Extraits de Longue vie aux dodos

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Plusieurs jours après la tempête, les dodos survivants étaient encore hébétés. Il y avait beaucoup de morts. Presque tous les oiseaux avaient à pleurer quelque parent, massacré par les singes de mer ou noyé par le raz de marée. Le moral était au plus bas. Tante Florence, elle, était parfaitement sereine puisqu'elle ne se rappelait rien du tout. Voir tant de tristes mines exaspéra sir Francis. - J'suis peut-être naufragé, dit-il à Bertie et aux autres, mais j'ai rien contre un peu de gaieté de temps à autre ! Il est temps de rompre les amarres, de s'amuser, mes jolis, de boire un coup, de trouver une cavalière, de danser et de faire les fous. Mangez, buvez et soyez joyeux car demain... Il s'arrêta brusquement. - Demain quoi, Franck ? demanda Bertie. Sir Francis Drake le regarda puis regarda Béatrice, et il eut soudain une idée.
- Demain, dit-il, on va avoir un mariage. Même qu'il y aura un festin où on invitera tous les dodos, et tout le monde oubliera ses ennuis. Quant à vous deux, eh ben, foin de vos soucis ! - Oh, Frank, s'écria Béatrice. Quel sacré numéro vous êtes ! Elle essaya de lui donner un de ses petits coups d'aile, mais il sauta habilement hors d'atteinte. Ce fut une belle fête. Une fois la nouvelle répandue, tout le monde s'affaira. On se mit à rassembler des provisions de choix, les plus beaux fruits, les coquillages les plus charnus et les plus succulents. On ouvrit des noix de coco pour fournir les boissons. Sir Francis goûta du lait de coco pour la première fois de sa vie. « Rafraîchissant, se dit-il, mais ça vaut pas un petit godet de rhum. » Le jour du mariage se leva, éclairé d'un soleil éclatant comme d'habitude, et, à part quelques femelles qui couvaient, tous les dodos de l'île se rendirent à la cérémonie que sir Francis dirigeait. (« Un capitaine de navire peut célébrer un mariage, se dit-il, donc un amiral le peut aussi. ») Félix était témoin et Fatima demoiselle d'honneur. Tout le monde s'amusa beaucoup et oublia ses soucis comme sir Francis l'avait prédit. Tante Florence, elle, ayant déjà tout oublié, n'avait de toute manière plus aucun souci à se faire. En réalité, elle était tellement grisée par la fête (et peut-être aussi par trop de lait de coco, légèrement fermenté par le soleil) qu'elle dut s'appuyer contre l'aile d'un parfait étranger. C'était un dodo d'âge mûr, mais bien conservé, nommé Hugo, venant d'une autre partie de l'île. Ils étaient encore ensemble, remarqua Béatrice, lorsque Bertie et elle partirent en voyage de noces sur une plage éloignée. Plusieurs semaines s'étaient écoulées. Bertie demanda à sa femme si elle était heureuse. - Oh, Bertie, vraiment, bien sûr que je le suis ! En effet, même si on n'était pas un jeune marié, le bonheur était l'état normal des dodos. Aucun dodo n'avait jamais été malheureux. Ils vivaient le plus souvent jusqu'à un âge avancé dans un climat quasiment idéal avec abondance de nourriture et sans le moindre ennemi. Ceci jusqu'à l'arrivée des singes de mer... Mais, grâce à une mémoire courte, à l'excitation du mariage et à l'influence du toujours gai sir Francis Drake, personne n'eut plus jamais une pensée pour ces effrayantes créatures. Elles avaient sombré au fond de la mer et de la mémoire des dodos. Et ceux-ci avaient également oublié que sir Francis Drake n'était pas le seul rescapé du naufrage. Au moment même où Béatrice et Bertie marchaient et parlaient sur la plage, des yeux perçants les observaient, bien cachés. Des nez pointus aux moustaches frémissantes se relevaient. En effet, une vingtaine de rats avaient pu aborder en nageant du navire. Ils étaient maintenant dix fois plus nombreux sur l'île, tant ils s'étaient multipliés. Les rats mangent n'importe quoi et de tout. L'île regorgeait de nourriture pour eux. Mais ils découvrirent de surcroît bien vite une mine de friandises : les oeufs de dodos !
