à pas précipités.
A cet objet, nous ne balançâmes point à
nous jeter sur nos radeaux, et nous commençâmes
à nous éloigner du rivage à force de
rames. Les géants, qui s'en aperçurent, se munirent
de grosses pierres, accoururent sur la rive, entrèrent
même dans l'eau jusqu'à la moitié du corps,
et nous les jetèrent si adroitement qu'à la
réserve du radeau sur lequel j'étais, tous les
autres en furent brisés, et les hommes qui étaient
dessus se noyèrent. Pour moi et mes deux compagnons,
comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes
les plus avancés dans la mer et hors de la portée
des pierres.
Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes
le jouet du vent et des flots qui nous jetaient tantôt
d'un côté, et tantôt d'un autre, et nous
passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans
une cruelle incertitude de notre destinée; mais le
lendemain nous eûmes le bonheur d'être poussés
contre une île où nous nous sauvâmes avec
bien de la joie. Nous y trouvâmes d'excellents fruits,
qui nous furent d'un grand secours pour réparer les
forces que nous avions perdues.
Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la
mer; mais nous fûmes réveillés par le
bruit qu'un serpent long comme un palmier faisait de ses écailles
en rampant sur la terre. Il se trouva si près de nous
qu'il engloutit un de mes deux camarades, malgré les
cris et les efforts qu'il put faire pour se débarrasser
du serpent, qui, le secouant à plusieurs reprises,
l'écrasa contre terre et acheva de l'avaler. Nous prîmes
aussitôt la fuite, l'autre camarade et moi, et, quoique
nous fussions assez éloignés, nous entendîmes,
quelque temps après, un bruit qui nous fit juger que
le serpent rendait les os du malheureux qu'il avait surpris.
En effet, nous les vîmes le lendemain avec horreur.
«Ô Dieu! m'écriai-je alors, à quoi
nous sommes-nous exposés! Nous nous réjouissions
hier d'avoir dérobé nos vies à la cruauté
d'un géant et à la fureur des eaux, et nous
voilà tombés dans un péril qui n'est
pas moins terrible!»
Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort
haut, sur lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante
pour nous mettre en sûreté. Nous mangeâmes
encore des fruits comme le jour précédent, et,
à la fin du jour, nous montâmes sur l'arbre.
Nous entendîmes bientôt le serpent, qui vint en
sifflant jusqu'au pied de l'arbre où nous étions.
Il s'éleva contre le tronc, et, rencontrant mon camarade
qui était plus bas que moi, il l'engloutit tout d'un
coup, et se retira.
Je demeurai sur l'arbre jusqu'au jour, et alors j'en descendis
plus mort que vif. Effectivement, je ne pouvais attendre un
autre sort que celui de mes deux compagnons, et, cette pensée
me faisant frémir d'horreur, je fis quelques pas pour
m'aller jeter dans la mer; mais, comme il est doux de vivre
le plus longtemps qu'on peut, je résistai à
ce mouvement de désespoir, et me soumis à la
volonté de Dieu qui dispose à son gré
de nos vies.
Je ne laissai pas toutefois d'amasser une grande quantité
de menu bois, de ronces et d'épines sèches.
J'en fis plusieurs fagots que je liai ensemble, après
en avoir fait un grand cercle autour de l'arbre, et j'en liai
quelques-uns en travers par-dessus pour me couvrir la tête.
Cela étant fait, je m'enfermai dans ce cercle à
l'entrée de la nuit, avec la triste consolation de
n'avoir rien négligé pour me garantir du cruel
sort qui me menaçait. Le serpent ne manqua pas de revenir
et de tourner autour de l'arbre, cherchant à me dévorer;
mais il n'y put réussir à cause du rempart que
je m'étais fabriqué, et il fit en vain, jusqu'au
jour, le manège d'un chat qui assiège une souris
dans un asile qu'il ne peut forcer. Enfin, le jour étant
venu, il se retira; mais je n'osai sortir de mon fort que
le soleil ne parût.
Je me trouvai si fatigué du travail qu'il m'avait donné,
j'avais tant souffert de son haleine empestée, que,
la mort me paraissant préférable à cette
horreur, je m'éloignai de l'arbre; et, sans me souvenir
de la résignation où j'étais le jour
précédent, je courus vers la mer dans le dessein
de m'y précipiter la tête la première.
A ces mots, Schéhérazade, voyant qu'il était
jour, cessa de parler. Le lendemain, elle continua cette histoire,
et dit au sultan: Sire, Sindbad, poursuivant son troisième
voyage:
Dieu, dit-il, fut touché de mon désespoir: dans
le temps que j'allais me jeter dans la mer, j'aperçus
un navire assez éloigné du rivage. Je criai
de toute ma force pour me faire entendre, et je dépliai
la toile de mon turban pour qu'on me remarquât. Cela
ne fut pas inutile: tout l'équipage m'aperçut,
et le capitaine m'envoya la chaloupe. Quand je fus à
bord, les marchands et les matelots me demandèrent
avec beaucoup d'empressement par quelle aventure je m'étais
trouvé dans cette île déserte, et, après
que je leur eus raconté tout ce qui m'était
arrivé, les plus anciens me dirent qu'ils avaient plusieurs
fois entendu parler des géants qui demeuraient dans
cette île, qu'on leur avait assuré que c'étaient
des anthropophages, et qu'ils mangeaient les hommes crus aussi
bien que rôtis; à l'égard des serpents,
ils ajoutèrent qu'il y en avait en abondance dans cette
île, qu'ils se cachaient le jour, et se montraient la
nuit. Après qu'ils m'eurent témoigné
qu'ils avaient bien de la joie de me voir échappé
de tant de périls, comme ils ne doutaient pas que je
n'eusse besoin de manger, ils s'empressèrent de me
régaler de ce qu'ils avaient de meilleur; et le capitaine,
remarquant que mon habit était tout en lambeaux, eut
la générosité de m'en faire donner un
des siens.
Nous courûmes la mer quelque temps; nous touchâmes
à plusieurs îles, et nous abordâmes enfin
à celle de Salahat, d'où l'on tire le santal,
qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous
entrâmes dans le port, et nous y mouillâmes. Les
marchands commencèrent à faire débarquer
leurs marchandises pour les vendre ou les échanger.
Pendant ce temps-là, le capitaine m'appela et me dit:
«Frère, j'ai en dépôt des marchandises
qui appartenaient à un marchand qui a navigué
quelque temps sur mon navire. Comme ce marchand est mort,
je les fais valoir, pour en rendre compte à ses héritiers
lorsque j'en rencontrerai quelqu'un.»
Les ballots dont il entendait parler étaient déjà
sur le tillac. Il me les montra en me disant:
«Voilà les marchandises en question; j'espère
que vous voudrez bien vous charger d'en faire commerce, sous
la condition du droit dû à la peine que vous
prendrez.»
J'y consentis, en le remerciant de ce qu'il me donnait occasion
de ne pas demeurer oisif.
L'écrivain du navire enregistrait tous les ballots
avec les noms des marchands à qui ils appartenaient.
Comme il demandait au capitaine sous quel nom il voulait qu'il
enregistrât ceux dont il venait de me charger:
«Écrivez, lui répondit le capitaine, sous
le nom de Sindbad le marin.»
Je ne pus m'entendre nommer sans émotion, et envisageant
le capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second
voyage, m'avait abandonné dans l'île où
je m'étais endormi au bord d'un ruisseau, et qui avait
remis à la voile sans m'attendre ou me faire chercher.
Je ne me l'étais pas remis d'abord à cause du
changement qui s'était fait en sa personne depuis le
temps que je ne l'avais vu.
Pour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s'étonner
s'il ne me reconnut pas.
«Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à
qui étaient ces ballots s'appelait Sindbad?
- Oui, me répondit-il, il se nommait de la sorte; il
était de Bagdad, et il s'était embarqué
sur mon vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes
dans une île pour faire de l'eau et prendre quelques
rafraîchissements, je ne sais par quelle méprise
je remis à la voile sans prendre garde qu'il ne s'était
pas rembarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes,
les marchands et moi, que quatre heures après. Nous
avions le vent en poupe, et si frais qu'il ne nous fut pas
possible de revirer de bord pour aller le reprendre.
- Vous le croyez donc mort ? repris-je.
- Assurément, repartit-il.
- Hé bien ! capitaine, lui répliquai-je, ouvrez
les yeux, et connaissez ce Sindbad que vous laissâtes
dans cette île déserte! Je m'endormis au bord
d'un ruisseau, et, quand je me réveillai je ne vis
plus personne de l'équipage.»
A ces mots, le capitaine s'attacha à me regarder.
Schéhérazade, en cet endroit, s'apercevant qu'il
était jour, fut obligée de garder le silence.
Le lendemain, elle reprit ainsi le fil de sa narration:
Le capitaine, dit Sindbad, après m'avoir fort attentivement
considéré, me reconnut enfin:
«Dieu soit loué ! s'écria-t-il en m'embrassant;
je suis ravi que la fortune ait réparé ma faute.
Voilà vos marchandises que j'ai toujours pris soin
de conserver et de faire valoir dans tous les ports où
j'ai abordé. Je vous les rends avec le profit que j'en
ai tiré.»
Je les pris, en témoignant au capitaine toute la reconnaissance
que je lui devais.
