Tapuscrit du Souffre-douleur

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Le souffre-douleur
Sid Fleischman

Chapitre 1 : Où les cheveux se dressent sur la tête

Petite peste.
Voilà le surnom qu'on donnait au jeune prince ici et là (pour ne pas dire partout) dans le royaume. Et tout le monde se gardait bien de croiser son chemin.
Un soir, le roi donna une grande fête. Se faufilant derrière les lords et les ladies, Petite Peste attacha leur perruque poudrée au dossier de leur fauteuil en chêne.
Puis, dissimulé derrière un laquais, il attendit. Quand les hôtes se levèrent pour porter un toast à la santé du roi, toutes les perruques s'envolèrent.
Scalpés, les lords plaquèrent leurs mains sur leur pauvre crâne dégarni. Les ladies se mirent à pousser de grands cris.
Petite Peste (que personne n'appelait ainsi en face, évidemment) tenta de garder son sérieux. Il colla bien ses deux mains sur sa bouche, mais il ne put réprimer quelques gloussements. Ha ! Ha ! Ha !...Hi ! Hi ! Hi !
Le roi décela la présence du prince. Il paraissait dans une colère noire, prêt à cracher de l'encre.
- Faites venir le souffre-douleur ! hurla t-il, furieux.
Petite Peste n'avait rien à craindre, il le savait. De sa vie, jamais il n'avait reçu de fessée, car il était prince ! Et fesser, corriger, calotter, gifler ou fouetter un prince était interdit.
Pour recevoir les punitions à sa place, on détenait au château un garçon du peuple.
- Le souffre-douleur !
Tel un écho, l'ordre du roi passa de garde en garde, gravit un escalier de pierre, et parvint à une petite chambre de la tour nord exposée à tous les vents.
Jemmy, un petit orphelin dont le père avait été preneur de rats, sortit lentement de son sommeil. D'un beau rêve où il avait revécu l'existence rude, mais insouciante, qu'il menait autrefois, avant qu'on l'arrache aux rues et aux égouts de la ville pour faire de lui le souffre-douleur royal.
Un garde le secoua pour le réveiller complètement.
- Debout, mon gars !
- Fichtre alors ! ça fait déjà deux fois aujourd'hui… Qu'est-ce qu'il a encore fait, le prince ?
- Allons, petit. Ne faisons pas attendre le beau monde.
- Vingt coups de bâton ! ordonna le roi, dans la grande salle.
D'un air de défi, le souffre-douleur serra les dents et encaissa les vingt coups sans broncher.
- Et que cela vous serve de leçon ! dit le roi en se tournant vers le prince.
- Oui, Père, répondit petite peste, la tête basse pour se donner l'air humble et contrit. Mais tout le temps de la punition, il n'avait cessé de trouver ce souffre-douleur de plus en plus exaspérant.
Dans la petite chambre de la tour, le prince eut un regard menaçant.
- Tu es le souffre-douleur le plus nul que j'aie jamais eu ! Tu ne brailles pas, comment ça se fait ?
- J'sais pas, répondit Jemmy avec un haussement d'épaule.
- Un souffre-douleur, ça doit glapir comme un cochon qu'on égorge. Nous on t'habille, on te nourrit comme un petit milord ; et toi, tu brailles jamais. C'est pas marrant !
Jemmy haussa à nouveau les épaules. Il était bien décidé à ne jamais donner au prince le plaisir de le voir pleurer.
- Je te préviens, continua Petite Peste, la prochaine fois tu vas crier. Hurler, t'entends ? Sinon je dis à mon père de te rendre tes loques et de te renvoyer d'où tu viens. A coups de pied dans l'arrière-train !
Jemmy reprit courage. " Votre bassesse royale ", se dit-il en lui-même, " vous m'obligeriez énormément…Et, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'aurai attrapé mes fringues et mis les bouts ! "

Chapitre 2 : Où le prince ne sait même pas écrire son nom

Une bonne volée dès le saut du lit, voilà à quoi Jemmy pouvait s'attendre.
" Ça ne fait pas un pli ", se dit-il en enfilant sa jolie culotte de velours et ses bas de soie, " Petite Peste ne saura pas ses leçons… Et comme le précepteur manie la baguette comme le tape-mouche, je vais vite me retrouver dans mes vieilles nippes.
" C'est la dernière fois que tu me vois ici, P'pa. Tu vas enfin pouvoir reposer en paix… T'as un jour cru que j'allais rester cloîtré dans ce château, avec des habits de carnaval à faire honte à un paon… ? Je vais me dégoter deux bons petits furets. Avec des dents bien pointues. Et moi aussi, je vais faire le preneur de rats. Comme toi, P'pa… "
Le visage rond, des joues rebondies - maître Peckwit, le précepteur, rugit, la baguette pointée en direction du prince :
- Baudet ! Âne bâté ! Entre l'alphabet et les pattes de mouche, vous ne faites toujours aucune différence ! Et dire qu'un jour vous serez roi !
- Bah ! Répondit Petite Peste en faisant claquer ses doigts, je ferai lire quelqu'un à ma place.
- Ecrire votre nom - même cela, vous en êtes incapable !
- La belle affaire ! Je ferai écrire mon nom par quelqu'un d'autre.
La colère gonfla les joues de maître Peckwit, menaça de désarçonner les petits lorgnons juchés sur son nez.
- Eduquer une oie serait chose plus facile ! Préparez-vous pour la punition, Votre Altesse !
- Ça vaut bien dix coups, dit le prince. Au moins. Et bien appuyés, je vous prie.
Jemmy, qui devait rester à portée de main pendant la leçon quotidienne, se dit que la liberté, maintenant, était toute proche. Maître Peckwit brandit la baguette. La bouche en cœur, Petite Peste regarda son souffre-douleur se faire battre comme un tapis. Jemmy ne broncha pas. Pas plus qu'il ne cria ni ne hurla. Il prit dix coups sans que ses lèvres ne laissent échapper le moindre son.
- Canaille ! explosa le prince. J'ai compris ton manège. C'est exprès que tu ne brailles pas ! Pour me vexer ! Et tu croyais t'en tirer à si bon compte ? Ah ça non ! Jamais !
" Fichtre alors ! " pensa Jemmy. " Il ne va pas tenir parole… "
- Et n'essaie pas de t'enfuir ! Jusqu'à terre que ta langue pendrait, tellement je lancerais des gens à tes trousses !
Et l'on continua ainsi pendant plus d'une année encore. Le prince n'apprit rien du tout. Le souffre-douleur, lui, sut lire, écrire et compter.

Chapitre 3 : La fuite

Une nuit où la lune semblait vous épier d'un œil maléfique, le jeune prince entra dans la chambre de Jemmy.
- Debout ! Et que ça saute ! J'ai besoin d'un valet.
Enveloppé dans une cape noire, il portait un panier d'osier de la taille d'une malle de voyage.
- Qu'est-ce que tu manigances encore ? demanda Jemmy. Tu joues au prince somnambule ou quoi ?
- Je vais faire une fugue.
Jemmy se redressa instantanément. Il ne se passait pas un jour sans que lui cherche un moyen ou un autre de s'évader. Lui, ça se comprenait, mais le prince ? Non, ça devait cacher un mauvais coup une fois de plus…
- Tu ne vas quand même pas déguerpir comme ça … comme un vulgaire manant ! Qu'elle mouche t'a donc piqué ?
- Je m'ennuie.
- Avec le boucan que font les crapauds dans les fossés du château, personne n'arrive à fermer l'œil. Et toi, tu t'ennuies ?§
- Oui.
- Et la fois où les chevaliers ont dégringolé de leur monture et se sont flanqués par terre parce que tu avais enduit leur selle de graisse de porc, c'était pas à mourir de rire ?
Le prince croisa les bras.
- C'était d'un triste…
- Et quand tu me fais rosser, tanner le cuir au point que j'ai l'impression que le diable me court dessus avec des chaussures à pointes ?
- Allez, on y va.
" Il m'emmène… ? " s'étonna Jemmy. " Pourquoi ne prend-il pas un copain ? C'est vrai que les copains, lui, Petite Peste, il n'en a pas. Voilà pourquoi il a besoin de moi. "
- Il fait nuit dehors ! protesta Jemmy, le bras tendu vers la fenêtre.
- Le moment est propice, rétorqua le prince.
- Mais t'as peur du noir, tout le monde le sait.
Même que tu ne veux pas dormir sans avoir une chandelle à côté de toi !
- Mensonges que tout cela ! Et quand bien même, il y a le clair de lune. Allons !
Jemmy considéra le prince d'un œil stupéfait.
- Le roi va faire une sacrée crise…
- … et il nous fera pourchasser. Toi, tu t'en tireras sans une égratignure ; mais moi ? Je pourrai m'estimer heureux de ne pas être écorché vif ! J'aurai droit à la potence, pour sûr. A une belle cravate de chanvre autour du cou !
- A toi de ne pas te faire prendre…ricana le prince. Allons, va-nu-pieds ; prend ce panier et suis-moi.