Par-dessus tout, les rats raffolent d'oeufs et, quand les naufragés tombèrent par hasard pour la première fois sur un oeuf de dodo, leurs yeux perçants leur sortirent presque des orbites tant ils étaient joyeux et surpris devant cet oeuf si gros. Un seul rat n'aurait pu l'ouvrir tout seul.
Il aurait à peine pu le mouvoir mais, à plusieurs, ils se mirent à le pousser et à le faire rouler contre une pierre saillante. Une fois l'oeuf brisé, les rats y fourrèrent leur nez pointu et se gavèrent. Déjà, sans que les dodos s'en aperçussent, les rats étaient devenus aussi dangereux que les singes de mer. La poule dodo ne fait pas de véritable nid pour l'oeuf unique qu'elle pond. Elle le laisse n'importe où, à sa fantaisie, par exemple dans un creux de sable ou d'herbe. Étant lente d'esprit et de mouvement, il lui arrive souvent de ne pas le couver tout de suite. Elle n'est guère pressée de s'accroupir pendant six semaines dans la chaleur diurne ou le froid nocturne sur son gros oeuf. (Cet oeuf est blotti contre la plaque de couvade dégarnie du milieu de son gros ventre, ventre que son compagnon ne doit cesser de remplir pendant la longue incubation.) « Pas d'urgence, pense-t-elle. J'ai le temps. » Alors elle s'éloigne, laissant toute liberté d'action aux rats. Partout on voyait des poules dodos revenant à l'endroit où elles avaient laissé leur oeuf. Elles n'y trouvaient rien et, perplexes, pensaient qu'après tout elles n'avaient rien pondu. Maintenant les rats avaient pris l'habitude de suivre les dodos isolés et une bande d'entre eux observaient Béatrice. Ils avaient réalisé que c'étaient les gros dodos qui pondaient les oeufs. Les dodos eux-mêmes n'avaient rien à craindre des rats — un petit coup de leur bec, capable de casser une noix de coco, aurait fendu un crâne de rat —, mais les rats se seraient léché les babines s'ils avaient pu comprendre ce que Béatrice révéla.
- A propos de bonheur, Bertie très cher, dit-elle, est-ce possible d'imaginer un bonheur encore plus grand ? - Impossible, répondit Bertie. - Tu ne vois vraiment rien qui rendrait notre vie encore plus merveilleuse ? - Non, dit Bertie. - Papa ! souffla timidement Béatrice. Le bec de Bertie s'ouvrit de stupeur. - Tu veux dire... - Oui, mon chéri, je vais avoir un oeuf.
Chapitre 6 - Un oeuf
- Quand ? demanda Bertie. - D'un moment à l'autre, semble-t-il. Bertie, paniqué, regarda autour de lui. Il ne vit que les nombreuses familles de dodos sur la plage, il ne vit pas les rats embusqués. Les parents se chauffaient au soleil pendant que les petits jouaient sur le sable. - Pas en public ! dit-il. - Pourquoi pas ? C'est parfaitement naturel ! Mais Bertie ne supportait pas l'idée que son enfant — ou ce qui allait le devenir — pût venir au monde devant tant d'étrangers. Il conduisit donc Béatrice en hâte à l'abri des arbres bordant la plage. Une demi-douzaine de formes grises rampaient derrière eux, leur longue queue dénudée traînant sur le sable. De leur cachette, elles regardaient Béatrice qui avait trouvé un creux adéquat et s'y accroupissait. Bertie s'agitait comme le font les futurs papas. Il allait et venait à grands pas, se balançant d'une patte sur l'autre, incapable de rester calme une seconde. Tout à coup Béatrice émit une sorte de grognement, puis se releva. Là, sur le sol, Bertie put voir un énorme oeuf tout frais et étincelant. La coquille — couleur de perle — était tachetée d'une myriade de petits points roux. Il avait déjà vu des centaines d'oeufs de dodos, mais incontestablement, celui-ci était le plus beau. - Oh, Béatrice, mon amour ! C'est magnifique ! dit-il. - C'est vrai, même si c'est moi qui le dis, répondit-elle. - Notre bébé... souffla Bertie. - Enfin, pas tout à fait ! dit Béatrice. Nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge. Et, avant de me mettre à couver, je ferais bien un sort à un bon repas. L'effort m'a creusé l'estomac. - Mais !... on ne peut pas le laisser, la laisser seule ici ? dit Bertie.
