La
brousse Ray Bradbury
- George, j'aimerais bien que tu jettes un coup d'oeil à
la chambre des enfants.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Je ne sais pas.
- Alors ?
- Je voudrais simplement que tu y jettes un coup d'oeil, ou
que tu fasses venir un 5 psychopédagogue.
- Quel rapport entre le psycho-pé et la nursery ?
- Tu sais très bien quel est le rapport.
La femme, au milieu de la cuisine, considérait le fourneau
qui se ronronnait à soi-même, en train de préparer
un dîner pour quatre. 10
- C'est que, dit-elle, la nursery a changé.
- Bon, bon, allons voir.
Ils s'engagèrent dans le couloir de leur Demeure de
la Vie Heureuse, insonorisée, qui leur avait coûté
trente mille dollars, cette maison qui les habillait, les
nourrissait, les berçait pour les endormir, qui jouait
et qui chantait, et qui était bonne pour eux. À
leur approche, un déclic 15 fut sensibilisé
et la chambre des enfants s'éclaira quand ils en furent
à quelques pas. Tandis que, derrière eux, dans
le couloir, les lumières s'éteignaient les unes
après les autres, automatiquement, avec douceur.
- Eh bien ? fit George Hadley.
Ils se tenaient sur le sol couvert de paille de la nursery.
Elle avait quarante pieds sur quarante, 20 et trente pieds
de haut. Elle avait coûté une fois et demie le
prix de la maison.
- Mais rien n'est trop beau pour nos enfants, avait dit George.
La pièce était silencieuse. Elle était
vide comme une éclaircie dans la jungle, à midi.
Les murs étaient nus, à deux dimensions. Or,
pendant qu'ils se tenaient 1à, au centre, les murs
se mirent à ronfler doucement et à s'éloigner
dans une distance cristalline ; la brousse africaine apparut,
25 en trois dimensions, de toutes parts, en couleurs, dans
ses moindres détails, jusqu'au plus petit caillou.
Le plafond, au-dessus de leur tête, devint un ciel intense
avec un soleil jaune, brûlant.
George Hadley sentit la sueur perler à son front.
- Allons-nous mettre à l'ombre, dit-il. C'est un peu
trop réel. Mais je ne vois rien qui cloche.
- Attends un instant, dit sa femme, tu vas voir. 30
Les odorophones dissimulés commençaient à
souffler sur ces deux personnes qui se tenaient au milieu
de la brousse écrasée de chaleur. La chaude
odeur de l'herbe à lions, la fraîche et verte
odeur de la mare cachée, la grande senteur fauve des
bêtes, l'odeur de la poussière comme du paprika
dans l'air tropical. Puis les bruits : le piétinement
éloigné d'une antilope sur l'herbe, le froissement
sec des ailes de vautours. Une ombre passa dans le ciel. Elle
battit au-35 dessus du visage levé de George Hadley,
qui transpirait.
- Quelles bêtes dégoutantes ! s'entendit-il dire
à sa femme.
- Des vautours !
- Tu vois, les lions sont là-bas, loin, de ce côté-ci.
Maintenant ils s'acheminent vers l'abreuvoir. Ils viennent
de manger quelque chose, dit Lydia. Je ne sais pas ce que
c'était. 40
- Quelque animal !
4
George leva la main pour se protéger contre la lumière
qui blessait ses yeux aux paupières plissées.
- Un zèbre, ou le petit d'une girafe, peut-être.
- Tu crois vraiment ? 45
La voix de sa femme était particulièrement tendue.
- Non, il est un peu trop tard pour le savoir, dit-il avec
un sourire. Je ne vois plus rien là-bas que des os
blancs, et les vautours descendent sur ce qui pourrait rester
de chair.
- As-tu entendu ce cri ? demanda-t-elle.
- Non. 50
- Il y a un instant ?
- Non, désolé !
Les lions approchaient. George Hadley fut encore une fois
rempli dadmiration pour le génie mécanicien
qui avait conçu cette pièce. Un miracle de mise
au point, vendu à un prix ridiculement bas. Chaque
maison devrait en avoir une. Oh, parfois on était effrayé
de cette 55 précision clinique, ces pièces vous
procuraient un saisissement, voire une secousse, mais la plupart
du temps, que de plaisir pour tout le monde ; pas seulement
pour vos fils et filles, mais encore pour vous-même,
quand on avait envie d'une petite excursion dans une terre
inconnue, un rapide changement de décor. Eh bien, on
était en plein dedans !
