Plusieurs
jours après la tempête, les dodos survivants
étaient encore hébétés. Il y avait
beaucoup de morts. Presque tous les oiseaux avaient à
pleurer quelque parent, massacré par les singes de
mer ou noyé par le raz de marée. Le moral était
au plus bas. Tante Florence, elle, était parfaitement
sereine puisqu'elle ne se rappelait rien du tout. Voir tant
de tristes mines exaspéra sir Francis. - J'suis peut-être
naufragé, dit-il à Bertie et aux autres, mais
j'ai rien contre un peu de gaieté de temps à
autre ! Il est temps de rompre les amarres, de s'amuser, mes
jolis, de boire un coup, de trouver une cavalière,
de danser et de faire les fous. Mangez, buvez et soyez joyeux
car demain... Il s'arrêta brusquement. - Demain quoi,
Franck ? demanda Bertie. Sir Francis Drake le regarda puis
regarda Béatrice, et il eut soudain une idée.
- Demain, dit-il, on va avoir un mariage. Même qu'il
y aura un festin où on invitera tous les dodos, et
tout le monde oubliera ses ennuis. Quant à vous deux,
eh ben, foin de vos soucis ! - Oh, Frank, s'écria Béatrice.
Quel sacré numéro vous êtes ! Elle essaya
de lui donner un de ses petits coups d'aile, mais il sauta
habilement hors d'atteinte. Ce fut une belle fête. Une
fois la nouvelle répandue, tout le monde s'affaira.
On se mit à rassembler des provisions de choix, les
plus beaux fruits, les coquillages les plus charnus et les
plus succulents. On ouvrit des noix de coco pour fournir les
boissons. Sir Francis goûta du lait de coco pour la
première fois de sa vie. « Rafraîchissant,
se dit-il, mais ça vaut pas un petit godet de rhum.
» Le jour du mariage se leva, éclairé
d'un soleil éclatant comme d'habitude, et, à
part quelques femelles qui couvaient, tous les dodos de l'île
se rendirent à la cérémonie que sir Francis
dirigeait. (« Un capitaine de navire peut célébrer
un mariage, se dit-il, donc un amiral le peut aussi. »)
Félix était témoin et Fatima demoiselle
d'honneur. Tout le monde s'amusa beaucoup et oublia ses soucis
comme sir Francis l'avait prédit. Tante Florence, elle,
ayant déjà tout oublié, n'avait de toute
manière plus aucun souci à se faire. En réalité,
elle était tellement grisée par la fête
(et peut-être aussi par trop de lait de coco, légèrement
fermenté par le soleil) qu'elle dut s'appuyer contre
l'aile d'un parfait étranger. C'était un dodo
d'âge mûr, mais bien conservé, nommé
Hugo, venant d'une autre partie de l'île. Ils étaient
encore ensemble, remarqua Béatrice, lorsque Bertie
et elle partirent en voyage de noces sur une plage éloignée.
Plusieurs semaines s'étaient écoulées.
Bertie demanda à sa femme si elle était heureuse.
- Oh, Bertie, vraiment, bien sûr que je le suis ! En
effet, même si on n'était pas un jeune marié,
le bonheur était l'état normal des dodos. Aucun
dodo n'avait jamais été malheureux. Ils vivaient
le plus souvent jusqu'à un âge avancé
dans un climat quasiment idéal avec abondance de nourriture
et sans le moindre ennemi. Ceci jusqu'à l'arrivée
des singes de mer... Mais, grâce à une mémoire
courte, à l'excitation du mariage et à l'influence
du toujours gai sir Francis Drake, personne n'eut plus jamais
une pensée pour ces effrayantes créatures. Elles
avaient sombré au fond de la mer et de la mémoire
des dodos. Et ceux-ci avaient également oublié
que sir Francis Drake n'était pas le seul rescapé
du naufrage. Au moment même où Béatrice
et Bertie marchaient et parlaient sur la plage, des yeux perçants
les observaient, bien cachés. Des nez pointus aux moustaches
frémissantes se relevaient. En effet, une vingtaine
de rats avaient pu aborder en nageant du navire. Ils étaient
maintenant dix fois plus nombreux sur l'île, tant ils
s'étaient multipliés. Les rats mangent n'importe
quoi et de tout. L'île regorgeait de nourriture pour
eux. Mais ils découvrirent de surcroît bien vite
une mine de friandises : les oeufs de dodos !
