LE
TYPE
(pages arrachées au journal intime de Philippe Barbeau)
LUNDI
Ce matin, je me promenais. J'étais vraiment très
bien, la tête dans les étoiles, les pieds dans
le
bonheur et de la joie sur le bout du coeur. J'étais
vraiment très bien.
Et puis tout à coup, j'ai remarqué un type
à une trentaine de mètres de moi.
Il m'a immédiatement paru bizarre et, en le regardant
avec attention, j'ai deviné ce qui
clochait chez lui : IL NE SAVAIT PAS SOURIRE.
Moi, rien ne m'énerve plus qu'un type qui ne sait
pas sourire, alors j'ai ramassé un caillou, oh!
pas plus gros qu'une noix, et je le lui ai jeté.
Il l'a pris en plein dans le menton. Je me suis
approché.
- Ça fait mal! m'a dit le type en grimaçant.
- Eh! Tu n'avais qu'à sourire, lui ai-je fait remarquer.
- Sourire? Je ne sais pas ce que c'est.
Ah! Il m'a énervé encore plus. J'ai failli
lui coller une baffe et puis, je me suis dit que ça
allait
faire des histoires. Alors j'ai mis les mains au fond de
mes poches et je suis rentré chez moi.
MERCREDI
A midi, je me promenais. J'étais très bien,
la tête dans les étoiles et les pieds dans
le bonheur. Oui,
j'étais très bien.
Soudain, j'ai remarqué un type à une vingtaine
de mètres de moi. Le même que lundi. Encore
plus bizarre. Je n'ai pas eu à le regarder longtemps,
j'ai vite deviné ce qui clochait chez lui ce
jour-là : IL NE SAVAIT PAS RÊVER.
Moi, rien ne m'énerve plus qu'un type qui ne sait
pas rêver, alors j'ai ramassé une pierre, oh!
pas
plus grosse qu'une orange, et je lui ai jetée. Il
l'a prise en plein dans le nez. Je me suis approché.
- Ça fait mal! m'a dit le type en pleurnichant.
- Eh! Tu n'avais qu'à rêver, lui ai-je fait
remarquer.
- Rêver? Je ne sais pas ce que c'est.
Incroyable! J'ai failli lui coller mon poing dans la figure
et puis je me suis dit que ça allait faire des
histoires. Alors j'ai fourré les mains au fond de
mes poches et je suis revenu chez moi.
VENDREDI
Cet après-midi, je me promenais. J'étais bien,
la tête dans les étoiles. J'étais bien.
Enfin...Sans
plus.
Tout à coup, j'ai remarqué un type à
une dizaine de mètres de moi. Le même que lundi
et
mercredi. Plus que jamais bizarre. Je l'ai à peine
regardé et j'ai très vite deviné ce
qui clochait
chez lui ce jour là : IL NE SAVAIT PAS AIMER.
Moi, rien ne m'énerve plus qu'un type qui ne sait
pas aimer, alors j'ai ramassé un pavé, oh!
pas
plus gros qu'un melon et je lui ai jeté. Il l'a pris
en plein front.
Je me suis approché.
- Ça fait mal! m'a dit le type en pleurant comme
une fontaine.
- Eh! Tu n'avais qu'à aimer, lui ai-je fait remarquer.
- Aimer? Je ne sais pas ce que c'est.
Ah! J'ai failli l'étrangler. Et puis, je me suis
dit que ça allait faire des histoires. Alors j'ai
fourré les
mains au fond de mes poches et je me suis précipité
chez moi.
DIMANCHE
Ce soir, je me promenais. J'étais mal. Des nuages
me voilaient le moral. J'étais vraiment très
mal.
Soudain, je suis tombé nez à nez avec le type,
le même que d'habitude. J'ai immédiatement
deviné ce qui clochait chez lui : il ne savait ni
sourire, ni rêver, ni aimer. Tout en même temps!
Ça
a été plus fort que moi : j'ai ramassé
un rocher, oh! pas plus grosse qu'une citrouille, et je
lui ai
jeté.
Le type en avait certainement par dessus la tête de
se prendre des trucs en pleine figure alors il
s'est baissé.
Derrière passait une vieille dame. Zouh! le chapeau
de la vieille dame!
Je me suis approché quand elle le ramassait. Elle
s'est tournée vers moi et a soufflé:
- Ce n'est pas malin de jeter des pierres à la tête
des gens.
C'était la première fois qu'on me disait ça.
Je lui demandai, étonné:
- Eh! toi qui es si maligne, tu sais sourire?
- Oui!
Et son visage s'est éclairé d'un formidable
sourire. Je n'en avais jamais vu d'aussi beau. Je lui
demandai , surpris:
- Toi qui es si maligne, tu sais rêver?
- Oui!
Et elle m'a emmené dans son regard où j'ai
fait un formidable voyage. Je n'en avais jamais vu
fait d'aussi beau. Je lui ai demandé, abasourdi :
- Toi qui es si maligne, tu sais aimer?
Et elle m'a ouvert son coeur où j'ai découvert
un formidable amour. Je n'en avais jamais admiré
d'aussi beau.
Je ne savais plus où j'étais. C'était
la première fois que je ressentais ça. Alors
j'ai demandé à la
vieille dame:
- Toi... toi qui es si maligne, où as tu appris tout
ça?
- Viens...Suis-moi...
Elle s'est assise dans un coin. Je me suis installé
à côté d'elle et, d'une voix plus fraîche
que l'eau
d'une source, elle m'a raconté des histoires.
À partir de demain, je ne jetterai plus de pierre
à la tête des gens, je leur raconterai des
histoires. C'est bien plus malin pour les aider à
sourire, à rêver et à aimer.