Les
parents posèrent leurs outils contre le mur et, poussant
la porte, s'arrêtèrent au seuil de la cuisine.
Assises l'une à côté de l'autre, en
face de leurs cahiers de brouillons, Delphine et Marinette
leur tournaient le dos. Elles suçaient le bout de
leur porte-plume et leurs jambes se balançaient sous
la table. Alors ? demandèrent les parents.
Il est fait, ce problème ?
Les petites devinrent rouges. Elles ôtèrent
les porte-plume de leur bouche.
Pas encore, répondit Delphine avec une pauvre
voix. Il est difficile. La maîtresse
nous avait prévenues.
Du moment que la maîtresse vous l'a donné,
c'est que vous pouvez le faire. Mais avec vous, c'est toujours
la même chose. Pour m'amuser, jamais en retard, mais
pour travailler, plus personne et pas plus de tête
que mes sabots. Il va pourtant falloir que ça change.
Regardez-moi ces deux grandes bêtes de dix ans. Ne
pas pouvoir faire un problème.
Il y a déjà deux heures qu'on cherche,
dit Marinette.
Eh bien ! vous chercherez encore. Vous y passerez
votre jeudi après-midi, mais il faut que le problème
soit fait ce soir. Et si jamais il n'est pas fait, ah !
s'il n'est pas fait ! Tenez, j'aime autant ne pas penser
à ce qui pourrait vous arriver.
Les parents étaient si en colère à
l'idée que le problème pourrait n'être
pas fait le soir qu'ils s'avancèrent de trois pas
à l'intérieur de la cuisine. Se trouvant ainsi
derrière le dos des petites, ils tendirent le cou
par-dessus leurs têtes et, tout d'abord, restèrent
muets d'indignation. Delphine et Marinette avaient dessiné,
l'une un pantin qui tenait toute une page de son cahier
de brouillons, l'autre une maison avec une cheminée
qui fumait, une mare où nageait un canard et une
très longue route au bout de laquelle le facteur
arrivait à bicyclette. Recroquevillées sur
les chaises, les petites n'en menaient pas large. Les parents
se mirent à crier, disant que c'était incroyable
et qu'ils n'avaient pas mérité d'avoir des
filles pareilles. Et ils arpentaient la cuisine en levant
les bras et s'arrêtaient de temps en temps pour taper
du pied sur le carreau. Ils faisaient tant de bruit que
le chien, couché sous la table aux pieds des petites,
finit par se lever et vint se planter devant eux. C'était
un berger briard qui les aimait beaucoup, mais qui aimait
encore bien plus Delphine et Marinette.
Voyons, parents, vous n'êtes pas raisonnables,
dit-il. Ce n'est pas de crier ni de taper du pied qui va
nous avancer dans le problème. Et d'abord, à
quoi bon rester ici à faire des problèmes
quand il fait si beau dehors ? Les pauvres petites seraient
bien mieux à jouer.
C'est ça. Et plus tard, quand elles auront
vingt ans, qu'elles seront mariées, elles seront
si bêtes que leurs maris se moqueront d'elles.
Elles apprendront à leurs maris à jouer
à la balle et à saute-mouton. N'est-ce pas,
petites ?
Oh ! oui, dirent les petites.
Silence, vous ! crièrent les parents. Et au
travail. Vous devriez avoir honte. Deux grandes sottes qui
ne peuvent même pas faire un problème.
Vous vous faites trop de souci, dit le chien. Si
elles ne peuvent pas faire leur problème, eh bien
! que voulez-vous, elles ne peuvent pas. Le mieux est d'en
prendre son parti. C'est ce que je fais.
Au lieu de perdre leur temps à des gribouillages...
Mais en voilà assez. On n'a pas de comptes à
rendre au chien. Allons-nous-en. Et vous, tâchez de
ne pas vous amuser. Si le problème n'est pas fait
ce soir, tant pis pour vous.
Sur ces mots, les parents quittèrent la cuisine,
ramassèrent leurs outils et partirent pour les champs
sarcler les pommes de terre. Penchées sur leurs cahiers
de brouillons, Delphine et Marinette sanglotaient. Le chien
vint se planter entre leurs deux chaises et, posant ses
deux pattes de devant sur la table, leur passa plusieurs
fois sa langue sur les joues.