De l'île de Salahat, nous allâmes à une
autre, où je me fournis de clous de girofle, de cannelle
et d'autres épiceries. Quand nous nous en fûmes
éloignés, nous vîmes une tortue qui avait
vingt coudées en longueur et en largeur; nous remarquâmes
aussi un poisson qui tenait de la vache; il avait du lait,
et sa peau est d'une si grande dureté qu'on en fait
ordinairement des boucliers; j'en vis un autre qui avait la
figure et la couleur d'un chameau. Enfin, après une
longue navigation, j'arrivai à Balsora, et de là
je revins en cette ville de Bagdad avec tant de richesses
que j'en ignorais la quantité. J'en donnai encore aux
pauvres une partie considérable, et j'ajoutai d'autres
grandes terres à celles que j'avais déjà
acquises.
Sindbad acheva ainsi l'histoire de son troisième voyage.
Il fit donner ensuite cent autres sequins à Hindbad,
en l'invitant au repas du lendemain et au récit du
quatrième voyage. Hindbad et la compagnie se retirèrent,
et le jour suivant étant venu, Sindbad prit la parole
sur la fin du dîner, et continua ses aventures.
4ème
VOYAGE
Les
plaisirs, dit-il, et les divertissements que je pris après
mon troisième voyage n'eurent pas des charmes assez
puissants pour me déterminer à ne pas voyager
davantage. Je me laissai encore entraîner à la
passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis
donc ordre à mes affaires, et ayant fait un fonds de
marchandises de débit dans les lieux où j'avais
dessein d'aller, je partis. Je pris la route de la Perse,
dont je traversai plusieurs provinces, et j'arrivai à
un port de mer où je m'embarquai. Nous mîmes
à la voile, et nous avions déjà touché
à plusieurs ports de terre ferme et à quelques
îles orientales lorsque, faisant un jour un grand trajet,
nous fûmes surpris d'un coup de vent qui obligea le
capitaine à faire amener les voiles et à donner
tous les ordres nécessaires pour prévenir le
danger dont nous étions menacés. Mais toutes
nos précautions furent inutiles: la manuvre ne
réussit pas bien, les voiles furent déchirées
en mille pièces, et le vaisseau, ne pouvant plus être
gouverné, donna sur une sèche, et se brisa de
manière qu'un grand nombre de marchands et de matelots
se noyèrent, et que la charge périt.
Schéhérazade en était là quand
elle vit paraître le jour. Elle s'arrêta, et Schahriar
se leva. La nuit suivante, elle reprit ainsi le quatrième
voyage:
J'eus le bonheur, continua Sindbad, de même que plusieurs
autres marchands et matelots de me prendre à une planche.
Nous fûmes tous emportés par un courant vers
une île qui était devant nous. Nous y trouvâmes
des fruits et de l'eau de source qui servirent à rétablir
nos forces. Nous nous y reposâmes même la nuit
dans l'endroit où la mer nous avait jetés, sans
avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L'abattement
où nous étions de notre disgrâce nous
en avait empêchés.
Le jour suivant, d'abord que le soleil fut levé nous
nous éloignâmes du rivage, et nous avançant
dans l'île, nous y aperçûmes des habitations
où nous nous rendîmes. A notre arrivée,
des noirs vinrent à nous en très grand nombre.
Ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes,
en firent une espèce de partage, et nous conduisirent
ensuite dans leurs maisons.
Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi,
dans un même lieu. D'abord on nous fit asseoir, et l'on
nous servit d'une certaine herbe en nous invitant par signes
à en manger. Mes camarades, sans faire réflexion
que ceux qui la servaient n'en mangeaient pas, ne consultèrent
que leur faim qui les pressait, et se jetèrent dessus
ces mets avec avidité. Pour moi, par un pressentiment
de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter,
et je m'en trouvai bien, car, peu de temps après, je
m'aperçus que l'esprit avait tourné à
mes compagnons, et qu'en me parlant ils ne savaient ce qu'ils
disaient.
On nous servit ensuite du riz préparé avec de
l'huile de coco, et mes camarades, qui n'avaient plus de raison,
en mangèrent extraordinairement. J'en mangeai aussi,
mais fort peu. Les noirs nous avaient d'abord présenté
de cette herbe pour nous troubler l'esprit, et nous ôter
par là le chagrin que la triste connaissance de notre
sort nous devait causer, et ils nous donnaient du riz pour
nous engraisser. Comme ils étaient anthropophages,
leur intention était de nous manger quand nous serions
devenus gras. C'est ce qui arriva à mes camarades,
qui ignoraient leur destinée parce qu'ils avaient perdu
leur bon sens. Puisque j'avais conservé le mien, vous
jugez bien, seigneurs, qu'au lieu d'engraisser comme les autres
je devins encore plus maigre que je n'étais. La crainte
de la mort, dont j'étais incessamment frappé,
tournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai
dans une langueur qui me fut fort salutaire, car les noirs,
ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent
là, et me voyant sec, décharné, malade,
ils remirent ma mort à un autre temps.
Cependant j'avais beaucoup de liberté, et l'on ne prenait
presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu
de m'éloigner un jour des habitations des noirs et
de me sauver. Un vieillard qui m'aperçut, et qui se
douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir;
mais, au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas, et
je fus bientôt hors de sa vue. Il n'y avait alors que
ce vieillard dans les habitations, tous les autres noirs s'étaient
absentés et ne devaient revenir que sur la fin du jour,
ce qu'ils avaient coutume de faire assez souvent. C'est pourquoi,
étant assuré qu'ils ne seraient plus à
temps de courir après moi lorsqu'ils apprendraient
ma fuite, je marchai jusqu'à la nuit, que je m'arrêtai
pour prendre un peu de repos et manger de quelques vivres
dont j'avais fait provision. Mais je repris bientôt
mon chemin, et continuai de marcher pendant sept jours, en
évitant les endroits qui me paraissaient habités.
Je vivais de cocos, qui me fournissaient en même temps
de quoi boire et de quoi manger.
Le huitième jour, j'arrivai près de la mer,
et j'aperçus tout à coup des gens blancs comme
moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y
avait là une grande abondance. Leur occupation me fut
de bon augure, et je ne fis nulle difficulté de m'approcher
d'eux.
Schéhérazade n'en dit pas davantage cette nuit,
et la suivante elle poursuivit dans ces termes:
Les gens qui cueillaient du poivre, continua Sindbad, vinrent
au devant de moi; dès qu'ils me virent, ils me demandèrent
en arabe qui j'étais et d'où je venais. Ravi
de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur
curiosité en leur racontant de quelle manière
j'avais fait naufrage et étais venu dans cette île,
où j'étais tombé entre les mains des
noirs.
«Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes!
Par quel miracle êtes-vous échappé à
leur cruauté?»
Je leur fis le même récit que vous venez d'entendre,
et ils en furent merveilleusement étonnés.
Je demeurai avec eux jusqu'à ce qu'ils eussent amassé
la quantité de poivre qu'ils voulurent; après
quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les
avait amenés, et nous nous rendîmes dans une
autre île d'où ils étaient venus. Ils
me présentèrent à leur roi, qui était
un bon prince. Il eut la patience d'écouter le récit
de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite
des habits et commanda qu'on eût soin de moi.
L'île où je me trouvais était fort peuplée
et abondante en toutes sortes de choses, et l'on faisait un
grand commerce dans la ville où le roi demeurait. Cet
agréable asile commença à me consoler
de mon malheur, et les bontés que ce généreux
prince avait pour moi achevèrent de me rendre content.
En effet, il n'y avait personne qui fût mieux que moi
dans son esprit, et par conséquent il n'y avait personne
dans sa cour ni dans la ville qui ne cherchât l'occasion
de me faire plaisir. Ainsi je fus bientôt regardé
comme un homme né dans cette île, plutôt
que comme un étranger.
Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire. Tout
le monde, le roi même, montait à cheval sans
bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté
de lui demander un jour pourquoi Sa Majesté ne se servait
pas de ces commodités. Il me répondit que je
lui parlais de choses dont on ignorait l'usage en ses états.
J'allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser
le bois d'une selle sur le modèle que je lui donnai.
Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même
de bourre et de cuir, et l'ornai d'une broderie d'or. Je m'adressai
ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme
que je lui montrai, et je lui fis faire aussi des étriers.
Quand ces choses furent dans un état parfait, j'allai
les présenter au roi, et les essayai sur un de ses
chevaux. Ce prince monta dessus, et fut si satisfait de cette
invention qu'il m'en témoigna sa joie par de grandes
largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs
selles pour ses ministres et pour les principaux officiers
de sa maison, qui me firent tous des présents qui m'enrichirent
en peu de temps. J'en fis aussi pour les personnes les plus
qualifiées de la ville, ce qui me mit dans une grande
réputation, et me fit considérer de tout le
monde.
Comme je faisais ma cour au roi très exactement, il
me dit un jour:
«Sindbad, je t'aime, et je sais que tous mes sujets
qui te connaissent te chérissent à mon exemple.
J'ai une prière à te faire, et il faut que tu
m'accordes ce que je vais te demander.
- Sire, lui répondis-je, il n'y a rien que je ne sois
prêt de faire pour marquer mon obéissance à
Votre Majesté; elle a sur moi un pouvoir absolu.
- Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage
t'arrête en mes états et que tu ne songes plus
à ta patrie.»
Comme je n'osais résister à la volonté
du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble,
belle, sage et riche. Après les cérémonies
des noces, je m'établis chez la dame, avec laquelle
je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins
je n'étais pas trop content de mon état; mon
dessein était de m'échapper à la première
occasion et de retourner à Bagdad, dont mon établissement,
tout avantageux qu'il était, ne pouvait me faire perdre
le souvenir.