Chapitre 4 : Des mains dans le brouillard

Toute la nuit, la lune les avait éclairés comme une lanterne. Au petit jour, pourtant, les deux fugueurs, qui montaient à deux un cheval des écuries royales, étaient irrémédiablement perdus. Pris dans un épais brouillard, ils s'étaient écartés de la route pour se retrouver cernés par les arbres.
- Cochonnerie de forêt ! dit Jemmy en se cramponnant du mieux qu'il pouvait au panier. Rien ne vaut une bonne route pavée, quand même !
Une branche basse faillit les désarçonner.
- Descends ! dit le prince. Et conduis donc ce balourd de canasson à la longe.
- Par ce brouillard ?! Mais mes deux mains et une lumière ne suffiraient même pas pour trouver le bout de mon nez !
Jemmy se laissa glisser de selle, une ébauche de plan en tête.
" Voilà ta chance ", se dit-il, " profiter du brouillard pour lui fausser compagnie, pour ficher le camp ! Et terminé le fouet si on ne te retrouve pas ! Les égouts, Jemmy, voilà où il faut te planquer ! "
- Alors, qu'est-ce que tu attends ?
- Je réfléchis.
Il marcha à reculons. Des feuilles craquèrent sous ses pieds. Sa décision était prise : dès que ça se lèverait, il chercherait la rivière qui le mènerait au dédale des grands égouts de briques où son père lui avait appris à ne pas se perdre. C'est là que tous les deux avaient attrapé les rats les plus féroces - ils en avaient vendu des cages pleines, car on offrait un prix mirobolant pour les meilleurs rats d'égout au combat contre les chiens. Qui irait chercher Jemmy sous la ville ?
Il recula encore d'un pas. Et resta figé sur place.
Une lueur jaune flottait maintenant dans le brouillard. Le prince se mit à hurler, à vociférer.
- Qu'est-ce que c'est ? Lâche-moi, imprudent ! Bas les pattes, canaille !
La réponse tonna, brutale.
- Voyons voir c'qui nous tombe là… (La lumière de la lanterne se mit à danser.) … Un sale petit braillard à cheval sur une bien belle bête !
" Un brigand ! " pensa Jemmy en s'approchant à peine.
Avec la rapidité du serpent qui saisit sa proie, une main de fantôme fendit le brouillard et lui agrippa le bras. " Un autre ! " se dit Jemmy.
Levant les yeux, il distingua difficilement un long visage osseux, des joues creuses et un nez effilé comme un hachoir à viande.
- Allen ! gloussa-t-on par derrière, y en a encore un ici !
Et Jemmy reçut une bourrade dans le dos.

Chapitre 5 : Allen Fétide et Fend-la-Bise

Allen arracha le prince de sa selle et le balança contre Jemmy.
Puis, tenant la lanterne plus haut, il l'approcha si près que Jemmy sentit la chaleur de la flamme.
Grand et fort, Allen avait le visage tout en poils. Et puait l'ail à quinze pas.
- Ce qu'on a attrapé là, dit-il, c'est pas grand-chose. Du menu fretin. Mais t'as vu comment y sont accoutrés, Fend-la Bise ?
- Accoutrés, reprit le squelette ambulant, c'est le mot !
- Z'auriez pas de l'or dans vos poches, mes mignons ?
- Mêlez-vous de vos affaires ! coupa le prince.
Allen partit d'un rire tonitruant.
- Mais je n'fais que ça, mon gars ; parole ! Tu sais donc pas qui je suis ?
- Un gueux ! Un malandrin !
- Pire que ça ! rectifia le colosse. Z'avez jamais entendu parler d'Allen Fétide ?
- Il est célèbre, vous savez, dit Fend-la-Bise. Même qu'il y a une chanson sur lui.
Jemmy eut comme un vague souvenir.
" Allen machin-truc… ça me dit quelque chose… Oui, c'est ça, Allen Fétide ! Les chanteurs des rues n'en avaient que pour lui. Et des couplets sur ses exploits, ils en avaient tourné des mètres et des mètres. "
- Vous êtes Allen le détrousseur ?
- En personne.
- Le meurtrier ?
- C'est le métier qui veut ça… gloussa Allen. Ça vous dérange pas si on prend votre cheval et si on vide vos poches ?
- Mais on n'a pas un sous, répondit Jemmy, car, si un prince n'avait nul besoin d'emporter de l'argent, son compte à lui, on le tenait dans un livre au château.
- Y a quoi dans le panier ? lança Fend-la-Bise.
- Ne touche pas à ça gredin ! Et moi, sais-tu qui je suis ?
Jemmy donna un bon coup de coude au prince pour le faire taire.
- Chut, pas un mot !
Mais l'héritier du trône se dressa de toute sa hauteur.
- A genoux, devant votre prince !
Le brouillard tourbillonna autour de la lanterne.
- Devant quoi ? demanda Fend-la-bise.
- Je suis le prince Horace !
- Et moi, ricana Fend-la-bise, l'empereur de Chine, sa majesté impériale Chou Rave !
- Brutes épaisses ! Je vous ordonne de nous rendre la liberté, sinon père vous fera enchaîner !
" Cervelle de moineau " cria mentalement Jemmy. " Mais boucle-la donc ! Capturer un prince ! Tu imagines, pour ces scélérats ? "
- Faites pas attention, déclara-t-il, il a pas toute sa tête, mon copain ! Avec un paternel vulgaire preneur de rats, vous avez vu pour qui il se prend ?
- Y manque pas d'air, surtout ! Deux jours qu'y pourrait tenir sans respirer ! Fend-la-bise, prend la lanterne et va chercher le cheval.
- Tu penses qu'y a quoi dans le panier, Allen ?
- On a tout le temps pour ça.
La lanterne s'éloigna en dansant. Allen l'empesteur attrapa chacun des garçons par une oreille et serra bien fort.
- Allez, remuez-vous un peu et déguerpissez ! Et que je ne vous revoie plus dans le secteur ! C'est clair ?
- Comme de l'eau de roche ! soupira Jemmy, soulagé. Et si vous aviez la bonté de nous indiquer la direction de la rivière, je vous en serais éternellement reconnaissant…
- Allen, cria Fend-la-bise. Vise un peu ça…
Allen ne lâcha pas les deux oreilles. A côté du cheval, Fend-la-bise tenait la lanterne à hauteur de la selle.
Le colosse fit entendre un cri d'effroi.
- Que je sois écorché vif… Les armoiries du roi !
- On a tout volé ! s'écria Jemmy, de désespoir. Le cheval et la selle !
- Balivernes… rétorqua le prince avec une moue de dédain. Ne vous-ai-je pas dit qui j'étais ? Inclinez-vous jusqu'à terre, pauvres imbéciles, puis hors de ma vue !
Mais les deux hommes ne se prosternèrent pas. Pas plus qu'ils ne s'enfuirent. Sous ses sourcils broussailleux, Allen lorgna du côté de son acolyte.
- D'après toi, Fend-la-bise, sur pied, qu'est-ce que ça peut bien valoir, un vrai prince ?
- Pour le moins, son poids en or.

Chapitre 6 : Où l'intrigue s'épaissit

Des lambeaux de brouillard s'accrochaient encore aux arbres. La forêt finit par s'éclaircir, mais les pins étaient si épais que le soleil matinal ne faisait qu'effleurer le sol.
Allen Fétide écarta une branche basse, et l'on vit apparaître une cabane de planches délabrée avec un triste toit de chaume.
- Notre château, gloussa Allen. Votre jeune majesté acceptera bien notre hospitalité. En espérant qu'elle ne trouvera pas le plancher trop dur pour dormir.
En fait, le plancher, c'était de la terre battue. Telles des cordes à nœuds, des tresses d'ail pendaient des poutres.
- J'ai faim ! lança Petite Peste.
- Pour ça, vous allez vous régaler ! Fend-la-bise, amène du pain ! Le meilleur ! Et des harengs !
Du pain et des harengs, Jemmy en avait souvent fait son ordinaire les jours où la chance lui souriait. Et il se sentait suffisamment d'appétit aujourd'hui pour en manger plutôt deux fois qu'une.
Petite Peste fit la grimace.
- Bah ! Pourquoi pas de la boue ?
Et il allongea le bras vers le panier d'osier. N'a-que-le-peau-sur-les-os le lui arracha des mains et souleva le couvercle.
- Y a quoi là-d'dans… ? marmonna-t-il. Mazette ! ça m'a tout l'air de petits pâtés en croûte ! Et de tartes aux fruits ! Y a même un couple de faisans rôtis ! Allen, qu'est-ce qu'on va se mettre !
- Touchez pas ! s'écria le prince. C'est à moi ça !
- C'était ! jappa Fend-la-bise.
" Fichtre ! " pensa Jemmy, " le saint-frusquin qu'il a pris pour faire une fugue ! Une assiette de porcelaine, une cuiller en argent. Et même un couteau en argent ! "
- Fend-la-bise, appela Relent d'ail en plongeant les mains au fond du panier. Approche la lanterne. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Dans la cabane enténébrée, le colosse sortit une couronne en or.
- C'est à moi aussiii ! bêla le prince.
- C'était… rectifia Allen en posant la couronne sur sa tignasse rousse.
- Son altesse royale Allen Fétide ! s'esclaffa Fend-la-bise en se grattant de tous ses doigts.
" A coup sûr " se dit Jemmy, " il grouille de puces ! "
- Allen, continua Fend-la-bise, on est riches à millions !
- Avec cette petite couronne de rien du tout ?! se gaussa Allen. Tu veux rire ? On peut être riches comme Crésus, si on veut…
" Emmener sa couronne… " se lamenta Jemmy, " mais il a vraiment rien dans la tête ce prince ! Qu'est-ce qu'il croyait ? Se la coller sur le crâne pour que tous les vagabonds et tous les brigands se prosternent devant lui ? "
Le costaud velu souleva la Petite Peste du sol. Et le soupesa comme un vulgaire sac de pommes de terre.
- Vingt kilos bien sonnés, je dirais… Tu sais Fend-la-bise, on va passer une commande au roi. Vingt kilos de pièces d'or en échange de son rejeton.

