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La pierre de vision
Minuit
allait sonner lorsque la reine Élisabeth se glissa
hors de son lit pour partir à la recherche de son magicien.
Une heure plus tôt, elle avait autorisé sa dame
datour à laccompagner dans sa chambre pour
laider à se dévêtir. Pourtant elle
navait pas cherché à sendormir.
Il y avait à cela deux raisons. La première
était que, étant la reine dAngleterre,
la couronne lui pesait sur la tête même lorsquelle
ne la portait pas. Il y avait maints problèmes à
résoudre, maintes tâches à accomplir.
La seconde raison provenait de son lit. Cétait
un immense lit à baldaquin sur lequel sentassaient
pas moins de cinq édredons. Le premier était
en soie, le deuxième en velours, le troisième
piqué dor, le quatrième piqué dargent,
et le cinquième, sur le dessus, était brodé
dun dessin sinistre représentant le Sermon sur
la Montagne. Ces édredons lui avaient été
offerts par lambassadeur dEspagne, lambassadeur
de France, lambassadeur des Pays-Bas, lambassadeur
de Prusse, et larchevêque de Canterbury, et elle
devait les utiliser tous afin de noffenser personne.
Résultat : elle avait toujours trop chaud même
par le plus rigoureux des hivers.
Pendant un instant, la reine resta debout au milieu de la
chambre et regarda par la fenêtre. Cétait
une nuit de pleine lune et elle sen réjouit.
Elle savait que le magicien sen féliciterait,
lui aussi. Allez savoir pourquoi, ses sortilèges fonctionnaient
toujours mieux quand la lune était pleine, et celle-ci
paraissait énorme : un cercle blanc, parfait, suspendu
dans les ténèbres. La reine baissa les yeux
et vit la Tamise, dun blanc cendré, qui serpentait
à travers la ville de Londres. Tout était silencieux.
La souveraine hocha la tête. Cétait le
bon moment.
Elle traversa la chambre jusquà une tapisserie
qui recouvrait un mur entier et représentait un lion
traqué par des chasseurs. Quand elle était petite
fille, cette gueule grimaçante lui donnait des cauchemars.
Mais Élisabeth était maintenant une vieille
dame de soixante ans, et le seul fait dêtre reine
était déjà un cauchemar en soi.
La tapisserie était accrochée à une tringle.
Elle la fit glisser et dévoila un mur de briques nues,
sans porte ni fenêtre apparentes. À lextrémité
du mur, au-dessus dune étagère de livres,
se trouvait un crochet en fer dont la reine sapprocha
sans hésiter. Elle le fit tourner. Il y eut un déclic
et un pan de mur entier pivota à lintérieur
sur des gonds invisibles, découpant une ouverture aux
bords dentelés, et un escalier qui descendait en colimaçon.
Des toiles daraignée grisâtres flottaient
en lair. Une araignée grasse et noire, effrayée
par la lumière de la chambre, dévala la paroi
en brique jusquau sol, prit ses pattes à son
cou, et disparut dans lobscurité.
La reine alluma une bougie et sengagea dans le passage.
Après la chaleur de la chambre, lescalier lui
parut glacial. Un courant dair senroula autour
de ses chevilles et sinsinua le long de ses jambes.
Dans sa main, la bougie vacilla et lombre de la reine
parut faire un bond et la tirer en arrière, comme si
elle voulait léloigner de lescalier. Lespace
dun instant, la reine se demanda si, finalement, lidée
était aussi bonne quelle lavait cru. Elle
pouvait encore faire demi-tour, retourner se coucher et tout
oublier. La reine avait peur. Mais une question la torturait
depuis maintenant plus de quarante ans. Il lui fallait absolument
connaître la réponse. Tout de suite.
Elle descendit donc. Un papillon de nuit, attiré par
la lumière, vint se jeter contre son visage. Ses ailes
duveteuses lui frôlèrent les lèvres. La
reine souffla bruyamment. Sa main heurta le mur et faillit
lâcher la bougie. Elle sarrêta un instant,
reprit sa respiration puis, serrant la bougie plus fermement,
elle descendit jusquau bas des marches, franchit un
passage voûté et suivit un long corridor, dont
le plafond incurvé et bas semblait gémir sous
le poids de limmense palais, qui se dressait cent mètres
au-dessus.
Elle avait atteint une porte, faite dépaisses
planches de bois assemblées par des ferrures, et si
basse quelle dut se pencher pour louvrir. Cela
lui rappelait la porte dun de ses donjons. Sa main trouva
un anneau en argent et le tourna. Le métal était
froid. De lautre côté, une chaude lumière
jaune et une faible odeur de romarin laccueillirent
dans une petite pièce circulaire. La porte se referma
dans son dos dès quelle fut entrée.
« Bonsoir, reine.
Tu mattendais, magicien ?
