Tapuscrit Le Tyran, le luthier et le temps

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C'était
un Troubadour étrange
Aux habits couleur de poussière.
Il avait le visage du Temps.
A peine arrivé sur la place,
Il affûta son instrument
Et sur les cordes de sa viole
Son archet fit apparaître
Un décor, des couleurs,
Des sons, des odeurs, du vent.
" Bonnes gens, oyez le récit
D'un Tyran qui voulait connaître
Les pensées de tous ses sujets
Afin d'en rester le maître ! "
Au milieu de forêts, de collines, d'étangs,
Se nichait une petite ville.
Et dans cette cité
Vivait un Luthier habile.
Les instruments qu'il fabriquait
Ne se contentaient pas de jouer la musique
Celui qui les manipulait
Devenait détenteur d'un pouvoir diabolique :
Dans ses mains, sous ses doigts, mots et sons
Prenaient corps :
D'un accord,
L'instrumentiste
au gré de pensées fantaisistes
en interprétant ses morceaux
façonnait des mondes nouveaux !
Au coeur de ce pays, dominant la cité,
surplombant les prairies, les forêts
était un grand château
entouré de pierres
et de créneaux
perché haut
très haut
fier !
Dans ce château fort imposant
plein d'oubliettes oubliées
rempli d'escaliers dérobés
de ponts-levis toujours levés
et de cruelles meurtrières
vivait, au milieu de ses gens
un Tyran.
Il était laid, il était vieux,
autoritaire, hautain, odieux,
cruel, moqueur, pervers, envieux,
et maladivement curieux.
" Je veux être le ciel, je veux être la mer,
Je veux être le vent, le feu, la pluie, la terre,
Je veux savoir ce que ressent
Le plus petit être vivant.
Je veux tout voir en même temps,
Comprendre tout et tout connaître
Et devenir de l'univers
Le maître. "
" Où es-tu ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ? "
" Que font, que disent, que pensent les gens,
Les femmes, les vieillards, les enfants ?
Chacun m'évite, chacun me ment !
A quoi me sert d'être un TyranSi je ne suis pas au courant ? "
" Savants et artisans, je vous lance un défi :
Que le plus habile imagine
Un philtre, un procédé, une machine
Qui permette à moi seul d'épier tous mes gens,
D'être à la fois partout chez tous en même temps !
Tous ceux qui échoueront périront.
Mais celui qui réussira
Epousera
Ma fille ! "
Nul jamais n'avait vu la fille du Tyran.
Peut-être le Luthier, seul dans son atelier
Grâce au pouvoir magique de ses instruments
Avait, au fil de l'un de ses accords subtils
Esquissé la pâleur, deviné les courbures,
Caressé les parfums, dessiné un profil,
qui eût pu ressembler à cette jeune fille.
Il s'enferma chez lui et travailla sans hâte
A une longue, obscure et délicate tâche.
Le lendemain se présentait
devant les portes du palais
le Maître graveur du pays,
l'Artiste qui toujours avait
dessiné, peint tous les portraits
et sculpté du Tyran l'effigie.
" Salut, Aquafortiste ! Est-ce que tes pinceaux,
Tes encres, tes crayons, tes fusains, tes tableaux
Pourraient résoudre mon problème ?
- C'est un autre procédé
Que je viens vous proposer ! "
Il demanda un grand bassin
Et quand le récipient fut plein,
Au tyran proposa un bain.
" Que m'arrivera-t-il plongé dans ce liquide ?
- Aussitôt votre corps, dissous par mes acides
Se liquéfiera vite en un subtil fluide
Qui portera de vous la moindre molécule
Et vous divisera en mille particules.
- Moi, divisé ?
- Divisé pour régner,
Sire ! Car on vous versera
Dans les eaux de tous vos Etats
Et chaque éclat
De vous-même
Dans chaque être s'infiltrera. "
Le Tyran s'approcha, renifla
Le liquide fumant ;
Prudemment y plongea
Un index méfiant
Promptement dévoré par l'acide.
" Plongez ce traître dans le liquide ! "
L'Aquafortiste, soudain liquéfié
Fut métamorphosé en un fluide
Qu'on versa et boucha
Dans cent trente-neuf flacons.
Au deuxième matin arriva au château
un individu noir au grand et long chapeau.
" Que me proposes-tu, mage aux dons sans pareils ?
- Te muer, répondit l'Astrologue,
En soleil !
Je viens de fabriquer un grand four atomique.
Entre donc dans cet antre
Et sois sûr
Que ta vie deviendra énergie
Pure !
Tyran, je te propose
L'ultime métamorphose :
Soleil, du haut du ciel,
Tu darderas tes jets
Sur le moindre de tes sujets.
Ils dépendront de ta chaleur,
Ta lumière fera leur ombre
Et toi, le
Tyran, tu seras transformé en
Etoile !
- Ton four me plaît, dit le Tyran.
Entre donc le premier dedans ! "
Et la porte du four magique
Sur l'Astrologue se ferma.
Son corps décomposé donna
Mille ans d'énergie domestique.
L'Agronome Principal
se risqua le mois suivant
au seuil du palais royal
où s'ennuyait le Tyran.
" Voyez le dernier né de ma technique !
Cette superbe mécanique
Sépare, hache et broie la matière,
Respecte le bon grain, en ôte l'ivraie vile,
Décompose les corps en éléments subtils.
Comment mieux vous attacher
Aux moindres pas de vos sujets
Qu'en vous transformant en poussière
Dont vous imprégnerez la terre ? "
D'un geste, le Tyran fit choir
L'Agronome dans son hachoir.
Puis il donna, broyé menu
Son corps aux chiens comme menu.