- Pourquoi pas, sot-sot ? Il ne risque rien ! Et Béatrice s'éloigna vers la plage, suivie par Bertie. Comme ils s'en approchaient, ils reconnurent une voix familière qui criait « ohé ! » du sommet d'un arbre. Ils levèrent le bec et virent sir Francis Drake. - Alors, comment vous traite la vie, les amis ? dit-il. Tout va bien au quart de tour ? - Devinez quoi, Franck, s'exclama Bertie tout ému. Béatrice vient de pondre un oeuf ! - Où ça ? dit sir Francis d'une voix sèche. Là-bas, dans les arbres, dit Bertie. On ne peut pas le rater. Il est magnifique, d'une belle couleur toute tachetée, n'est-ce pas, ma chérie ? Nous vous le montrerons tout à l'heure, Franck. Mais il s'aperçut que le perroquet venait de s'envoler à tire-d'aile dans la direction qu'ils venaient de quitter. - Eh bien, vraiment, grommela Bertie, il est très impoli. Il aurait quand même pu nous dire un mot de félicitations ! - Oh, pour lui, c'est un événement sans importance, répondit Béatrice, qui avait tout de même l'air vexé. Dès que les dodos eurent disparu, les rats étaient entrés en action. Ces rats-là n'étaient pas des rats ordinaires. Leur chef était une grande femelle âgée. C'est elle qui, la première, peu après le typhon, trouva un oeuf de dodo qu'elle cassa et mangea, aidée de ses cinq fils. Depuis lors, elle les avait formés en une équipe d'une efficacité impitoyable. Grâce à leur habileté, et fortifiés par la richesse de leur nourriture, ils étaient tous devenus anormalement grands et forts. La vieille rate elle-même était plus grosse et plus rusée que tous les rats de l'île. Elle se nommait Lucrezia Borgiac. Elle était très avide, toujours à s'empiffrer au point d'éclater. Les cinq fils Borgiac étaient maintenant rangés derrière l'oeuf de Béatrice qu'ils pressaient de leur museau tandis que leur mère les exhortait. - Soulevez-le, les enfants, glapissait Lucrezia de sa voix perçante. Comme ça ! Tous ensemble, allez, maintenant ! Elle commença à diriger une pierre coupante vers la pente où allait rouler l'oeuf. La dernière chose à laquelle ils s'attendaient était bien une violente attaque aérienne. Dès l'instant où il avait appris que Béatrice venait de pondre un oeuf, sir Francis Drake avait su qu'il n'y avait pas une minute à perdre. Les dodos étaient peut-être ignorants des ravages que les rats commençaient à causer sur l'île, mais pas lui. Lors de ses vols au-dessus de l'île, il avait vu les vandales à l'oeuvre. Il savait que l'oeuf de Béatrice était déjà en grand danger. Sir Francis connaissait bien les rats de par sa longue expérience en mer. Il le savait vus courir le long des amarres pour aborder un navire ou le quitter à un port d'escale... Il n'ignorait rien des dégâts causés dans la cambuse, dans la cale d'un navire ou même dans la cuisine. Là, les rats étaient capables de voler le cuistot à sa barbe. (Et, non seulement il les avait vus manger, mais il lui était plus d'une fois arrivé de les voir être mangés par un marin affamé. Un rat engraissé de biscuits de mer pouvait faire un bon repas.) Il savait aussi qu'ils étaient lâches par nature. Quand il aperçut ceux-ci s'attaquant déjà à l'oeuf de Béatrice, il ne douta pas un instant qu'ils refuseraient le combat. La surprise était une arme considérable, le petit amiral le savait, aussi vola-t-il sans bruit pour ne pas donner l'alerte avant d'être quasiment au-dessus d'eux. C'est alors seulement qu'il les foudroya d'une soudaine pétarade de mots. - Tout le monde sur le pont ! vociféra sir Francis Drake du plus fort qu'il put, en fonçant sur les Borgiac. Prêts à repousser les assaillants ! A vos piques, à vos sabres d'abordage, les gars ! Embrochez-le ! En entendant cette tirade, les cinq jeunes mâles abandonnèrent l'oeuf et s'enfuirent, mais Lucrezia Borgiac était d'une autre trempe. Elle bondit sur sir Francis qui atterrissait et lui planta ses dents jaunes dans la cuisse. Elle était aussi grande et aussi lourde que lui. Les choses auraient pu mal tourner pour le perroquet, dont le bec crochu ne suffisait pas à la tâche, si Béatrice et Bertie n'étaient accourus en caracolant à travers les arbres, attirés par le vacarme. A leur vue, Lucrezia Borgiac lâcha prise, et déguerpit. - Mais qu'est-ce qu'il se passe ? crièrent les dodos. Ils écoutèrent alors, horrifiés, sir Francis leur raconter ce qui était arrivé. - Quelques minutes de plus et ces pirates auraient pris votre oeuf comme petit déjeuner ! - Franck, mon vieux, dit Bertie d'un ton bourru, vous avez sauvé notre enfant ! Comment pourrons-nous jamais vous remercier ? - Et votre patte saigne, mon pauvre Franck ! ajouta Béatrice. - C'est rien, rien qu'une égratignure pour un vieux loup de mer, mais ce sale gros rat m'ia paiera cher,