Est-ce qu'il est vraiment si difficile, ce problème
?
S'il est difficile ! Soupira Marinette. C'est bien
simple. On n'y comprend rien.
Si je savais de quoi il s'agit, dit le chien, j'aurais
peut-être une idée.
Je vais te lire l'énoncé, proposa Delphine.
« Les bois de la commune ont une étendue de
seize hectares. Sachant qu'un are est planté de trois
chênes, de deux hêtres et d'un bouleau, combien
les bois de la commune contiennent-ils d'arbres de chaque
espèce ? »
Je suis de votre avis, dit le chien, ce n'est pas
un problème facile. Et d'abord, qu'est-ce que c'est
qu'un hectare ?
On ne sait pas très bien, dit Delphine qui,
étant l'aînée des petites, était
aussi la plus savante. Un hectare, c'est à peu près
comme un are, mais pour dire lequel est le plus grand, je
ne sais pas. Je crois bien que c'est l'hectare.
Mais non, protesta Marinette. C'est l'are le plus
grand.
Ne vous disputez pas, dit le chien. Que l'are soit
plus grand ou plus petit, c'est sans importance. Occupons-nous
plutôt du problème. Voyons : « les bois
de la commune.... »
Ayant appris l'énoncé par coeur, il y réfléchit
très longtemps. Parfois, il faisait remuer ses oreilles,
et les petites avaient un peu d'espoir, mais il dut convenir
que ses efforts n'avaient pas abouti.
Ne vous découragez pas. Le problème
a beau être difficile, on en viendra à bout.
Je vais réunir toutes les bêtes de la maison.
A nous tous, on finira bien par trouver la solution.
Le chien sauta par la fenêtre, alla trouver le cheval
qui broutait dans le pré et lui dit :
Les bois de la commune ont une étendue de
seize hectares....
C'est bien possible, dit le cheval, mais je ne vois
pas en quoi la chose m'intéresse.
Le chien lui ayant expliqué en quel ennui se trouvaient
les deux petites, il manifesta aussitôt une grande
inquiétude et fut également d'avis de proposer
le problème à toutes les bêtes de la
ferme. Il se rendit dans la cour, et après avoir
poussé trois hennissements, se mit à jouer
des claquettes en dansant des quatre sabots sur les planches
de voiture, qui résonnaient comme un tambour. A son
appel accoururent de toutes parts les poules, les vaches,
les boeufs, les oies, le cochon, le canard, les chats, le
coq, les veaux et ils se rangèrent en demi-cercle
sur trois rangs devant la maison. Le chien se mit à
la fenêtre entre les deux petites, et leur ayant expliqué
ce qu'on attendait d'eux, donna l'énoncé du
problème :
Les bois de la commune ont une étendue de
seize hectares....
Les bêtes réfléchissaient en silence
et le chien se tournait vers les petites avec des clins
d'yeux pour leur donner à entendre qu'il était
plein d'espoir. Mais bientôt s'élevèrent
parmi les bêtes des murmures découragés.
Le canard lui même, sur lequel on comptait beaucoup,
n'avait rien trouvé et les oies se plaignaient d'avoir
mal à la tête.
C'est trop difficile, disaient les bêtes. Ce
n'est pas un problème pour nous. On n'y comprend
rien.
Ce n'est pas sérieux, s'écria le chien.
Vous n'allez pas laisser les petites dans l'embarras. Réfléchissez
encore.
A quoi bon se casser la tête, grogna le cochon,
puisque ça ne sert à rien.
Naturellement, dit le cheval, tu ne veux rien faire
pour les petites. Tu es du côté des parents.
Pas vrai ! Je suis pour les petites. Mais j'estime
qu'un problème comme celui-là...
Silence !
Les bêtes se remirent à chercher la solution
du problème des bois, mais sans plus de résultat
que la première fois. Les oies avaient de plus en
plus mal à la tête. Les vaches commençaient
à somnoler. Le cheval, malgré toute sa bonne
volonté, avait des distractions et tournait la tête
à droite et à gauche. Comme il regardait du
côté du pré, il vit arriver dans la
cour une petite poule blanche.
