Mme
Berthe Bartolotti prenait son petit déjeuner, assise
dans son fauteuil à bascule. Comme chaque matin,
elle avala quatre tasses de café, trois petits pains
avec du beurre et du miel, deux oeufs à la coque,
une tranche de pain noir avec du jambon et du fromage, et
une tranche de pain blanc avec du pâté de foie
d'oie. Tout en petit-déjeunant, Mme Bartolotti se
balançait. Les fauteuils à bascule sont faits
pour ça, non ? Son peignoir bleu ciel ne tarda pas
à s'orner de taches brunes dues au café et
d'autres, plus claires, dues au jaune d'oeuf.
Pain et petits pains semèrent leurs miettes dans
l'échancrure du peignoir.
Mme Bartolotti se leva et sillonna sa salle de séjour
à cloche-pied pour se débarrasser des miettes.
Puis elle suça l'un après l'autre ses doigts
poisseux de miel et se mit à converser avec elle-même
:
" Ma chère enfant, tu vas maintenant aller te
laver et t'habiller correctement, et puis tu vas aller travailler.
Et que ça saute ! "
Mme Bartolotti se disait toujours " ma chère
enfant " lorsqu'elle se parlait à elle-même.
Sa mère avait toujours eu coutume de lui dire lorsqu'elle
était petite fille :
" Ma chère enfant, il est l'heure de faire tes
devoirs... Ma chère enfant, va donc essuyer la vaisselle...
Ma chère enfant, cesse de faire du bruit... "
Mme Bartolotti avait grandi, puis était devenue adulte
mais son mari, un certain M. Bartolotti, avait continué
:
" Ma chère enfant, il est l'heure de préparer
le repas... Ma chère enfant, viens donc me recoudre
un bouton... Ma chère enfant, tu devrais passer l'aspirateur...
"
Mme Bartolotti avait donc pris l'habitude de faire les courses
ou d'exécuter les ordres lorsqu'on lui disait "ma
chère enfant". Sa mère était morte
depuis des lustres et M. Bartolotti s'était évanoui
dans la nature depuis presque aussi longtemps. Pourquoi?
Personne n'en avait jamais rien su, car il s'agissait d'un
événement très secret de leur
vie privée. Toujours est-il que Mme Bartolotti n'avait
plus personne pour l'appeler " ma chère enfant
".
Mme Bartolotti se dirigea vers sa salle de bain. Elle avait
envie d'un bon bain bien chaud. Hélas! les poissons
rouges prenaient leurs vacances dans la baignoire. Mme Bartolotti
les avait déménagés de leur aquarium
la veille, estimant qu'ils avaient besoin de changer d'horizon.
" Tout être vivant prend des congés ou
part en voyage, s'était-elle dit. Il n'y a que ces
pauvres poissons rouges qui passent leur vie à tourner
en rond dans le même bocal, face au même paysage!
"
Mme Bartolotti opta donc pour une bonne douche bien chaude.
Elle avait fait installer une cabine de douche entre le
lavabo et la
baignoire. Mais elle dut renoncer à tenter d'ouvrir
la porte de ladite cabine : elle était hors de service,
car Mme Bartolotti avait tendu quatre ou cinq ficelles entre
la cabine de douche et la fenêtre pour étendre
ses jeans et ses pull-overs. Quant au lavabo, il servait
de bassin de trempage pour les jeans et les pull-overs attendant
la prochaine lessive.
" Ma chère enfant, tu vas encore être
obligée de te contenter d'un débarbouillage
chimique ", murmura Mme Bartolotti en prenant un bout
de coton et un grand flacon dans son armoire de toilette.
Elle imbiba le coton d'une sorte de liquide rosâtre
et se frotta consciencieusement le visage. Le coton devint
aussitôt multicolore : rose de fond de teint, rouge
de rouge à lèvres, noir de rimmel, brun de
crayon à sourcils, vert de fard à paupières
et bleu foncé de crayon à cils.