c't'égratignure, j'vous l'garantis ! Quant à vous, mes amis, soyez sur vos gardes. Si vous voulez que cet oeuf éclose, faudra plus le laisser sans protection désormais. Béatrice, faut qu'elle couve tout de suite, et Bertie et moi, faut qu'on soit de garde. Faut surveiller, surveiller jusqu'à ce que le petit naisse, dit sir Francis Drake. Aussi, sans plus de cérémonie, Béatrice s'installa sur l'oeuf. Bertie faisait ronde sur ronde autour d'elle, s'échauffant de colère en pensant aux rats et à leur scélératesse. Sir Francis, lui, s'était envolé vers la mer pour tremper sa cuisse dans l'eau salée. Tapie dans les buissons, tout près de là, Lucrezia Borgiac était folle de rage. - Sale perroquet jacteur ! gronda-t-elle. Est-ce que ce sont ses oignons, quel oeuf on prend ? - On peut plus le prendre maintenant, Man, dit l'un des fils Borgiac. Le gros oiseau est dessus, y a qu'à en trouver un autre. Y en a plein partout. - Ferme-la, fils. C'est cet oeuf-là que je veux, ne serait-ce que pour embêter ce maudit perroquet. Elle lécha les blessures que sir Francis lui avait causées avec son bec, et ses yeux perçants étincelèrent de fureur. - La prochaine fois, c'est pas dans sa cuisse que j'enfoncerai mes crocs, mais dans sa gorge ! éructa Lucrezia Borgiac. Chapitre 7 - Une naissance « Faut du renfort, s'était dit sir Francis Drake en pataugeant prudemment tout au bord de l'eau (car, comme beaucoup de marins, il ne savait pas nager). » II s'envola pour chercher Félix et Fatima en fredonnant une chanson de bord. Il ne fallait cependant pas attendre d'aide de ce côté car Fatima elle-même était sur le point de pondre. Après les avoir très sérieusement avertis du danger que représentaient les rats, sir Francis s'envola donc à la recherche de tante Florence. Il la trouva en compagnie du nommé Hugo, le dodo bien conservé malgré son âge. Ils se tenaient tous deux aile contre aile, comme le font les amoureux. Malgré l'inexpressivité des dodos, le perroquet trouva que ceux-ci donnaient l'image même du bonheur. Il se posa devant eux et, boitillant vers tante Florence, dit : - Bien le bonjour, chère Madame. Vous vous souvenez de moi ? - Sir Francis ! s'écria tante Florence en riant. Quel plaisir de vous revoir ! Bien sûr que je me souviens de vous ! Tout le monde a l'air de penser que j'ai perdu la mémoire ! Et elle rit à nouveau de plus belle. « Quelle veuve joyeuse », pensa sir Francis. Il surprit le regard d'Hugo, parfaitement inexpressif. « C'est aussi bien, il ne sait rien d'elle, et vice versa. Le pauvre oncle Eric se retournerait dans sa tombe s'il en avait une. Tante Florence se tourna vers son compagnon légèrement plus menu qu'elle. - Hugo, permettez-moi de vous présenter sir Francis Drake. Sir Francis est un ami de mon tout nouveau neveu. - Enchanté de faire votre connaissance, Monseigneur, dit Hugo en saluant si bas que son bec toucha le sol. Pris de court par tant de courtoisie, sir Francis répondit : - Vot' serviteur, Môssieur. Il s'arrangea pour mettre un genou à terre, mais sa patte blessée le fit tant souffrir qu'il dut vite étouffer une bordée de jurons. - C'est rapport à Bertie et à Béatrice que j' viens vous voir, Mââme. - Appelez-moi Florence, je vous en prie ! - Pour vous d'mander vot' aide. - Mon aide? J'espère qu'ils n'ont pas d'ennuis, sir Francis ? - Appelez-moi Franck, je vous en prie ! - Dois-je ? Sir Francis sonne si bien ! - Oh ! à vot' guise ! dit le perroquet avec quelque humeur. Il voulait à tout prix revenir au nid avant la tombée de la nuit. Elle survenait si brusquement, ici, sous les Tropiques ! Il dépeignit donc brièvement la situation.