Les lions étaient là, maintenant, à quinze
pas, d'une réalité si surprenante, si fiévreuse,
qu'on 60 sentait presque le picotement du poil sous la main,
la bouche s'emplissait de l'odeur poussiéreuse qui
venait de leurs crinières chauffées ; et le
jaune de ces bêtes tirait l'oeil comme la teinte exquise
d'une tapisserie française, le jaune des lions et celui
de l'herbe caniculaire ; et le souffle des poumons feutrés
qui respiraient, et l'odeur de viande qu'exhalaient les gueules
pantelantes et baveuses... 65
Les lions regardaient George et Lydia avec des yeux vert-jaune
épouvantables.
- Prends garde ! hurla Lydia.
Les lions bondirent vers eux.
Lydia prit la fuite. Instinctivement, George se précipita
après elle. Dehors, dans le couloir, la porte une fois
fermée à la volée, il éclata de
rire et elle fondit en larmes ; et chacun fut 70 consterné
par la réaction de l'autre.
- George !
- Lydia ! Ma pauvre chérie !
- Ils ont failli nous atteindre.
- Des murs, Lydia, réfléchis ! Des murs de verre,
et c'est tout. Oh, ils avaient l'air vrai, je 75 l'admets.
L'Afrique chez soi: mais ce n'est qu'un film en couleurs,
surréactivé, suprasensible et une bande idéographique
derrière des écrans de verre. Des odorophones
et des diffuseurs, Lydia, rien d'autre. Tiens, voilà
mon mouchoir.
- J'ai peur. (Elle se pressa contre lui et cria avec insistance
:) As-tu vu ? As-tu senti ? C'est trop réel. 80
- Écoute, Lydia...
- Il faut que tu dises à Wendy et à Peter de
ne plus lire de livres sur l'Afrique.
- Bien sûr, bien sûr.
Il lui caressa la tête.
- Promis ? 85
5
- Promis.
- Et ferme la chambre des enfants à clef tant que je
ne me serai pas reprise en main.
- Tu sais les difficultés que fera Peter. Quand je
l'ai puni, il y a un mois, en fermant la nursery pendant quelques
heures seulement, il en a fait une histoire !
Wendy aussi, d'ailleurs. Cette pièce est leur vie.
90
- Il faut la fermer, et c'est tout.
- Bon, bon. (Il tourna la clef sans enthousiasme.) Tu t'es
surmenée dernièrement. Tu as besoin de repos.
- Je ne sais pas, je ne sais pas, dit-elle en se mouchant.
Elle s'assit dans un fauteuil qui se mit aussitôt à
la bercer et à la consoler. 95
- Peut-être n'ai-je pas assez de choses à faire.
Peut-être ai-je trop de temps libre pour penser. Pourquoi
ne pas fermer et prendre quelques jours de vacances ?
- Tu veux dire que tu veux faire toi-même mes oeufs
sur le plat ?
- Oui.
Elle hocha la tête. 100
- Et repriser mes chaussettes ?
- Oui, oui !
Un hochement précipité, les yeux humides.
- Et balayer ?
- Oui, oh oui ! 105
- Mais je pensais que nous avions acheté cette maison
précisément pour ne plus rien faire ?
- C'est justement. Je ne me sens pas chez moi.
La maison est maintenant l'épouse, la mère,
la gouvernante... Puis-je rivaliser avec une brousse africaine
? Puis-je baigner et frotter les enfants avec autant d'efficacité
et de rapidité que la baignoire automatique ? Je ne
le peux pas. Et puis, il ne s'agit pas seulement de moi. Il
110 y a toi, aussi. Tu es terriblement nerveux ces derniers
jours.
- Je fume trop, sans doute.
- Tu as l'air de ne pas savoir non plus quoi faire de tes
deux mains, dans cette maison. Tu fumes un peu plus chaque
matin et tu bois un peu plus chaque soir; et tu as besoin
d'un peu plus de sédatif chaque nuit. Tu commences,
toi aussi, à sentir que tu n'es pas indispensable.
