Les Tenants

À toutes les pleines lunes
nous sommes quelques-uns
à venir, ici
raconter nos trajets
par la route des mille chemins.
On vient se dire
les choses que l'on a vues
les choses que l'on a vécues
pour ne pas oublier.
Pour ne pas oublier.

Momo

Dans ma main
j'ai toutes mes dents
toutes celles qui sont tombées.
J'en ai jeté deux
trop noires.
Dans ma bouche
sont déjà poussées
mes dents d'adulte.

Mung

Moi, j'ai déjà vu une femme
tellement vieille
qu'elle avait perdu
toutes ses dents d'adulte.

Momo

Oui, c'est vrai
j'étais avec toi
quand on l'a vue
sur la route des mille chemins.

Mung

Je pleurais sur mon bras
et elle m'a consolée en me disant :
" Si tu es prisonnière du désastre
de la peur et de la violence
comme je l'ai été
cherche, cherche en toi :
des couchers de soleil
des neiges éternelles
des souvenirs beaux, beaux, beaux
pour protéger ton coeur
de toutes les noirceurs. "

Momo

Oui, oui, tout est vrai.
C'est bien ce qu'elle a dit.

Les Tenants

Nous aussi, on a vu
Toutes sortes de gens
toutes sortes de ciels.
Te souviens-tu du bruit des gouttes de pluie
sur les feuillages de chez toi ?
On a chacun notre histoire.
Tous, on a pris une route différente
pour arriver jusqu'ici.
Te souviens-tu de goût du fruit
que tu aimes le plus ?
Te souviens-tu du chant des criquets ?
Te souviens-tu de l'odeur de tes parents ?

Momo

C'est ce qui nous a tenu en vie
le long des mille chemins.
Mung, parlons du temps
Où on s'est rencontrés
parlons du temps
où on ne parlait pas la même langue.
(Daniel Danis, Le Pont de pierres et la peau d'images
Éditions L'école des loisirs, Paris, 1996, pp. 9-13)