« Quelque chose me souleva dans les
airs. Quatre énormes têtes, entièrement
tatouées, me
contemplaient avec insistance. Je perdis connaissance.
Lorsque je repris mes esprits, beaucoup plus tard sans doute,
ce fut pour constater que tout ce
cauchemar avait laissé place au plus beau des rêves.
Ici sétendait le pays des Géants.
Ils avaient dû prendre grand soin de moi, car toute
fatigue mavait abandonné. Au contraire,
jétais dans un état de bien-être
absolu et trouvais presque naturel de côtoyer aussi
simplement
ces colosses à voix de sirène qui mavaient
accueilli avec tant de bienveillance. Il ne me restait
plus quà les connaître et les comprendre.
Une tâche largement à la hauteur dArchibald
Leopold
Ruthmore, tout bien considéré !
Dès le début de notre rencontre, ils prirent
soin de moi comme dun enfant. Je me souviens de
nos premiers vrais échanges lors dinterminables
veillées nocturnes : des nuits entières, leurs
voix
sentremêlaient pour appeler une à une
les étoiles. Une mélodie fluide, complexe,
répétitive, un
tissage merveilleux de notes graves, profondes, orné
de variations ténues, de trilles épurés,
denvolées cristallines.
Musique céleste, infiniment subtile,
que seule une oreille inattentive aurait pu trouver monotone
et qui transportait mon âme bien au-delà des
limites de lentendement [
]
Ils étaient neuf, cinq Géants et quatre Géantes.
Enluminés de la tête aux pieds, y compris sur
la
langue et les dents, dun embrouillamini délirant
de tracés, de volutes, dentrelacs, de spirales
et de
pointillés dune extrême complexité.
A la longue, on pouvait discerner, émergeant de ce
labyrinthe fantasque, des images reconnaissables : arbres,
plantes, animaux, fleurs, rivières,
océans, un véritable chant de la terre dont
la partition dessinée répondait à la
musique de leurs
nocturnes invocations célestes [
]
De plus, leur peau semblait réagir aux infimes variations
de latmosphère : elle frissonnait au
moindre souffle de vent, se moirait déclats mordorés
au soleil, tremblait comme la surface dun
lac ou prenait les teintes sombres et orageuses de locéan
dans la tempête.
Je compris alors pourquoi ils me regardaient parfois avec
pitié. Davantage que ma petite taille,
cétait ma peau muette qui les peinait : jétais
un être sans parole ».
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