La
bande à Gaby était réunie tout en haut
de la rue des Petits-Pauvres, devant la maison de Fernand
Douin. L'un après l'autre, les dix gosses enfourchaient
le cheval-sans-tête et se laissaient glisser à
toute allure jusqu'au chemin de la Vache Noire, où
se terminait la descente. Là, le cavalier sautait
à terre et remontait vivement la pente en remorquant
sa monture, car les amis attendaient leur tour avec impatience.
Depuis le jour où Marion, la fille aux chiens, avait
renversé le vieux monsieur Gédéon en
traversant la rue Cécile, on postait le petit Bonbon
au carrefour pour arrêter les passants ou signaler
l'approche d'un véhicule. Le cheval dévalait
toute la rue des Petits-Pauvres sur ses trois roues de fer
en faisant un bruit terrible. C'était délicieux.
L'appréhension du carrefour et de ses dangers rendait
la course plus grisante encore, et il y avait, à
la fin de la descente, cette brusque remontée qui
prenait le cheval en plein élan et le jetait sur
le talus du Clos Pecqueux, devant l'horizon des champs nus
et gris.
Pendant deux secondes, le cavalier avait l'impression de
s'envoler en plein ciel. S'il négligeait de freiner
avec ses talons, il passait d'un trait par-dessus l'encolure
pour atterrir brutalement sur les fesses, ce qui ajoutait
une petite dose d'imprévu à chaque descente.
Les gosses appelaient ça, "faire un arrivée
en vol plané". A chaque coup, le cheval basculait
sur le talus et ses flancs creux sonnaient lugubrement contre
les pierres. Il en voyait de dures.
Ce cheval-sans-tête appartenait depuis un an à
Fernand. Un chiffonnier du Faubourg-Bacchus l'avait cédé
à monsieur Douin contre trois paquets de tabac gris,
et Fernand l'avait trouvé près de ses souliers
le matin de Noël. Pendant cinq minutes, il en était
resté muet et paralysé de ravissement. Pourtant,
sur la mine, le cheval-sans-tête n'avait rien d'affolant.
Il était d'abord, il avait toujours été
sans tête. La ganache de carton que lui avait fabriquée
monsieur Douin n'avait pas tenu deux jours; Marion l'avait
fait sauter à sa première descente en percutant
à quarante à l'heure dans la voiture de monsieur
Mazurier, le marchand de charbon de la rue Cécile.
On l'avait laissée dans le ruisseau avec les deux
pattes de devant, qui avaient également souffert
du choc. Les pattes de derrière avaient été
brisées net au cours d'une tentative téméraire
dans l'étroit tunnel du chemin de Ponceau. La queue,
inutile d'en parler, il n'y en avait jamais eu. Restait
le corps, qui était celui d'un cheval gris pommelé
au vernis écaillé, avec une petite selle marron
peinte sur le dessus. Bien entendu, le chiffonnier avait
livré le tricycle sans pédales et sans chaîne;
mais on ne peut pas tout avoir, et, tel qu'il était,
ce cheval à trois roues filait comme un zèbre
sur le macadam en pente de la rue des Petits-Pauvres.
Les jaloux de la cité Ferrand prétendaient
que ce cheval réduit à sa plus simple expression
pouvait être aussi bien bourricot ou goret, ou plutôt
un goret que n'importe quoi, que les cow-boys de la rue
des Petits-Pauvres avaient tort de faire ainsi les malins
sur un cochon-sans-tête, qu'ils s'y casseraient la
leur un jour ou l'autre et que ce serait bien fait pour
eux. Il faut reconnaître que dans les débuts
le dressage du cheval-sans-tête avait été
assez pénible. Fernand s'était à moitié
démoli un genou contre la palissade de l'entrepôt
César-Aravant, Marion avait laissé deux dents
dans le tunnel du Ponceau. Ca fait mal. Mais le genou s'était
guéri en trois jours et les dents avaient repoussé
en quinze. Le cheval roulait toujours et roulait bien, comme
il est convenable de l'imaginer dans un patelin de banlieue
où tous les hommes valides ont pour occupation de
faire rouler les trains.
Enfin, c'était grâce au cheval-sans-tête
que Fernand avait pu faire entrer son amie la fille aux
chiens dans la bande à Gaby, la plus fermée
des associations secrètes de Louvigny-Triage. A la
suite de pourparlers laborieux, il avait été
convenu que la bande se servirait du cheval à raison
d'une séance par jour et de deux descentes par tête
à chaque séance, ceci en vue de ménager
la résistance de l'engin. Même à ce
train réduit, on avait prévu que le cheval-sans-tête
n'irait pas loin, tout au plus jusqu'à Pâques.