115
- Tu crois ?
Il se tut et tâcha de se sonder pour voir ce qu'il y
avait réellement en lui-même.
- Oh, George ! (Elle regardait, par-dessus son épaule,
la porte de la nursery.) Ces lions ne peuvent pas sortir,
n'est-ce pas ?
- Bien sûr que non ! dit-il. 120
Ils dînèrent seuls, car Wendy et Peter étaient
à la "Fête du Plastique", à
l'autre bout de la ville. Ils avaient télévisé
pour dire qu'ils seraient en retard, qu'on se mette à
table sans eux. Aussi George Hadley, songeur, resta-t-il assis
sur sa chaise à contempler la table de la salle à
manger qui tirait des plats chauds de ses entrailles mécaniques.
125
- Nous avons oublié la sauce tomate, dit-il.
- Pardon ! dit une petite voix dans la table.
La sauce tomate fut produite.
6
"Pour ce qui est de la nursery pensa George, cela ne
fera pas de mal aux enfants d'en être privés
un certain temps. Trop de quelque chose n'est bon pour personne."
Il était clair que les 130 enfants consacraient trop
de temps à l'Afrique. Ce soleil ! Il le sentait encore
sur sa nuque, comme une patte brûlante. Et les lions
! Et l'odeur du sang. Il était remarquable comme la
nursery captait les émanations télépathiques
des enfants et créait de la vie pour satisfaire le
moindre désir de leur esprit. Les enfants pensaient
à des lions, et il y avait des lions. Les enfants pensaient
à des zèbres, et il y avait des zèbres
; au soleil, le soleil ; à des girafes, les 135 girafes.
À la mort, la mort.
Cela, en fin de compte. Il mastiqua sans la goûter la
viande que la table venait de découper à son
intention. Des idées de mort. Ils étaient bien
jeunes, Wendy et Peter, pour de telles idées. Et puis
non, on n'était jamais trop jeune, au fond. Bien avant
de savoir ce que c'est que la mort, on la souhaite à
quelqu'un. À l'âge tendre de deux ans, on tire
sur les gens avec un 140 pistolet à bouchon.
Mais ça, la brousse africaine, interminable et torride,
la mort affreuse dans la gueule d'un lion.
Et réitérée.
- Où vas-tu ?
II ne répondit pas. Préoccupé, il laissa
les lumières s'allumer doucement devant lui et 145
s'éteindre derrière, tandis qu'il marchait lentement
jusqu'à la porte de la nursery. Il écouta. Au
loin, un lion rugit.
Il tourna la clef dans la serrure et ouvrit. Juste avant qu'il
fût entré, il entendit un cri très éloigné.
Puis un rugissement, qui cessa aussitôt. 150
Il entra en Afrique. Combien de fois, durant cette année,
avait-il ouvert la porte et trouvé le Pays des Merveilles,
Alice, sa tortue, ou Aladin et sa lampe, ou le Magicien d'Oz,
ou la vache sautant par-dessus une lune très réelle
; toutes les inventions charmantes d'un monde imaginaire.
Souvent, il avait vu Pégase traverser le ciel du plafond,
des feux d'artifice s'écrouler en fontaines, entendu
des voix d'anges chanter. 155
Et maintenant, cette Afrique jaune, ce four avec tuerie au
chaud. Peut-être Lydia avait-elle raison. Peut-être
avaient-ils besoin de vacances, et d'oublier cette fantaisie
qui devenait par trop vivante pour des enfants de dix ans.
C'était très bien d'exercer son esprit à
l'aide d'une gymnastique de l'imagination, mais quand la mentalité
vive d'un enfant se fixe sur un thème... Il lui semblait
bien que depuis un mois il avait entendu rugir des lions dans
le lointain, et leur 160 forte odeur s'était glissée
jusqu'à la porte de son bureau. Étant très
occupé, il n'avait pas fait attention.
George Hadley se tenait seul sur l'herbe africaine. Les lions,
penchés sur leur proie, relevèrent la tête,
pour l'observer. La seule faille, à l'illusion, était
la porte ouverte, à travers laquelle il pouvait voir
sa femme, au bout du couloir, comme encadrée, en train
de dîner distraitement. 165
- Allez-vous-en ! dit-il aux lions.