Ne vous pressez pas, lui dit-il. Alors, non ? Vous
n'avez pas entendu le signal du rassemblement ?
J'avais un oeuf à pondre, répondit-elle
d'un ton sec. Vous ne prétendez pas m'empêcher
de pondre, j'espère.
Elle entra dans le cercle des bêtes, et après
avoir pris place au premier rang, parmi les autres poules,
elle s'informa du motif de la réunion. Le chien,
que le découragement commençait à gagner,
ne jugeait guère utile de la renseigner. Il ne croyait
pas du tout qu'elle pût réussir là où
avaient échoué tous les autres. Consultées,
Delphine et Marinette, par égard pour elle, décidèrent
de la mettre au courant. Le chien commença ses explications,
et une fois de plus, récita l'énoncé
du problème :
Les bois de la commune ont une étendue de
seize hectares....
Eh bien ! Je ne vois pas ce qui vous arrête,
dit la petite poule blanche lorsqu'il eut fini. Tout ça
me paraît très simple.
Les petites étaient roses d'émotion et la
regardaient avec un grand espoir. Cependant les bêtes
échangeaient des réflexions qui n'étaient
pas toutes bienveillantes.
Elle n'a rien trouvé. Elle veut se rendre
intéressante. Elle n'en sait pas plus que nous. Vous
pensez, une petite poule de rien du tout.
Voyons, laissez-la parler, dit le chien. Silence,
cochon, et vous les vaches, silence aussi. Alors, qu'est-ce
que tu as trouvé ?
Je vous répète que c'est très
simple, répondit la petite poule blanche, et je m'étonne
que personne n'y ait pensé. Les bois de la commune
sont tout près d'ici. Le seul moyen de savoir combien
il y a de chênes, de hêtres et de bouleaux,
c'est d'aller les compter. A nous tous, je suis sûre
qu'il ne nous faudra pas plus d'une heure pour en venir
à bout.
Ça, par exemple ! s'écria le chien.
Ça, par exemple ! s'écria le cheval.
Delphine et Marinette étaient tellement émerveillées
qu'elles ne trouvaient rien à dire. Sautant par la
fenêtre, elles s'agenouillèrent auprès
de la petite poule banche et lui caressèrent les
plumes, celles du dos et celles du jabot. Elle protestait
modestement qu'elle n'avait aucun mérite. Les bêtes
se pressaient autour d'elle pour la complimenter. Même
le cochon, qui était un peu jaloux, ne pouvait cacher
son admiration. « Je n'aurais pas cru que cette bestiole
était aussi capable », disait-il.
Le cheval et le chien ayant mis fin aux compliments, Delphine
et Marinette, suivies de toutes les bêtes de la ferme,
traversèrent la route et gagnèrent la forêt.
Là, il fallut d'abord apprendre à chacun à
reconnaître un chêne, un hêtre, un bouleau.
Les bois de la commune furent ensuite partagés en
autant de tranches qu'il y avait de bêtes, c'est-à-dire
quarante-deux (sans compter les poussins, les oisons, les
chatons et les porcelets,
auxquels on confia le soin de compter les fraisiers et les
pieds de muguet). Le cochon se plaignit qu'on lui eût
donné un mauvais coin où les arbres n'étaient
pas aussi importants qu'ailleurs. Il grognait que le morceau
de forêt donné à la petite poule blanche
aurait dû lui revenir.
Mon pauvre ami, lui dit-elle ; je ne sais pas ce
qui peut vous faire envie dans mon coin, mais ce que je
sais, c'est qu'on a bien raison de dire bête comme
un cochon.
Petite imbécile. Vous faites bouffer vos plumes
parce que vous avez trouvé la solution du problème
mais c'était à la portée de tout le
monde.
Est-ce que je dis le contraire ? Marinette, donnez
donc mon secteur à Monsieur et choisissez-m'en un
autre qui soit aussi loin que possible de ce grossier personnage.
Marinette leur donna satisfaction et chacun se mit au travail.