" Superbe!" s'exclama Mme Bartolotti en contemplant
le bout de coton, qu'elle jeta ,juste à côté
de la petite poubelle située sous le lavabo. Puis
elle récupéra divers tubes, flacons et bâtonnets
dans son armoire de toilette et se peignit un visage rose,
rouge, noir, brun, vert et bleu foncé. Ce faisant,
elle découvrit que son flacon de rimmel était
presque vide. Elle écrivit donc avec son bâton
de rouge à lèvres sur le carrelage blanc de
la salle de bain :
ACHETER DU RIMMEL
Puis elle effaça d'un coup d'éponge ce qu'elle
avait noté la veille, toujours avec son bâton
de rouge :
ACHETER DU PAPIER-CUL
L'inscription était désormais inutile puisqu'elle
avait pensé à faire cette course. Avant de
quitter la salle de bain, Mme Bartolotti se mira dans la
glace au-dessus du lavabo pour vérifier si elle était
jeune ou vieille. Elle avait ainsi des jours jeunes et d'autres
vieux. Ce matin-là était celui d'un jour jeune
et elle murmura, satisfaite de son reflet :
" On a vu pire, ma chère enfant! "
Elle avait en effet réussi à dissimuler, grâce
au fond de teint, quelques cernes sous les yeux et quelques
rides à la commissure des lèvres.
Personne n'était en mesure de révéler
l'âge exact de Mme Bartolotti car tout le monde l'ignorait.
Les, gens lui en attribuaient d'ailleurs de fort divers.
La très vieille Mme Meyer, sa voisine, disait : "
la toute jeune Mme Bartolotti ". Le neveu de la très
vieille Mme Meyer, le petit Michel, disait, lui : "la
vieille Mme Bartolotti ". M. Alexandre, qui dans sa
pharmacie vendait des poudres, des pommades et des suppositoires,
et qui avait hérité de deux plis verticaux
entre les sourcils à force de déchiffrer des
ordonnances, disait :
" Mme Bartolotti est dans la fleur de l'âge.
" M. Alexandre se sentait lui aussi dans la fleur de
l'âge. II avait cinquante-cinq ans et un rendez-vous
bihebdomadaire avec Mme Bartolotti. Une fois c'était
lui qui allait chez elle, l'autre c'était elle qui
venait chez lui. Ils passaient la soirée au cinéma
ou au théâtre, soupaient, puis buvaient du
vin et finissaient la nuit dans un cabaret. Deux fois par
semaine, M. Alexandre appelait Mme Bartolotti " Berthy
" et Mme Bartolotti appelait M. Alexandre " Alex
". Mais quand ils se croisaient dans la rue les autres
jours de la semaine, ou quand Mme Bartolotti allait à
la pharmacie, elle disait " Monsieur " et lui
" Madame ". Hormis ces rares échanges,
ils ne se parlaient jamais.
Leurs jours d'amitié étaient fixes : mardi
et samedi. Après avoir longuement interrogé
son miroir, Mme Bartolotti retourna dans sa salle de séjour.
Elle s'installa de nouveau dans son fauteuil à bascule,
alluma un cigare et se demanda si elle allait commencer
par travailler, par faire ses courses ou éventuellement
par se recoucher. Elle allait opter pour cette troisième
solution lorsqu'on sonna. Un coup de sonnette très
long et très énergique. Mme Bartolotti sursauta,
fort surprise. On avait sonné comme seuls savent
sonner les livreurs, les facteurs et les télégraphistes.
Mme Bartolotti posa son cigare sur une soucoupe décorée
de motifs floraux et se dirigea vers la porte de l'appartement.
Elle Mme Bartolotti alluma un cigare...
espérait que ce coup de sonnette aussi long qu'énergique
était celui du facteur des mandats. C'était
lui qu'elle attendait en permanence. Et, de fait, il lui
apportait de temps à autre de l'argent.
Mille ou deux mille francs, parfois même cinq mille.