J'étais dans ces sentiments, lorsque la femme d'un
de mes voisins, avec lequel j'avais contracté une amitié
fort étroite, tomba malade et mourut. J'allai chez
lui pour le consoler, et le trouvant plongé dans la
plus vive affliction:
«Dieu vous conserve, lui dis-je en l'abordant, et vous
donne une longue vie!
- Hélas! me répondit-il, comment voulez-vous
que j'obtienne la grâce que vous me souhaitez? Je n'ai
plus qu'une heure à vivre.
- Oh! repris-je, ne vous mettez pas dans l'esprit une pensée
si funeste; j'espère que cela n'arrivera pas, et que
j'aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps.
- Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de
longue durée; pour ce qui est de moi, mes affaires
sont faites, et je vous apprends que l'on m'enterre aujourd'hui
avec ma femme. Telle est la coutume que nos ancêtres
ont établie dans cette île, et qu'ils ont inviolablement
gardée. Le mari vivant est enterré avec la femme
morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut
me sauver; tout le monde subit cette loi.»
Dans le temps qu'il m'entretenait de cette étrange
barbarie, dont la nouvelle m'effraya cruellement, les parents,
les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister
aux funérailles. On revêtit le cadavre de la
femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses
noces, et on la para de tous ses joyaux. On l'enleva ensuite
dans une bière découverte, et le convoi se mit
en marche. Le mari était à la tête du
deuil et suivait le corps de sa femme. On prit le chemin d'une
haute montagne, et lorsqu'on y fut arrivé, on leva
une grosse pierre qui couvrait l'ouverture d'un puits profond,
et l'on y descendit le cadavre, sans lui rien ôter de
ses habillements et de ses joyaux. Après cela, le mari
embrassa ses parents et ses amis, et se laissa mettre dans
une bière sans résistance, avec un pot d'eau
et sept petits pains auprès de lui. Puis on le descendit
de la même manière qu'on avait descendu sa femme.
La montagne s'étendait en longueur et servait de bornes
à la mer, et le puits était très profond.
La cérémonie achevée, on remit la pierre
sur l'ouverture.
Il n'est pas besoin, messeigneurs, de vous dire que je fus
un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes
les autres personnes qui y assistèrent n'en parurent
presque pas touchées, par l'habitude de voir souvent
la même chose. Je ne pus m'empêcher de dire au
roi ce que je pensais là-dessus.
«Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m'étonner
de l'étrange coutume qu'on a dans vos États
d'enterrer les vivants avec les morts. J'ai bien voyagé,
j'ai fréquenté des gens d'une infinité
de nations, et je n'ai jamais entendu parler d'une loi si
cruelle. - Que veux-tu, Sindbad? me répondit le roi,
c'est une loi commune, et j'y suis soumis moi-même:
je serai enterré vivant avec la reine mon épouse,
si elle meurt la première.
- Mais, Sire, lui dis-je, oserais-je demander à Votre
Majesté si les étrangers sont obligés
d'observer cette coutume?
- Sans doute, repartit le roi, en souriant du motif de ma
question, ils n'en sont pas exceptés lorsqu'ils sont
mariés dans cette île.»
Je m'en retournai tristement au logis avec cette réponse.
La crainte que ma femme ne mourût la première
et qu'on ne m'enterrât tout vivant avec elle me faisait
faire des réflexions très mortifiantes. Cependant,
quel remède apporter à ce mal? Il fallut prendre
patience, et m'en remettre à la volonté de Dieu.
Néanmoins, je tremblais à la moindre indisposition
que je voyais à ma femme; mais, hélas! j'eus
bientôt la frayeur tout entière. Elle tomba véritablement
malade, et mourut en peu de jours.
Schéhérazade, à ces mots, mit fin à
son discours pour cette nuit. Le lendemain, elle en reprit
la suite de cette manière:
Jugez de ma douleur! poursuivit Sindbad. Être enterré
tout vif ne me paraissait pas une fin moins déplorable
que celle d'être dévoré par des anthropophages.
Il fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné
de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le
convoi, et les personnes les plus considérables de
la ville me firent aussi l'honneur d'assister à mon
enterrement.
Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie,
on posa le corps de ma femme dans une bière avec tous
ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença
la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie,
je suivais immédiatement la bière de ma femme,
les yeux baignés de larmes et déplorant mon
malheureux destin. Avant que d'arriver à la montagne,
je voulus faire une tentative sur l'esprit des spectateurs.
Je m'adressai au roi premièrement, ensuite à
tous ceux qui se trouvèrent autour de moi, et, m'inclinant
devant eux jusqu'à terre pour baiser le bord de leur
habit, je les suppliais d'avoir compassion de moi:
«Considérez, disais-je, que je suis un étranger
qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse,
et que j'ai une autre femme et des enfants dans mon pays.»
J'eus beau prononcer ces paroles d'un air touchant, personne
n'en fut attendri; au contraire, on se hâta de descendre
le corps de ma femme dans le puits, et l'on m'y descendit
un moment après dans une autre bière découverte,
avec un vase rempli d'eau et sept pains. Enfin cette cérémonie
si funeste pour moi étant achevée, on remit
la pierre sur l'ouverture du puits, nonobstant l'excès
de ma douleur et mes cris pitoyables.
A mesure que j'approchais du fond, je découvrais, à
la faveur du peu de lumière qui venait d'en haut, la
disposition de ce lieu souterrain. C'était une grotte
fort vaste, et qui pouvait bien avoir cinquante coudées
de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable,
qui sortait d'une infinité de cadavres que je voyais
à droite et à gauche; je crus même entendre
quelques uns des derniers qu'on y avait descendus vifs pousser
les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en
bas, je sortis promptement de la bière et m'éloignai
des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre,
où je demeurai longtemps plongé dans les pleurs.
Alors faisant réflexion sur mon triste sort:
«Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous selon
les décrets de sa providence; mais, pauvre Sindbad,
n'est-ce pas par ta faute que tu te vois réduit à
mourir d'une mort si étrange? Plût à Dieu
que tu eusses péri dans quelqu'un des naufrages dont
tu es échappé! tu n'aurais point à mourir
d'un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances.
Mais tu te l'es attiré par ta maudite avarice. Ah!
malheureux, ne devais-tu pas plutôt demeurer chez toi,
et jouir tranquillement du fruit de tes travaux!»
Telles étaient les inutiles plaintes dont je faisais
retentir la grotte en me frappant la tête et l'estomac
de rage et de désespoir, et m'abandonnant tout entier
aux pensées les plus désolantes. Néanmoins,
vous le dirai-je? au lieu d'appeler la mort à mon secours,
quelque misérable que je fusse, l'amour de la vie se
fit encore sentir en moi, et me porta à prolonger mes
jours. J'allai à tâtons, et en me bouchant le
nez, prendre le pain et l'eau qui étaient dans ma bière,
et j'en mangeai.
Quoique l'obscurité qui régnait dans la grotte
fût si épaisse que l'on ne distinguait pas le
jour d'avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver
ma bière; et il me sembla que la grotte était
plus spacieuse et plus remplie de cadavres qu'elle ne m'avait
paru d'abord. Je vécus quelques jours de mon pain et
de mon eau; mais enfin, n'en ayant plus, je me préparai
à mourir...
Schéhérazade cessa de parler à ces derniers
mots. La nuit suivante, elle reprit la parole en ces termes:
Je n'attendais plus que la mort, continua Sindbad, lorsque
j'entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une
personne vivante. Le mort était un homme. Il est naturel
de prendre des résolutions extrêmes dans les
dernières extrémités. Dans le temps qu'on
descendait la femme, je m'approchai de l'endroit où
sa bière devait être posée, et quand je
m'aperçus que l'on recouvrait l'ouverture du puits,
je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois
grands coups d'un gros os dont je m'étais saisi. Elle
en fut étourdie, ou plutôt je l'assommai, et
comme je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter
du pain et de l'eau qui étaient dans la bière,
j'eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là,
on descendit encore une femme morte et un homme vivant ; je
tuai l'homme de la même manière, et comme, par
bonheur pour moi, il y eut alors une espèce de mortalité
dans la ville, je ne manquai pas de vivres en mettant toujours
en uvre la même industrie.
Un jour que je venais d'expédier encore une femme,
j'entendis souffler et marcher. J'avançai du côté
d'où partait le bruit; j'ouïs souffler plus fort
à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose
qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d'ombre,
qui s'arrêtait par reprises, et soufflait toujours en
fuyant à mesure que j'en approchais. Je la poursuivis
si longtemps, et j'allai si loin, que j'aperçus enfin
une lumière qui ressemblait à une étoile.
Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant
quelquefois selon les obstacles qui me la cachaient; mais
je la retrouvais toujours; et, à la fin, je découvris
qu'elle venait par une ouverture du rocher, assez large pour
y passer.
A cette découverte, je m'arrêtai quelque temps
pour me remettre de l'émotion violente avec laquelle
je venais de la faire; puis, m'étant avancé
jusqu'à l'ouverture, j'y passai, et me trouvai sur
le bord de la mer. Imaginez-vous l'excès de ma joie;
il fut tel que j'eus de la peine à me persuader que
ce n'était pas une imagination. Lorsque je fus convaincu
que c'était une chose réelle, et que mes sens
furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris
que la chose que j'avais ouïe souffler et que j'avais
suivie était un animal sorti de la mer, qui avait coutume
d'entrer dans la grotte pour s'y repaître de corps morts.
J'examinai la montagne, et remarquai qu'elle était
située entre la ville et la mer, sans communication
par aucun chemin, parce qu'elle était tellement escarpée
que la nature ne l'avait pas rendue praticable. Je me prosternai
sur le rivage pour remercier Dieu de la grâce qu'il
venait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte pour
aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté
du jour de meilleur appétit que je n'avais fait depuis
que l'on m'avait enterré dans ce lieu ténébreux.