Par-dessus tout, les rats raffolent d'oeufs et, quand les
naufragés tombèrent par hasard pour la première
fois sur un oeuf de dodo, leurs yeux perçants leur
sortirent presque des orbites tant ils étaient joyeux
et surpris devant cet oeuf si gros. Un seul rat n'aurait pu
l'ouvrir tout seul.
Il aurait à peine pu le mouvoir mais, à plusieurs,
ils se mirent à le pousser et à le faire rouler
contre une pierre saillante. Une fois l'oeuf brisé,
les rats y fourrèrent leur nez pointu et se gavèrent.
Déjà, sans que les dodos s'en aperçussent,
les rats étaient devenus aussi dangereux que les singes
de mer. La poule dodo ne fait pas de véritable nid
pour l'oeuf unique qu'elle pond. Elle le laisse n'importe
où, à sa fantaisie, par exemple dans un creux
de sable ou d'herbe. Étant lente d'esprit et de mouvement,
il lui arrive souvent de ne pas le couver tout de suite. Elle
n'est guère pressée de s'accroupir pendant six
semaines dans la chaleur diurne ou le froid nocturne sur son
gros oeuf. (Cet oeuf est blotti contre la plaque de couvade
dégarnie du milieu de son gros ventre, ventre que son
compagnon ne doit cesser de remplir pendant la longue incubation.)
« Pas d'urgence, pense-t-elle. J'ai le temps. »
Alors elle s'éloigne, laissant toute liberté
d'action aux rats. Partout on voyait des poules dodos revenant
à l'endroit où elles avaient laissé leur
oeuf. Elles n'y trouvaient rien et, perplexes, pensaient qu'après
tout elles n'avaient rien pondu. Maintenant les rats avaient
pris l'habitude de suivre les dodos isolés et une bande
d'entre eux observaient Béatrice. Ils avaient réalisé
que c'étaient les gros dodos qui pondaient les oeufs.
Les dodos eux-mêmes n'avaient rien à craindre
des rats un petit coup de leur bec, capable de casser
une noix de coco, aurait fendu un crâne de rat ,
mais les rats se seraient léché les babines
s'ils avaient pu comprendre ce que Béatrice révéla.
- A propos de bonheur, Bertie très cher, dit-elle,
est-ce possible d'imaginer un bonheur encore plus grand ?
- Impossible, répondit Bertie. - Tu ne vois vraiment
rien qui rendrait notre vie encore plus merveilleuse ? - Non,
dit Bertie. - Papa ! souffla timidement Béatrice. Le
bec de Bertie s'ouvrit de stupeur. - Tu veux dire... - Oui,
mon chéri, je vais avoir un oeuf.
Chapitre 6 - Un oeuf
- Quand ? demanda Bertie. - D'un moment à l'autre,
semble-t-il. Bertie, paniqué, regarda autour de lui.
Il ne vit que les nombreuses familles de dodos sur la plage,
il ne vit pas les rats embusqués. Les parents se chauffaient
au soleil pendant que les petits jouaient sur le sable. -
Pas en public ! dit-il. - Pourquoi pas ? C'est parfaitement
naturel ! Mais Bertie ne supportait pas l'idée que
son enfant ou ce qui allait le devenir pût
venir au monde devant tant d'étrangers. Il conduisit
donc Béatrice en hâte à l'abri des arbres
bordant la plage. Une demi-douzaine de formes grises rampaient
derrière eux, leur longue queue dénudée
traînant sur le sable. De leur cachette, elles regardaient
Béatrice qui avait trouvé un creux adéquat
et s'y accroupissait. Bertie s'agitait comme le font les futurs
papas. Il allait et venait à grands pas, se balançant
d'une patte sur l'autre, incapable de rester calme une seconde.
Tout à coup Béatrice émit une sorte de
grognement, puis se releva. Là, sur le sol, Bertie
put voir un énorme oeuf tout frais et étincelant.
La coquille couleur de perle était tachetée
d'une myriade de petits points roux. Il avait déjà
vu des centaines d'oeufs de dodos, mais incontestablement,
celui-ci était le plus beau. - Oh, Béatrice,
mon amour ! C'est magnifique ! dit-il. - C'est vrai, même
si c'est moi qui le dis, répondit-elle. - Notre bébé...
souffla Bertie. - Enfin, pas tout à fait ! dit Béatrice.
Nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge. Et, avant de
me mettre à couver, je ferais bien un sort à
un bon repas. L'effort m'a creusé l'estomac. - Mais
!... on ne peut pas le laisser, la laisser seule ici ? dit
Bertie.
- Pourquoi pas, sot-sot ? Il ne risque rien ! Et Béatrice
s'éloigna vers la plage, suivie par Bertie. Comme ils
s'en approchaient, ils reconnurent une voix familière
qui criait « ohé ! » du sommet d'un arbre.
Ils levèrent le bec et virent sir Francis Drake. -
Alors, comment vous traite la vie, les amis ? dit-il. Tout
va bien au quart de tour ? - Devinez quoi, Franck, s'exclama
Bertie tout ému. Béatrice vient de pondre un
oeuf ! - Où ça ? dit sir Francis d'une voix
sèche. Là-bas, dans les arbres, dit Bertie.
On ne peut pas le rater. Il est magnifique, d'une belle couleur
toute tachetée, n'est-ce pas, ma chérie ? Nous
vous le montrerons tout à l'heure, Franck. Mais il
s'aperçut que le perroquet venait de s'envoler à
tire-d'aile dans la direction qu'ils venaient de quitter.
- Eh bien, vraiment, grommela Bertie, il est très impoli.
Il aurait quand même pu nous dire un mot de félicitations
! - Oh, pour lui, c'est un événement sans importance,
répondit Béatrice, qui avait tout de même
l'air vexé. Dès que les dodos eurent disparu,
les rats étaient entrés en action. Ces rats-là
n'étaient pas des rats ordinaires. Leur chef était
une grande femelle âgée. C'est elle qui, la première,
peu après le typhon, trouva un oeuf de dodo qu'elle
cassa et mangea, aidée de ses cinq fils. Depuis lors,
elle les avait formés en une équipe d'une efficacité
impitoyable. Grâce à leur habileté, et
fortifiés par la richesse de leur nourriture, ils étaient
tous devenus anormalement grands et forts. La vieille rate
elle-même était plus grosse et plus rusée
que tous les rats de l'île. Elle se nommait Lucrezia
Borgiac. Elle était très avide, toujours à
s'empiffrer au point d'éclater. Les cinq fils Borgiac
étaient maintenant rangés derrière l'oeuf
de Béatrice qu'ils pressaient de leur museau tandis
que leur mère les exhortait. - Soulevez-le, les enfants,
glapissait Lucrezia de sa voix perçante. Comme ça
! Tous ensemble, allez, maintenant ! Elle commença
à diriger une pierre coupante vers la pente où
allait rouler l'oeuf. La dernière chose à laquelle
ils s'attendaient était bien une violente attaque aérienne.
Dès l'instant où il avait appris que Béatrice
venait de pondre un oeuf, sir Francis Drake avait su qu'il
n'y avait pas une minute à perdre. Les dodos étaient
peut-être ignorants des ravages que les rats commençaient
à causer sur l'île, mais pas lui. Lors de ses
vols au-dessus de l'île, il avait vu les vandales à
l'oeuvre. Il savait que l'oeuf de Béatrice était
déjà en grand danger. Sir Francis connaissait
bien les rats de par sa longue expérience en mer. Il
le savait vus courir le long des amarres pour aborder un navire
ou le quitter à un port d'escale... Il n'ignorait rien
des dégâts causés dans la cambuse, dans
la cale d'un navire ou même dans la cuisine. Là,
les rats étaient capables de voler le cuistot à
sa barbe. (Et, non seulement il les avait vus manger, mais
il lui était plus d'une fois arrivé de les voir
être mangés par un marin affamé. Un rat
engraissé de biscuits de mer pouvait faire un bon repas.)
Il savait aussi qu'ils étaient lâches par nature.