Ils ne partirent pas. Il connaissait parfaitement le principe
de cette pièce. On émettait sa pensée.
Quelle qu'elle fût, celle-ci apparaissait.
- Allons-y pour Aladin et sa lampe ! s'écria-t-il.
La brousse demeura, les lions aussi. 170
- Allons, chambre ! J'exige Aladin !
Rien ne se produisit. Les lions grondèrent dans leur
fourrure rôtie.
7
- Aladin !
Il retourna à son dîner.
- Cette chambre idiote est en panne, dit-il. Elle ne répond
plus. 175
- Ou bien...
- Ou bien quoi ?
- Elle ne peut pas répondre, dit Lydia ; parce que
les enfants ont pensé tant de jours à l'Afrique,
aux lions et à tuer que la chambre est enrayée.
- Cela se pourrait bien. 180
- À moins que Peter ne l'ait réglée pour
qu'elle reste ainsi.
- Réglée ?
- Il aura pu s'introduire dans le mécanisme et coincer
quelque chose.
- Peter ne connaît rien à la mécanique.
- Il a de l'intelligence à revendre. Tiens, ce test
qu'il a passé... 185
- Mais quand même...
- Bonsoir, m'man... Hello, p'pa !
Les Hadley tournèrent la tête. Wendy et Peter
étaient entrés, les joues comme des berlingots,
les yeux comme des billes d'agate, une odeur dozone
sur leurs chandails à cause du trajet en hélicoptère.
190
- Vous êtes juste à temps pour dîner, dirent
les parents, ensemble.
- Nous sommes gavés de glace à la fraise et
de saucisses, dirent les enfants ; ils se tenaient par la
main. Mais nous allons vous regarder manger.
- Oui, venez nous parler un peu de la nursery, dit George
Hadley.
Le frère et la soeur battirent des paupières,
puis se jetèrent un coup doeil. 195
- La nursery ?
- Oui, de l'Afrique et de tout, poursuivit le père
avec une fausse jovialité.
- Je ne comprends pas, dit Peter.
- Votre mère et moi, nous venons de faire un voyage
en Afrique avec une canne à pêche ; Tom 200
Swift et son Lion électrique, dit George Hadley.
- Il n'y a pas dAfrique dans la nursery, dit simplement
Peter.
- Allons, allons, Peter ! Nous savons ce que nous disons.
- Je ne me rappelle aucune Afrique, dit Peter à Wendy.
Et toi ?
- Non. 205
- Cours voir !
Elle obéit.
- Wendy, reviens ici, s'écria George Hadley.
Mais elle était partie. Les lumières de la maison
la suivirent comme une nuée de lucioles. Trop tard,
il s'aperçut qu'il avait oublié de verrouiller
la porte de la nursery. 210
- Wendy va venir nous le dire, dit Peter.
- Elle n'aura pas besoin de rien me dire à moi. J'ai
vu.
- Je suis sûr que tu te trompes, père.
- Pas du tout, Peter ! Viens avec moi !
Mais Wendy était de retour. 215
- Ce n'est pas l'Afrique, dit-elle, hors d'haleine.
8
- Nous allons voir ça, dit George Hadley, et ils allèrent
tous au fond du couloir et ouvrirent la porte.
Il y avait une belle forêt verte, une rivière
ravissante, des montagnes violettes, des chants, et Rima la
fée, adorable et mystérieuse, qui se cachait
dans les arbres parmi des vols colorés de 220 papillons
comme des bouquets animés, nonchalante, avec sa longue
chevelure. La brousse africaine avait disparu. Les lions n'étaient
nulle part. Il n'y avait que Rima, dont la chanson était
si belle qu'elle provoquait les larmes.
George Hadley considéra le changement.
- Allez-vous coucher, dit-il aux enfants. 225
Ils ouvrirent la bouche.
- Vous mavez entendu !
Ils s'en furent vers le caisson pneumatique, d'où l'air
les aspira jusquà leurs chambres à coucher.
George Hadley sengagea sous lombre mélodieuse
et ramassa quelque chose, dans le coin où 230 avaient
été les lions. Il revint lentement vers sa femme.
- Qu'est-ce que cest ? demanda-t-elle.
- Un vieux portefeuille à moi, répondit George.