Alors vint le Grand Alchimiste.
ses cornues avaient distillé un poison si puissant
que celui qui l'absorbait aussitôt s'évaporait.
" Ame enfin libérée des contraintes du corps,
Tyran, tu erreras au-dessus de la terre,
Maître de tout, de tous, dispersé dans l'Ether. "
Le Tyran dit : " A ta santé,
Alchimiste, bois le premier ! "
Se dissolvant en courant d'air
Le corps du Grand Alchimiste
Fit éternuer les ministres
Et claquer au vent les bannières.
Le Tyran s'emporta. Les murs tremblèrent
Sous sa colère.
Et chacun espérait
Qu'un jour viendrait
Où quelque obscur savant plus savant
Que les précédents
Saurait répondre au mieux au voeu
Extravagant
Du Tyran.
Le soleil se couchait lorsque vient
En chantant
Un humble musicien.
C'était le Luthier.
" Qui es-tu ?
D'où viens-tu ?
Que veux-tu ?
Es-tu un grand savant
Un génial artisan ? "
" Je suis Luthier.
- Tu n'es qu'un violoneux !
- Et si j'étais votre homme ?
- Que m'apportes-tu là ? Quel est cet instrument ?
- L'instrument du pouvoir. un simple métronome.
De son tic-tac têtu
Il distille le temps,
Balance les secondes
Egrène les minutes.
Des heures alignées
Il fabrique des jours
Dont il fait des semaines
Elles-mêmes groupées en mois, saisons, années,
En décennies,
En siècles !
Ses millénaires multipliés
Sont, de l'éternité,
La clé. "
" Dis-moi, Luthier, comment ta machine
Fonctionne !
- Mon métronome
D'un doigt peut s'arrêter.
Et celui qui risque ce geste
Stoppe le cours du Temps
Mais il en reste
Maître.
- Je sais, Luthier, que tu mens !
- J'essaie, Tyran, l'instrument. "
" Il ne s'est rien passé, Luthier ! Qu'as-tu donc fait ?
- Tout un jour à coulé
Pour moi : vois mon visage
Où ma barbe a poussé.
Et à présent, mon âge
S'est allongé d'un jour que tu n'as pas vécu.
J'ai eu le temps d'aller dans ta chambre. J'ai vu
Tes draps de satin rose, et le miroir ovale
Et tes deux serviteurs qui surveillent la salle
Où dans un coffret bleu tu caches tes trésors. "
Le Tyran subjugué
effleura le métronome,
Et le Temps, aussitôt,
S'arrêta.
Le Tyran n'en croyait pas ses yeux : le Luthier était devenu une
sorte de statue ; il semblait aussi dur que la pierre et ne respirait
plus.
L'air lui-même paraissait immobile.
Le Tyran sortit du palais. Partout régnait le silence.
Le Tyran côtoya des dizaines de femmes et d'hommes figés, au
regard vide ; il caressa des fleurs sans vie ; l'herbe qu'il foulait
avait la rêcheur des épines. Dans le ciel, les nuages stoppés
dans leur course attendaient. Le soleil borgne et nu dardait des
rayons froids.
Il courut dans les faubourgs de sa ville et pénétra chez ses gens.
Au bord de la rivière au cours soudain glacé, il découvrit son
capitaine des gardes en train de courtiser la meunière. Là-bas,
ces trois jeunes gens, que le temps avait arrêtés et surpris
chuchotant, ne complotaient-ils pas contre lui ?
Comment savoir ?
Mais oui, évidemment : en remettant le Temps en marche - en
marche quelque Temps - et puis en l'arrêtant !
Le Tyran parcourut
pendant de longues heures
son pays sans couleur,
sans mouvement, sans saveur.
Alors il vit
Décliner le soleil, venter le vent, fleurir les fleurs,
Pleuvoir la pluie
Et régner à nouveau
La vie.
Croyant tenir en main un pouvoir diabolique,
Le Tyran s'accorda d'interminables temps
D'arrêt.
Cent fois dans la soirée, il stoppa la mécanique.
Pendant que le Tyran
Gaspillait un long mois de sa vie,
Ses sujets avaient dormi
Une nuit !
Le Tyran vieillit à vue d'oeil !
En dix soirs, il eut un an de plus.
Chaque jour les habitants
Surveillaient
La décrépitude de leur maître.
Et le pays stupéfait assista au prodige :
Un matin du mois suivant,
Le Tyran soudain mourut,
Et disparut !
Il acheva, croit-on, son existence
Dans le silence
D'un temps
Mort,
Solitaire et prisonnier
D'un moment d'éternité
Qu'il aurait lui-même
Créé.
" Bonnes gens, c'était le récit
D'un Tyran arrêteur de temps
D'un Tyran qui voulait connaître
Les pensées de tous ses sujets
Afin d'en rester le maître ! "
L'instrument du Baladin se tut.
Alors, ses personnages s'évanouirent
Un à un. Peu à peu,
Forêts, étangs, cité s'estompèrent, s'éteignirent.
Tout avait disparu, tout
Sauf
Le Troubadour étrange
Aux habits couleur de poussière.
" Qu'est devenu le Luthier ?
- A-t-il épousé la fille du Tyran ? "
Un triste sourire naquit
" Je suis le Luthier du récit.
La fille du Tyran n'existe
Que dans les images
Que je crée avec mon instrument.
Mais son visage
Me hante.
Et si dans chaque village
Je chante
L'étrange histoire de ce Tyran,
C'est dans l'espoir de découvrir
Avant de mourir
Sa fille. "
Alors le Baladin rangea son instrument.
Silencieux, il se remit en route.
Et sa silhouette s'effilocha
Lentement
Dans le Temps.