Quand il aperçut ceux-ci s'attaquant déjà
à l'oeuf de Béatrice, il ne douta pas un instant
qu'ils refuseraient le combat. La surprise était une
arme considérable, le petit amiral le savait, aussi
vola-t-il sans bruit pour ne pas donner l'alerte avant d'être
quasiment au-dessus d'eux. C'est alors seulement qu'il les
foudroya d'une soudaine pétarade de mots. - Tout le
monde sur le pont ! vociféra sir Francis Drake du plus
fort qu'il put, en fonçant sur les Borgiac. Prêts
à repousser les assaillants ! A vos piques, à
vos sabres d'abordage, les gars ! Embrochez-le ! En entendant
cette tirade, les cinq jeunes mâles abandonnèrent
l'oeuf et s'enfuirent, mais Lucrezia Borgiac était
d'une autre trempe. Elle bondit sur sir Francis qui atterrissait
et lui planta ses dents jaunes dans la cuisse. Elle était
aussi grande et aussi lourde que lui. Les choses auraient
pu mal tourner pour le perroquet, dont le bec crochu ne suffisait
pas à la tâche, si Béatrice et Bertie
n'étaient accourus en caracolant à travers les
arbres, attirés par le vacarme. A leur vue, Lucrezia
Borgiac lâcha prise, et déguerpit. - Mais qu'est-ce
qu'il se passe ? crièrent les dodos. Ils écoutèrent
alors, horrifiés, sir Francis leur raconter ce qui
était arrivé. - Quelques minutes de plus et
ces pirates auraient pris votre oeuf comme petit déjeuner
! - Franck, mon vieux, dit Bertie d'un ton bourru, vous avez
sauvé notre enfant ! Comment pourrons-nous jamais vous
remercier ? - Et votre patte saigne, mon pauvre Franck ! ajouta
Béatrice. - C'est rien, rien qu'une égratignure
pour un vieux loup de mer, mais ce sale gros rat m'ia paiera
cher,
c't'égratignure, j'vous l'garantis ! Quant à
vous, mes amis, soyez sur vos gardes. Si vous voulez que cet
oeuf éclose, faudra plus le laisser sans protection
désormais. Béatrice, faut qu'elle couve tout
de suite, et Bertie et moi, faut qu'on soit de garde. Faut
surveiller, surveiller jusqu'à ce que le petit naisse,
dit sir Francis Drake. Aussi, sans plus de cérémonie,
Béatrice s'installa sur l'oeuf. Bertie faisait ronde
sur ronde autour d'elle, s'échauffant de colère
en pensant aux rats et à leur scélératesse.
Sir Francis, lui, s'était envolé vers la mer
pour tremper sa cuisse dans l'eau salée. Tapie dans
les buissons, tout près de là, Lucrezia Borgiac
était folle de rage. - Sale perroquet jacteur ! gronda-t-elle.
Est-ce que ce sont ses oignons, quel oeuf on prend ? - On
peut plus le prendre maintenant, Man, dit l'un des fils Borgiac.
Le gros oiseau est dessus, y a qu'à en trouver un autre.
Y en a plein partout. - Ferme-la, fils. C'est cet oeuf-là
que je veux, ne serait-ce que pour embêter ce maudit
perroquet. Elle lécha les blessures que sir Francis
lui avait causées avec son bec, et ses yeux perçants
étincelèrent de fureur. - La prochaine fois,
c'est pas dans sa cuisse que j'enfoncerai mes crocs, mais
dans sa gorge ! éructa Lucrezia Borgiac. Chapitre 7
- Une naissance « Faut du renfort, s'était dit
sir Francis Drake en pataugeant prudemment tout au bord de
l'eau (car, comme beaucoup de marins, il ne savait pas nager).
» II s'envola pour chercher Félix et Fatima en
fredonnant une chanson de bord. Il ne fallait cependant pas
attendre d'aide de ce côté car Fatima elle-même
était sur le point de pondre. Après les avoir
très sérieusement avertis du danger que représentaient
les rats, sir Francis s'envola donc à la recherche
de tante Florence. Il la trouva en compagnie du nommé
Hugo, le dodo bien conservé malgré son âge.
Ils se tenaient tous deux aile contre aile, comme le font
les amoureux. Malgré l'inexpressivité des dodos,
le perroquet trouva que ceux-ci donnaient l'image même
du bonheur. Il se posa devant eux et, boitillant vers tante
Florence, dit : - Bien le bonjour, chère Madame. Vous
vous souvenez de moi ? - Sir Francis ! s'écria tante
Florence en riant. Quel plaisir de vous revoir ! Bien sûr
que je me souviens de vous ! Tout le monde a l'air de penser
que j'ai perdu la mémoire ! Et elle rit à nouveau
de plus belle. « Quelle veuve joyeuse », pensa
sir Francis. Il surprit le regard d'Hugo, parfaitement inexpressif.
