Extrait de Les doigts rouges

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Les Doigts rouges, Marc VILLARD

CHAPITRE 1
Les nuages se chargèrent de pluie et le vent se leva. Sur la plage de Saint-Clair,
à la sortie du Lavandou, les derniers vacanciers de septembre plièrent leurs parasols
inutiles et leurs serviettes de bain. Les jouets des enfants regagnèrent les coffres des
voitures familiales.
Ricky Miller, huit ans, frissonnait sous son tee-shirt Snoopy mais il aurait pu supporter
la pire des bourrasques. Car il attendait Georges, son frère, qui regagnait la plage
en battant l’eau des mains et des pieds avec une belle énergie.
Pour Georges, Ricky se serait fait couper en morceaux, il aurait traversé des forêts,
escaladé des montagnes. Il admirait sans retenue son frère qui le méritait bien, fautil
le préciser ?
Georges le rejoignit sur le sable, tout dégoulinant d’eau.
_ Passe-moi la serviette, Ricky, et range les affaires, nous rentrons à la maison.
_ C’est déjà fini les vacances ?
_ Encore cinq jours et on remonte sur Paris. Sophie et toi, vous recommencez l’école
dans une semaine.
Sophie, la soeur de Georges et Ricky, ne descendait à la plage que le matin car
elle se réservait l’après-midi pour travailler. À seize ans, elle se préparait déjà à passer le
bac.
Monsieur et madame Miller laissaient leurs enfants seuls à la villa » Les Cyprès
» pour la première fois en septembre. Cette année Georges avait dix-huit ans, était
majeur et pouvait prendre cette responsabilité. Ce qui réjouissait Ricky.
Ils traversèrent la route alors que les premières gouttes tachaient le goudron.
Puis, en trottinant, les deux garçons rejoignirent la villa familiale.
Dans la salle à manger, Sophie était en grande conversation avec un gendarme
bien connu au Lavandou sous le sobriquet de Pluto. Sophie s’empressa d’expliquer aux
nouveaux venus la présence du gendarme :
_ Bruno Ségura a disparu !
Les deux garçons restèrent sans réaction, encore essoufflés par leur course. Aussi le
gendarme décida de poursuivre la conversation :
_ Eh oui, envolé Bruno ! Comme vous le fréquentiez, j’ai pensé que vous pourriez m’apprendre
quelque chose.
_ On le connaissait pas tellement… commença Georges.
_ Assez quand même pour que tu te bagarres avec lui, n’est-ce pas ? répliqua habilement
le policier.
Georges devient tout rouge.
_ Pourquoi vous êtes-vous battus ? demanda Pluto à Georges.
_ Il embêtait Sophie. Je n’aime pas parler de ça.
Le gendarme soupira et, en se levant, leur recommanda poliment de le prévenir s’ils
avaient connaissance de quoi que ce soit concernant Bruno. Puis il s’éloigna dans sa
petite voiture bleue.

CHAPITRE 2
Un peu plus tard Sophie et Georges discutaient au premier étage pendant que Ricky
avalait une énorme tartine de confiture dans la cuisine. Son visage, piqueté de taches
de rousseur, était absorbé par une pensée unique: pourquoi Georges refusait-il
de parler de Bruno Ségura ?
Après tout, il avait gagné la bagarre. Pourquoi donc avoir honte? À moins que
Georges ne sache où se cachait Bruno et ne veuille pas le dire… Ricky oublia bien vite
l’incident car l’heure de son feuilleton télévisé était enfin là. Il s’installa confortablement
sur une banquette moelleuse et se concentra sur l’écran coloré, brusquement envahi
par des extra-terrestres.
Après le dîner, Georges et Sophie restèrent discuter dans la salle à manger alors
que Ricky montait dans sa chambre pour dévorer les dernières aventures de Spidey.
Sur le coup de onze heures, ne pouvant trouver le sommeil, le garçonnet s’accouda
à sa fenêtre. Dans la pinède qui lui faisait face, les grillons s’étaient tus. On percevait
au loin la rumeur étouffée d’une fête organisée dans un mas voisin.
Puis la porte de la grange des Miller grinça. La lune était haute et sa clarté enveloppa
la silhouette qui sortit du bâtiment: Georges. Celui-ci referma la porte derrière lui
et examina ses mains: un liquide rouge lui poissait les doigts. Il sortit son mouchoir et
commença à s’essuyer en gagnant la cuisine. Les verrous cliquetèrent et le silence prit
possession du décor.
Ricky restait pétrifié à sa fenêtre. Une phrase prononcée par Georges à l’intention
de Bruno Ségura lui revenait à l’esprit: « Si tu touches encore une fois à Sophie, je te
tue. »
Malgré la chaleur étouffante, le garçonnet frissonna. Il revit les doigts rouges de
Georges. Un rouge foncé qui ressemblait fort à du sang.

CHAPITRE 3
Le lendemain matin, Ricky garda pour lui ce qu’il avait surpris au cours de la nuit.
Georges et Sophie paraissaient en pleine forme et riaient comme des andouilles pour
un oui ou pour un non. Alors que Ricky avalait un plein bol de cacao, ils le hélèrent
gaiement:
_ Nous partons faire des commissions en ville. Tu nous accompagnes ?
_ Non, je ne suis pas bien réveillé.
_ N’oublie pas de faire ta toilette, recommanda Sophie en fronçant les sourcils.
Et les jeunes gens se hâtèrent en direction de la voiture de Georges, une vieille 2
CV décapotable. Dès que la guimbarde eut disparu aux yeux de Ricky, le garçonnet se
hâta d’enfiler des espadrilles et un short puis il progressa à petits pas vers la porte de
la grange.
Et stoppa net. Il n’osait plus avancer, effrayé par avance à l’idée de ce qu’il pourrait
trouver derrière la porte. Mais, serrant les dents, il fit une dernière enjambée pour presser
la poignée. La porte résistait.
_ Ma parole, elle est fermée à clé ! s’étonna Ricky.
De toute sa vie - et elle était déjà longue, pensez donc! - personne n’avait jamais
fermé cette porte de grange. Ricky colla son oeil au trou de serrure mais l’obscurité
était complète à l’intérieur du bâtiment. De minute en minute, l’inquiétude fit son chemin
dans le coeur de Ricky.
Quand Georges et Sophie revinrent du Lavandou, ils trouvèrent un garçon maussade
et peu bavard. Georges commença à préparer le déjeuner sur la grande table de
la salle sans s’apercevoir que Ricky ne le quittait plus des yeux.
_ La vie est pleine de menteurs… commença l’enfant.
_ Qu’est-ce que tu racontes ? s’étonna sa soeur.
Sans un mot, Ricky quitta la pièce et courut se jeter sur son lit. Maintenant, il avait
peur de connaître la vérité.