[...]
tout bas :
- Ils sont bêtes.
Mais vraiment tout bas, pour ne pas déchaîner
une tempête.
Cest alors quune dame blonde accompagnée
dun petit garçon blond passèrent
devant notre tente. Ils portaient la vaisselle du dîner
dans deux cuvettes. La dame
nous regarda, sourit et nous dit quelque chose.
- Bonsoir ! Claironnèrent papa et maman.
Le petit garçon nous jeta un coup doeil. Il avait
mon âge, il était probablement
allemand, il campait à deux pas de nous.
- Et tu vois, dit mon père, il aide sa maman à
faire la vaisselle.
- Propose-lui une partie de ballon, ajouta ma mère.
Mes parents me regardaient, ma soeur me regardait, même
le chien du gardien me
regardait. La Terre entière attendait que jaille
jouer au ballon avec le petit garçon
allemand. Je haussai les épaules, je donnai un coup
de pied dans mon ballon et me
dirigeai en ronchonnant vers la tente dà côté.
Le petit garçon semblait mattendre, les mains
sur les hanches. Je shootai. Il arrêta
mon ballon sans efforts. Il était sûrement idiot,
mais il nétait pas maladroit. La
partie sengagea.
Au bout de dix minutes, javais oublié mon bain
de langue, mais je mamusais bien. Le
petit garçon blond bloqua le ballon sous son pied et,
tapant sur sa poitrine, il me
cria :
- Niclausse !
Ou quelque chose dans ce genre-là. Je compris quil
se présentait. Je tapai sur ma
poitrine et, pour plaisanter, je criai :
- Moi, Tarzan !
Mon nouveau camarade était un enfant sérieux.
Il répéta après moi :
- Moatazan.
Il avait lintention de prendre un bain de langue. Il
répéta une deuxième fois :
« Moatazan », avec beaucoup dapplication.
Je naimais pas tellement mon prénom.
Je songeai que « Moatazan » ferait tout aussi
bien laffaire que « Jean-Charles »,
pendant ce mois daoût.
Nous nous assîmes dans lherbe. Lidée
me traversa alors quil est très difficile de
devenir le copain de quelquun qui ne dit pas un seul
mot de la même façon que vous.
Mon ami Niclausse cueillit une fleur et prononça un
mot comme « flour » ou
« flaour » ou peut être « flaveur
». Par politesse je répétai. Il éclata
de rire.
Javais sans doute mal prononcé. Il me fit signe
ensuite de donner son nom à la fleur
dans ma langue.
Que se passa-t-il dans ma tête, à ce moment-là
? Je trouvai tout à coup stupide
dappeler « fleur » une fleur. Je savais
bien que cétait son nom ! Alors je dis :
- Chprout !
Niclausse répéta :
- Chprout.
Cétait sûrement un bon élève
à lécole. Je secouai la tête pour
lui indiquait quil
prononçait mal. Je rectifiai :
- Chprouout !
Et Niclausse répéta. Pris soudain dune
véritable folie, je lui montrai un arbre :
- Trabeun !
- Trabeun, dit Niclausse.
Puis, pour ne pas perdre le vocabulaire fraîchement
acquis, il récapitula :
- Chprouout, trabeun !
Je fis bravo en tapant dans mes mains. Puis-je désignai
notre toile de tente :
- Chrapati.
- Chrapati, fit Niclausse, élève docile.
Au bout du dixième mot, je pris peur de tout mélanger,
dautant que Niclausse était
doué dune mémoire redoutable. Je courus
à ma tente en criant :
- Moatazan chrapati
Ce qui signifiait, bien évidemment, que jallais
faire un saut jusquà ma tente.
Niclausse me comprit parfaitement.
Mes parents me virent entrer, tout excité.
- Tu tamuses bien ? Me demanda papa.
- Oh oui ! Je vais écrire des mots dans un cahier.
Je me saisis du fameux cahier de vacances.
- Des mots dallemand ? En demandant mon père,
plein despoir.
- Non, criais-je en menfuyant, cest du hollandais
! Niclausse est hollandais !
Jétais ravi de cette dernière trouvaille.