« C'est aussi bien, il ne sait rien d'elle, et vice
versa. Le pauvre oncle Eric se retournerait dans sa tombe
s'il en avait une. Tante Florence se tourna vers son compagnon
légèrement plus menu qu'elle. - Hugo, permettez-moi
de vous présenter sir Francis Drake. Sir Francis est
un ami de mon tout nouveau neveu. - Enchanté de faire
votre connaissance, Monseigneur, dit Hugo en saluant si bas
que son bec toucha le sol. Pris de court par tant de courtoisie,
sir Francis répondit : - Vot' serviteur, Môssieur.
Il s'arrangea pour mettre un genou à terre, mais sa
patte blessée le fit tant souffrir qu'il dut vite étouffer
une bordée de jurons. - C'est rapport à Bertie
et à Béatrice que j' viens vous voir, Mââme.
- Appelez-moi Florence, je vous en prie ! - Pour vous d'mander
vot' aide. - Mon aide? J'espère qu'ils n'ont pas d'ennuis,
sir Francis ? - Appelez-moi Franck, je vous en prie ! - Dois-je
? Sir Francis sonne si bien ! - Oh ! à vot' guise !
dit le perroquet avec quelque humeur. Il voulait à
tout prix revenir au nid avant la tombée de la nuit.
Elle survenait si brusquement, ici, sous les Tropiques ! Il
dépeignit donc brièvement la situation.
- Vous comprenez bien, cône lut-il, que la seule façon
de sauver l'oeuf de Béatrice et de Bertie, c'est d'
rassembler toute l'aide possible. On peut compter sur vous
? - Bien sûr ! Pensez que ce sera ma petite- nièce
ou mon petit-neveu ! Que ces rats osent se montrer, n'est-ce
pas, Hugo ? Et ils verront ! Hugo redressa ses épaules
arrondies et fit bouffer les plumes de son maigre poitrail.
- Et le combat cessera, faute de combattants ! s'écria-t-il.
Nous vivants, ils n'auront pas le nid. « Quel comédien
! pensa sir Francis en s'envolant à toute allure. Croirait
qu'on défend Béatrice contre une horde de loups
voraces et non contre une poignée de gros rats. »
Mais en touchant terre, sa patte lui fit mal et il se rappela
qu'un de ces rats était peu ordinaire. Il fut très
soulagé de trouver Béatrice couvant calmement,
avec, près d'elle, Bertie montant la garde. - Ils sont
partis, Franck, cria celui-ci. Les rats sont partis ! De sa
cachette, Lucrezia Borgiac vit le perroquet arriver, suivi
peu après par deux autres dodos qui marchaient d'un
pas lourd à travers les arbres. Elle avait congédié
ses cinq fils, leur disant de bien se montrer en s'éloignant
du nid. Elle se doutait que les dodos ne savaient pas compter.
Voyant le départ des fils, ils relâcheraient
donc leur surveillance et laisseraient à nouveau l'oeuf
sans protection. Elle ignorait comment elle pourrait le casser
seule. Peut-être pourrait-elle le faire rouler plus
loin pour le cacher quelque part. Cependant, voyant les renforts
arriver, elle comprit qu'il n'y avait plus rien à tenter
jusqu'au lendemain. L'obscurité s'épaississait,
la rate disparut furtivement. Le jour suivant, sir Francis
avait organisé les tours de garde. Les veilles de quatre
heures chacune, comme les quarts marins, étaient partagées
entre Bertie, tante Florence et Hugo de telle façon
que chacun pût dormir huit heures et farfouiller pour
se nourrir et pour nourrir Béatrice. On ne pouvait
évidemment pas lui demander de couver sans répit
pendant six semaines. Elle devait quitter son oeuf au moins
deux fois par jour pour se dégourdir les pattes et
se détendre. Cela pouvait durer un quart d'heure à
peu près. Les ordres de sir Francis étaient
clairs. Le dodo de garde devait alors couver l'oeuf. Tante
Florence accepta cette tâche sans discuter. Ce fut un
tout petit peu différent quant à Bertie et à
Hugo. Ils savaient tous deux qu'il était juste que
les dodos mâles participent, mais ni l'un ni l'autre
ne se bousculaient pour le faire. C'était d'un tel
ennui ! Hugo le fit cependant, car tante Florence le lui avait
demandé d'une façon bien charmante. Bertie également,
pour la bonne raison que Béatrice le lui avait ordonné.