Il le lui montra. Lobjet sentait encore lherbe
chaude et le fauve. Il portait des gouttes de salive, il avait
été mâché, et il y avait des taches
de sang des deux côtés. 235
George ferma la porte de la chambre des enfants et la verrouilla
à fond.
Au milieu de la nuit, il était encore éveillé
et il savait que sa femme l'était aussi.
- Tu crois que Wendy l'a changée ? dit-elle enfin,
dans la chambre obscure.
- Évidemment. 240
- Elle l'a fait passer de la brousse à une forêt
et elle a remplacé les lions par Rima ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. Mais elle va rester fermée jusqu'à
ce que je trouve.
- Comment ton portefeuille est-il arrivé là
? 245
- Je ne sais rien, sinon que je commence à regretter
d'avoir acheté cette pièce pour les enfants.
S'ils font de la névrose, une pièce comme ça...
- Elle est censée les aider à se débarrasser
de leurs complexes d'une manière saine.
- Je commence à me le demander.
Ses yeux étaient fixés au plafond. 250
- Nous avons donné aux enfants tout ce qu'ils ont voulu.
Est-ce là notre récompense ? des mystères,
de la désobéissance ?
- Qui est-ce donc qui a dit : "Les enfants sont comme
des tapis, il faut parfois leur marcher dessus" ? Nous
n'avons jamais levé le petit doigt.
9
Ils sont insupportables, il faut l'admettre. Ils vont et viennent
à leur guise, ils nous traitent 255 comme si c'était
nous qui étions des gosses. Ils sont gâtés,
et nous aussi.
- Ils ont été tout bizarres depuis que tu leur
as défendu de prendre la fusée pour New York,
il y a quelques mois.
- Ils sont trop jeunes pour y aller seuls, je leur ai expliqué.
- Il n'en reste pas moins qu'ils nous battent froid depuis
ce moment là, je l'ai très bien 260 remarqué.
- Je pense que je vais demander à David McClean de
venir demain matin jeter un coup d'oeil à l'Afrique.
- Mais ce n'est plus l'Afrique maintenant, c'est le Pays des
Verdures, avec Rima.
- J'ai le sentiment que cela redeviendra l'Afrique d'ici là.
265
Linstant d'après, ils entendirent les cris.
Deux cris. Deux personnes qui hurlaient, en bas. Puis, un
rugissement de lion.
- Wendy et Peter ne sont pas dans leurs chambres, dit Lydia.
George resta couché avec son coeur qui battait.
- Non, dit-il. Ils ont forcé la porte. 270
- Ces hurlements... Il me semble que je les reconnais ?
- Ah oui?
- Oui, ils me sont terriblement familiers !
Et bien que les lits se fussent efforcés, les deux
grandes personnes ne purent s'endormir avant une heure. Une
odeur féline pénétrait la nuit. 275
- Père ? demanda Peter.
- Oui.
Peter contempla ses souliers. Il ne regardait plus jamais
son père ni sa mère.
- Tu ne vas pas fermer la nursery pour de bon, hein ? 280
- Cela dépend.
- De quoi ?
- De toi et de ta soeur. Si vous apportez un peu de variété
à cette Afrique... Oh, un peu de Suède, ou de
Danemark, ou de Chine...
- Je croyais que nous étions libres de jouer comme
nous voulions ? 285
- Vous l'êtes, à condition d'être raisonnables.
- Qu'est-ce qui ne te plaît pas, dans l'Afrique ?
- Ainsi, tu admets maintenant que tu l'as fait apparaître,
n'est-ce pas ?
- Je n'aimerais pas que la nursery soit fermée, dit
Peter froidement. Jamais !
- À propos, nous avions l'intention d'arrêter
la maison, de la couper pendant trois semaines, un 290 mois.
Mener une sorte d'existence insouciante, tous ensemble.
- Mais ça a l'air horrible ! Je devrais lacer mes souliers
au lieu de laisser faire le soulier ? Et me brosser les dents,
et me peigner et me baigner moi-même ?
- Ce serait amusant, pour changer, tu ne crois pas ?
- Non, ce serait horrible. Je n'ai pas du tout aimé
que tu enlèves la machine à peindre le mois
295 dernier.
- C'est parce que je voulais que tu apprennes à peindre
par toi-même, mon petit.