Tandis que les bêtes comptaient les arbres de la forêt,
les petites allaient de secteur en secteur et recueillaient
les chiffres qu'elles inscrivaient sur leurs cahiers de
brouillons.
Vingt-deux chênes, trois hêtres, quatorze
bouleaux, disait une oie.
Trente-deux chênes, onze hêtres, quatorze
bouleaux, disait le cheval.
Puis ils continuaient à compter en repartant de un.
La besogne allait très vite et tout semblait devoir
se passer sans incident. Les trois quarts des arbres étaient
dénombrés et le canard, le cheval et la petite
poule blanche venaient de terminer leur travail lorsqu'un
hurlement partit du fond des bois de la commune et l'on
entendit la voix du cochon qui appelait :
Au secours ! Delphine ! Marinette ! Au secours !
Guidées par la voix, les petites se mirent à
courir et arrivèrent en même temps que le cheval
auprès du cochon. Celui-ci, tremblant des quatre
pattes, se trouvait en face d'un gros sanglier qui le regardait
avec des yeux pleins de colère et l'interpellait
d'une voix irritée :
Espèce d'idiot, vous avez fini de brailler
comme ça ? Qu'est-ce qui vous prend de réveiller
les honnêtes gens en plein jour ? Je vais vous apprendre
à vivre moi. Quand on a une tête comme la vôtre,
on devrait se cacher et ne pas se produire dans les bois.
Vous, les petits, rentrez dans la bauge1.
Ces dernières paroles s'adressaient à une
dizaine de marcassins qui se bousculaient autour du cochon
et jouaient même entre ses pattes. Le dos rayé
de longues bandes claires, ils étaient gros comme
des chats et avaient de petits yeux rieurs. Peut-être
le cochon ne devait-il son salut qu'à leur présence,
car le sanglier aurait pu se jeter sur lui sans courir le
risque d'en écraser un ou deux.
Qu'est-ce que c'est encore que ceux-là ? gronda
le sanglier, en voyant arriver le cheval et les deux petites.
Ma parole, on se croirait sur une route nationale. Il ne
manque plus que des autos. Je commence à en avoir
assez.
Il avait l'air si méchant qu'il fit une grande peur
aux petites. Elles s'étaient arrêtées
court en balbutiant une excuse, mais elles n'eurent pas
plus tôt aperçu les marcassins qu'elles oublièrent
le sanglier et s'écrièrent qu'elles n'avaient
jamais rien vu d'aussi charmant. Ce disant, elles jouaient
avec eux, les caressaient et les embrassaient. Heureux d'avoir
trouvé avec qui jouer, ils poussaient de petits grognements
et de joie et d'amitié.
Qu'ils sont jolis, répétaient Delphine
et Marinette. Qu'ils sont mignons. Qu'ils sont gentils.
Le sanglier n'avait pas l'air méchant. Ses yeux devenaient
rieurs comme ceux des marcassins et sa hure avait une expression
de douceur.
C'est une assez belle portée, convint-il.
Insouciants comme ils sont, ils nous donnent bien du tracas,
mais que voulez-vous, c'est de leur âge. Leur mère
prétend qu'ils sont jolis, et ma foi, je ne suis
pas fâché que vous soyez de son avis. Pour
être franc, je n'en dirais pas autant de ce stupide
cochon qui me regarde d'un air si stupide. Quel drôle
d'animal ! Est-il possible d'être aussi laid ? Je
n'en reviens pas.
Le cochon, qui tremblait encore de la peur qu'il avait eue,
n'osait pas protester, mais il se trouvait plus beau que
le sanglier et roulait des yeux furieux.
Et vous, petites filles, qu'est-ce qui vous amène
dans les bois de la commune ?
La bauge est la tanière du sanglier. On utilise aussi
ce mot pour parler dun lieu extrêmement sale.
Nous sommes venues avec nos amis de la ferme pour
compter les arbres. Mais le
cheval vous expliquera. Il nous faut aller finir le problème.
Après avoir encore embrassé les marcassins,
Delphine et Marinette s'éloignèrent en promettant
de revenir dans un moment.