Sir Francis s'était dispensé des tours de garde
pour trois bonnes raisons. Premièrement, bien qu'il
sût que n'importe quel dodo était capable d'écrabouiller
ou d'aplatir un rat le plus facilement du monde, il doutait
de sa propre force en combat singulier, après sa récente
expérience contre une bande de pirates à l'assaut
! Deuxièmement, et c'était le seul atout qu'il
possédait, il devait profiter de sa capacité
à voler pour pouvoir surveiller les environs le jour
et donner l'alarme en cas de danger. Troisièmement,
il projetait de tuer Lucrezia Borgiac. Lucrezia, elle aussi,
avait un plan. Les jours succédaient aux jours et les
semaines aux semaines. Pas un instant l'oeuf ne fut sans surveillance.
La fureur et la frustration de Lucrezia n'en croissaient que
davantage. A tout instant, sir Francis venait faire un brin
de causette avec Béatrice ou avec le dodo de garde.
A cette vue, les dents de Lucrezia Borgiac grinçaient
de rage. - Ce maudit perroquet ! grommelait-elle. On aurait
déjà eu l'oeuf, sans lui ! A ce train-là,
il doit être prêt à éclore. Et elle
aussi se mit à pondre un plan. Les choses se passaient
de telle manière que l'oeuf était toujours couvé
par l'un ou par l'autre des grands oiseaux. Ses fils et elle
n'arriveraient donc jamais à le casser. Et pourtant,
cassé, il allait le devenir, et rapidement. Le poussin
s'en chargerait, en le lézardant pour venir au monde.
Alors encore mouillé et déplumé, il tituberait
hors des débris de la coquille, pendant que ses parents
et sûrement ce maudit perroquet seraient tous autour
de lui à l'admirer... hors de leurs gardes... Ce serait
là le moment pour elle et ses fils d'attaquer et de
frapper à mort ! Mieux encore, elle aussi pourrait
recruter du renfort, une bande de « durs » pour
tuer le poussin, tuer le perroquet et, avec un peu de chance,
peut-être même tuer les dodos ! Lucrezia Borgiac
frémit de plaisir. Sir Francis Drake avait surveillé
la rate tout le temps qu'elle concevait ses projets. Il avait
souvent l'habitude, au
large, de se jucher dans la mâture, dans le gréement
ou le nid-de-pie. Là, il observait les marins lorsqu'ils
mettaient à la voile et les embrouillait par les ordres
qu'il criait avec la voix du capitaine. Il était maintenant
silencieux, posé à la cime d'un grand palmier.
De là, il surveillait les allées et venues de
la rate. Évidemment, il ne soupçonnait rien
de ses plans, mais il connaissait exactement le chemin qu'elle
empruntait chaque jour. Il connaissait également l'emplacement
de la cachette d'où elle espionnait tout. Pour y arriver,
elle devait marcher à découvert juste en dessous
du palmier où il se trouvait. Le plan de sir Francis
était simple. Le même missile qui avait provoqué
l'amnésie de tante Florence devait provoquer la mort
de Lucrezia Borgiac. Il lui fallait compter avec la chance
autant qu'avec le discernement. Il n'avait en effet pas le
droit de se tromper et devait viser juste du premier coup
: une énorme noix de coco était accrochée
à quinze pieds au-dessus de cet espace découvert.
Chaque jour, le perroquet rongeait davantage la tige qui retenait
la noix. Enfin, le grand jour arriva. Tout était prêt.
Béatrice se réveilla avec une sensation bizarre.
Quelque chose remuait sous elle tandis qu'elle entendait un
tout petit bruit, un minuscule pépiement. Par chance,
Bertie était de garde. Il accourut dès qu'elle
l'appela. Lucrezia Borgiac, qui était tapie à
observer avec un de ses fils, l'envoya aussitôt chercher
ses frères et la vingtaine de gros rats qu'elle avait
enrôlés. Dès qu'ils arrivèrent,
elle donna ses ordres. - Pas un bruit, pas un geste, siffla-t-elle,
jusqu'à mon signal. Là-haut, sir Francis attendait.
La noix de coco ne tenait plus que par quelques brins. Les
minutes s'écoulaient. Rien ne bougeait du côté
du nid, à part Bertie qui sautait nerveusement d'une
patte sur l'autre. Soudain Béatrice se mit soigneusement
sur le côté. C'est à ce moment précis
que la vieille rate sortit sans bruit et s'avança franchement
à découvert pour bien voir le nid. Le poussin
avait éclos ! Les petits yeux perçants de Lucrezia
Borgiac étincelèrent, mais avant qu'elle eût
le temps de lancer « A l'attaque ! » sir Francis
Drake referma son bec pour