- Je ne veux rien faire, je veux regarder et écouter
et sentir. Qu'y a-t-il d'autre à faire ?
10
- C'est bon, va jouer en Afrique.
- Est-ce que tu vas bientôt couper la maison ? 300
- Nous y songeons.
- Je crois qu'il vaudrait mieux que tu n'y penses plus, père
!
- Je ne permettrai pas à mon fils de me menacer !
- Très bien !
Et Peter se dirigea vers la nursery. 305
- Suis-je à l'heure ? demanda David McClean.
- Prendrez-vous quelque chose ? proposa George Hadley.
- Merci, j'ai pris mon petit déjeuner. Qu'est-ce qui
ne va pas ?
- David, vous êtes un psychologue, dit George Hadley.
310
- J'espère en être un.
- Bon, eh bien, jetez un coup d'oeil à notre nursery.
Vous l'avez vue il y a un an, quand vous êtes venu nous
rendre visite. Aviez-vous remarqué quelque chose de
spécial, alors ?
- Je ne saurais le dire. Les violences habituelles, une légère
tendance paranoïaque par-ci par-là, habituelle
chez les enfants, parce qu'ils se sentent persécutés
par leurs parents d'une 315 manière continuelle. Mais
à vrai dire, rien de particulier.
Ils prirent le couloir.
- J'ai fermé la nursery à clef, expliqua le
père, et les enfants y ont quand même pénétré
durant la nuit. Je les ai laissés pour qu'ils puissent
former leurs thèmes ; ainsi, vous les verrez.
De la nursery venaient des cris terribles. 320
- Nous y voilà, dit George Hadley. Qu'est-ce que vous
en pensez ?
Sans frapper, ils surprirent les enfants.
Les cris avaient cessé. Les lions mangeaient.
- Allez dehors un moment, les petits, dit George. Non, ne
changez pas la combinaison mentale. Laissez les murs tels
qu'ils sont. Allez, courez ! 325
Les enfants une fois partis, les deux hommes observèrent
les lions assemblés à quelque distance, en train
de dévorer avec un contentement visible ce qu'ils avaient
pris.
- J'aimerais bien savoir ce que cest, dit George. Quelquefois,
j'arrive presque à le distinguer.
Croyez-vous qu'avec de puissantes jumelles... David McClean
eut un petit rire bref.
- Non ! 330
Il se mit à examiner les quatre murs.
- Depuis quand est-ce que cela se produit ?
- Depuis un peu plus d'un mois.
- Certes, l'impression est mauvaise.
- J'ai besoin de faits, pas dimpressions. 335
- Mon cher George, un psychologue na jamais vu un fait
de sa vie. Il entend parler simplement de sentiments, de choses
vagues. Et ici je naime pas ça, je vous le dis.
Ayez confiance dans mon instinct, dans mes intuitions. Jai
du nez. Et ça, ce n'est pas bon du tout. Le conseil
que je vous donne est de démolir cette sacrée
chambre et de mamener vos enfants régulièrement
pendant un an pour que je les traite. 340
- À ce point ?
11
- Je le crains. Lun des buts premiers de ces nurseries
était de nous permettre détudier les thèmes
laissés sur les murs par lesprit de lenfant,
de les analyser à loisir et daider lenfant.
Dans le cas présent, toutefois, la chambre est devenue
un véhicule de pensées destructives, au lieu
de les libérer. 345
- Ne l'aviez-vous pas déjà senti ?
- J'ai seulement senti que vous aviez gâté vos
enfants plus que de raison. Et actuellement, vous les laissez
tomber, pour ainsi dire. Mais de quelle façon ?
- Je ne leur ai pas permis daller à New York.
- Et encore ? 350
- J'ai enlevé deux ou trois appareils de la maison,
et je les ai menacés, il y a un mois, de fermer la
nursery s'ils ne faisaient pas leurs devoirs. Je lai
fait pendant quelques jours pour leur prouver que c'était
sérieux.
- Ha, ha !
- Cela peut avoir une signification ? 355
- C'est lumineux. Ils avaient un père Noël et
ils ont maintenant un père Fouettard. Les enfants préfèrent
les pères Noël. Vous avez laissé cette
chambre prendre votre place et celle de votre femme dans laffection
de vos enfants. Elle est leur mère et leur père,
elle joue un plus grand rôle dans leur vie que ne le
font leurs vrais parents. Et voilà que vous intervenez
pour la fermer. Il n'est pas étonnant quune haine
se développe. Vous la sentez se dégager du ciel.