Chrapati : tente
Trabeun : arbre
Chprout : fleur
Le lendemain après-midi, javais déjà
recouvert six feuilles de mon cahier de
vacances avec un lexique franco-hollandais. Comme jétais
un excellent professeur,
Niclausse progressait très vite. En fin de journée,
nous avions presque des petites
conversations. Je disais :
- Moatazan gaboum chrouillasse.
Ce qui voulait dire :
- Moatazan aimer mer.
Niclausse me répondait avec conviction :
- Niclausse gaboum chrouillasse.
Mon ami était persuadé quil apprenait
le français et je crois bien que, de temps en
temps, il allait répéter un mot de français
à ses parents.
Le soir, mon père me demanda sévèrement
:
- Tu as fait ton cahier de vacances ?
Maman intervint, toujours prête à me trouver
de bonnes excuses :
- Ecoute, il a fait du hollandais toute la journée.
Il peut bien se reposer.
Je pris un air des plus fatigués. Papa me passa la
main dans les cheveux.
- Alors, sais-tu comment on dit bonjour en hollandais ?
Je ny avais pas encore pensé. Jimprovisai
:
- Cest houlaï !
Papa regarda ma mère en riant :
- Cest drôle comme langue, tu ne trouves pas ?
« houlaï » !
Naturellement, le lendemain matin, quand papa aperçut
la maman de Niclausse, il
leva la main et lança un « houlaï »
retentissant. La dame sarrêta, indécise,
puis elle
sourit et répondit :
- houlaï !
Elle venait dapprendre à dire « bonjour
» en français. Décidément, mon
invention
faisait plus dun heureux.
Par malheur, mon père était quelquun de
très sympathique. Puisque je ne faisais pas
mon cahier de vacances, jétais tenu dapprendre
au moins dix mots de hollandais
par jour. Mon père ménuméra tout
ce que je devais savoir :
- Les vêtements, la nourriture, les parties du corps,
les saisons, les chiffres
Jétais catastrophé. Arriverais-je à
inventer dix mots nouveaux par jour ?
Niclausse était encore plus dangereux que mon père.
Il apprenait mais listes de
vocabulaire en un clin doeil et il allait finir par
savoir le français mieux que moi !
Le soir, assis sur un pliant, la lampe à gaz sifflant
au-dessus de ma tête, je récitais
mon hollandais à papa. Mon père disait :
- Chaussette ?
Je répondais :
- « Tramil ». « Tramiles » au pluriel.
- Pantalon ?
- « Padpad ».
- short ?
- « Pad ».
Papa se tournait alors vers maman :
- Cest intéressant comme langue. Un short est
un petit pantalon. Donc, le short
cest « pad » et le pantalon cest «
padpad ». Cest logique, beaucoup plus logique
que le français.
Un midi, tandis que je révisais mon hollandais, jentendis
ma mère qui marmonnait :
- Ah zut ! Plus doeufs pour la mayonnaise.
Elle mappela :
- Jean-Charles ! Comment dit-on « oeuf » en hollandais
?
Je répondis machinalement :
- « Vroug ».
Nous venions dapprendre les aliments avec Niclausse.
- « Vroug », répéta maman ;
Et elle séloigna à grands pas. Je sursautai
:
- Mais maman
Trop tard. Ma mère se dirigeait vers la chrapati voisine.
Elle allait demander un « vroug ». Jattendis
quelques instants en me mordant les
doigts dinquiétude. Ma mère revint, lair
désolé, portant une bouteille :
- La dame ma donné du vinaigre, me dit-elle.
- Tu nas pas u bon accent, expliquais-je, cest
très important, laccent, en
hollandais.
Maman me regarda :
- Eh bien, vas-y toi. Ils te comprendront.
Ma mère avait lair dun être tellement
sûre. Je ne voulais pas la décevoir. Je me
rendis chez nos voisins, en traînant les pieds. Comment
faire comprendre à cette
dame quil me fallait un oeuf ?
La maman de Niclausse me vit entrer et me salua en français
:
- houlaï !
- houlaï ! dis-je, de plus en plus désespéré.
Niclausse entra alors en courant :
- houlaï, Moatazan !
Mon visage séclaira. Niclausse était là.
Tout devenait simple. Nous parlions la même
langue, lui et moi.
- vroug, dis-je.