Mais il avait tenu le coup malgré des télescopages
effrayants, et il vous descendait la rue des Petits-Pauvres
à tombeau ouvert. Gaby, qui accomplissait tout le
parcours sans freiner, avait abaissé le record à
trente-cinq secondes.
La pratique de ce sport exclusif et farouche n'avait fait
que resserrer la grande solidarité qui unissait les
membres du clan. A dessein, Gaby en avait limité
le nombre permanent et n'acceptait personne au-dessus de
douze ans, parce que, affirmait-il, "on devient bête
comme ses pieds à partir de douze ans. Et heureux
encore quand ça ne dure pas toute la vie!" L'ennuyeux,
c'est que Gaby lui-même était menacé
par la limite d'âge; aussi méditait-il en secret
de la relever à quatorze ans pour bénéficier
d'un petit sursis.
Tatave, le grand frère du petit Bonbon, venait de
prendre le départ devant ses camarades goguenards.
"Vu son poids, on ne devrait lui permettre qu'une seule
descente, dit Marion à Fernand. Un de ces quatres
matins, ton cheval va s'aplatir sous ce gros lard et nous
le verrons remonter avec les roues toutes brisées."
Cinquante mètres plus bas, le petit Bonbon surveillait
le fond de la rue Cécile; il balança les deux
bras pour signaler que la voie était libre. Tatave
passa devant lui comme un bolide, la tête basse, cramponné
au guidon rouillé du cheval-sans-tête.
"Il est gros et lourd, mais il ne fera jamais mieux
que Gaby, dit Juan-l'Espagnol en haussant les épaules.
Et puis Tatave a la frousse: il commence à freiner
vingt mètres avant la Vache Noire... Un jour, il
faudrait le lâcher dans la descente avec les deux
quilles attachées sous le guidon."
Plus loin, la rue des Petits-Pauvres décrivait une
longue courbe qui dérobait ses lointains aux observateurs.
On attendit. Pas longtemps. Un grand fracas de verre brisé
monta soudain du fond de la rue, suivi aussitôt par
des cris perçants, une bordée de jurons et
la sèche détonation d'une paire de claques.
"Et vlan! Tatave a percuté, gronda Gaby en serrant
les mâchoires. Même à califourchon sur
un traversin, cet enflé trouverait le moyen de défoncer
quelque chose!
- Allons voir, proposa Fernand qui se faisait du souci pour
le cheval-sans-tête.
- Zidore et Mélanie sont restés en bas, dit
Marion. Ils se débrouilleront pour le tirer de là
sans nous..."
Gaby regarda machinalement autour de lui: outre la fille
aux chiens, Fernand et Juan-l'Espagnol, il y avait là
Berthe Gédéon et Criquet Lariqué, le
petit négro du Faubourg-Bacchus.
"Descendons toujours jusqu'à la rue Cécile,
dit-il. On ne peut pas les laisser seuls; il y a peut-être
du dégât..."
En arrivant au carrefour, ils virent les uns et les autres
qui débouchaient lentement du virage, sous le triste
ciel de décembre. Zidore Loche traînait par
le guidon le malheureux cheval-sans-tête qui ne roulait
plus que sur deux roues. Tout rouge d'émotion, Tatave
marchait à côté de lui en boîtant
un peu; il portait la troisième roue, la roue avant.
Amélie Babin, l'infirmière de la bande, fermait
la marche en riant silencieusement, la bouche fendue jusqu'aux
oreilles; de temps en temps, elle se retournait pour inspecter
le fond de la rue des Petits-Pauvres, où quelqu'un
s'époumonait d'une voix chevrotante.
"Avec sa manie de freiner au mauvais moment, ça
devait forcément lui arriver un jour! cria Zidore
en approchant. Le vieux père Zigon remontait de la
nationale avec sa poussette de bouteilles. Tatave sortait
du virage à ce moment-là. Moi, je ne bronche
pas: il avait largement le temps de passer. Penses-tu! voilà
mon Tatave qui freine à bloc avec ses deux pattes
et rran! il rentre en plein dans la poussette!"
Mélie jubilait. Sa figure maigriote était
serrée par un fichu noir qui plaquait sa frange blonde
bien peignée.
"Tatave a fait un de ces vols planés, il fallait
voir ça! ajouta-t-elle. Il est passé comme
un obus par-dessus les barbelés du Clos..."