Chapitre 7 : Où règne une grande confusion

Fend-la-bise farfouilla dans un coffre de chêne noir qui renfermait le butin des deux bandits. Des mouchoirs se mirent à voler, pareils à des colombes au plumage souillé ; suivirent des chaussures usagées, des peignes de dame, une cloche de vache… Ce n'était plus un coffre, mais un vrai dépotoir !
" Ils barbotent vraiment n'importe quoi, nos deux détrousseurs ! " se dit Jemmy. " Après tout, peut-être qu'ils ne sont pas aussi habiles et rusés que les chanteurs des rues voulaient bien le dire… "
- Tiens, Allen, dit Fend-la-bise en retirant un petit bout de papier de la poche d'un habit volé. Mais comment on va faire pour le gribouillage, on ne sait pas écrire…
- Je sais ce qu'y faut. Taille une plume de faucon.
- J'ai faim… gémit le prince. Monsieur, un pâté en croûte !
Allen Fétide l'ignora. Il fureta dans la cabane et dénicha une betterave rouge qu'il pressa d'une main au-dessus d'une assiette. Goutte à goutte, le jus s'écoula comme d'une blessure.
- Voilà de l'encre, Votre Altesse. Vous allez nous griffonner une petite lettre avec cette plume.
Petite Peste se croisa les bras.
- Je n'ai pas d'ordre à recevoir d'un cuistre et d'un mécréant.
- Pense à ton petit père chéri ; combien il lui serait agréable de te savoir sain et sauf.
- J'ai faim, j'ai dit !
- T'auras rien à te mettre sous la dent avant d'avoir rédigé le document !
- Je ne sais pas écrire…
- Ouais… éructé Allen, et les poissons savent pas nager non plus ! (Son haleine empestait l'ail.) Ne crois surtout pas qu'on est du genre à se faire avoir les yeux ouverts. Les rois et les gens de la haute, on leur apprend à lire et à écrire dès le berceau. T'es prince, non ? Alors, vas-y, et plus vite que ça !
- Mais je ne sais même pas tracer mon propre nom !
Jemmy examina le prince d'un air calculateur. Il venait d'avoir une idée.
" Ma misérable petite peau, ça ne semble pas valoir beaucoup la peine de la sauver, mais peut-être que j'arriverai à berner ces deux minables et à leur faire libérer Petite peste. Et moi, j'en serai délivré une bonne fois pour toute… "
- Passez-moi la plume. Je vais l'écrire votre lettre, moi.
- C'est cela, renchérit le prince. Mon souffre-douleur connaît l'alphabet, lui. Allons, au travail.
- Doucement, s'écria Allen Fétide ; son regard perçant sautillait d'un garçon à l'autre. Alors comme ça c'est le souffre-douleur qui connaît l'alphabet, et le prince royal, lui, ne sait même pas écrire son nom… C'est louche…
- T'en déduis quoi Allen ?
- Que ces deux-là se font passer l'un pour l'autre pour nous rouler.
Le menton arrogant, Jemmy s'efforça de se donner des airs de prince.
- Balivernes ! Je ne suis qu'un misérable souffre-douleur !
Un rire caverneux monta de la gorge du colosse qui révéla des dents toutes jaunes.
- Tu nous prends pour des cloches ou quoi ? Ma main à couper que le prince c'est toi !
Le visage de Petite Peste se mit à rougeoyer comme des charbons ardents.
- Lui ?!! Cet orphelin de bas étage ?
- La pais ! ordonna Jemmy. Ne comprends-tu pas que nous sommes démasqués, que nous avons perdu la partie ? Tiens ta langue !
- Mais non, c'est moi son altesse royale !
" C'est pas possible ", se dit Jemmy, " cet orgueilleux n'a pas deux sous de bon sens pour voir où je veux en venir… "
- Economise ta salive ! Et cesse de jouer les seigneurs, jeune laquais écervelé !
- Un laquais… moi ! Comment oses-tu me parler sur ce …
- La ferme ! aboya Allen. Fend-la-bise, tu lui en colles une si on l'entend encore pépier, c't oiseau-là !
- Donnez-moi une plume, dit Jemmy. Je vais écrire au roi, mon père.

Chapitre 8 : La demande de rançon

Allen Fétide secoua la tête ; la couronne princière se mit de travers.
- Y a quoi d'écrit, déjà ?
Jemmy leva les yeux.
- A sa majesté très sacrée. Père…
- Ouais c'est bien dit ça. Avec respect et out. Après ?
- Nos ravisseurs sont de loyaux sujets, mais des coquins de profession qu'il ne faut pas contrarier.
- Là, force un peu la note, dit Allen en se mettant à faire les cent pas dans la cabane. Dis-lui qu'on est des moins-que-rien, mauvais comme des teignes. Mais que la potence ça nous fait pas peur.
Jemmy trempa la plume dans le jus de betterave rouge et continua d'écrire.
- Je vais dire que vous avez déjà votre place réservée en enfer.
- A la bonne heure !
Fend-le-bise, pendant ce temps, dévorait un faisan rôti. A voir sa joue toute boursouflée, on aurait cru qu'il avait affreusement mal aux dents.
- T'as pensé aux soldats, Allen ? Maintenant qu'y a plus de brouillard, y vont fourmiller partout. J'en ai froide dans le dos…
- Bah… même les lapins ne s'y retrouvent plus dans cette forêt. Et puis, on a une bonne cachette.
- Si vous voulez, proposa généreusement Jemmy, je vais prévenir père qu'au moindre uniforme, vous me tordrez le cou comme un poulet.
Petite Peste boudait dans son coin. Assis sur un lit de paille moisie, il fusillait de son regard glacé ce souffre-douleur qui avait usurpé son titre royal.
- Faut pas oublier la récompense, dit Fend-li-bise. Le poids du prince en lingots, qu'on veut. Pas vrai, Allen ?
- Ouais. Ça tu l'écris. Et en grosses lettres encore ! Bon, maintenant, que je trouve un endroit sûr pour la rançon.
Jemmy trempa la plume et réfléchit.
" Choisir ses mots et parler comme un prince, c'est fichtre pas suffisant, Jemmy. Faut le prendre de haut. Et penser comme un prince. "
- Triples buses ! Bandits à la petite semaine ! M'échanger contre des broutilles, moi ? Jamais !! Mon poids en or - une mesquinerie que vous pourriez soulever avec le petit doigt ! Rustres, comment osez-vous m'offenser de la sorte ?
Les sourcils roux d'Allen s'envolèrent de stupéfaction.
- Vous offenser… ? Une mesquinerie… ?
- Quand on a capturé un prince, on demande une rançon digne de lui !
Les sourcils retombèrent avec la même soudaineté.
- On voulait pas t'offenser, mon gars… Et ça irait chercher dans les combien, d'après toi, une rançon de prince ?
- Un chariot plein d'or, pour le moins ! Et avec des bijoux aussi dedans.
- Un plein chariot ?!
Fend-le-bise en avala toute la volaille qu'il avait enfournée dans sa bouche.
- Les bijoux, Allen, on y avait pas pensé…
- Alors, allons-y pour un chariot d'or, s'exclama le bandit velu.
Petite Peste fut sidéré par le toupet de son souffre-douleur.
Par-dessus l'épaule de Jemmy, Allen Fétide regardait les mots se former.
- Et la signature, demanda-t-il enfin, elle y est déjà ?
- Je la fais tout de suite.
Et Jemmy dessine, avec le plus de fioritures possible :
Votre fils obéissant Horace.

Chapitre 9 et 10 : non tapés

Chapitre 11 : Où l'on crie beaucoup

" C'est pas une cervelle qu'il a ", se dit Jemmy, " mais un grain de sable ! Il a donc fichtre pas compris qu'il pouvait filer avec sa couronne ? "
- Il me déplaît d'être aux ordres de vulgaires canailles ! dit le prince.
- Et moi, répondit Allen, ça me déplairait pas de te faire cracher tes belles dents l'une après l'autre ! T'habites peut-être le château mais comme souffre-douleur, ne l'oublie pas ! Alors, tu vas faire ce qu'on te dit !
- Je fais comme bon me semble. Et je n'ai aucune envie de faire vos commissions.
Jemmy se leva d'un bond. Un éclair de colère zébra son regard.
- Ce va-nu-pieds joue les obstinés, ça lui arrive souvent. Il est plus têtu qu'une mule. Laissez-moi lui dire un mot.
- A coup de fouet que je vais lui passer son sale caractère ! s'écria Fend-la-bise en s'avançant d'un air menaçant.
Petite Peste lui échappa et eut un petit sourire sarcastique.
- Dès que j'aurai mis le nez dehors, je vais la déchirer cette sale lettre. Et j'aurai la couronne pour moi tout seul !
Allen retint le bras de Fend-la-bise.
- Arrête ! Ce qu'il dit, ça mérite réflexion.
- Tu penses qu'il cherche à nous soutirer une part de la rançon ?
- Ça ne m'étonnerait pas.
- Le sale moutard ! On pourrait lui laisser combien à ce goulu, d'après toi ?
- Faut qu'on en discute. Mais en privé. Suis-moi.
Les deux brigands s'éclipsèrent.
- Nigaud ! lança aussitôt Jemmy à son compagnon. C'est pas une couronne qu'il te faut mais un bonnet d'âne !
- Imposteur ! De quel droit m'insultes-tu ?
- T'es désespérant, il n'y a vraiment rien à tirer de toi ! Je les avais tellement embobinés qu'ils allaient te relâcher, et tout ce que tu trouves pour me remercier, c'est de le prendre de haut.
Petite Peste alla jusqu'au panier d'osier et subtilisa une tartelette à la pomme. Il l'avala goulûment.
- Je retournerai au château quand je serai prêt. Quand je serai décidé. Pas avant.
Jemmy cligna des yeux, incapable de saisir ce que manigançait le prince.
- Ce n'est quand même pas moi que tu essaies de protéger ?
- Toi ?
- Oui, en pensant qu'ils vont m'arracher les yeux quand ils comprendront qu'ils se sont fait avoir.
Petite Peste haussa les épaules.
- Tu es malin comme un singe. Tu trouveras bien un moyen.
- J'ai déjà trouvé. Dès que tu seras parti, je mets les bouts. Et une fois dans la forêt, je serai plus dur à trouver qu'une aiguille dans une botte de foin.
- Mais je ne pars pas, affirma le prince.
- Mais pourquoi ? Ton vieux te fait peur, c'est pour ça que tu ne veux pas y retourner ?
- Mon père se fiche bien que je sois parti.
- Bien sûr que non.
- Eh bien, qu'il m'attende ! Et d'abord, mêle-toi de tes affaires.
- Mais ce sont mes affaires ! Tu crois qu'on est là pour rigoler ? Aves ces assassins, là, dehors ?!
Les assassins justement, rentrèrent dans la cabane. Tous poils dehors, Allen sourit à Petite Peste.
- Mon gars, y pourront pas chanter qu'on faisait pas de largesses. On va se priver d'un plein saut d'or pour toi !
- Je n'en veux pas, rétorqua le prince, comme si on venait de lui offrir un saut de charbon.
- Ma patience a des limites ! prévint le colosse.
- Je reste ici !
Allen dégrafa sa ceinture de cuir.
- Attends voir, ça va t'aider à réfléchir…
- Inutile, intervint Jemmy, voyant que Petite Peste n'allait pas céder d'un pouce. Vous n'avez pas besoin de lui pour aller au château. J'ai une meilleure idée.
- Dis toujours, répondit Fend-la-bise, peu convaincu.
- Mon cheval, messieurs. Voilà le messager que vous cherchez !
- Tout de même, renâcla Allen, une bête pareille… ! On est à pied, nous, depuis que notre vieille carne s'est retrouvée les quatre fers en l'air. Faut qu'on ait une monture dans le métier qu'on fait…
- Petits esprits ! éclata Jemmy, sa patience princière visiblement à bout. Quand on a des bagues à chaque doigt et de l'or plein les poches, on se déplace comme des lords ! Et on roule en carrosse ! Mais pour cela, reste à mettre la main sur le trésor…
Fend-le-bise émit comme un bruit de diapason.
- Grâce au cheval qui est là… dehors ?
- Il appartient au roi. Un cheval retourne toujours à son écurie, pas vrai ? Cette bête magnifique va rentrer au château et y amener lettre et couronne. Sans le moindre problème.