Niclausse se tourna vers sa maman et dit quelque chose comme
« anègue ». La dame
me fit signe avec les doigts. Un, deux, trois ?
- Nu, dveuch, trioche ? me demanda Niclausse.
Nous avions appris à compter jusquà vingt.
- Nu, dis-je, nu vroug.
Je revins, portant fièrement mon oeuf. Maman me félicita,
et papa en profita pour
me faire un discours sur lintérêt pratique
des langues étrangères. Ma mère
sinquiéta soudain :
- Tu as dit merci, au moins ?
Pour qui me prenait-on ? bien sûr, javais dit
merci. « Spretzouille » en hollandais.
Christine, ma petite soeur, avait bien vite repéré
que mon ami Niclausse avait luimême
une soeur. Par chance, Christine nétait pas du
tout attirée par le hollandais.
Elle se contenta de savoir que son amie se prénommait
« Barbara », et elle joua avec
elle à sensevelir dans le sable.
Un jour, les parents de Niclausse partirent faire un tour
en voilier et, par suite de
vents contraires, tardèrent à revenir au port.
Niclausse était un peu inquiet, mais
nos études le distrayaient. Soudain, ma mère
arriva près de nous en criant :
- Avez-vous vu Christine ?
Plus de Christine, plus de Barbara. Ni dans le camping, ni
sur la plage privée.
- Gouda Christine ? demandai-je à Niclausse.
« Gouda ? » voulait dire « où ? »
- Gouda Barbara. insistai-je.
Mon ami se redressa dun bond et me dit :
- Chrapati chrouillasse.
- Quest-ce quil raconte ? demanda maman.
Je traduisis :
- Il parle dune tente près de la mer. Il y a
des gens qui font du camping sauvage,
là-bas. Il croit que les filles sont là.
Nous nous mîmes à courir vers la mer. A la façon
dont Niclausse galopait à mes
côtés, je compris quon pouvait aimer sa
petite soeur dans nimporte quelle langue.
Nous arrivâmes à la tente de campeurs. Il y avait
un grand trou dans le sable, mais
les petites ny jouaient plus. Les campeurs nous regardaient
avec étonnement. Dans
mon affolement, je les questionnai en hollandais :
- gouda Christine ?
Ils arrondirent les yeux et se dirent entre eux :
- Quest-ce quil veut dire avec son gouda ?
Je poussai un cri de joie. Cétait des français
! Ils nous montrèrent un petit bois :
les fillettes étaient par-là. Je me tournai
vers Niclausse :
- Trabeun !
Il regarda les arbres et se reprit à courir en appelant
sa soeur. Christine et
Barbara étaient bien là, jouant à se
construire une cabane. Ma soeur reçut une
claque de ma mère, et moi, les compliments de papa.
Sans le hollandais, cétait
certain, ma soeur aurait été perdue.
Quand les parents de Niclausse débarquèrent
enfin, mon ami les mit au courant du
terrible danger quavait couru leur fille. La maman de
Niclausse membrassa et me
dit :
- Brova !
Ce qui, tout le monde le sait, veut dire « bravo »
en français.
Après un mois de bain de langue, de bain de mer et
de bain de sable, le jour du
départ vint enfin. Niclausse me serra la main et, les
yeux un peu brouillés, me dit
solennellement :
- Niclausse gaboum Moatazan.
Ai-je besoin de traduire. Cela voulait dire, évidemment,
que nous étions devenus
amis.
- Demande-lui son adresse, me suggéra maman.
Niclausse me lécrivit. Je découvris alors
quil sappelait Nicolas OSullivan et quil
habitait à Dublin en Irlande. Je glissai très
vite le papier dans ma poche et je
prétendis par la suite que ma poche était trouée
Cest depuis cet été en Allemagne quest
née dans ma famille la légende selon
laquelle je serais doué pour les langues étrangères.
Cest à cause de cette légende
que jai appris lallemand et langlais au
lycée, puis, plus tard, le russe, lespagnol,
litalien, le chinois, larabe et le japonais. Je
suis devenu un grand savant, et je le
dois à mes parents.
Aussi, quand jaurai pris ma retraite, jen fais
ici la promesse : mon cher papa,
japprendrai le hollandais !