- Vous comprenez bien, cône lut-il, que la seule façon de sauver l'oeuf de Béatrice et de Bertie, c'est d' rassembler toute l'aide possible. On peut compter sur vous ? - Bien sûr ! Pensez que ce sera ma petite- nièce ou mon petit-neveu ! Que ces rats osent se montrer, n'est-ce pas, Hugo ? Et ils verront ! Hugo redressa ses épaules arrondies et fit bouffer les plumes de son maigre poitrail. - Et le combat cessera, faute de combattants ! s'écria-t-il. Nous vivants, ils n'auront pas le nid. « Quel comédien ! pensa sir Francis en s'envolant à toute allure. Croirait qu'on défend Béatrice contre une horde de loups voraces et non contre une poignée de gros rats. » Mais en touchant terre, sa patte lui fit mal et il se rappela qu'un de ces rats était peu ordinaire. Il fut très soulagé de trouver Béatrice couvant calmement, avec, près d'elle, Bertie montant la garde. - Ils sont partis, Franck, cria celui-ci. Les rats sont partis ! De sa cachette, Lucrezia Borgiac vit le perroquet arriver, suivi peu après par deux autres dodos qui marchaient d'un pas lourd à travers les arbres. Elle avait congédié ses cinq fils, leur disant de bien se montrer en s'éloignant du nid. Elle se doutait que les dodos ne savaient pas compter. Voyant le départ des fils, ils relâcheraient donc leur surveillance et laisseraient à nouveau l'oeuf sans protection. Elle ignorait comment elle pourrait le casser seule. Peut-être pourrait-elle le faire rouler plus loin pour le cacher quelque part. Cependant, voyant les renforts arriver, elle comprit qu'il n'y avait plus rien à tenter jusqu'au lendemain. L'obscurité s'épaississait, la rate disparut furtivement. Le jour suivant, sir Francis avait organisé les tours de garde. Les veilles de quatre heures chacune, comme les quarts marins, étaient partagées entre Bertie, tante Florence et Hugo de telle façon que chacun pût dormir huit heures et farfouiller pour se nourrir et pour nourrir Béatrice. On ne pouvait évidemment pas lui demander de couver sans répit pendant six semaines. Elle devait quitter son oeuf au moins deux fois par jour pour se dégourdir les pattes et se détendre. Cela pouvait durer un quart d'heure à peu près. Les ordres de sir Francis étaient clairs. Le dodo de garde devait alors couver l'oeuf. Tante Florence accepta cette tâche sans discuter. Ce fut un tout petit peu différent quant à Bertie et à Hugo. Ils savaient tous deux qu'il était juste que les dodos mâles participent, mais ni l'un ni l'autre ne se bousculaient pour le faire. C'était d'un tel ennui ! Hugo le fit cependant, car tante Florence le lui avait demandé d'une façon bien charmante. Bertie également, pour la bonne raison que Béatrice le lui avait ordonné. Sir Francis s'était dispensé des tours de garde pour trois bonnes raisons. Premièrement, bien qu'il sût que n'importe quel dodo était capable d'écrabouiller ou d'aplatir un rat le plus facilement du monde, il doutait de sa propre force en combat singulier, après sa récente expérience contre une bande de pirates à l'assaut ! Deuxièmement, et c'était le seul atout qu'il possédait, il devait profiter de sa capacité à voler pour pouvoir surveiller les environs le jour et donner l'alarme en cas de danger. Troisièmement, il projetait de tuer Lucrezia Borgiac. Lucrezia, elle aussi, avait un plan. Les jours succédaient aux jours et les semaines aux semaines. Pas un instant l'oeuf ne fut sans surveillance. La fureur et la frustration de Lucrezia n'en