Chapitre 12 : Trahison

Allen Fétide jubilait. Il fourra la demande de rançon et la couronne en or dans un sac de toile crasseux qu'il noua à la selle du cheval.
- Sitôt que j'aperçois le château, dit-il en se retournant vers son complice, je lâche le canasson. Toi, tu gardes les prisonniers en attendant.
- J'… vais… les … at… tacher, répondit poussivement Fend-la-bise en aidant le lourd Allen à mettre le pied à l'étrier.
De la porte, Jemmy regarda le cheval s'évanouir progressivement dans un enchevêtrement de branches et de ronces. Puis il fit le bilan de ce que contenait la cabane : un maigre mobilier, des tresses d'ail accrochées aux poutres, un lit de paille, un coffre rempli de butin. Non, il allait falloir ruser pour parvenir à s'échapper…
- Tu as beau être habile, minauda le prince sans le quitter des yeux, tu n'es jamais qu'un pauvre simplet. Ces deux bandits se seraient contentés d'un tintement de pièces ; et toi, tu leur propose un chariot plein d'or et de diamants !
Le regard de Jemmy se posa à nouveau sur le lit de paille.
Son salut, il le tenait.
- Plein d'or… tu parles ! Plein de vent, oui !
- Je suis prince ! Il faudra bien que père paie !
- Il ne paiera rien du tout ! répliqua Jemmy en se glissant sous la paille moisie telle une souris dans une grange. Pas un clou !
- Père va écumer de rage !
Les bras puis les jambes de Jemmy disparurent sous la paille.
- Mais réfléchis donc ! Au premier coup d'œil, ils verront que cette lettre est un faux, une pâle imitation !
- Père me fera enfermer à double tour après ce coup-là.
- Mais non, personne ne se laissera piéger ! Comment pourrais-tu écrire une lettre pareille ? Au château tout le monde sait bien que même ton nom, tu es incapable de l'écrire.
- Evidemment… je n'ai jamais eu besoin de la faire !
- Moi, par contre, je me suis mis dans de vilains draps. Qui est-ce qui va trinquer pour ton escapade ? Moi. Et qui va trinquer encore lorsque ton percepteur verra l'écriture ? Toujours moi. Je l'entends déjà : " C'est Jemmy … C'est Jemmy qui essaie de s'en fiche plein les poches ! " Et ton père ne va laisser à personne le plaisir de me tordre le cou ! Alors, si tu m'aidais à déguerpir d'ici, ça m'arrangerait…
- Je te prendrai sous ma protection, promit le prince dans un surprenant élan de générosité.
- Jemmy saura bien se protéger tout seul… Quand l'autre affreux va venir nous attacher, dis-lui que la porte était ouverte, et que je me suis barré. Dès qu'il sort pour me courir après, je tente ma chance.
- Et tu vas me laisser seul avec ces coupe-jarrets ?
La porte grinça brusquement, interdisant toute réponse à Jemmy qui retint son souffle.
- Bon, les gars… ça vous ennuie pas si je vous bride comme des dindes de Noël ?
Fend-la-bise s'arrêta un instant. Le cœur de Jemmy se mit à battre.
- Le prince ! aboya le bandit. Où il est ?
- Lui ? répondit Petite Peste sans hésiter une seconde. Là, sous la paille.

Chapitre 13 : La poursuite

Pur-sang des rues, Jemmy n'écouta que son instinct. Il ne laissa pas Fend-la-bise le temps de lui tomber dessus.
Dans une explosion de paille, il bondit en direction de la porte. Fend-la-bise fut surpris. L'espace d'un instant. Juste ce qu'il fallait. La porte vola grande ouverte, et Jemmy s'enfuit.
Les bras écartés, Fend-la-bise s'élança sur ses talons.
Et Petite Peste de le suivre.
Jemmy s'évanouit dans l'épaisseur de la forêt. Il sauta par-dessus un tronc d'arbre abattu, se jeta sous les branches basses, détala comme un lapin, avec de brusques changements de direction.
Fend-la-bise, qui haletait comme un soufflet de forge, le serrait de près.
- T'es cuit, prince ! Arrête avant que je me mette en boule !
Jemmy courait ventre à terre, et écrasait les feuilles sous ses pas.
" Quel vacarme ! " songea-t-il, " on croirait entendre défiler une fanfare ! "
Il déboucha dans une petite clairière et resta… cloué sur place.
Une bête féroce reniflait les racines squelettiques d'un arbre creusé renversé.
Un ours !
A choisir, il aurait préféré la compagnie de Fend-la-bise. Heureusement, avant même que Jemmy retrouve l'usage de ses jambes, le monstre velu avait déjà pris la fuite. Et fracassait tout sur son passage, quelque part sur la gauche.
Jemmy reprit haleine. Puis, sans réfléchir, il plongea vers l'arbre déraciné et se tapit dans le creux.
Quelques instants plus tard, il entr'aperçut Fend-la-bise. Une main en cornet, N'a-que-la-peau-sur-les-os tendit l'oreille ; puis, fit volte-face et cria :
- T'es fait petite plaie ! J'vais te tomber sur le poil !
Jemmy poussa un léger soupir de soulagement. " La surprise qu'il aura quand il tombera sur le poil… de l'ours ! "
Quand le bruit de la poursuite se fut estompé, il s'extirpa de sa cachette. Le soleil, suffisamment haut maintenant, perçait la cime des arbres de rayons ondoyants. Il restait à trouver la rivière.
Jemmy regarda de tous les côtés. Petite Peste apparut à l'orée de la clairière, rouge comme une écrevisse d'avoir couru.
- Serviteur perfide ! lança-t-il à Jemmy, la foudre dans le regard.
Jusque-là, Jemmy n'avait guère eu le loisir de piquer une colère. La fureur se lisait maintenant dans ses yeux.
- Tu m'as trahi !
- Et toi, tu m'aurais abandonné sans le moindre scrupule !
- Le prince, se hérissa Jemmy, ils croient que c'est moi, non ? Si tu ne m'avais pas dénoncé quand j'étais planqué sous la paille, Fend-la-bise se serait lancé sur une fausse piste, et nous aurions pu filer. Ça se serait passé comme sur des roulettes. Et sans s'époumoner !
Le prince s'accorda un moment de réflexion, puis acquiesça.
- D'accord, je te pardonne.
Jemmy en reste bouche-bée.
- Tu me pardonnes ?! Ne te donne pas cette peine, noble et loyal prince. Trouve-toi plutôt un autre souffre-douleur.
- Mais je ne t'ai pas congédié, répondit tranquillement le prince.
- Je me suis congédié tout seul ! Dorénavant, je vais de mon côté. Et toi, tu te débrouilles pour retourner au château !
- Je viens avec toi.
- Tu peux courir !
Jemmy s'élança vers la droite et s'évanouit à nouveau dans la verdure.