J'y retournai encore et allai ramasser à tâtons
dans les bières tous les diamants, les rubis, les perles,
les bracelets d'or, et enfin toutes les riches étoffes
que je trouvai sous ma main. Je portai tout cela sur le bord
de la mer. J'en fis plusieurs ballots que je liai proprement
avec des cordes qui avaient servi à descendre les bières,
et dont il y avait une grande quantité. Je les laissai
sur le rivage en attendant une bonne occasion, sans craindre
que la pluie les gâtât, car alors ce n'en était
pas la saison.
Au bout de deux ou trois jours, j'aperçus un navire
qui ne faisait que de sortir du port, et qui vint passer assez
près de l'endroit où j'étais. Je fis
signe de la toile de mon turban, et je criai de toute ma force
pour me faire entendre. On m'entendit, et l'on détacha
la chaloupe pour me venir prendre. A la demande que les matelots
me firent, par quelle disgrâce je me trouvais en ce
lieu, je répondis que je m'étais sauvé
d'un naufrage depuis deux jours, avec les marchandises qu'ils
voyaient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le
lieu où j'étais et si ce que je leur disais
était vraisemblable, se contentèrent de ma réponse
et m'emmenèrent avec mes ballots.
Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine,
satisfait en lui-même du plaisir qu'il me faisait et
occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté
de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir
fait. Je lui présentai quelques unes de mes pierreries,
mais il ne voulut pas les accepter.
Nous passâmes devant plusieurs îles, et, entre
autres, devant l'île des Cloches, éloignée
de dix journées de celle de Serendib, par un vent ordinaire
et réglé, et de six journées de l'île
de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines
de plomb, des cannes d'Inde et du camphre très excellent.
Le roi de l'île de Kela est très riche, très
puissant, et son autorité s'étend sur toute
l'île des Cloches, qui a deux journées d'étendue,
et dont les habitants sont encore si barbares qu'ils mangent
la chair humaine. Après que nous eûmes fait un
grand commerce dans cette île, nous remîmes à
la voile et abordâmes à plusieurs autres ports.
Enfin j'arrivai heureusement à Bagdad avec des richesses
infinies, dont il est inutile de vous faire le détail.
Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu'il m'avait
faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l'entretien
de plusieurs mosquées que pour la subsistance des pauvres,
et me donnai tout entier à mes parents et à
mes amis, en me divertissant et en faisant bonne chère
avec eux.
Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième
voyage, qui causa encore plus d'admiration à ses auditeurs
que les trois précédents. Il fit un nouveau
présent de cent sequins à Hindbad, qu'il pria,
comme les autres, de revenir le jour suivant, à la
même heure, pour dîner chez lui et entendre le
détail de son cinquième voyage. Hindbad et les
autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent.
Le lendemain, lorsqu'ils furent tous rassemblés, ils
se mirent à table, et, à la fin du repas, qui
ne dura pas moins que les autres, Sindbad commença
de cette sorte le récit de son cinquième voyage:
5ème
VOYAGE
Les
plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer
de ma mémoire toutes les peines et les maux que j'avais
soufferts, sans pouvoir m'ôter l'envie de faire de nouveaux
voyages. C'est pourquoi j'achetai des marchandises, je les
fis emballer et charger sur des voitures, et je partis avec
elles pour me rendre au premier port de mer. Là, pour
ne pas dépendre d'un capitaine et pour avoir un navire
à mon commandement, je me donnai le loisir d'en faire
construire et équiper un à mes frais. Dès
qu'il fut achevé, je le fis charger, je m'embarquai
dessus, et comme je n'avais pas de quoi faire une charge entière,
je reçus plusieurs marchands de différentes
nations avec leurs marchandises.
Nous fîmes voile au premier bon vent, et prîmes
le large. Après une longue navigation, le premier endroit
où nous abordâmes fut une île déserte,
où nous trouvâmes l'uf d'un roc d'une grosseur
pareille à celui dont vous m'avez entendu parler; il
renfermait un petit roc près d'éclore, dont
le bec commençait à paraître.
A ces mots, Schéhérazade se tut, parce que le
jour se faisait déjà voir dans l'appartement
du sultan des Indes. La nuit suivante, elle reprit son discours.
Sindbad le marin, dit-elle, continuant de raconter son cinquième
voyage:
Les marchands, poursuivit-il, qui s'étaient embarqués
sur mon navire, et qui avaient pris terre avec moi, cassèrent
l'uf à grands coups de hache, et firent une ouverture
par où ils tirèrent le petit Roc par morceaux
et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement
de ne pas toucher à l'uf, mais ils ne voulurent
pas m'écouter.
Ils eurent à peine achevé le régal qu'ils
venaient de se donner qu'il parut en l'air, assez loin de
nous, deux gros nuages. Le capitaine, que j'avais pris à
gages pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience
ce que cela signifiait, s'écria que c'étaient
le père et la mère du petit roc, et il nous
pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter
le malheur qu'il prévoyait. Nous suivîmes son
conseil avec empressement, et nous remîmes à
la voile en diligence.
Cependant les deux rocs approchèrent en poussant des
cris effroyables, qu'ils redoublèrent quand ils eurent
vu l'état où l'on avait mis l'uf, et que
leur petit n'y était plus. Dans le dessein de se venger,
ils reprirent leur vol du côté d'où ils
étaient venus, et disparurent quelque temps, pendant
que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner
et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.
Ils revinrent, et nous remarquâmes qu'ils tenaient entre
leurs griffes chacun un morceau de rocher d'une grosseur énorme.
Lorsqu'ils furent précisément au-dessus de mon
vaisseau, ils s'arrêtèrent, et, se soutenant
en l'air, l'un lâcha la pièce de rocher qu'il
tenait; mais, par l'adresse du timonier qui détourna
le navire d'un coup de timon, elle ne tomba pas dessus; elle
tomba à côté, dans la mer, qui s'entrouvrit
d'une manière que nous en vîmes presque le fond.
L'autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche
si juste au milieu du vaisseau qu'elle le rompit et le brisa
en mille pièces. Les matelots et les passagers furent
tous écrasés du coup, ou submergés. Je
fus submergé moi-même; mais, en revenant au-dessus
de l'eau, j'eus le bonheur de me prendre à une pièce
du débris. Ainsi, en m'aidant tantôt d'une main,
tantôt de l'autre, sans me dessaisir de ce que je tenais,
avec le vent et le courant qui m'étaient favorables,
j'arrivai enfin à une île dont le rivage était
fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté,
et me sauvai.
Je m'assis sur l'herbe pour me remettre un peu de ma fatigue,
après quoi je me levai et m'avançai dans l'île
pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j'étais
dans un jardin délicieux: je voyais partout des arbres,
les uns chargés de fruits verts et les autres de mûrs,
et des ruisseaux d'une eau douce et claire qui faisaient d'agréables
détours. Je mangeai de ces fruits, que je trouvai excellents,
et je bus de cette eau qui m'invitait à boire.
La nuit venue, je me couchai sur l'herbe, dans un endroit
assez commode; mais je ne dormis pas une heure entière,
et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me
voir seul dans un lieu si désert. Ainsi j'employai
la meilleure partie de la nuit à me chagriner et à
me reprocher l'imprudence que j'avais eue de n'être
pas demeuré chez moi plutôt que d'avoir entrepris
ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent
si loin que je commençai à former un dessein
contre ma propre vie; mais le jour, par sa lumière,
dissipa mon désespoir. Je me levai, et marchai entre
les arbres, non sans quelque appréhension.
Lorsque je fus un peu avant dans l'île, j'aperçus
un vieillard qui me parut fort cassé. Il était
assis sur le bord d'un ruisseau. Je m'imaginai d'abord que
c'était quelqu'un qui avait fait naufrage comme moi.
Je m'approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement
une inclination de tête. Je lui demandai ce qu'il faisait
là; mais, au lieu de me répondre, il me fit
signe de le charger sur mes épaules et de le passer
au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c'était
pour aller cueillir des fruits.
Je crus qu'il avait besoin que je lui rendisse ce service:
c'est pourquoi, l'ayant chargé sur mon dos, je passai
le ruisseau. «Descendez», lui dis-je alors, en
me baissant pour faciliter sa descente. Mais, au lieu de se
laisser aller à terre (j'en ris encore toutes les fois
que j'y pense), ce vieillard qui m'avait paru décrépit,
passa légèrement autour de mon cou ses deux
jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle
d'une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules,
en me serrant si fortement la gorge qu'il semblait vouloir
m'étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et
je tombai évanoui.
Schéhérazade fut obligée de s'arrêter
à ces paroles, à cause du jour qui paraissait.
Elle poursuivit ainsi cette histoire sur la fin de la nuit
suivante:
Nonobstant mon évanouissement, dit Sindbad, l'incommode
vieillard demeura toujours attaché à mon cou;
il écarta seulement un peu les jambes pour me donner
lieu de revenir à moi. Lorsque j'eus repris mes esprits,
il m'appuya fortement contre l'estomac un de ses pieds, et,
de l'autre me frappant rudement le côté, il m'obligea
de me relever malgré moi. Étant debout, il me
fit marcher sous des arbres; il me forçait de m'arrêter
pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions.
Il ne quittait point prise pendant le jour, et quand je voulais
me reposer la nuit, il s'étendait par terre avec moi,
toujours attaché à mon cou. Tous les matins,
il ne manquait pas de me pousser pour m'éveiller; ensuite
il me faisait lever et marcher en me pressant de ses pieds.