croissaient que davantage. A tout instant, sir Francis venait faire un brin de causette avec Béatrice ou avec le dodo de garde. A cette vue, les dents de Lucrezia Borgiac grinçaient de rage. - Ce maudit perroquet ! grommelait-elle. On aurait déjà eu l'oeuf, sans lui ! A ce train-là, il doit être prêt à éclore. Et elle aussi se mit à pondre un plan. Les choses se passaient de telle manière que l'oeuf était toujours couvé par l'un ou par l'autre des grands oiseaux. Ses fils et elle n'arriveraient donc jamais à le casser. Et pourtant, cassé, il allait le devenir, et rapidement. Le poussin s'en chargerait, en le lézardant pour venir au monde. Alors encore mouillé et déplumé, il tituberait hors des débris de la coquille, pendant que ses parents et sûrement ce maudit perroquet seraient tous autour de lui à l'admirer... hors de leurs gardes... Ce serait là le moment pour elle et ses fils d'attaquer et de frapper à mort ! Mieux encore, elle aussi pourrait recruter du renfort, une bande de « durs » pour tuer le poussin, tuer le perroquet et, avec un peu de chance, peut-être même tuer les dodos ! Lucrezia Borgiac frémit de plaisir. Sir Francis Drake avait surveillé la rate tout le temps qu'elle concevait ses projets. Il avait souvent l'habitude, au
large, de se jucher dans la mâture, dans le gréement ou le nid-de-pie. Là, il observait les marins lorsqu'ils mettaient à la voile et les embrouillait par les ordres qu'il criait avec la voix du capitaine. Il était maintenant silencieux, posé à la cime d'un grand palmier. De là, il surveillait les allées et venues de la rate. Évidemment, il ne soupçonnait rien de ses plans, mais il connaissait exactement le chemin qu'elle empruntait chaque jour. Il connaissait également l'emplacement de la cachette d'où elle espionnait tout. Pour y arriver, elle devait marcher à découvert juste en dessous du palmier où il se trouvait. Le plan de sir Francis était simple. Le même missile qui avait provoqué l'amnésie de tante Florence devait provoquer la mort de Lucrezia Borgiac. Il lui fallait compter avec la chance autant qu'avec le discernement. Il n'avait en effet pas le droit de se tromper et devait viser juste du premier coup : une énorme noix de coco était accrochée à quinze pieds au-dessus de cet espace découvert. Chaque jour, le perroquet rongeait davantage la tige qui retenait la noix. Enfin, le grand jour arriva. Tout était prêt. Béatrice se réveilla avec une sensation bizarre. Quelque chose remuait sous elle tandis qu'elle entendait un tout petit bruit, un minuscule pépiement. Par chance, Bertie était de garde. Il accourut dès qu'elle l'appela. Lucrezia Borgiac, qui était tapie à observer avec un de ses fils, l'envoya aussitôt chercher ses frères et la vingtaine de gros rats qu'elle avait enrôlés. Dès qu'ils arrivèrent, elle donna ses ordres. - Pas un bruit, pas un geste, siffla-t-elle, jusqu'à mon signal. Là-haut, sir Francis attendait. La noix de coco ne tenait plus que par quelques brins. Les minutes s'écoulaient. Rien ne bougeait du côté du nid, à part Bertie qui sautait nerveusement d'une patte sur l'autre. Soudain Béatrice se mit soigneusement sur le côté. C'est à ce moment précis que la vieille rate sortit sans bruit et s'avança franchement à découvert pour bien voir le nid. Le poussin avait éclos ! Les petits yeux perçants de Lucrezia Borgiac étincelèrent, mais avant qu'elle eût le temps de lancer « A l'attaque ! » sir Francis Drake referma son bec pour