Cela dépendait de la taille du tapis qu'elle venait
de vendre. Le nom du bénéficiaire était
libellé ainsi sur le formulaire : toujours ÉTABLISSEMENTS
BARTOLOTTI ET Cie TISSAGES ARTISANAUX .Les Établissements
Bartolotti et Cie se réduisaient à Mme Bartolotti,
mais elle avait ajouté sur sa carte de visite les
mots " Établissements " et " Compagnie
" pour lui donner meilleure allure. Mme Bartolotti
tissait les tapis les plus beaux et les plus colorés
de toute la ville. Les marchands de tapis et de meubles
qui les vendaient disaient toujours à leurs clients
:
" Mme Bartolotti est une artiste, une vraie. Ses tapis
sont de petites oeuvres d'art. C'est d'ailleurs ce qui justifie
leur prix. " Les marchands de tapis et de meubles revendaient
les tapis de Mme Bartolotti trois fois le prix qu'elle leur
en avait demandé. Telle était en fait la vraie
raison de leur coût élevé.
Mais l'homme au coup de sonnette long et énergique
n'était pas le facteur des mandats. C'était
le livreur de la S.N.C.F. Il soufflait comme un phoque asthmatique
et essuyait la sueur qui perlait à son front en maugréant:
" Maudit paquet! " Puis il désigna un gros
colis, soigneusement ficelé et bougonna: " Ça
pèse au moins vingt kilos, ce machin-là!"
II le traîna dans la cuisine où Mme Bartolotti
signa un récépissé et lui donna trois
francs de pourboire.
" Au revoir, dit alors le livreur.
- Au revoir ", répondit Mme Bartolotti
en le raccompagnant jusqu'à la porte d'entrée.
Puis elle alla récupérer son cigare dans la
salle de séjour et revint s'asseoir sur une chaise
dans la cuisine face à ce gros paquet blanc. Elle
fourragea dans ses cheveux teints en blond, dérangea
de ses ongles vernis bleu ciel l'ordonnance de quelques
mèches raidies par la laque et se mit à réfléchir.
" De la laine? Non, ce n'est certainement pas de la
laine, se dit-elle. La laine ne pèse pas si lourd.
Un paquet de laine de cette taille ne dépasserait
pas cinq ou six kilos. "
Mme Bartolotti se leva et fit le tour du paquet. Elle cherchait
le nom de l'expéditeur mais ne le trouva pas. Elle
ne le découvrit pas plus en tournant, non sans peine,
le paquet dans tous les sens.
" Ma chère enfant, se dit Mme Bartolotti avec
une pointe de sévérité dans la voix,
ma chère enfant, il va falloir faire fonctionner
ta cervelle! "
` Mme Bartolotti avait en effet un péché mignon
: elle adorait les coupons, les bons de commande, les offres
spéciales et toutes les propositions d'achat à
l'essai. Dès qu'elle apercevait un bon de commande
dans un journal ou une revue quelconque, elle le découpait,
le remplissait et l'expédiait à l'adresse
indiquée. Cet engouement pour les bons de commande
était tel que jamais ne lui venait à l'esprit
de s'interroger sur l'utilité éventuelle de
l'objet proposé. Sa manie d'acheter par correspondance
l'avait donc rendue propriétaire de toutes sortes
de choses fort étranges : un dictionnaire des animaux
en sept volumes, un assortiment de chaussettes pour homme
en fil d'Écosse, un service à thé en
matière plastique pour vingt-quatre personnes, un
abonnement à une revue de pêche et un autre
à une publication naturiste. Elle avait aussi reçu
un moulin à café turc, pas pour moudre le
café mais pour servir de pied de lampe, dix caleçons
en laine angora pour géante et neuf moulins à
prières bouddhistes. Mais sa commande la plus insolite
avait été un tapis. Lorsque le facteur lui
avait un jour livré un tapis à fleurs, aussi
épouvantablement laid qu'affreusement cher, Mme Bartolotti
avait fondu en larmes, maudit sa, funeste manie et décidé
de ne plus jamais rien commander.
Mais les manies sont plus fortes que les 'bonnes résolutions
et, dès le lendemain, Mme Bartolotti avait de nouveau
rempli un bon de commande :
Veuillez m'adresser contre remboursement et franco de port
: 144 (cent quarante-quatre) cuillères à café
en métal argenté.