Représentez-vous, messeigneurs, la peine que j'avais
de me voir chargé de ce fardeau sans pouvoir m'en défaire.
Un jour que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses
sèches qui étaient tombées d'un arbre
qui en portait, j'en pris une assez grosse, et, après
l'avoir bien nettoyée, j'exprimai dedans le jus de
plusieurs grappes de raisin, fruit que l'île produisait
en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas.
Lorsque j'en eus rempli la calebasse, je la posai dans un
endroit où j'eus l'adresse de me faire conduire par
le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris
la calebasse, et, la portant à ma bouche, je bus d'un
excellent vin qui me fit oublier pour quelque temps le chagrin
mortel dont j'étais accablé. Cela me donna de
la vigueur. J'en fus même si réjoui que je me
mis à chanter et à sauter en marchant.
Le vieillard, qui s'aperçut de l'effet que cette boisson
avait produit en moi et que je le portais plus légèrement
que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire:
je lui présentai la calebasse, il la prit, et comme
la liqueur lui parut agréable, il l'avala jusqu'à
la dernière goutte. Il y en avait assez pour l'enivrer:
aussi s'enivra-t-il, et bientôt la fumée du vin
lui montant à la tête, il commença de
chanter à sa manière et de se trémousser
sur mes épaules. Les secousses qu'il se donnait lui
firent rendre ce qu'il avait dans l'estomac, et ses jambes
se relâchèrent peu à peu, de sorte que,
voyant qu'il ne me serrait plus, je le jetai par terre, où
il demeura sans mouvement. Alors je pris une très grosse
pierre et lui en écrasai la tête.
Je sentis une grande joie de m'être délivré
pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers le
bord de la mer, où je rencontrai des gens d'un navire
qui venait de mouiller là pour faire de l'eau et prendre
en passant quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement
étonnés de me voir et d'entendre le détail
de mon aventure.
«Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre
les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier
qu'il n'ait pas étranglé. Il n'a jamais abandonné
ceux dont il s'était rendu maître qu'après
les avoir étouffés; et il a rendu cette île
fameuse par le nombre de personnes qu'il a tuées. Les
matelots et les marchands qui y descendaient n'osaient s'y
avancer qu'en bonne compagnie.»
Après m'avoir informé de ces choses, ils m'emmenèrent
avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir
de me recevoir lorsqu'il apprit tout ce qui m'était
arrivé. Il remit à la voile, et après
quelques jours de navigation, nous abordâmes au port
d'une grande ville dont les maisons étaient bâties
de bonnes pierres.
Un des marchands du vaisseau, qui m'avait pris en amitié,
m'obligea de l'accompagner, et me conduisit dans un logement
destiné pour servir de retraite aux marchands étrangers.
Il me donna un grand sac; ensuite, m'ayant recommandé
à quelques gens de la ville qui avaient un sac comme
moi, et les ayant priés de me mener avec eux amasser
du coco:
«Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les
verrez faire, et ne vous écartez pas d'eux, car vous
mettriez votre vie en danger.»
Il me donna des vivres pour la journée, et je partis
avec ces gens.
Nous arrivâmes à une grande forêt d'arbres
extrêmement hauts et fort droits, et dont le tronc était
si lisse qu'il n'était pas possible de s'y prendre
pour monter jusqu'aux branches où était le fruit.
Tous les arbres étaient des arbres de cocos, dont nous
voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant
dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros
et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès
qu'ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu'au
haut des arbres avec une agilité surprenante.
Schéhérazade voulait poursuivre; mais le jour
qui paraissait l'en empêcha. La nuit suivante, elle
reprit son discours de cette sorte:
Les marchands avec qui j'étais, continua Sindbad, ramassèrent
des pierres et les jetèrent de toute leur force au
haut des arbres contre les singes. Je suivis leur exemple,
et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient
les cocos avec ardeur, et nous les jetaient avec des gestes
qui marquaient leur colère et leur animosité.
Nous ramassions les cocos, et nous jetions de temps en temps
des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse, nous
remplissions nos sacs de ce fruit, qu'il nous eût été
impossible d'avoir autrement.
Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes
à la ville, où le marchand qui m'avait envoyé
à la forêt me donna la valeur du sac de cocos
que j'avais apporté:
«Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire
la même chose jusqu'à ce que vous ayez gagné
de quoi vous reconduire chez vous.»
Je le remerciai du bon conseil qu'il me donnait, et insensiblement
je fis un si grand amas de cocos que j'en avais pour une somme
considérable.
Le vaisseau sur lequel j'étais venu avait fait voile
avec des marchands qui l'avaient chargé de cocos qu'ils
avaient achetés. J'attendis l'arrivée d'un autre
qui aborda bientôt au port de la ville pour faire un
pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout les cocos
qui m'appartenaient, et lorsqu'il fut prêt à
partir, j'allai prendre congé du marchand à
qui j'avais tant d'obligation. Il ne put s'embarquer avec
moi parce qu'il n'avait pas encore achevé ses affaires.
Nous mîmes à la voile, et prîmes la route
de l'île où le poivre croît en plus grande
abondance. De là nous gagnâmes l'île de
Comari, qui porte la meilleure espèce de bois d'aloès,
et dont les habitants se sont fait une loi inviolable de ne
pas boire de vin, ni de souffrir aucun lieu de débauche.
J'échangeai mon coco en ces deux îles contre
du poivre et du bois d'aloès, et me rendis, avec d'autres
marchands, à la pêche des perles, où je
pris des plongeurs à gages pour mon compte. Ils m'en
pêchèrent un grand nombre de très grosses
et de très parfaites. Je me remis en mer avec joie
sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora;
de là, je revins à Bagdad, où je fis
de très grosses sommes d'argent du poivre, du bois
d'aloès et des perles que j'avais apportés.
Je distribuai en aumônes la dixième partie de
mon gain, de même qu'au retour de mes autres voyages,
et je cherchai à me délasser de mes fatigues
dans toutes sortes de divertissements.
Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins
à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives.
Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche
Sindbad, qui, après l'avoir régalée comme
les jours précédents, demanda audience, et fit
le récit de son sixième voyage de la manière
que je vais vous le raconter:
6ème
VOYAGE
Messeigneurs,
leur dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir
comment, après avoir fait cinq naufrages et avoir essuyé
tant de périls, je pus me résoudre encore à
tenter la fortune et à chercher de nouvelles disgrâces.
J'en suis étonné moi-même quand j'y fais
réflexion, et il fallait assurément que j'y
fusse entraîné par mon étoile. Quoi qu'il
en soit, au bout d'une année de repos, je me préparai
à faire un sixième voyage, malgré les
prières de mes parents et de mes amis, qui firent tout
ce qui leur fut possible pour me retenir.
Au lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai
encore une fois par plusieurs provinces de la Perse et des
Indes, et j'arrivai à un port de mer où je m'embarquai
sur un bon navire dont le capitaine était résolu
à faire une longue navigation. Elle fut très
longue, à la vérité, mais en même
temps si malheureuse que le capitaine et le pilote perdirent
leur route, de manière qu'ils ignoraient où
nous étions. Ils la reconnurent enfin; mais nous n'eûmes
pas sujet de nous en réjouir, tout ce que nous étions
de passagers; et nous fûmes un jour dans un étonnement
extrême de voir le capitaine quitter son poste en poussant
des cris. Il jeta son turban par terre, s'arracha la barbe,
et se frappa la tête comme un homme à qui le
désespoir a troublé l'esprit. Nous lui demandâmes
pourquoi il s'affligeait ainsi:
«Je vous annonce, nous répondit-il, que nous
sommes dans l'endroit de toute la mer le plus dangereux. Un
courant très rapide emporte le navire, et nous allons
tous périr dans moins d'un quart d'heure. Priez Dieu
qu'il nous délivre de ce danger: nous ne saurions en
échapper, s'il n'a pitié de nous.»
A ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles; mais les
cordages se rompirent dans la manuvre et le navire,
sans qu'il fût possible d'y remédier, fut emporté
par le courant au pied d'une montagne inaccessible, où
il échoua et se brisa, de manière pourtant qu'en
sauvant nos personnes, nous eûmes encore le temps de
débarquer nos vivres et nos plus précieuses
marchandises.
Cela étant fait, le capitaine nous dit:
«Dieu vient de faire ce qui lui a plu. Nous pouvons
nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le dernier
adieu, car nous sommes dans un lieu si funeste que personne
de ceux qui y ont été jetés avant nous
ne s'en est retourné chez soi.»
Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et
nous nous embrassâmes les uns les autres les larmes
aux yeux, en déplorant notre malheureux sort.
La montagne au pied de laquelle nous étions faisait
la côte d'une île fort longue et très vaste.
Cette côte étant toute couverte de débris
de vaisseaux qui y avaient fait naufrage; et par une infinité
d'ossements qu'on y rencontrait d'espace en espace et qui
nous faisaient horreur, nous jugeâmes qu'il s'y était
perdu bien du monde. C'est aussi une chose presque incroyable,
que la quantité de marchandises et de richesses qui
se présentaient à nos yeux de toutes parts.
Tous ces objets ne servirent qu'à augmenter la désolation
où nous étions. Au lieu que partout ailleurs
les rivières sortent de leur lit pour se jeter dans
la mer, tout au contraire une grosse rivière d'eau
douce s'éloigne de la mer, et pénètre
dans la côte au travers d'une grotte obscure dont l'ouverture
est extrêmement haute et large. Ce qu'il y a de plus
remarquable dans ce lieu, c'est que les pierres de la montagne
sont de cristal, de rubis ou d'autres pierres précieuses.