Oh oui ! Je savais que vous alliez me rendre visite
avant que vous layez décidé vous-même.
Asseyez-vous... »
Personne naurait osé parler en ces termes à
la reine Élisabeth. Pour commencer, lhomme aurait
dû dire « Votre Altesse Royale », ou bien
« Votre Majesté ». En outre, personne ne
lui avait jamais signifié ce quelle devait faire
- pas même pour la prier de sasseoir. Mais lhomme
installé dans le fauteuil à haut dossier de
bois nétait pas une personne ordinaire.
Le Dr John Dee avait soixante ans mais en paraissait beaucoup
plus, avec sa moustache et sa barbe blanche qui lui tombait
au milieu de la poitrine. Il portait une longue robe noire
et une calotte noire que lon aurait pu croire peinte
sur son crâne. Ses yeux étaient bruns, dun
brun étrange, liquide, couleur de chocolat fondu. Sur
ses genoux, se pelotonnait un chat gris, à demi endormi,
quil caressait de temps à autre dun doigt
long et délicat. Le Dr Dee parlait avec un accent gallois.
Le chat aussi, ce qui était plus surprenant.
« Alors tu sais pourquoi je suis ici, reprit la reine.
Bien entendu.
Es-tu donc au courant de tout, magicien ? »
Le Dr Dee secoua la tête.
« Je connais beaucoup de choses, reine. Et ma pierre
de vision men apprend bien dautres. Mais seul
Dieu connaît tout, et je ne suis quun homme.
Peux-tu me dire quand je vais mourir ? »
Le magicien hésita. Il plissa les yeux, ne sachant
quoi répondre. Alors le chat arrondit le dos, étira
ses pattes, et ouvrit ses yeux qui brillaient dun bel
éclat émeraude.
« Tu mourras, susurra le chat, quand tu cesseras de
respirer. »
Un silence sinstalla dans la pièce. Pendant toute
une minute, la reine contempla fixement le chat. Puis elle
sourit et dit :
« Cest une bonne réponse.
Mais ce nest pas la question que vous êtes
venue poser, murmura le Dr Dee.
Non. »
Tout à coup la reine devint nerveuse. Ses doigts se
refermèrent sur un médaillon quelle portait
autour du cou. Elle sétait dépouillée
de tous ses autres bijoux pour dormir. Mais ce médaillon
ne la quittait jamais. Il faisait partie delle.
« Je veux savoir ce quil est devenu.
Pourquoi maintenant ?
Parce quaujourdhui cest son anniversaire.
»
Elle se tut un instant puis reprit :
« Je pense à lui sans cesse, magicien. Il se
peut que je ne le revoie jamais plus mais je minquiète
encore à son sujet. Je me demande sil est mort
ou vivant. »
Le Dr Dee caressait le chat.
« Je vais satisfaire votre curiosité. Mais je
dois vous prévenir, reine. Mieux vaudrait pour vous
ne pas poser de questions. La magie a le vilain penchant de
transformer les choses. Vous jetez un sort, vous cherchez
à percer un secret et, avant de comprendre ce qui arrive,
vous avez ouvert un tonneau rempli de vers... ou pire que
des vers, si vous manquez de chance.
Je veux connaître la vérité, insista
la reine. Il suffit, magicien. Tu me connais depuis assez
longtemps pour savoir quand ma décision est prise.
Que ta magie saccomplisse. Dis-moi ce que tu vois.
Elle commet une erreur, chuchota le chat.
Chut ! » fit le Dr Dee. Il caressa lanimal,
puis le souleva pour le poser à côté de
lui.
Le magicien et la reine étaient séparés
par une table basse, sur laquelle étaient éparpillés
divers objets. Les outils du magicien. Trois ou quatre vieux
livres, si vieux que les mots semblaient incrustés
dans les épaisses pages jaunies, ainsi que deux bougies
et une baguette magique. Au milieu reposait une pierre de
couleur gris argent, dapparence tout à fait ordinaire,
de la taille dune grande assiette. Le Dr Dee posa ses
mains en arrondi autour de la pierre.
« Je vais avoir besoin de ceci », dit-il à
voix basse.
Les doigts de la reine se refermèrent de nouveau sur
le médaillon suspendu à son cou, mais cette
fois elle le fit glisser par-dessus sa tête. Elle le
plaça dans le creux de sa main et louvrit. Le
médaillon contenait dun côté le
portrait miniature dun homme et, de lautre, une
mèche de cheveux brun clair. La reine contempla la
mèche un temps qui parut interminable, puis la laissa
tomber sur la table.
« Cest tout ce que je possède, dit-elle.
Vous êtes prête à le perdre ? »
Un éclair de colère passa dans les yeux de la
reine.
« Fais ce que tu as à faire, magicien. »
Le Dr Dee ramassa la mèche et la posa sur la pierre.