Figurez-vous, dit le cheval, que la maîtresse
d'école a donné aux petites un problème
très difficile.
Je ne comprends pas bien. Il faut m'excuser, mais
je vis très retiré. Je ne sors guère
que la nuit et la vie du village m'est presque étrangère.
Le sanglier s'interrompit pour jeter un coup doeil
au cochon et dit à haute voix :
Que cet animal est donc laid. Je n'arrive pas à
m'y habituer. Cette peau rose est d'un effet vraiment écoeurant.
Mais n'en parlons plus. Je vous disais donc qu'à
vivre la nuit je suis resté ignorant de bien des
choses. Qu'est-ce qu'une maitresse d'école par exemple
? Et qu'est-ce qu'un problème ?
Le cheval lui expliqua ce qu'étaient une maîtresse
d'école et un problème. Le sanglier s'intéressa
beaucoup à l'école et regretta de ne pouvoir
y envoyer ses marcassins. Mais il ne comprenait pas que
les parents des petites fussent aussi sévères.
Voyez-vous que j'empêche mes marcassins de
jouer pendant tout un après-midi pour leur faire
faire un problème ? Ils ne m'obéiraient pas.
Du reste, leur mère les soutiendrait sûrement
contre moi. Mais ce fameux problème, en quoi consiste-t-il
?
Voici l'énoncé : les bois de la commune
ont une étendue....
Lorsque le cheval eut fini de réciter l'énoncé,
le sanglier appela un écureuil qui venait de sauter
sur la plus basse branche d'un hêtre.
Occupe-toi tout de suite de savoir combien il y a
de chênes, de hêtres et de bouleaux dans les
bois de la commune, lui dit-il. Je t'attends ici.
L'écureuil disparut aussitôt dans les hautes
branches. Il allait avertir les autres écureuils
et avant un quart d'heure, affirmait le sanglier, il rapporterait
la réponse. Ainsi pourrait-on contrôler si
le compte de Delphine et Marinette était juste. Le
cochon, qui était resté planté au milieu
des marcassins, s'avisa soudain qu'il n'avait pas terminé
sa besogne, mais ne sachant plus où il en était,
il lui fallait tout recommencer. Comme il hésitait
sur la conduite à tenir, il vit arriver le canard
et la petite poule blanche.
J'espère que vous n'êtes pas trop fatigué,
lui dit celle-ci. Ce n'était pas la peine, tout à
l'heure, de tant faire le fier et le redressé pour
laisser tout en plan. Il a fallu que la canard et moi, nous
nous partagions votre travail.
Le cochon était très gêné et
ne savait que dire. La petite poule blanche ajouta d'un
ton sec :
Ne vous excusez pas. Ne nous remerciez pas non plus.
Ce n'est pas la peine.
Décidément, dit le sanglier, il ne
lui manque rien. Il est laid, il a la peau rose, et il est
paresseux.
Cependant, les marcassins entouraient les nouveaux venus
et voulaient jouer avec eux, mais la petite poule blanche,
qui n'aimait pas les familiarités, les pria de les
laisser en paix. Comme ils insistaient, la poussant à
coups de tête ou posant les pattes sur sons dos, elle
se percha sur une branche de noisetier. Suivies des autres
bêtes de la ferme, Delphine et Marinette venaient
chercher les chiffres que devaient fournir le cochon. Ce
furent le canard et la petite poule blanche qui les leur
donnèrent. Il ne restait plus à faire que
trois additions. Quelques minutes plus tard, Delphine annonçait
:
Dans les bois de la commune, il y a trois mille neuf
cent dix-huit chênes, douze cent quatorze hêtres
et treize cent deux bouleaux.
C'est ce que je pensais, dit le cochon.
Delphine remercia les bêtes d'avoir si bien travaillé
et particulièrement la petite poule blanche qui avait
compris le problème et trouvé la solution.
D'abord intimidés par l'affluence, les marcassins
s'étaient approchés des oies et commençaient
à s'enhardir. Bonnes personnes, elles se prêtaient
volontiers à leurs jeux. Les petites ne tardèrent
pas à se joindre à eux et, après elles,
toutes les bêtes et le sanglier lui même qui
riait à plein gosier. Jamais les bois de la commune
n'avaient été aussi bruyants ni aussi joyeux.