On y voit aussi la source d'une espèce de poix ou de
bitume qui coule dans la mer, que les poissons avalent, et
rendent ensuite changé en ambre gris, que les vagues
rejettent sur la grève, qui en est couverte. Il y croît
aussi des arbres, dont la plupart sont de bois d'aloès,
qui ne cèdent point en bonté à ceux de
Comari.
Pour achever la description de cet endroit, qu'on peut appeler
un gouffre, puisque jamais rien n'en revient, il n'est pas
possible que les navires puissent s'en écarter lorsqu'une
fois ils s'en sont approchés à une certaine
distance. S'ils y sont poussés par un vent de mer,
le vent et le courant les perdent, et s'ils s'y trouvent lorsque
le vent de terre souffle, ce qui pourrait favoriser leur éloignement,
la hauteur de la montagne l'arrête, et cause un calme
qui laisse agir le courant qui les emporte contre la côte,
où ils se brisent comme le nôtre y fut brisé.
Pour surcroît de disgrâce, il n'est pas possible
de gagner le sommet de la montagne et se sauver par aucun
endroit.
Nous demeurâmes sur le rivage comme des gens qui ont
perdu l'esprit, et nous attendions la mort de jour en jour.
D'abord nous avions partagé nos vivres également:
ainsi, chacun vécut plus ou moins longtemps que les
autres, selon son tempérament et suivant l'usage qu'il
fit de ses provisions.
Schéhérazade cessa de parler, voyant que le
jour commençait à paraître. Le lendemain
elle continua de cette sorte le récit du sixième
voyage de Sindbad:
Ceux qui moururent les premiers, poursuivit Sindbad, furent
enterrés par les autres: pour moi, je rendis les derniers
devoirs à tous mes compagnons, et il ne faut pas s'en
étonner, car, outre que j'avais mieux ménagé
qu'eux les provisions qui m'étaient tombées
en partage, j'en avais encore en particulier d'autres dont
je m'étais bien gardé de faire part à
mes camarades. Néanmoins, lorsque j'enterrai le dernier,
il me restait si peu de vivres que je jugeai que je ne pourrais
pas aller loin: de sorte que je creusai moi-même mon
tombeau, résolu de me jeter dedans, puisque personne
ne vivait pour m'enterrer. Je vous avouerai qu'en m'occupant
de ce travail, je ne pus m'empêcher de me représenter
que j'étais la cause de ma perte, et de me repentir
de m'être engagé dans ce dernier voyage. Je n'en
demeurai pas même aux réflexions: je m'ensanglantai
les mains à belles dents, et peu s'en fallut que je
ne hâtasse ma mort.
Mais Dieu eut encore pitié de moi, et m'inspira la
pensée d'aller jusqu'à la rivière qui
se perdait sous la voûte de la grotte. Là, après
avoir examiné la rivière avec beaucoup d'attention,
je dis en moi même:
«Cette rivière qui se cache ainsi sous la terre
en doit sortir par quelque endroit. En construisant un radeau
et m'abandonnant dessus au courant de l'eau, j'arriverai à
une terre habitée, ou je périrai: si je péris,
je n'aurai fait que changer de genre de mort; si je sors au
contraire de ce lieu fatal, non seulement j'éviterai
la triste destinée de mes camarades, je trouverai peut-être
une nouvelle occasion de m'enrichir. Que sait-on si la fortune
ne m'attend pas au sortir de cet affreux écueil pour
me dédommager de mon naufrage avec usure?»
Je n'hésitai pas de travailler au radeau après
ce raisonnement; je le fis de bonnes pièces de bois
et de gros câbles, car j'en avais à choisir;
je les liai ensemble si fortement que j'en fis un petit bâtiment
assez solide. Quand il fut achevé, je le chargeai de
quelques ballots de rubis, d'émeraudes, d'ambre gris,
de cristal de roche et d'étoffes précieuses.
Ayant mis toutes ces choses en équilibre et les ayant
bien attachées, je m'embarquai sur le radeau avec deux
petites rames que je n'avais pas oublié de faire, et
me laissant aller au cours de la rivière, je m'abandonnai
à la volonté de Dieu.
Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus
de lumière, et le fil de l'eau m'entraîna sans
que je pusse remarquer où il m'emportait. Je voguai
quelques jours dans cette obscurité, sans jamais apercevoir
le moindre rayon de lumière. Je trouvai une fois la
voûte si basse qu'elle pensa me blesser à la
tête, ce qui me rendit fort attentif à éviter
un pareil danger. Pendant ce temps-là, je ne mangeais
des vivres qui me restaient qu'autant qu'il en fallait naturellement
pour soutenir ma vie. Mais, avec quelque frugalité
que je pusse vivre, j'achevai de consumer mes provisions.
Alors, sans que je pusse m'en défendre, un doux sommeil
vint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis longtemps;
mais, en me réveillant, je me vis avec surprise dans
une vaste campagne, au bord d'une rivière où
mon radeau était attaché et au milieu d'un grand
nombre de noirs. Je me levai dès que je les aperçus
et je les saluai. Ils me parlèrent, mais je n'entendais
pas leur langage.
En ce moment, je me sentis si transporté de joie que
je ne savais si je devais me croire éveillé.
Étant persuadé que je ne dormais pas, je m'écriai,
et récitai ces vers arabes:
«Invoque la Toute-Puissance, elle viendra à ton
secours. Il n'est pas besoin que tu t'embarrasses d'autre
chose. Ferme l'il, et, pendant que tu dormiras, Dieu
changera ta fortune de mal en bien.»
Un des noirs, qui entendait l'arabe, m'ayant ouï parler
ainsi, s'avança et prit la parole:
«Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de
nous voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous
sommes venus arroser aujourd'hui nos champs de l'eau de ce
fleuve qui sort de la montagne voisine, en la détournant
par de petits canaux. Nous avons remarqué que l'eau
emportait quelque chose; nous sommes vite accourus pour voir
ce que c'était, et nous avons trouvé que c'était
ce radeau; aussitôt l'un de nous s'est jeté à
la nage et l'a amené. Nous l'avons arrêté
et attaché comme vous le voyez, et nous attendions
que vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de
nous raconter votre histoire, qui doit être fort extraordinaire.
Dites-nous comment vous vous êtes hasardé sur
cette eau, et d'où vous venez.»
Je leur répondis qu'ils me donnassent premièrement
à manger, et qu'après cela je satisferais leur
curiosité.
Ils me présentèrent plusieurs sortes de mets,
et, quand j'eus contenté ma faim, je leur fis un rapport
fidèle de tout ce qui m'était arrivé,
ce qu'ils parurent écouter avec admiration. Sitôt
que j'eus fini mon discours:
«Voilà, me dirent-ils par la bouche de l'interprète
qui leur avait expliqué ce que je venais de dire, voilà
une histoire des plus surprenantes! Il faut que vous veniez
en informer le roi vous-même. La chose est trop extraordinaire
pour lui être rapportée par un autre que par
celui à qui elle est arrivée.»
Je leur repartis que j'étais prêt à faire
ce qu'ils voudraient.
Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval
que l'on amena peu de temps après. Ils me firent monter
dessus; et, pendant qu'une partie marcha devant moi pour me
montrer le chemin, les autres, qui étaient les plus
robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau
tel qu'il était avec les ballots, et commencèrent
à me suivre.
Schéhérazade, à ces paroles, fut obligée
d'en demeurer là parce que le jour parut. Sur la fin
de la nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et
parla dans ces termes:
Nous marchâmes tous ensemble, poursuivit Sindbad, jusque
à la ville de Serendib, car c'était dans cette
île que je me trouvais. Les noirs me présentèrent
à leur roi. Je m'approchai de son trône où
il était assis, et le saluai comme on a coutume de
saluer les rois des Indes, c'est-à-dire que je me prosternai
à ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever,
et me recevant d'un air très obligeant, il me fit avancer
et prendre place auprès de lui. Il me demanda premièrement
comment je m'appelais. Lui ayant répondu que je me
nommais Sindbad, surnommé le Marin à cause de
plusieurs voyages que j'avais faits par mer, j'ajoutai que
j'étais citoyen de la ville de Bagdad.
«Mais, reprit-il, comment vous trouvez-vous dans mes
états, et par où y êtes-vous venu?»
Je ne cachai rien au roi, je lui fis le même récit
que vous venez d'entendre, et il en fut si surpris et si charmé
qu'il commanda qu'on écrivît mon aventure en
lettres d'or pour être conservée dans les archives
de son royaume. On apporta ensuite le radeau et l'on ouvrit
les ballots en sa présence. Il admira la quantité
de bois d'aloès et d'ambre gris, mais surtout les rubis
et les émeraudes, car il n'en avait point dans son
trésor qui en approchât.
Remarquant qu'il considérait mes pierreries avec plaisir,
et qu'il en examinait les plus singulières les unes
après les autres, je me prosternai et pris la liberté
de lui dire:
«Sire, ma personne n'est pas seulement au service de
Votre Majesté, la charge du radeau est aussi à
elle, et je la supplie d'en disposer comme d'un bien qui lui
appartient.»
Il me dit en souriant:
«Sindbad, je me garderai bien d'en avoir la moindre
envie, ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous a donné.
Loin de diminuer vos richesses, je prétends les augmenter,
et je ne veux point que vous sortiez de mes états sans
emporter avec vous des marques de ma libéralité.»
Je ne répondis à ces paroles qu'en faisant des
vux pour la prospérité du prince et qu'en
louant sa bonté et sa générosité.