Ses mains entouraient toujours celle-ci, mais à quelques
centimètres. Ses yeux la fixaient comme sil essayait
de regarder au travers. La reine se pencha et, au même
instant, la mèche de cheveux bougea. Elle crut dabord
à un courant dair, puis saperçut
que la pierre était devenue chaude et que cétait
sa chaleur qui causait cet effet. Au-dessus de la pierre,
se produisit une sorte de miroitement. La couleur de la pierre
changea, passa du gris au blanc, puis du blanc à un
argent métallique.
« Non ! » Le mot séchappa des lèvres
de la reine dans un murmure. La mèche de cheveux sembrasa.
Les flammèches vacillantes sélevèrent,
se tordirent, puis disparurent. La surface de la pierre nétait
ni dure ni rugueuse. Elle était devenue un miroir,
mais un miroir qui ne renvoyait pas le reflet du Dr Dee, penché
au-dessus.
« Son nom est Robert. »
Le regard du magicien semblait porter très loin, et
la reine comprit quil voyait des choses bien au-delà
des murs de la pièce.
« Robert... »
Prononcer ce simple nom lui causa la même douleur quun
coup de couteau.
« Dis-moi, magicien. Est-il vivant ? »
Un long silence, puis...
« Non, reine. Il est mort. »
La reine retomba contre le dossier de sa chaise et se couvrit
les yeux de ses deux mains. Elle sétait plus
ou moins attendue à cela mais, comme toutes les mauvaises
nouvelles, celle-ci la blessa cruellement.
Le Dr Dee continuait de regarder fixement le miroir, et une
expression de surprise se peignit sur son visage.
« Que se passe-t-il ? questionna la reine.
Je ne sais pas... »
On aurait dit quun nuage venait de sentrouvrir
pour laisser percer le soleil : le magicien redressa la tête
et déclara :
« Robert avait un fils.
Comment ? sécria la reine.
Robert est mort mais son fils vit toujours. »
La reine agrippa les accoudoirs de son siège.
« Où est-il ? Quel est son nom ? Que sais-tu
de lui ?
Il habite loin dici. Je ne peux pas voir son
nom. »
La pierre était de plus en plus chaude. La température
de la pièce elle-même commençait à
devenir brûlante.
« Essaie ! Tu dois essayer !
Non. Je ne vois quun château et un cochon.
Cest très difficile... »
Le Dr Dee agita une main au-dessus de la pierre pour dissiper
la fumée.
« Le cochon se trouve à lextérieur
du château, et au-dessus du garçon.
Cest encore un enfant ? Quel âge a-t-il
?
Douze ans. Le château... » Le Dr Dee fronça
les sourcils. « Ils construisent des cheminées
sur le château. De bien étranges cheminées.
Le garçon passe en boitant devant le château.
Il regarde les cheminées et...
Pour quelle raison boite-t-il ?
À cause du cochon.
Pourquoi faut-il que tes réponses soient toujours
si mystérieuses, magicien ? Où est le garçon
? Si tu ne peux me révéler son nom, au moins
dis-moi où il se trouve...! »
Mais avant que le Dr Dee puisse répondre, il se produisit
un grésillement, comme un court-circuit. Tout à
coup le miroir se brisa. Des milliers de lézardes explosèrent
à la surface. Puis elles sestompèrent
et, en une seconde, la pierre réapparut sous sa forme
normale, plate et banale.
« Je ne peux rien vous apprendre dautre, reine.
» Le Dr Dee souleva la pierre. Elle était parfaitement
froide au toucher. « Mais vous avez des espions et des
agents secrets. Cela devrait suffire.
Un château, des cheminées étranges,
un cochon. Encore une de tes énigmes tarabiscotées,
magicien. Par où dois-je commencer ?
Framlingham ! » Le chat, que lon avait
totalement oublié, bondit sur les genoux du Dr Dee.
« Ils construisent des cheminées sur le château
de Framlingham.
Comment le sais-tu ? sétonna la reine.
Cest un petit oiseau qui me la dit, répondit
le chat en haussant les épaules. Ensuite jai
mangé le petit oiseau...
Framlingham... dans le Suffolk. » La reine se
leva dun bond. « Ce nest quà
quatre ou cinq jours dici. Bien travaillé, magicien.
Tu as droit à tous mes remerciements. Et tu recevras
bien davantage ! »
La reine se retira et remonta lescalier secret jusquà
sa chambre. Elle était toujours éveillée
lorsque le soleil se leva sur les toits de chaume et les maisons
en bois de Londres. Les premiers chevaux commençaient
à caracoler et à trébucher sur les chaussées
pleines dornières de la ville. Car on était
en lan 1593. Et la reine, bien sûr, sappelait
Élisabeth Ire. Déjà la souveraine préparait
des plans qui allaient bouleverser à jamais la vie
dun garçon, et en même temps modifier le
cours de lhistoire du pays sur lequel elle régnait.