360 Observez ce soleil, George. Il vous faut changer votre
vie. Comme tant d'autres, vous avez bâti la vôtre
sur la base du confort mécanique. Mais vous mourrez
de faim demain si quelque chose se détraque dans votre
cuisine. Vous ne sauriez pas faire un oeuf à la coque.
Et pourtant, il faut tout couper. Repartez à zéro.
Cela prendra du temps. Mais nous rendrons bons ces mauvais
enfants, en une année, vous allez voir ! 365
- Est-ce que le choc ne sera pas trop fort, si lon ferme
la chambre brusquement, pour de bon ?
- Je ne veux plus quils continuent dans cette voie,
c'est tout.
Les lions avaient terminé la curée.
Ils se tenaient au bord de la clairière et observaient
les deux hommes.
- C'est moi maintenant qui éprouve le sentiment de
la persécution, dit McClean. Sortons, 370 voulez-vous
? Je n'ai jamais eu beaucoup de goût pour ces sacrées
chambres. Elles me rendent nerveux.
- Les lions ont l'air vrai, n'est-ce pas ? dit George Hadley.
Il est impossible de supposer qu'il puisse y avoir un moyen
pour...
- Hein ? 375
-... pour qu'ils deviennent vrais ?
- Je n'en connais pas.
- Un défaut dans le mécanisme, ou quelque chose
qu'on y aurait fait, ou
je ne sais pas, moi
- Non ! 380
Ils se dirigèrent vers la porte.
- La chambre n'aimera sans doute pas qu'on la stoppe, dit
le père.
- Rien n'aime mourir, pas même une chambre.
- Je me demande si elle me hait parce que je veux l'arrêter
?
12
- Il y a une intense paranoïa dans l'air aujourd'hui,
dit McClean. On peut la suivre à la trace. 385 Holà
! (Il se pencha pour ramasser une écharpe ensanglantée.)
C'est à vous ?
- Non.
Le visage de George Hadley était de pierre.
- C'est à Lydia.
Ils allèrent ensemble à la boîte aux fusibles
et poussèrent le disjoncteur qui tua la nursery. 390
Les deux enfants eurent une crise. Ils crièrent, trépignèrent,
cassèrent des objets, hurlèrent, sanglotèrent,
jurèrent et s'en prirent aux meubles.
- Tu ne peux pas faire ça à notre chambre, tu
ne peux pas !
- Allons, mes enfants !
Les enfants se jetèrent sur un canapé en pleurant.
395
- George, dit Lydia, allume la chambre pour quelques minutes.
Tu ne dois pas être aussi brusque !
- Non !
- Il ne faut pas être cruel.
- Lydia, elle est arrêtée et elle le restera.
Et toute cette saleté de maison va s'immobiliser dès
400 maintenant. Plus je vois les dégâts que nous
avons faits, et plus j'en suis malade. Pendant trop longtemps,
nous avons contemplé notre nombril mécanique,
électronique ! Mon Dieu, comme nous avons besoin d'une
bouffée d'air frais !
Et il parcourut la maison en coupant les horloges parlantes,
les cuiseurs, les climatiseurs, les cireuses, les appareils
à lacer les chaussures, les nettoyeurs et les masseuses,
et tous les 405 appareils à sa portée.
Il semblait que la maison fût pleine de corps morts.
Un cimetière mécanique. Silencieuse. Arrêté,
le bourdonnement caché de l'énergie qui avait
attendu la poussée d'un bouton pour fonctionner.
- Ne les laissez pas faire ! gémissait Peter, comme
s'il s'adressait à la maison, à la nursery.
410 Que père ne puisse pas tuer tout ! (Il se tourna
vers son père.) Oh, je te déteste !
- Tes grossièretés ne serviront à rien
!
- Je voudrais que tu sois mort !
- Je l'ai été, pendant longtemps. Et maintenant,
nous allons vivre pour de bon. Au lieu d'être manipulés
et massés, nous allons vivre ! 415
Wendy pleurait toujours et Peter recommença.