Chapitre 14 : Une voix dans la forêt

Petite Peste talonnait Jemmy qui, entendant le prince le suivre pas à pas, forçait l'allure. Les ronces, à grands coups de griffe, laceraient leurs beaux vêtements. Les arbres de la forêt se refermaient sur eux comme des barreaux de prison.
Jemmy finit par se retourne.
- Fiche le camp ! Trouve-toi un autre chemin !
- Ça me plaît bien par ici.
- Alors évite de me suivre. Je ne sais absolument pas où je vais.
- Chut ! murmura le prince en tournant la tête. Tu as entendu ?
Une voix monta, pétrifiant les deux garçons.
- …tuuu-nia ! Pé-tu-nia !
Et dans un tintement de bracelets, on vit apparaître une jeune femme aux pieds nus, qui se déplaçait parmi les arbres avec la vivacité d'un esprit des bois. Une corde roulée dans la main, elle tenait dans l'autre un gros morceau de gâteau de miel.
- …tuuu-nia ! Viens, mon petit Pétunia ; viens voir Betsy !
A croire qu'elle avait subitement deviné une présence parmi les arbres, la jeune femme vint droit sur Jemmy et le prince.
- Ah, tu es là, vilain ! Tiens, du bon miel ; tu vas te régaler.
A voir s'approcher cette jeune femme - à vrai dire, cette fille, car elle avait quatorze-quinze ans, pas plus - Jemmy resta perplexe. Suivi comme son ombre par le prince, il sortit de son fourré et se montra.
- Mademoiselle…
Elle s'arrêta net.
- Aaah ! Qui êtes-vous ?
- Nous sommes perdus. Vous ne sauriez pas où est la rivière ?
- Pour sûr ! On va à la foire Pétunia et moi. Vous ne l'auriez pas vu, des fois ?
- Pétunia ?
- Oui, c'est mon ours savant. Il est célèbre dans le monde entier. Il s'est détaché.
- Il m'a fichu la trouille de ma vie. Là-bas derrière.
Elle tourna aussitôt les talons.
- Eh ! Où est la rivière ?
- A sa place, plein sud.
- Et c'est de quel côté, le sud ?
Betsy s'arrêta et tendit le bras comme un poteau indicateur.
- Par là, tout droit.
- 'z'êtes sûre ?
- Et certaine ! Mon pauv' père - que Dieu ait son âme - disait toujours : " C'est pas une tête que t'as, mais une boussole ! "
Sur ces mots, elle disparut.
C'est en haillons que Jemmy et le prince découvrirent l'étincelante rivière à l'approche de midi. Presque aussitôt, il leur fallut se recacher.
Deux soldats montés sur de superbes destriers suivaient la route qui longeait la rivière.
- Sûrement qu'ils te cherchent, chuchota Jemmy. S'ils me trouvent avec toi, je suis cuit…
Les yeux rivés sur les soldats, Petite Peste semblait avoir l'esprit ailleurs.
- Dis donc, s'impatienta Jemmy, tu vas jouer les sangsues et me coller comme ça encore longtemps ? Tu dois commencer à en avoir marre de cette fugue, non ? Alors, maintenant, tu retournes avec les soldats !
- Laisse-les passer répondit le prince en secouant la tête. Puis il ajouta, avec un sourire à peine esquissé : Je suis sale et crasseux, et c'est la première fois qu'on n'en fait pas une affaire d'état. Au château, les dames veulent toujours me garder propre et beau comme un sou neuf !
- Bien sûr, puisque t'es prince !
- Dis, j'ai la figure noire comme ça, moi aussi ?
- T'es pas fait pour traîner les rues, toi !
Le regard de Petite Peste se perdit dans le lointain.
- Tu avais beaucoup d'amis avant ?
- Des tas.
- Des tas… évidemment.
- Et pas un qui m'aurait laissé rogner un os sans essayer de me le piquer ! Allons, faut retourner maintenant. Ton père doit être aux quatre cents coups.
- Bah ! répondit le prince en laissant éclater sa rancœur, il fait autant de cas de moi que d'une tête de cerf accrochée au mur.
- Tu te fais pourtant suffisamment remarquer avec toutes tes bêtises. Tu comptes le laisser se ronger les sangs combien de temps ?
- Je ne sais pas. Peut-être que je ne retournerai jamais. Je ne me suis jamais autant amusé.
- Fichtre alors ! marmonna Jemmy ; manquait plus que ça !

Chapitre 15 : Le marchand de pommes de terre chaudes

La voie était libre. Jemmy se risqua à suivre la rivière jusqu'à la ville. Petite Peste, à côté de lui, essayait de ne pas se laisser distancer.
- Je te préviens, je vais te fausser compagnie à la première occasion, et tu vas te retrouver tout seul.
Pas de réponse.
C'était marée basse. Cachés par un talus herbeux, Jemmy et le prince pouvaient marcher sans être vus de la route. Au loin, sur un fon de nuages moutonnés, se détachait un mikado de mâtes enchevêtrés.
- Tu es assez grand pour te défendre tout seul ? demanda subitement Jemmy.
La réponse cingla.
- Evidemment ! Je n'ai pas besoin d'une ribambelle de serviteurs !
- Ce qui est dit est dit ?
- Ce qui est dit est die. Tu files quand ça te chante.
La marée basse avait laissé derrière elle une large étendue boueuse. Par habitude Jemmy ouvrit grand les yeux afin de découvrir les trésors qu'elle avait abandonnés. Des bécasseaux se dispersèrent comme des souris. Apercevant une douve de barrique, Jemmy bondit.
- Une cochonnerie pareille… ! remarqua le prince. Mais qu'est-ce que tu fais ?
- De la récupération.
- De la quoi ?
- Faut bien que je mange, non ? Si j'arrive à trouver suffisamment de bois d'épave, je pourrai le revendre comme petit bois.
Le prince répondit d'un haussement d'épaules et continua d'avancer. Jemmy le suivit des yeux un instant.
" Comment il va faire ? Il n'a jamais eu besoin de se débrouiller, lui. Ses repas sont toujours arrivés tout seuls dans de la belle vaisselle et sur un plateau d'argent. Comme par enchantement. Livré à lui-même, il va mourir de faim… "
- Après tout, continua Jemmy à mi-voix, ce ne sont pas mes oignons !
- Tu parles ?
- Oui, de toi. Quand tu auras l'estomac dans les talons, c'est à quatre pattes que tu vas rentrer au château.
Le prince décocha un regard incendiaire puis se baissa pour extirper de la boue un pied de chaise cassé.
- Ça vaut quelque chose ça ?
Jemmy opina du chef. A eux deux, ils eurent ramassé en un clin d'œil trois autres douves et le dossier de la chaise.
Jemmy découvrit quelque chose de plus précieux encore. De quoi se lancer dans les affaires… Une cage à oiseau toute cabossée qui, une fois redressée, lui servirait de cage à rats !
Au détour d'un méandre, un coup de fouet claqua comme un pétard. Jemmy rampa jusqu'en haut du talus.
Une vieille carriole était enlisée dans la fondrière de la route. Le cocher, qui avait l'air tout aussi vieux et rachitique, tirait sur les rênes de ses deux chevaux en faisant à nouveau claquer son fouet.
- Hue, les gars ! Allez, soyez gentils… D'accord c'est de a faute, j'aurais dû vous faire contourner ce bourbier. Mais vous savez, j'ai plus mes yeux de vingt ans !
La carriole était laquée de bleu, et, sur le panneau qui servait de porte, on pouvait lire, en lettres jaunes :

Capitaine Harry Nips
POMMES DE TERRE CHAUDES

Jemmy suivit un moment encore les efforts des chevaux, puis grimpa sur la route. L'idée de se faire conduire à la ville lui plaisait assez.
- Vous prendriez bien un passager, m'sieur ? Attendez, je vais vous aider.
- C'est pas de refus mon petit gars. Sinon je vais être en retard à la foire.
Jemmy s'affaira et disposa les douves sous les roues. Du bord du talus, Petite Peste l'observait.
- Un sacré poids que vous charriez là, cap'taine ! s'écria Jemmy. Allez-y, maintenant !
Le vieil homme joua du fouet, les chevaux bandèrent leurs muscles, et la carriole sortit de l'ornière.
- Allez, mon gars, monte !
Jemmy ouvrit la porte et découvrit un plein chargement de pommes de terre et un énorme chaudron de fer ; il s'installe le plus confortablement possible. La carriole s'ébranla.
" Enfin débarrassé de Petite Peste ! " songea Jemmy qui, néanmoins, ne put s'empêcher de se retourner.
Debout au milieu de la route, Petite Peste avait laissé tomber son bois d'épave et regardait tristement s'éloigner la carriole.
Jemmy se crispa et croisa les bras.
" Non, je ne m'occupe plus de lui, c'est terminé ! Qu'il aille au diable ! Mais... il ne va pas rester là quand même ?! On dirait un oiseau blessé. Il ne s'en sortira jamais… "
- Arrêtez, cap'taine ! cria Jemmy. On a oublié mon ami.
Le capitaine Nips tira sur les rênes. Jemmy se pencha par la fenêtre et, du bras, fit signe au prince de venir.
L'espace d'une seconde, Jemmy crut voir un sourire illuminer le visage du prince. Un sourire éteint déjà, une fois que l'héritier de la couronne l'eut rejoint dans la carriole.
Le voyage se poursuivit en silence. Jemmy se demandait quel démon l'avait poussé à parler d'ami à propos de la Petite Peste.
" Mon ami, lui ? Oui, le jour où les poules auront des dents ! "
Quelques temps plus tard, la carriole fit une embardée et s'arrêta net.
- La bourse ou la vie ! cria une voix familière.
Deux malandrins braquaient leurs pistolets sur le capitaine Nips. Un simple coup d'œil suffit à Jemmy pour reconnaître Allen Fétide. Fend-la-bise était là aussi.