Mme Bartolotti entreprit donc de faire fonctionner sa cervelle
mais il n'en sortit pas grand-chose ce matin-là.
Hormis une commande d'échantillon gratuit de nouilles
cinq étoiles et de parfum de chez Fior, elle ne vit
guère qu'une offre spéciale de boutons pressions
chromés, d'une pince coupante et d'une poinçonneuse.
Mais ces offres très spéciales ne pouvaient
en aucun cas peser vingt kilos. En outre, Mme Bartolotti
savait par expérience que les échantillons
et les doses d'essai ne dépassent jamais cent grammes.
" Peut-être ce paquet m'est-il envoyé
par mon brave oncle Hippolyte, pensa-t-elle. Et si c'était
un cadeau d'anniversaire ? Il faut dire que ce brave homme
ne me fait plus de cadeaux d'anniversaire depuis une bonne
trentaine d'années. Mais il veut peut-être
se rattraper en m'envoyant vingt kilos de cadeaux ? "
Mme Bartolotti s'arma d'une paire de ciseaux et coupa la
ficelle qui entourait le paquet. Puis elle déchira
le papier d'emballage blanc et souleva le couvercle du carton
qu'elle découvrit en dessous. Elle aperçut
alors une enveloppe posée sur de la laine de verre
bleue. Sur l'enveloppe était écrit :
Madame Berthe Bartolotti
Son nom était parfaitement dactylographié,
en couleur et à l'aide d'une machine à écrire
électrique. Or le brave oncle Hippolyte ne possédait
pas de machine et écrivait toujours Berthe sans "
h " et avec deux " t ".
Mme Bartolotti ouvrit l'enveloppe et en sortit une feuille
pliée en quatre qu'elle déplia aussitôt
pour la lire :
Chère Madame,
Voici votre commande. Nous regrettons infiniment d'avoir
tant tardé à vous satisfaire mais des difficultés
imprévues, dues à des modifications de nos
processus de fabrication, nous ont empêchés
d'effectuer notre livraison dans le délai prévu.
Au cas où vous ne vous sentiriez plus disposée
à accepter notre produit - nous souhaitons vivement
que ce ne soit pas le cas, bien sûr - vous pourriez
nous le retourner dans les 24 heures et franco de port.
Mais nous attirons votre attention sur le fait que pour
des raisons d'hygiène aisément compréhensibles,
nous ne reprenons que les boîtes n'ayant pas été
ouvertes.
On avait aussi écrit en post-scriptum :
Nos marchandises sont conditionnées sous vide dans
des, conditions sanitaires irréprochables et plusieurs
fois testées avant de quitter nos usines.
Mme
Bartolotti posa la feuille de papier et l'enveloppe sur
la table, puis se pencha sur le carton et entreprit de retirer
la laine de verre bleue. Elle ne tarda pas à sentir
quelque chose de lisse, de dur et de froid. Elle se hâta
alors d'arracher les derniers morceaux de laine de verre
et vit apparaître une boîte de conserve en fer-blanc.
La boîte avait à peu près la hauteur
d'un parapluie d'homme et l'épaisseur d'un tronc
de hêtre vieux d'une trentaine d'années. Il
n'y avait pas d'étiquette mais seulement un point
bleu de la taille d'une pièce de un franc. Un des
couvercles portait la mention " haut " et l'autre
celle de " bas ". On avait inscrit sur le côté
: " Les papiers sont à l'intérieur. "
Mme Bartolotti sortit la conserve du carton et plaça
le haut en haut et le bas en bas. Puis elle tapota sur le
haut de la boîte. Ça sonnait plutôt creux.
" Ce n'est pas de la salade de fruits ", murmura
Mme Bartolotti.
Elle réfléchit quelques instants puis hasarda
:
" C'est peut-être du pop-corn. "
Mme Bartolotti adorait le pop-corn. Mais une observation
plus attentive de cette conserve lui permit de déduire
qu'il ne pouvait s'agir de pop-corn.