Il chargea un de ses officiers d'avoir soin de moi, et me
fit donner des gens pour me servir à ses dépens.
Cet officier exécuta fidèlement les ordres de
son maître, et fit transporter dans le logement où
il me conduisit tous les ballots dont le radeau avait été
chargé. J'allais tous les jours, à certaines
heures, faire ma cour au roi, et j'employais le reste du temps
à voir la ville et ce qu'il y avait de plus digne de
ma curiosité.
L'île de Serendib est située justement sous la
ligne équinoxiale: ainsi les jours et les nuits y sont
toujours de douze heures; et elle a quatre-vingts parasanges
de longueur et autant de largeur. La ville capitale est située
à l'extrémité d'une belle vallée,
formée par une montagne qui est au milieu de l'île,
et qui est bien la plus haute qu'il y ait au monde. En effet,
on la découvre en mer de trois journées de navigation.
On y trouve le rubis, plusieurs sortes de minéraux,
et tous les rochers sont, pour la plupart, d'émeril,
qui est une pierre métallique dont on se sert pour
tailler les pierreries. On y voit toutes sortes d'arbres et
de plantes rares, surtout le cèdre et le coco. On pêche
aussi les perles le long de ses rivages et aux embouchures
de ses rivières, et quelques-unes de ses vallées
fournissent le diamant. Je fis aussi par dévotion un
voyage à la montagne, à l'endroit où
Adam fut relégué après avoir été
banni du paradis terrestre, et j'eus la curiosité de
monter jusqu'au sommet.
Lorsque je fus de retour dans la ville, je suppliai le roi
de me permettre de retourner en mon pays; ce qu'il m'accorda
d'une manière très obligeante et très
honorable. Il m'obligea de recevoir un riche présent,
qu'il fit tirer de son trésor, et, lorsque j'allai
prendre congé de lui, il me chargea d'un autre présent
bien plus considérable, et en même temps d'une
lettre pour le commandeur des croyants, notre souverain seigneur,
en me disant:
«Je vous prie de présenter de ma part ce régal
et cette lettre au calife Haroun Alrachid, et de l'assurer
de mon amitié.»
Je pris le présent et la lettre avec respect, en promettant
à Sa Majesté d'exécuter ponctuellement
les ordres dont elle me faisait l'honneur de me charger. Avant
que je m'embarquasse, ce prince envoya quérir le capitaine
et les marchands qui devaient s'embarquer avec moi, et leur
ordonna d'avoir pour moi tous les égards imaginables.
La lettre du roi de Serendib était écrite sur
la peau d'un certain animal fort précieux à
cause de sa rareté, et dont la couleur tire sur le
jaune. Les caractères de cette lettre étaient
d'azur, et voici ce qu'elle contenait en langue indienne:
«Le roi des Indes, devant qui marchent mille éléphants,
qui demeure dans un palais dont le toit brille de l'éclat
de cent mille rubis, et qui possède en son trésor
vingt mille couronnes enrichies de diamants, au calife Haroun
Alrachid:
Quoique le présent que nous vous envoyons soit peu
considérable, ne laissez pas néanmoins de le
recevoir en frère et en ami, en considération
de l'amitié que nous conservons pour vous dans notre
cur, et dont nous sommes bien aise de vous donner un
témoignage. Nous vous demandons la même part
dans le vôtre, attendu que nous croyons la mériter,
étant d'un rang égal à celui que vous
tenez. Nous vous en conjurons en qualité de frère.
Adieu.»
Le présent consistait premièrement en un vase
d'un seul rubis, creusé et travaillé en coupe,
d'un demi-pied de hauteur et d'un doigt d'épaisseur,
rempli de perles très rondes, et toutes du poids d'une
demi-drachme; secondement, en une peau de serpent qui avait
des écailles grandes comme une pièce ordinaire
de monnaie d'or, et dont la propriété était
de préserver de maladie ceux qui couchaient dessus;
troisièmement, en cinquante mille drachmes de bois
d'aloès le plus exquis, avec trente grains de camphre
de la grosseur d'une pistache; et enfin tout cela était
accompagné d'une esclave d'une beauté ravissante,
et dont les habillements étaient couverts de pierreries.
Le navire mit à la voile; et, après une longue
et très heureuse navigation, nous abordâmes à
Balsora, d'où je me rendis à Bagdad. La première
chose que je fis après mon arrivée fut de m'acquitter
de la commission dont j'étais chargé.
Schéhérazade n'en dit pas davantage, à
cause du jour qui se faisait voir. Le lendemain, elle reprit
ainsi son discours :
Je pris la lettre du roi de Serendib, continua Sindbad, et
j'allai me présenter à la porte du Commandeur
des croyants, suivi de la belle esclave et des personnes de
ma famille qui portaient les présents dont j'étais
chargé. Je dis le sujet qui m'amenait, et aussitôt
l'on me conduisit devant le trône du calife. Je lui
fis la révérence en me prosternant, et, après
lui avoir fait une harangue très concise, je lui présentai
la lettre et le présent. Lorsqu'il eut lu ce que lui
mandait le roi de Serendib, il me demanda s'il était
vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche
qu'il le marquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde
fois, et, après m'être relevé:
«Commandeur des croyants, lui répondis-je, je
puis assurer Votre Majesté qu'il n'exagère pas
ses richesses et sa grandeur, j'en suis témoin. Rien
n'est plus capable de causer de l'admiration que la magnificence
de son palais. Lorsque ce prince veut paraître en public,
on lui dresse un trône sur un éléphant
où il s'assied, et il marche au milieu de deux files
composées de ses ministres, de ses favoris et d'autres
gens de sa cour. Devant lui, sur le même éléphant,
un officier tient une lance d'or à la main, et derrière
le trône un autre est debout, qui porte une colonne
d'or au haut de laquelle est une émeraude longue d'environ
un demi-pied et grosse d'un pouce. Il est précédé
d'une garde de mille l'hommes habillés de drap d'or
et de soie et montés sur des éléphants
richement caparaçonnés.
Pendant que le roi est en marche, l'officier qui est devant
lui sur le même éléphant crie de temps
en temps à haute voix:
«Voici le grand monarque, le puissant et redoutable
sultan des Indes, dont le palais est couvert de cent mille
rubis, et qui possède vingt mille couronnes de diamants.
Voici le monarque couronné, plus grand que ne furent
jamais le grand Solima et le grand Mihrage.»
Après qu'il a prononcé ces paroles, l'officier
qui est derrière le trône crie à son tour:
«Ce monarque si grand et si puissant doit mourir, doit
mourir, doit mourir.»
L'officier de devant reprend et crie ensuite: «Louange
à celui qui vit et ne meurt pas!»
D'ailleurs, le roi de Serendib est si juste qu'il n'y a pas
de juges dans sa capitale, non plus que dans le reste de ses
États; ses peuples n'en ont pas besoin: ils savent
et ils observent d'eux-mêmes exactement la justice,
et ne s'écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux
et les magistrats sont inutiles chez eux.»
Le calife fut fort satisfait de mon discours: «La sagesse
de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre, et, après
ce que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse
est digne de ses peuples, et ses peuples dignes d'elle.»
À ces mots, il me congédia et me renvoya avec
un riche présent. Sindbad acheva de parler en cet endroit,
et ses auditeurs se retirèrent; mais Hindbad reçut
auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le jour suivant
chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier
voyage dans ces termes:
6ème
VOYAGE
Au
retour de mon sixième voyage, j'abandonnai absolument
la pensée d'en faire jamais d'autres. Outre que j'étais
dans un âge qui ne demandait plus que du repos, je m'étais
bien promis de ne plus m'exposer aux périls que j'avais
tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu'à passer
doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais
nombre d'amis, un de mes gens me vint avertir qu'un officier
du calife me demandait. Je sortis de table et allai au-devant
de lui: «Le calife, me dit-il, m'a chargé de
venir vous dire qu'il veut vous parler.» Je suivis au
palais l'officier, qui me présenta à ce prince,
que je saluai en me prosternant à ses pieds. «Sindbad,
me dit-il, j'ai besoin de vous; il faut que vous me rendiez
un service: que vous alliez porter ma réponse et mes
présents au roi de Serendib. Il est juste que je lui
rende la civilité qu'il m'a faite.»
Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi:
«Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt
à exécuter tout ce que m'ordonnera Votre Majesté;
mais je la supplie très humblement de songer que je
suis rebuté des fatigues incroyables que j'ai souffertes;
j'ai même fait vu de ne sortir jamais de Bagdad.»
De là je pris occasion de lui faire un long détail
de toutes mes aventures, qu'il eut la patience d'écouter
jusque à la fin.
D'abord que j'eus cessé de parler: «J'avoue,
dit-il, que voilà des événements bien
extraordinaires; mais pourtant il ne faut pas qu'ils vous
empêchent de faire pour l'amour de moi le voyage que
je vous propose. Il ne s'agit que d'aller à l'île
de Serendib, vous acquitter de la commission que je vous donne.
Après cela, il vous sera libre de vous en revenir;
mais il faut y aller, car vous voyez bien qu'il ne serait
pas de la bienséance et de ma dignité d'être
redevable au roi de cette île.» Comme je vis que
le calife exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai
que j'étais prêt à lui obéir. Il
en eut beaucoup de joie, et me fit donner mille sequins pour
les frais de mon voyage.
Je me préparai en peu de jours à mon départ,
et sitôt qu'on m'eut livré les présents
du calife avec une lettre de sa propre main, je partis et
pris la route de Balsora, où je m'embarquai. Ma navigation
fut très heureuse: j'arrivai à l'île de
Serendib. Là, j'exposai aux ministres la commission
dont j'étais chargé, et les priai de me faire
donner audience incessamment: ils n'y manquèrent pas.