Chapitre 16 : Où le prince ne bronche ni ne braille.
Chapitre 17 : Pétunia à la rescousse

Chapitre 18 : Où divers événements viennent encore étoffer l'intrigue

Dès qu'il entendit les roues de la carriole marteler le pavé des rues, Jemmy ressentit un immense soulagement. Ici, en ville, il était dans son élément ; et des cachettes, même les rats n'en connaissaient pas autant.
A l'approche du champ de foire près de la rivière, il aperçut des forçats enchaînés que l'on menait aux galères. Un spectacle qui contrastait fort avec les tréteaux et les bannières de la foire.
Le capitaine Nips arrêta sa carriole entre un marchand de volaille vivante et un jongleur qui lançait des balles de couleur dans l'air lumineux de midi.
- Encore merci pour la balade dit Betsy. Allons viens, Pétunia, on va essayer de trouver du monde pour se faire une petite pièce ou deux.
Jemmy empoigna sa cage à oiseau cabossée.
- Où tu cours comme ça ? demanda le capitaine en sortant de dessous son siège un sac de grosse toile rempli de petit bois. Ça fait une heure passée que ça grouille et que ça gargouille dans ton ventre. Tu veux me rendre un service ? Va remplir le chaudron à la pompe et sitôt que les pommes de terre seront cuites, on s'en met une bonne plâtrée. D'accord ?
Jemmy n'avait qu'une hâte : s'en aller. Mais il hésita, tant la faim le tenaillait.
Le capitaine lui mit alors une pièce dans la main.
6 Vous voyez la dame avec la vache, là-bas ? Pendant que vous y êtes, payez-vous chacun un bon bol de lait.
Jemmy attrapa le chaudron, mais Petite Peste le lui arracha aussitôt des mains.
- Laisse, je vais le faire.
- Toi ? mais c'est un boulot de laquais !
- A me voir trimbaler de l'eau, qui me prendra pour le prince ?
Petite Peste sourit, puis se mit à rire franchement.
- Moi ? je n'ai jamais eu le droit de porter quoi que ce soit. Jamais. De toute ma vie.
Jemmy marchait devant, étonné. " Une corvée d'eau, un privilège ? Fichtre alors ! Ce que ça peut être bizarre, un prince… "
Mais la joie de Petite Peste continuait à résonner dans la tête du souffre-douleur. C'était bien la première fois qu'il entendait Petite Peste rire.
Ils se faufilèrent entre des acrobates, un équilibriste monté sur échasses et un joueur de harpe. Malgré le brouhaha, ils entendirent une voix très haut perchée.
- Jemmy… Jemmy le preneur de rats !
Jemmy se retourna et aperçut un grand garçon avec une casquette à carreaux. C'était la Barbouille. Il tenait un stand : un carré de terre délimité par une barrière de planches et recouvert de sciure de bois - une fosse pour les combats chien-rat. A côté de lui, une pile de cages bourrées de rats et un bull-terrier noir lié à un poteau.
- Non, je ne rêve pas, dit la Barbouille. C'est bien lui, c'est bien Jemmy. Alors paraît que t'es à tu et à toi avec le roi, ces temps-ci … ?
- Salut, la Barbouille. Tu ne récupère plus le bois d'épaves ?
- Tu vois, moi aussi j'ai fait mon chemin, Jemmy. Et mon chien, comment tu le trouves ? Comme ratier on ne fait pas mieux.
Jemmy examina les cages d'un œil expert.
- Tes rats ne feraient pas de mal à une mouche.
- C'est tout ce que j'ai pu m'offrir. T'as qu'à en attraper au château, et j'organise un combat de gala.
- Tu sais au château, les rats, c'est pas tellement ma partie.
- On dit que t'es souffre-douleur, c'est pas vrai hein ?
Jemmy se sentit rougir de confusion et changea de sujet sans répondre.
- J'ai appris à lire et à écrire.
- No-on ?!
- La pure vérité. Et des livres, j'en ai lu plein, du début à la fin.
- Qu'est-ce que ça raconte ?
- Des tas de choses. Et je sais compter aussi.
- Ça alors ! T'es bien le premier preneur de rats à savoir lire, écrire et compter ! C'est ridicule. Enfin… t'oublieras pas les copains quand tu seras duc ou je ne sais quoi.
- Je retourne dans les égouts, répliqua Jemmy. Et les premiers rats que j'attrape seront pour toi.
Mais en disant cela, Jemmy ressentit un vague malaise. Il regrettait déjà les rayonnages garnis de livres qu'il avait laissés au château. Dans les égouts, il ne s'était jamais rendu compte de son ignorance ; mais maintenant qu'il se voyait contraint d'y retourner, l'ignorance lui semblait bien triste.
- C'est qui ce type ? demanda la Barbouille.
- Quoi ?
- Le gars avec toi, c'est qui ?
- C'est…
- Je suis " l'ami de Jemmy ", répondit le prince, à sa place.
- On s'en contentera, dit la Barbouille. Salut ! Et il tendit le bras.
- Il ne serre jamais la main, intervint Jemmy en voyant Petite Peste se troubler.
- Mais si ! grimaça le prince. Content de te serrer la main, la Barbouille.
- Pareillement.
Jemmy se dépêcha d'emmener le prince. La Barbouille avait commis un grave délit : échanger une poignée de main avec un prince était rigoureusement interdit.
- Pourquoi t'as fait ça ?
- Parce que je voulais voir l'effet que ça faisait.
- Mais on serait pendu à moins !
Le prince ne pouvait détacher ses yeux de sa main.
- On sentait bien l'amitié… la confiance. Je lancerai peut-être cette coutume à la cour quand je serai roi.
Ce dernier mot fit dresser l'oreille de Jemmy. " Roi qu'il a dit … ? Fichtre alors, les peut-être que je ne retournerai jamais au château, c'était donc de la blague ! D'ici à ce qu'il veuille d'abord apprendre à attraper des rats ! "
Quelques instants plus tard, ils arrivèrent devant une vieille femme rondelette aux mains noueuses comme des racines. A côté d'elle, un anneau de laiton dans le nez, une vache mâchonnait de l'herbe.
- Il est bon, mon lait ! cria la petite vieille. Tout chaud, tout crémeux ! Demandez !
Jemmy lui donna sa pièce. La vieille femme repêcha deux gobelets dans un baquet d'eau. Puis, s'asseyant sur un tabouret, elle se mit à tirer le lait directement dans les gobelets.
- Z'avez entendu, on parle que d'ça ? Not'prince, il s'est fait quidenapper ! Vous vous rendez compte ?
- Et comment ! répondit fraîchement le prince.
- Et not' pauv'roi, continua-t-elle, il doit pas avoir assez de ses yeux pour pleurer… ! Entre nous, y a pas la moindre larme à verser sur l'aut'sagouin. Il terrorise tout le monde, à c'qu'on dit. Ça nous en promet de belles pour le jour où il sera roi, Petite Peste !
Elle tendit les gobelets. Jemmy avala le lait chaud d'un seul trait. C'est alors qu'il fit attention au prince : immobile, le regard vague, il fixait quelque chose sans rien voir. S'il ignorait encore que, derrière son dos, tout le monde l'appelait Petite Peste, il ne pouvait plus en douter…
- Cul sec ! dit la vieille… Mazette, des loques pareilles, j'ai encore jamais vu ! On croirait que t'as trouvé ça dans la poubelle d'un marchand de chiffons… (Elle eut un rire moqueur.) Allez, dépêche-toi d'avaler, tu vas faire fuir le client !
Le prince vida son gobelet et s'en alla en traînant les pieds. Et tandis que le chaudron se remplissait à la pompe, il regarda Jemmy.
- C'est de la félonie ! Je pourrais lui faire couper la langue pour tous ses mensonges !
Mais la voix du prince manquait de conviction. Si se faire fouetter avait déjà été pénible à supporter, apprendre que ses futurs sujets redoutaient le jour où il serait roi l'avait profondément ébranlé.
- Elle n'a pas dit ça méchamment, murmura Jemmy, toujours sur le qui-vive pour le cas où les soldats arriveraient.
- Petite Peste, c'est comme ça qu'on m'appelle ?
Jemmy opina.
- Et tout le monde me hait ?
- Il y a de fortes chances.
- Et toi ?
Jemmy hésita un instant. Il ne voyait plus clair en lui.
- Avant, oui. Aujourd'hui, peut-être plus… C'est plein, allons-y.
Le chaudron était tellement lourd que les garçons durent le porter à deux. Ils passèrent devant un magicien chauve, un violoneux et un marchand de parapluies dont les articles étalés devant lui ressemblaient à des champignons de soie noire. Brusquement on vit surgir un soldat à cheval, l'œil aux aguets.
Que faire d'autre, sinon tenter crânement sa chance ?
Jemmy agrippa l'anse du chaudron d'une poigne plus ferme encore, bien décidé cependant à décamper en cas de besoin. Le soldat passa sans même leur consentir un regard.
" Qu'est-ce qu'ils cherchent… " se dit Jemmy, " Un prince paré de velours avec sa couronne sur la tête ? C'est à croire que c'est l'habit qui fait les princes, et les haillons les va-nu-pieds… J'ai comme dans l'idée que le prince regrette secrètement de n'être reconnu par personne. Le pauvre, il n'est sûrement pas au bout de ses surprises ! "
Peu après, les pommes de terre cuisaient dans le chaudron. Non loin de là, Betsy et son ours avaient réussi à rassembler un groupe de spectateurs ; Pétunia, qui tenait un chapeau en équilibre sur le bout de son museau, le passa bientôt parmi la foule pour obtenir quelques sous.
Désormais, les soldats, Jemmy s'en fichait complètement. Il ne faisait par contre aucun doute qu'Allen Fétide les suivrait jusqu'ici, sur le champ de foire. Le prince et lui se trouvaient en compagnie d'une fille et d'un ours. Or, avec son ours, où cette fille pouvait-elle bien aller … ?
Le capitaine Nips commençait à harponner les pommes de terre cuites lorsque Betsy et Pétunia revinrent.
- On a de quoi ! s'exclama la fille en faisant tinter une poignée de pièces.
- Allons, pas entre artistes… répondit le capitaine en refusant l'argent.
Puis il ouvrit deux grosses pommes de terre.
- Sel et poivre ?
- Du poivre pour moi, et du sel pour Pétunia.
Il prit une pincée de sel dans l'une des poches de son manteau, et une de poivre dans l'autre.
- Du sel pour moi, dit Jemmy.
- Et toi ? demanda le capitaine au prince.
L'héritier de la couronne se garda de répondre sur-le-champ. Jemmy savait pourquoi : le prince n'avait probablement jamais mangé de pommes de terre de sa vie. Au château, on considérait les racines comme de la nourriture de pauvres.
- Je... je ne sais pas, bafouilla le prince.
- Alors du sel, si tu hésites, gloussa le capitaine avant d'interpeller les gens qui passaient.
- Chaudes les pommes de terre, chaudes ! Dégustez les pommes de terre chaudes du capitaine Nips !
Jemmy s'empiffra ; il avait hâte de partir, bien sûr, mais surtout, il ignorait la date de son prochain repas. Le prince, lui, commença par grignoter des petits bouts qu'il arrachait avec les doigts ; puis, jetant son orgueil royal aux orties, il croqua la pomme de terre à belles dents.
Un chanteur des rues se frayait un chemin parmi la foule. Il faisait l'article en brandissant une baguette de bambou d'où voletaient de longues banderoles de papier.
- Des mètres et des mètres de chansons, un sou seulement ! Chansons nouvelles, chansons de toujours, à vous de les chanter ! " Les malheurs de la pauvre Ingrid " : dix couplets qui vous feront pleurer ! " Allen Fétide " : seize couplets sur ce brigand notoire.
Jemmy tendit l'oreille en entendant le chanteur donner un aperçu de sa composition.