Ce n'est pas pour vous contrarier, dit le chien au
bout d'un moment, mais le soleil commence à baisser.
Les parents vont bientôt rentrer et s'ils ne trouvent
personne à la ferme, ils pourraient bien n'être
plus de bonne humeur.
Comme on se disposait à partir, un groupe d'écureuils
apparut sur la plus basse branche d'un hêtre et l'un
d'eux dit au sanglier :
Dans les bois de la commune, il y a trois mille neuf
cent dix-huit chênes, douze cent quatorze hêtres
et treize cent deux bouleaux.
Les chiffres de l'écureuil étaient les mêmes
que ceux des petites et le sanglier s'en réjouit.
C'est la preuve que vous ne vous êtes pas trompées.
Demain, la maitresse vous donnera une bonne note. Ah ! je
voudrais bien être là quand elle vous complimentera.
Moi qui aimerais tant voir une école.
Venez donc demain matin, proposèrent les petites.
La maîtresse n'est pas très
méchante. Elle vous laissera entrer en classe.
Vous croyez ? Eh bien ! je ne dis pas non. Je vais
y réfléchir.
Lorsque les petites le quittèrent le sanglier était
à peu près décidé à aller
à l'école le lendemain. Le cheval et le chien
lui avaient promis de s'y rendre également pour qu'il
ne fût pas le seul étranger à se présenter
devant la maîtresse.
Au retour des champs, les parents virent Delphine et Marinette
qui jouaient dans la cour et ils leur crièrent de
la route :
Est-ce que vous avez fait votre problème ?
Oui, répondirent les petites en s'avançant
à leur rencontre, mais il nous a donné du
mal.
Ça a été un rude travail, affirma
le cochon, et ce n'est pas pour me vanter, mais dans les
bois...
Marinette réussit à le faire taire en lui
marchant sur le pied. Les parents le regardèrent
de travers en grommelant que cet animal était de
plus en plus stupide. Puis ils dirent aux petites :
Ce n'est pas tout d'avoir fait le problème.
Il faut aussi qu'il soit juste. Mais ça, on le saura
demain. On verra la note que la maîtresse vous donnera.
Si jamais votre problème n'est pas juste, vous pouvez
compter que ça ne se passera pas comme ça.
Ce serait trop facile. Il suffirait de bâcler un problème.
On ne l'a pas bâclé, assura Delphine,
et vous pouvez être certains qu'il est juste.
Du reste, l'écureuil trouve comme nous, déclara
le cochon.
L'écureuil ! Ce cochon devient fou. Il a d'ailleurs
un drôle de regard. Allons, plus un mot et rentre
dans ta soue2.
Le lendemain matin, lorsque la maîtresse apparut sur
le seuil de l'école pour faire entrer les élèves,
elle ne s'étonna pas de voir dans la cour un cheval,
un chien, un cochon et une petite poule blanche. Il n'était
pas rare qu'une bête de la ferme voisine vînt
s'égarer par là. Ce qui ne manqua pas de la
surprendre et de l'effrayer, ce fut l'arrivée d'un
sanglier débouchant soudain d'une haie où
il se tenait caché. Peut-être eût-elle
crié et appelé au secours si Delphine et Marinette
ne l'avaient aussitôt rassurée.
Mademoiselle, n'ayez pas peur. On le connaît.
C'est un sanglier très gentil.
Pardonnez-moi, dit le sanglier en s'approchant. Je
ne voudrais pas vous déranger, mais j'ai entendu
dire tant de bien de votre école et de votre enseignement
que l'envie m'est venue d'entendre une de vos leçons.
Je suis sûr que j'aurais beaucoup à y gagner.
Flattée, la maîtresse hésitait pourtant
à le recevoir dans sa classe. Les autres bêtes
s'étaient avancées et réclamaient la
même faveur.
Bien entendu, ajouta le sanglier, nous nous engageons,
mes compagnons et moi, à être sages et à
ne pas troubler la leçon.