On me conduisit au palais avec honneur; j'y saluai le roi
en me prosternant selon la coutume.
Ce prince me reconnut d'abord, et me témoigna une joie
toute particulière de me revoir: «Ah ! Sindbad,
me dit-il, soyez le bienvenu. Je vous jure que j'ai songé
à vous très souvent depuis votre départ.
Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une
fois.» Je lui fis mon compliment, et, après l'avoir
remercié de la bonté qu'il avait pour moi, je
lui présentai la lettre et le présent du calife,
qu'il reçut avec toutes les marques d'une grande satisfaction.
Le calife lui envoyait un lit complet de drap d'or, estimé
mille sequins; cinquante robes d'une très riche étoffe;
cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez,
de Cufa et d'Alexandrie; un autre lit cramoisi, et un autre
encore d'une autre façon; un vase d'agate plus large
que profond, épais d'un doigt et ouvert d'un demi-pied,
dont le fond représentait en bas-relief un homme un
genou en terre qui tenait un arc avec une flèche, prêt
à tirer contre un lion; et lui envoyait enfin une riche
table que l'on croyait, par tradition, venir du grand Salomon.
La lettre du calife était conçue en ces termes:
«Salut, au nom du souverain guide du droit chemin, au
puissant et heureux sultan, de la part d'Abdallah Haroun Alrachid,
que Dieu a placé dans le lieu d'honneur après
ses ancêtres d'heureuse mémoire! Nous avons reçu
votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci, émanée
du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs.
Nous espérons qu'en jetant les yeux dessus vous connaîtrez
notre bonne intention, et que vous l'aurez pour agréable.
Adieu.»
Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife
répondait à l'amitié qu'il lui avait
témoignée. Peu de temps après cette audience,
je sollicitai celle de mon congé, que je n'eus pas
peu de peine à obtenir. Je l'obtins enfin, et le roi,
en me congédiant, me fit un présent très
considérable. Je me rembarquai aussitôt, dans
le dessein de m'en retourner à Bagdad; mais je n'eus
pas le bonheur d'y arriver comme je l'espérais, et
Dieu en disposa autrement.
Trois ou quatre jours après notre départ, nous
fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent
d'autant moins de peine à s'emparer de notre vaisseau
qu'on n'y était nullement en état de se défendre.
Quelques personnes de l'équipage voulurent faire résistance,
mais il leur en coûta la vie; pour moi et tous ceux
qui eurent la prudence de ne pas s'opposer au dessein des
corsaires, nous fûmes faits esclaves.»
Le jour qui paraissait imposa silence à Schéhérazade.
Le lendemain, elle reprit la suite de cette histoire. Sire,
dit-elle au Sultan des Indes, Sindbad, continuant de raconter
les aventures de son dernier voyage:
Après que les corsaires, poursuivit-il, nous eurent
tous dépouillés et qu'ils nous eurent donné
de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous
emmenèrent dans une grande île fort éloignée,
où ils nous vendirent. Je tombai entre les mains d'un
riche marchand, qui ne m'eut pas plutôt acheté
qu'il me mena chez lui, où il me fit bien manger et
habiller proprement en esclave. Quelques jours après,
comme il ne s'était pas encore bien informé
qui j'étais, il me demanda si je ne savais pas quelque
métier. Je lui répondis, sans me faire mieux
connaître, que je n'étais pas un artisan, mais
un marchand de profession, et que les corsaires qui m'avaient
vendu m'avaient enlevé tout ce que j'avais. «Mais
dites-moi, reprit-il, si vous ne pourriez pas tirer de l'arc?»
Je lui repartis que c'était un des exercices de ma
jeunesse, et que je ne l'avais pas oublié depuis.
Alors il me donna un arc et des flèches, et m'ayant
fait monter derrière lui sur un éléphant,
il me mena dans une forêt éloignée de
la ville de quelques heures de chemin, et dont l'étendue
était très vaste. Nous y entrâmes fort
avant, et lorsqu'il jugea à propos de s'arrêter,
il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre:
«Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants
que vous verrez passer; car il y en a une quantité
prodigieuse dans cette forêt. S'il en tombe quelqu'un,
venez m'en donner avis.» Après m'avoir dit cela,
il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et
je demeurai sur l'arbre à l'affût pendant toute
la nuit.
Je n'en aperçus aucun pendant tout ce temps là;
mais le lendemain, d'abord que le soleil fut levé,
j'en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs
flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres
se retirèrent aussitôt, et me laissèrent
la liberté d'aller avertir mon patron de la chasse
que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, il me
régala d'un bon repas, loua mon adresse et me caressa
fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt
où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous
enterrâmes l'éléphant que j'avais tué.
Mon patron se proposait de revenir lorsque l'animal serait
pourri et d'enlever les dents pour en faire commerce.
Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait
pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je
ne me mettais pas toujours à l'affût sur un même
arbre; je me plaçais tantôt sur l'un et tantôt
sur l'autre. Un matin que j'attendais l'arrivée des
éléphants, je m'aperçus avec un extrême
étonnement qu'au lieu de passer devant moi en traversant
la forêt comme à l'ordinaire, ils s'arrêtèrent,
et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand
nombre que la terre en était couverte et tremblait
sous leurs pas. Ils s'approchèrent de l'arbre où
j'étais monté et l'environnèrent tous,
la trompe étendue et les yeux attachés sur moi.
A ce spectacle étonnant, je restai immobile et saisi
d'une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me
tombèrent des mains.
Je n'étais pas agité d'une crainte vaine. Après
que les éléphants m'eurent regardé quelque
temps, un des plus gros embrassa l'arbre par le bas avec sa
trompe, et fit un si puissant effort qu'il le déracina
et le renversa par terre. Je tombai avec l'arbre; mais l'animal
me prit avec sa trompe, et me chargea sur son dos, où
je m'assis plus mort que vif avec le carquois attaché
à mes épaules. Il se mit ensuite à la
tête de tous les autres qui le suivaient en troupe,
et me porta jusqu'à un endroit où, m'ayant posé
à terre, il se retira avec tous ceux qui l'accompagnaient.
Concevez, s'il est possible, l'état où j'étais;
je croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après
avoir été quelque temps étendu sur la
place, ne voyant plus d'éléphants, je me levai,
et je remarquai que j'étais sur une colline assez longue
et assez large, toute couverte d'ossements, et de dents d'éléphants.
Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité
de réflexions. J'admirai l'instinct de ces animaux.
Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière,
et qu'ils ne m'y eussent apporté exprès pour
me l'enseigner, afin que je cessasse de les persécuter,
puisque je le faisais dans la vue seule d'avoir leurs dents.
Je ne m'arrêtai pas sur la colline; je tournai mes pas
vers la ville, et après avoir marché un jour
et une nuit, j'arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun
éléphant sur ma route, ce qui me fit connaître
qu'ils s'étaient éloignés plus avant
dans la forêt, pour laisser la liberté d'aller
sans obstacle à la colline.
Dès que mon patron m'aperçut: «Ah! Pauvre
Sindbad, me dit-il, j'étais dans une grande peine de
savoir ce que tu pouvais être devenu. J'ai été
à la forêt: j'y ai trouvé un arbre nouvellement
déraciné, un arc et des flèches par terre;
et après t'avoir inutilement cherché, je désespérais
de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t'est
arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie?»Je
satisfis sa curiosité; et le lendemain étant
allés tous deux à la colline, il reconnut avec
une extrême joie la vérité de ce que je
lui avais dit. Nous chargeâmes l'éléphant
sur lequel nous étions venus de tout ce qu'il pouvait
porter de dents, et lorsque nous fûmes de retour:
«Mon frère, me dit-il, car je ne veux plus vous
traiter en esclave, après le plaisir que vous venez
de me faire par une découverte qui va m'enrichir, Dieu
vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités.
Je déclare devant lui que je vous donne la liberté.
Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre.
Les éléphants de notre forêt nous font
périr chaque année une infinité d'esclaves
que nous envoyons chercher de l'ivoire. Quelques conseils
que nous leur donnons, ils perdent tôt ou tard la vie
par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré
de leur furie et n'a fait cette grâce qu'à vous
seul. C'est une marque qu'il vous chérit, et qu'il
a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez
faire. Vous me procurez un avantage incroyable: nous n'avons
pu avoir d'ivoire jusqu'à présent qu'en exposant
la vie de nos esclaves; et voilà toute notre ville
enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende
vous avoir assez récompensé par la liberté
que vous venez de recevoir; je veux ajouter à ce don
des biens considérables. Je pourrais engager toute
la ville à faire votre fortune; mais c'est une gloire
que je veux avoir moi seul.»
A ce discours obligeant, je répondis: «Patron,
Dieu vous conserve! La liberté que vous m'accordez
suffit pour vous acquitter envers moi; et, pour toute récompense
du service que j'ai eu le bonheur de vous rendre à
vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission
de retourner en mon pays.
- Hé bien ! répliqua-t-il, le moçon nous
amènera bientôt des navires qui viendront charger
de l'ivoire. Je vous renverrai alors, et vous donnerai de
quoi vous conduire chez vous.»
Je le remerciai de nouveau de la liberté qu'il venait
de me donner et des bonnes intentions qu'il avait pour moi.
Je demeurai chez lui en attendant le moçon, et pendant
ce temps-là, nous fîmes tant de voyages à
la colline que nous remplîmes ses magasins d'ivoire.
Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent
la même chose; car cela ne leur fut pas longtemps caché.
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