Tapuscrit du Génie du pousee-pousse

Retour aux fiches pédagogiques

 

Bambou


Chen possédait peu de choses.
D'abord un pousse-pousse en rotin qui était sa vraie richesse, car il lui permettait de gagner de quoi s'acheter un bol de riz et, quelquefois, un petit pâté de viande au gingembre.
Puis un grand chapeau qui lui servait aussi de parapluie.
Et puis, en haut d'une colline dominant la baie de Hong Kong, une cabane de bambous.
Une cabane, c'est beaucoup dire. La maison de Chen était faite de trois planches et d'une brassée de feuillage.
Mais elle était adossée au mur d'enceinte d'une belle propriété. De ce mur retombaient des branches de jasmin qui, au temps des fleurs, donnaient à Chen une ombre parfumée.


Cueillir


Le garçon était heureux. Toute la journée, il conduisait son pousse-pousse dans les rues de la ville. Le soir venu, il allait bavarder un moment avec son ami Wang, le pêcheur au cormoran.
Wang se plaignait invariablement que son oiseau vieillissait.
- Il faut que je pêche beaucoup de poissons pour pouvoir m'acheter un autre cormoran. Mais si je n'ai plus de cormoran, comment arriverai-je à pêcher des poissons ?
Problème insoluble. Chen ne trouvait pas de réponse. Wang soupirait.
Un soir, en retournant à sa cabane, Chen eut envie de cueillir un rameau de jasmin pour chasser l'impression de tristesse laissée par son ami.
C'est souvent ainsi que commencent les aventures, par une idée inattendue, un petit rien qui vous entraîne au loin.


Parfum


Chen escalada le mur et resta muet d'admiration devant ce qu'il découvrit.
A ses pieds s'étendait un jardin merveilleux. Toutes les fleurs de l'Asie y mêlaient leurs couleurs. Des kiosques de porcelaine se reflétaient dans des pièces d'eau claire, bordées de sentiers recouverts d'un gravier blanc. Le garçon sauta à bas du mur et se risqua le long des pelouses où tombaient, un à un, des pétales de magnolia.
Vertige
Dans les kiosques, des mots de bienvenue étaient peints en rouge vif sur du papier de soie.
Des mots qui offraient les gâteaux aux amandes, et les confitures de roses, et les liqueurs, et les fruits servis dans des corbeilles d'argent, sur des tables de laque.
Chen goûta de ces douceurs délicieuses qui lui firent tourner la tête et puis il s'enfuit en courant.

Esprit


Comme elle tournait la pauvre tête de Chen, quand, de nouveau, il franchit le mur !
Jusqu'à ce jour, il s'était contenté d'un bol de bois, satisfait qu'il était quand il pouvait le remplir de riz.
Et voilà qu'il désirait maintenant une coupe de jade.
Le petit pâté des jours de fête, naguère dévoré en riant, lui serait désormais pauvre chère après des nourritures dont, la veille encore, il ne soupçonnait même pas l'existence.
Pour la première fois, il se trouva malheureux

Soleil


Il tira son pousse-pousse et se dirigea vers la ville basse. Il allait pensivement quand, passant près de l'entrée de la belle propriété, il s'entendit héler.
Un jeune homme lui faisait signe d'approcher. Il était magnifiquement vêtu d'une robe couleur de soleil sur laquelle s'embrasaient des pivoines. Surtout, il était très beau, avec un teint clair, une natte brillante et des mains fines qu'il glissa précautionneusement dans ses manches.
Mais qu'il avait l'air frêle ! De loin, on aurait pu le prendre pour un enfant.

Dragon


" Il est riche et sans doute léger, pensa Chen. Double bonne affaire ! "
-Conduis-moi au port, dit le jeune homme d'une voix douce.
Au port ! Le long des rues qui descendaient à la mer ! Il n'y aurait qu'à se laisser porter par les brancards et à poser le pied de loin en loin pour rebondir toujours plus haut.