13
- Encore un instant, un petit instant, une petite minute de
nursery ! sanglotaient-ils.
- Oh, George ! dit sa femme, cela ne leur fera pas de mal.
- Bon, bon, pourvu qu'ils se taisent. Une minute, hein, pas
plus ! et puis, arrêt définitif ! 420
- Papa, papa, papa ! scandèrent les enfants, souriant
à travers leurs larmes.
- Et nous prendrons des vacances. David McClean va revenir
dans une demi-heure pour nous aider à faire nos valises
et nous accompagner à l'aéroport. Je vais m'habiller.
Mets en marche la nursery, Lydia ; et pas plus d'une minute,
hein !
Ils sortirent tous les trois en babillant. George se fit aspirer
en haut pour s'habiller. Lydia 425 revint une minute plus
tard.
- Je serai heureuse quand nous serons partis ! soupira-t-elle.
- Tu les as laissés dans la nursery ?
- Je voulais m'habiller moi aussi. Oh, cette horrible Afrique
! Qu'est-ce qu'ils peuvent bien y trouver ? 430
- Eh bien, dans cinq minutes nous serons en route pour l'Iowa.
Mon Dieu, pourquoi sommes- nous jamais entrés dans
cette maison ? Quest-ce qui nous a poussés à
acheter un cauchemar ?
- La vanité, l'argent, la bêtise.
- Je crois qu'il vaut mieux descendre avant que les gosses
soient de nouveau pris par leurs sacrées bêtes.
435
C'est à ce moment-là qu'ils entendirent les
enfants appeler :
- Papa, maman, venez vite, vite !
Ils s'élancèrent dans le conduit pneumatique
et coururent le long du couloir. Les enfants étaient
invisibles.
- Wendy ! Peter ! 440
Ils se précipitèrent dans la nursery. La brousse
était vide, il n'y avait que les lions qui attendaient
et qui les regardaient.
- Peter ! Wendy !
La porte se referma dans un claquement.
- Wendy ! Peter ! 445
George Hadley et sa femme firent volte-face et se jetèrent
contre la porte.
- Ouvrez ! cria George Hadley en secouant la poignée.
Ils nous ont enfermés ! Peter ! Il tambourina contre
le panneau.
- Ouvre !
Il entendit la voix de Peter, de l'autre côté.
450
- Ne les laissez pas arrêter la nursery ni la maison,
disait-il.
Mr et Mrs G. Hadley frappaient du poing contre la porte.
- Allons, ne soyez pas ridicules ! Il est temps de partir.
McClean sera là dans une minute et...
C'est alors qu'ils entendirent les bruits.
Les lions, de trois côtés, dans l'herbe jaune
de la brousse, trottant, avec des grondements dans 455 le
fond de leur gorge.
Les lions.
Mr Hadley regarda sa femme. Puis il tourna la tête et
regarda les bêtes qui se glissaient vers eux, la gueule
au ras du sol, la queue raide.
Mr et Mrs Hadley se mirent à hurler. 460
14
Et ils comprirent soudain pourquoi les autres cris qu'ils
avaient entendus leur paraissaient si familiers.
- Eh bien, me voilà ! dit David McClean, arrêté
sur le seuil de la nursery. Hello !
Il contempla les deux enfants, assis dans la clairière,
en train de manger un petit repas froid. 465
Derrière eux, il y avait le point d'eau et la brousse
jaune ; au-dessus, le soleil brûlant. Il commença
à transpirer.
- Où sont vos parents ?
Les enfants levèrent les yeux et sourirent.
- Oh, ils ne vont pas être longs ! 470
- Parfait, il faut partir.
Dans le lointain, Mr McClean aperçut les lions qui
se battaient ; puis ils s'accroupirent pour dévorer
leur proie en silence sous les arbres.
Il plissa les paupières et leva la main pour se protéger
du soleil.
Les lions avaient maintenant terminé leur repas. Ils
se dirigèrent vers l'abreuvoir. 475
Une ombre passa sur le visage en sueur de McClean. Plusieurs
ombres battirent des ailes. Les vautours descendirent dans
le ciel tropical.
- Une tasse de thé ? proposa Wendy, dans le silence.
Texte de Ray Bradbury, illustré par Gary Kelley, éditions
Actes Sud Juniore