Voici venir Allen - prends garde à toi, ami.
S'il détrousse ses victimes, il les suffoque aussi.
Voici Allen Fétide, l'immonde, le bien nommé,
Tant pis pour ton argent, mais bouche-toi bien le nez !

Cette chanson, autrefois, avait amusé Jemmy. Aujourd'hui, elle l'incitait à se tenir sur ses gardes.
Il s'essuya les mains aux manches de son habit et se tourna vers le capitaine Nips.
- Merci encore, m'sieur.
- Où tu vas comme ça ? demanda Betsy. Faut pas partir, y a de l'argent à gagner ici. Qu'est-ce que tu sais faire ? La roue… des pirouettes ?
- Attraper des rats, répondit Jemmy, en toute simplicité.
- Des rats ?! grimaça Betsy. Mais pourquoi diable ?
- Ça rapporte bien, les rats d'égout. Plus ils sont méchants, plus ils valent cher.
- Crénom ! Et tu te fais jamais mordre ?
- Plus qu'à mon tour.
- Ecoutez ! dit le capitaine. L'autre qui court là-bas, qu'est-ce qu'il bredouille ?
Une sorte de coassement monta. On vit apparaître un crieur de journaux qui débitait les nouvelles à toute volée, un paquet de feuilles imprimées sous le bras.

Le prince vendu à des bohémiens ! Toute la vérité sur l'infâme complot ! Le souffre-douleur inculpé ! Le roi offre une récompense à qui saura ouvrir l'œil et le dénicher, mort ou vif ! Description détaillée de l'ignoble gredin ! Demandez la gazette ! Toute la vérité sur l'infâme complot !

Les feuilles se vendirent pratiquement à la vitesse où le crieur hurlait son boniment.
Tout était archifaux, mais, tournant les talons, Jemmy attrapa sa cage à oiseau et disparut.

Chapitre 19 : Dans les ténèbres des égouts

Jemmy ne connaissait qu'un seul refuge : les égouts. Pour s'y rendre, il longea les docks. Le prince ne le quittait pas d'une semelle. Jemmy fit volte-face, tel un rat acculé.
- Tu ne crois pas que ça suffit ?! Ma tête est mise à prix à cause de toi ! Rentre au château et fiche-moi la paix !
- Tu es mon ami, décréta le prince comme s'il proclamait un édit royal.
- Compte là-dessus, bois de l'eau ! répliqua Jemmy en descendant l'escalier de pierre qui menait à la rivière. Mais le prince l'arrête d'un " Regarde ! " aussi soudain qu'impératif.
Sur la chaussée pavée, une masse s'avançait, menaçante. Allen Fétide. Accroché à ses basques, Fend-la-bise.
Jemmy s'élança sans demander son reste. Trop tard, malheureusement. Le colosse, dont les cheveux et la barbe semblaient flamboyer sous le soleil ardent, poussa un cri et changea aussitôt de direction.
Jemmy et le prince dévalèrent les marches quatre à quatre. La marée montait, et de la vaste étendue boueuse, il ne restait plus qu'un étroit sentier.
Jemmy se faufila parmi la forêt de piles de pontons goudronnés, grimpa sur un chaland à l'abandon, sauta dans un bas-fond. La gueule béante du grand égout était là-bas.
- Ne laisse surtout pas d'empreintes dans la boue !
Les deux garçons pataugèrent au ras de l'eau et arrivèrent enfin. La voûte de l'égout était tellement haute qu'on aurait pu y tenir à cheval. D'un bond, Jemmy franchit le sentier de boue et entra.
- Il fait nuit noire là-dedans ! rechigna le prince.
- Tu t'amènes ? Vite !
Le prince prit son courage à deux mains et sauta. Mais il eut un mouvement de recul quand il vit Jemmy s'engager dans le tunnel.
- Allez, viens ! Espérons qu'ils ne nous ont pas vu entrer…
Le prince resta planté comme un piquet, terrorisé par l'obscurité qui l'attendait. Il était blanc comme un mort. Jemmy lui saisit le bras et l'entraîna de force.
- Tu vas me faire prendre !
- J'ai… j'ai peur Jemmy !
- Ici, c'est pas du noir qu'il faut avoir peur. Mais des rats ! Même les adultes en ont la frousse ! Allez, accroche-toi à moi.
Et ils pataugèrent toujours plus avant dans l'obscurité toujours plus profonde de l'égout caverneux. Si les caniveaux de la ville étaient secs, l'eau de pluie, ici, continuait à suinter et à dégouliner des murs de briques vernies.
L'entrée de l'égout se réduisit bientôt à un point de lumière de la taille d'un chas d'une aiguille. Jemmy s'arrêta pour reprendre haleine.
- Il fait noir comme dans un four, tu n'trouves pas ? On devrait arriver à un embranchement ; ils ne nous retrouveront jamais… Lâche-moi un peu le bras, tu vas finir par le casser !
- Jemmy …
Le prince n'avait pu proférer qu'un souffle, tant la peur l'étreignait.
" Il m'appelle Jemmy maintenant… Plus va-nu-pieds ! Divine surprise ! On croirait qu'on a fait les quatre cents coups ensemble ! "
- Jemmy… murmura le prince, je voudrais te ressembler.
- Me ressembler ! A moi ?
- Oui, tu n'as peur de rien.
- Détrompe-toi ! J'ai peur de ton père, par exemple ; il va me pendre.
- C'est peu probable.
- Peu probable… renâcla Jemmy, sauf si tu vas vendre la mèche et dire que je suis planqué ici.
- Tu me crois capable de ça, Jemmy ?
- J'en sais rien. Allez, on continue.
Tout en longeant le mur humide, Jemmy réfléchit à la réponse qu'il venait de faire. Il s'était montré injuste. Celui qui l'accompagnait n'avait plus rien de Petite Peste, de ce prince arrogant et méchant qui, lassé de sa propre cruauté, avait fuit le château la nuit précédente.
- Non, je te fais confiance.
- Alors, je ne rentrerai pas sans toi.
- Fichtre alors !
Ils arrivèrent à l'embranchement, et Jemmy dut s'arrêter pour se repérer.
" Faut faire gaffe ", se dit-il. " A gauche, c'est la brasserie ; par-là, on se ferait manger tout cru ! Faut donc partir à droite. "
Dans le vide de l'égout résonna un petit bruit de pattes, puis on entendit un net couinement. Les doigts du prince se refermèrent sur le bras de Jemmy comme un étau.
- Ce n'est qu'un rat - enfin, deux. Rien de grave pour l'instant. Le noir c'est rien tant qu'on sait ce qu'il cache… On dirait qu'ils sont allés à gauche. Cramponne-toi à moi.
- Ça mène où, à gauche ?
La voix du prince était pratiquement inaudible.
- Sous la brasserie. On y jette le vieux malt à l'égout, et les rats viennent le manger. Ça pullule là-bas - tu verrais, des rats aussi gros que des chats de gouttière ! Et pas faciles à vivre avec ça ! Ils te sautent dessus de partout et ils ne te lâchent plus.
Toujours à trimbaler sa cage à oiseau, Jemmy continua à avancer à tâtons. En se demandant comment il avait un jour pu être à l'aise dans cette humidité nauséabonde. Une lumière vacillante dans un couloir latéral le figea sur place. Risquant un œil, il distingua une silhouette.
Un preneur de rats ! Avec une bougie fixée à sa casquette et une cage remplie de bêtes vagissantes.
Jemmy s'avança dans le couloir. L'homme leva la tête.
- Qui va là ?
- On voulait pas vous faire peur, chuchota Jemmy.
- Les gosses n'ont rien à faire ici ! rugit l'homme.
Sa voix tonitruante fut répercutée en écho par les égouts. Jemmy lança un coup d'œil rapide derrière lui.
- Pas si fort, m'sieur !
Il sembla alors à Jemmy que le preneur de rats ne lui était pas inconnu.
- Vous ne seriez pas le vieux Johnny Tosher ?
Se baissant, l'homme approcha la bougie.
- Nom d'une pipe… mais c'est Jemmy !
- C'est bien moi.
- C'que t'as pu grandir depuis qu'on te voit plus dans les égouts !
- Pourriez-vous moucher vot'bougie, m'sieur, ça nous arrangerait bien. On a des bandits assoiffés de sang à nos trousses.
- Parle plus fort, dit le vieux Tosher en mettant une main en cornet à son oreille. C'est vrai que t'es au service du roi en personne ? Enfin, à ce qu'on raconte… Mais qu'est-ce que t'es revenu faire dans les égouts ?
- Chercher not'salut.
- Hein ?
- Vot'bougie, m'sieur… elle va nous faire repérer.
- Quoi ?
- Si vous vouliez bien l'éteindre…
- Mais parle plus fort, mon gars ! On t'oblige quand même pas à chuchoter depuis que t'es devenu un p'tit monsieur ?!... Alors comme ça, t'es revenu dire bonjour. Tu sais c'est ton père qui serait fier ! (Avec une petite tape sur le crâne de Jemmy.) On dit même que t'es le souffre-douleur personnel de Petite Peste.
- Le vieux Tosher se redressa brusquement.
- Qui est là ?
Dans l'éclat de la bougie se profilait une masse énorme couverte de poils et un squelette ambulant. Le cœur de Jemmy cessa de battre.
- Enfer et damnation ! gronda Allen Fétide, ils nous ont possédés ! Le prince c'est pas lui, mais l'autre !
- Et on a fouetté… le prince !s'écria Fend-la-bise, horrifié. Tuer quelqu'un, c'est rien par rapport, tu l'as dit toi-même !
- Le roi va nous écorcher vifs, lambeau par lambeau !
- Pitié !
- A moins qu'il n'en sache jamais rien…
Les deux bandits se précipitèrent pour se saisir des garçons. Jemmy envoya balader la bougie d'un coup de cage. La flamme crépita dans l'eau et s'éteignit. L'égout fut plongé dans une brusque obscurité.
- Filons d'ici ! hurla Jemmy.
- J'en ai un ! gloussa Fend-la-bise.
- Lâche-moi ! beugla le vieux Tosher. Qui es-tu donc, vaurien de la pire espèce ?
Jemmy prit sa décision sur-le-champ. Dans ce petit couloir, ils se feraient rattraper facilement. Retourner dans le collecteur principal, c'était leur seule chance !
Il tira un coup sec sur la manche du prince qui lui agrippa la main. Et ils décampèrent, unis l'un par l'autre, tandis que les bandits essayaient de se démêler.
- Par où sont-ils partis ? cria Fend-la-bise ?
- Y a qu'à écouter d'où vient le bruit !
Jemmy s'immobilisa. Arrêta de respirer. Attendit. Et subitement, se rendit compte qu'il tenait la min du prince. Son premier mouvement fut de le lâcher, mais le prince s'accrocha avec l'énergie du désespoir. C'était vraiment comme une poignée de main. Où l'on sentait bien la confiance, l'amitié, pour reprendre les paroles du prince.
" Fichtre alors, serrer la main de Petite Peste, qui aurait cru ça un jour… "
- Restez où vous êtes ! cria au loin Allen Fétide.
- Z'avez beau vous cacher, ajouta Fend-la-bise, on vous retrouvera toujours. Pourrez pas vous échapper.
- C'est par où la sortie ? aboya le colosse velu.
- Par où vous êtes entrés, répondit le vieux Tosher. Une fois dans le grand collecteur, faut tourner le dos au courant d'air.
Ce qui était faux.
" Le brave Tosher ", se dit Jemmy, " il les envoie dans le mauvais sens. "
Une saccade sur la main du prince, et tous deux détalèrent vers la liberté. Quelques secondes plus tard, le courant d'air se fit plus intense : ils se trouvaient à nouveau dans l'égout principal. En prenant le vent de face, les deux garçons allaient pouvoir facilement gagner la rivière. Mais, dans son ardeur à s'enfuir, Jemmy heurta violemment le mur avec sa cage. Un fracas qui lui fit dresser les cheveux sur la tête. Un coup à réveiller les morts. Ou à faire rappliquer les deux brigands.
Jemmy fit brusquement demi-tour et, entraînant le prince, s'enfonça plus encore dans le grand égout.
- Autrement, chuchota-t-il, ils nous verraient avant qu'on soit dehors. A cause de la lumière du jour. On va essayer de se planquer dans une autre galerie. C'est plein de tunnels ici ; si on est séparés, ne te trompe pas de côté. Par là, c'est la brasserie…
Des bruits de pas dans l'eau… Jemmy su tut et tâtonna désespérément le long du mur pour trouver le couloir latéral. Mais Allen Fétide et Fend-la-bise avaient déjà débouché dans le grand égout.
- C'est par où ? marmonna Fend-la-bise.
Jemmy se colla contre le mur froid comme une tombe. Mais le prince sembla brusquement se révolter, refuser de jouer les rats traqués. Il arracha la cage des mains de Jemmy et la jeta de toutes ses forces en direction de la brasserie.
- Qu'est-ce que c'était ? demanda Fend-la-bise.
- Eux, tiens ! Faut tourner le dos au courant d'air, puis aller tout droit !
Ils ne firent ni une ni deux. L'instant d'après, le vieux Tosher arriva à son tour dans le grand collecteur, une nouvelle bougie à la visière de sa casquette.
Allen Fétide et Fend-la-bise s'en revinrent alors à toutes jambes.
Les deux vauriens avaient le corps couvert de gros rats qui s'accrochaient à eux comme des sangsues pour les mordre. Le squelette ambulant gesticulait en tous sens et hurlait.
- Aïe ! Ouille !
- Au secours ! beuglait le colosse velu.
- Nom d'une pipe ! dit le prince, on croirait qu'ils ont enfilé un manteau de fourrure !