Epreuve


" Triple bonne affaire ! pensa Chen. Et je triplerai le prix ", se promit-il aussitôt.
Dans sa tête jusque-là insouciante, il faisait maintenant des calculs. Il placerait cet argent à un taux élevé. Il en prêterait une partie à Wang, mais contre un bon intérêt.
Et il aurait, lui aussi, des kiosques de porcelaine…

Force


Il était si absorbé dans ses pensées qu'il ne se rendit pas compte de la vitesse que prenait le pousse-pousse. Celui-ci semblait entraîné par un poids énorme, comme si une force irrésistible l'eût attiré.
Chen ne s'en aperçut que trop tard.
Quelle course il fit jusqu'au port !
A grandes enjambées, il dévalait les ruelles en escalier, traversait les carrefours, effleurait à peine le sol.
Derrière lui, ce n'était qu'étals renversés, passants jetés à terre et qui se relevaient en criant. Des gens le poursuivaient, lui lançaient des pierres et des injures.
- Ah ! Le brigand ! Le sacripant !
- Qu'on l'arrête ! Qu'on le fouette !
Il entendait autour de lui un tonnerre qui grandissait, grandissait, et devenait assourdissant.
Il ne voyait que des obstacles qui semblaient accourir vers lui et qu'il pulvérisait.

Catastrophe


Et toujours,
toujours,
le pousse-pousse volait vers la mer,
à tours de roues,
à coups de talons,
à orteils crispés.
Poitrine haletante,
dans les rues descendantes,
Chen s'essoufflait.
Au bout de la dernière rue, un bassin du port s'étendait,
calme, profond, sombre, très sombre.
Chen plongea comme en un rêve dans l'eau épaisse, les pieds en avant, et tout le poids du pousse-pousse infernal derrière lui.

Qui ?


Quand il revint à la surface, il vit que seuls le chapeau et le pousse-pousse flottaient.
De client point.
Disparu.
Des matelots, au bord du bassin, riaient en se donnant de grandes claques sur les cuisses.
- Vous… vous n'avez pas vu un jeune homme ? demanda Chen.
- Où donc ?
- Ben… dans mon pousse-pousse !
Ils rirent encore plus fort en l'accusant d'avoir bu trop d'alcool de riz.


Quoi ?


Pas de jeune homme ? Que voulait donc dire cela ?
Longtemps, Chen observa l'eau pour voir si son client remontait.
" Je n'ai pas rêvé, pourtant ! J'ai bien transporté un jeune homme ! "
Afin de chasser son inquiétude, il alla voir Wang dans sa cabane.

Clarté


Il trouva celui-ce tout pensif, le menton au creux de la main et le regard perdu au loin.
- Mon cormoran est mort, bredouilla Wang.
Chen en fut ému. Une pensée traversa son esprit, rapide, pointue, une de ces petites pensées qui ne vous laissent pas le choix et vous font dire :
- Si j'ai de l'argent, ce soir, je te le donnerai.


Profit


Le temps des mauvais calculs était bien fini. Noyés dans le port, les désirs d'égoïste puissance, les rêves de richesses gagnées au prix de l'amitié.
Chen revint à son pousse-pousse. Il avait l'esprit libre de nouveau, le pied sûr au milieu de la foule. Le chapeau incliné sur l'oreille, il descendit dans la ville basse, sous les écriteaux multicolores.


Effort


- Pst !
On l'appelait. Il s'arrêta. Un homme énorme occupait l'encadrement d'une porte. Chen considéra le menton qui faisait trois plis et le ventre qui en faisait quatre sous la robe richement brodée.
" Il va casser mon pousse-pousse ! "
Pourtant il s'approcha, d'un pas hésitant.
- Où donc désire aller le Très Honorable Seigneur ?
- Là-haut.
Chen interrompit le salut qu'il accordait, en s'inclinant, à ses clients d'importance. Il leva les yeux, puis le nez, puis se redressa complètement.
Là-haut !
Tout en haut de la colline qu'il habitait !
Il fallait tirer cet homme énorme tout en haut !
- Je sais…dit le mandarin avec un beau sourire. Mais tu seras payé largement pour ta peine.
Chen pensa à la promesse qu'il avait faite à Wang.
- Bon ! répondit-il en crachant dans ses mains.