Après tout, dit la maîtresse, je ne
vois pas d'inconvénient à ce que vous entriez
dans la classe. Mettez-vous en rang.
Les bêtes se placèrent à la suite des
fillettes alignées deux par deux devant la porte
de l'école. Le sanglier était à côté
du cochon, la petite poule blanche à côté
du cheval et le chien au bout de la rangée. Lorsque
la maîtresse eut frappé dans ses mains, les
nouveaux écoliers entrèrent en classe sans
faire de bruit et sans se bousculer. Tandis que le chien,
le sanglier et le cochon s'asseyaient parmi les fillettes,
la petite poule blanche se perchait sur le dossier d'un
banc, et le cheval, trop grand pour s'attabler, restait
debout au fond de la salle.
La classe commença par un exercice d'écriture
et se poursuivit par une leçon d'histoire. La maîtresse
parla du XVe siècle et particulièrement du
roi Louis XI, un roi très cruel qui avait l'habitude
d'enfermer ses ennemis dans des cages de fer. « Heureusement,
dit-elle, les temps ont changé et à notre
époque il ne peut plus être question d'enfermer
quelqu'un dans une cage. » A peine la maîtresse
venait-elle de prononcer ces mots que la petite poule blanche,
se dressant à son perchoir, demandait la parole.
On voit bien, dit-elle, que vous n'êtes pas
au courant de ce qui se passe dans le pays. La vérité
c'est que rien n'a changé depuis le XVe siècle.
Moi qui vous parle, j'ai vu bien souvent des malheureuses
poules enfermées dans des cages et c'est une habitude
qui n'est pas près de finir.
C'est incroyable! s'écria le sanglier.
La maîtresse était devenue très rouge,
car elle pensait aux deux poulets qu'elle tenait prisonniers
dans une cage pour les engraisser. Aussi se promit- elle
de leur rendre la liberté dès après
la classe.
Quand je serai roi, déclara le cochon, j'enfermerai
les parents dans une cage.
Mais vous ne deviendrez jamais roi, dit le sanglier.
Vous êtes trop laid.
Je connais des gens qui ne sont pas du tout de votre
avis, repartit le cochon. Hier au soir encore, les parents
disaient en me regardant : « Le cochon est de plus
en plus beau, il va falloir s'occuper de lui. » Je
n'invente rien. Les petites étaient là quand
ils l'ont dit. N'est-ce pas, petites ?
Delphine et Marinette, confuses, durent reconnaître
que les parents avaient tenu ce propos élogieux.
Le cochon triompha.
Vous n'en êtes pas moins l'animal le plus laid
que j'aie jamais vu, dit le sanglier.
Apparemment que vous ne vous êtes pas regardé.
Avec ces deux grandes dents qui vous sortent de la gueule,
vous avez une figure affreuse.
Comment ? Vous osez parler de ma figure avec cette
insolence ? Attendez un peu, gros butor, je vais vous apprendre
à respecter les honnêtes gens.
Voyant le sanglier sauter hors de son banc, le cochon s'enfuit
autour de la classe en poussant des cris aigus, et telle
était sa frayeur qu'il bouscula la maîtresse
et faillit la jeter à terre. « Au secours,
criait-il. On veut m'assassiner! » Et il se jetait
entre les tables, faisant sauter les livres, les cahiers,
les porte-plume et les encriers. Le sanglier, qui le serrait
de près, ajoutait encore au désordre et grondait
qu'il allait lui découdre la panse. Passant sous
la chaise où était assise la maîtresse,
il la souleva de terre et l'entraîna un moment dans
sa course. Celle-ci s'en trouva dailleurs ralentie
et Delphine et Marinette en profitèrent pour essayer
d'apaiser le sanglier, lui rappelant la promesse qu'il avait
faite de ne pas troubler la leçon. Avec l'aide du
chien et du cheval, elles finirent par lui faire entendre
raison.
Pardonnez-moi, dit-il à la maîtresse.
J'ai été un peu vif, mais cet individu est
si laid qu'il est impossible d'avoir pour lui aucune indulgence.