Chapitre 20 : Où l'on apprend ce qu'il advint du souffre-douleur, du prince et de tous les autres.

Le prince était au soleil à se gorger d'air pur. Il regarda Jemmy dans le blanc des yeux.
- On retourne au château.
- Non merci, très peu pour moi ! Tu vois cette tête ? Ton père l'a mise à prix. Et moi, je n'ai aucune envie de danser la gigue au bout d'une corde !
- Tu comptes te cacher le reste de tes jours ? Ici, dans les égouts ? Je les ferai passer au peigne fin…
" Lui révéler ma meilleure planque… fichtre, quel imbécile j'ai été ! Et si je me sauvais tout de suite ? Mais pour aller où ? Et je tiendrai combien de temps sans me faire prendre ? "
- Tu as dit que tu me faisais confiance, ajouta le prince. Je vois bien que ce n'est pas vrai.
- Si, mais jusqu'à un certain point…
- Alors, viens !
C'était un ordre.
Jemmy avala sa salive et suivit le prince. Les portes du château étaient encore loin, il trouverait bien une idée d'ici là !
Petite Peste ramena Jemmy au champ de foire où il finit par dénicher Betsy et le capitaine Nips.
- Vous avez magnifiquement servi votre prince, déclara-t-il.
- Chaudes les pommes de terre ! Qu'est-ce que tu dis, mon gars ? Chaudes les pommes de terre, chaudes !
- Le roi a offert une récompense pour le souffre-douleur. Le voici, livrez-le.
- Fichtre alors ! s'écria Jemmy ébahi, trahi.
Un éclair traversa le regard de Betsy.
- Livrer Jemmy ? Jamais je ne ferai une chose pareille !
- Je te l'ordonne !
- Qui es-tu donc pour donner des ordres ?
- Je suis … Petite Peste !
Stupéfaction.
" Faut filer ! " se dit Jemmy. Profondément blessé, il lança un dernier regard incendiaire au prince. Qui lui répondit d'un clin d'œil fugace mais plein de malice ! Jemmy en resta abasourdi. Et comprit subitement que, pour la première fois de sa vie, le prince n'allait pas jouer un tour pendable.
- C'est bien Petite Peste, dit Jemmy. En choir et en os. Mieux vaut faire ce qu'il dit, sinon il vous fera mijoter dans de l'huile bouillante.

Jemmy dut attendre en compagnie de Betsy, Pétunia et du capitaine Nips. Le prince était en tête à tête avec le roi.
La grande porte dorée s'ouvrit enfin, et l'on introduisit le petit groupe dans la salle du trône. Le roi était assis, les jambes croisées, un très léger soupçon de sourire aux lèvres.
Betsy s'inclina bien bas. Le capitaine fit de son mieux.
- La récompense est votre, leur annonça le roi avant de demander au prince : - Que peut-on faire pour l'ours ? Lui aussi vous est venu en aide …
- L'élever au titre de grand ours savant de sa majesté le roi ? Père, cela attirerait les foules partout où il irait…
- Accordé.
Betsy et le capitaine reçurent la permission de se retirer.
Jemmy était maintenant - depuis des heures, lui semblait-il - face au roi qui ne le quittait pas des yeux. Il commençait à sentir la cravate de chanvre lui serrer le cou.
- Tu mérites le fouet.
- Oui, sire.
- Le prince Horace a fait tellement de bêtises qu'écorcher le dos d'une dizaine de souffre-douleur n'y suffirait pas. Selon lui, pourtant, c'est grâce à toi qu'il est de retour, sain et sauf. Le roi t'en est reconnaissant.
Jemmy commençait à respirer.
- Tu seras placé sous la protection du prince, mais à une condition. Qu'il tienne parole. Il a juré d'apprendre ses leçons, d'éteindre se bougie la nuit, et, en règle générale, de bien se conduire.
" Fichtre alors ! " pensa Jemmy en tournant vivement les yeux vers le prince, " tu dois sacrément vouloir que je sois ton ami pour promettre tout ça ! Enfin… si c'est un ami que tu cherchais en t'enfuyant, ma foi, tu l'as trouvé ! "
- Disparaissez, tous les deux ! Et quittez donc ces guenilles malodorantes !
Et tout en se retirant vers la grande porte dorée, le prince à ses côtés, Jemmy sentit son regard pétiller de joie.
- Tu as réussi, murmura-t-il, je m'en suis tiré sans un seul coup de fouet.
- Je n'aurai jamais pu supporter les cris et les hurlements.
- Mais je n'aurai ni crié ni hurlé !
- Moi si Jemmy !
Les deux garçons allaient sortir de la salle lorsque la voix du roi les arrêta.
- Une chose encore !
Il se dégageait du sourire du roi une chaleur si grande qu'on aurait pu s'y chauffer les mains.
- La prochaine fois que vous aurez envie de faire une fugue, emmenez-moi !

Dans les jours qui suivirent, les chanteurs des rues ajoutèrent quelques couplets - les derniers - à l'épopée d'Allen Fétide, le brigand notoire, et de son acolyte Fend-la-bise.
Ils racontèrent qu'un vieux preneur de rats les avait vus s'enfuir à toutes jambes de l'égout. Puis s'embarquer clandestinement sur un navire en partance pour un très long voyage. Sur une galère qui avait pour destination un point minuscule au milieu de l'océan lointain. Le bagne.