Je devrais vous mettre à la porte tous les
deux, mais pour cette fois, je me contenterai de vous mettre
un zéro de conduite : Et la maîtresse écrivit
au tableau :
Sanglier : zéro de conduite.
Cochon : zéro de conduite.
Le sanglier et le cochon étaient bien ennuyés,
mais ce fut en vain qu'ils la supplièrent d'effacer
les zéros. Elle ne voulut rien entendre.
A chacun selon son mérite. Petite poule blanche,
dix sur dix. Chien, dix sur dix. Cheval, dix sur dix. Et
maintenant, passons à la leçon de calcul.
Nous allons voir comment vous vous êtes tirées
du problème des bois de la commune. Quelles sont
celles d'entre vous qui l'ont fait?
Delphine et Marinette furent seules à lever la main.
Ayant jeté un coup d'oeil sur leurs cahiers, la maîtresse
eut une moue qui les inquiéta un peu. Elle paraissait
douter que leur solution fût exacte.
Voyons, dit-elle en passant au tableau, reprenons
l'énoncé. Les bois de la commune ont une étendue
de seize hectares...
Ayant expliqué aux élèves comment il
fallait raisonner, elle fit les opérations au tableau
et déclara :
Les bois de la commune contiennent donc quatre mille
huit cents chênes, trois mille deux cents hêtres
et seize cents bouleaux. Par conséquent, Delphine
et Marinette se sont trompées. Elles auront une mauvaise
note.
Permettez, dit la petite poule blanche. Jen
suis fâchée pour vous, mais c'est vous qui
vous êtes trompée. Les bois de la commune contiennent
trois mille neuf cent dix-huit chênes, douze cent
quatorze hêtres et treize cent deux bouleaux. C'est
ce que trouvent les petites.
C'est absurde, protesta la maîtresse. Il ne
peut y avoir plus de bouleaux que de hêtres. Reprenons
le raisonnement...
Il n'y a pas de raisonnement qui tienne. Les bois
de la commune contiennent bien treize cent deux bouleaux.
Nous avons passé l'après-midi d'hier à
les compter. Est-ce vrai, vous autres ?
C'est vrai, affirmèrent le chien, le cheval
et le cochon.
J'étais là, dit le sanglier. Les arbres
ont été comptés deux fois.
La maîtresse essaya de faire comprendre aux bêtes
que les bois de la commune, dont il était question
dans l'énoncé, ne correspondaient à
rien de réel, mais la petite poule blanche se fâcha
et ses compagnons commençaient à être
de mauvaise humeur. « Si l'on ne pouvait se fier à
l'énoncé, disaient-ils, le problème
lui-même n'avait plus aucun sens. » La maîtresse
leur déclara qu'ils étaient stupides. Rouge
de colère, elle se disposait à mettre une
mauvaise note aux deux petites lorsqu'un inspecteur d'académie
entra dans la classe. D'abord, il s'étonna d'y voir
un cheval, un chien, une poule, un cochon et surtout un
sanglier.
Enfin, dit-il, admettons. De quoi parliez-vous?
Monsieur l'Inspecteur, déclara la petite poule
blanche, la maîtresse a donné avant-
hier aux élèves un problème dont voici
l'énoncé : les bois de la commune ont une
étendue de seize hectares...
Lorsqu'il fut informé, l'inspecteur n'hésita
pas à donner entièrement raison à la
petite poule blanche. Pour commencer, il obligea la maîtresse
à mettre une très bonne note sur les cahiers
des deux petites et à effacer les zéros de
conduite du cochon et du sanglier. « Les bois de la
commune sont les bois de la commune, dit-il, c'est indiscutable.
» II fut si content des bêtes qu'il fit remettre
à chacune un bon point et à la petite poule
blanche, qui avait si bien raisonné, la croix d'honneur.
Delphine et Marinette rentrèrent à la maison,
le coeur léger. En voyant qu'elles avaient de très
bonnes notes, les parents furent heureux et fiers (ils crurent
aussi que les bons points du chien, du cheval, de la petite
poule blanche et du cochon avaient été décernés
aux deux petites). Pour les récompenser, ils leur
achetèrent des plumiers neufs.