Tapuscrit de la petite sirène

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Toute la journée, les enfants jouaient dans les grandes salles du château, où des fleurs vivantes poussaient sur les murs. Lorsqu'on ouvrait les fenêtres d'ambre jaune, les poissons y entraient comme chez nous les hirondelles, et ils mangeaient dans la main des petites sirènes qui les caressaient. Devant le château était un grand jardin avec des arbres d'un bleu sombre ou d'un rouge de feu. Les fruits brillaient comme de l'or, et les fleurs, agitant sans cesse leur tige et leurs feuilles, ressemblaient à de petites flammes. Le sol se composait de sable blanc et fin, et une lueur bleue merveilleuse, qui se répandait partout, aurait fait croire qu'on était dans l'air, au milieu de l'azur du ciel, plutôt que sous la mer. Les jours de calme, on pouvait apercevoir le soleil, semblable à une petite fleur de pourpre versant la lumière de son calice.
Chacune des princesses avait dans le jardin son petit terrain, qu'elle pouvait cultiver selon son bon plaisir. L'une lui donnait la forme d'une baleine, l'autre celle d'une sirène ; mais la plus jeune fit le sien rond comme le soleil, et n'y planta que des fleurs rouges comme lui. C'était une enfant bizarre, silencieuse et réfléchie. Lorsque ses sœurs jouaient avec différents objets provenant des bâtiments naufragés, elle s'amusait à parer une jolie statuette de marbre blanc, représentant un charmant petit garçon, placée sous un saule pleureur magnifique, couleur de rose, qui la couvrait d'une ombre violette. Son plus grand plaisir consistait à écouter des récits sur le monde où vivent les hommes. Toujours elle priait sa vieille grand'mère de lui parler des vaisseaux, des villes, des hommes et des animaux.


Elle avait toujours été silencieuse et réfléchie ; à partir de ce jour, elle le devint encore davantage. Ses sœurs la questionnèrent sur ce qu'elle avait vu là-haut, mais elle ne raconta rien.
Plus d'une fois, le soir et le matin, elle retourna à l'endroit où elle avait laissé le prince. Elle vit mûrir les fruits du jardin, elle vit fondre la neige sur les hautes montagnes, mais elle ne vit pas le prince ; et elle retournait toujours plus triste au fond de la mer. Là, sa seule consolation était de s'asseoir dans son petit jardin et d'entourer de ses bras la jolie statuette de marbre qui ressemblait au prince, tandis que ses fleurs négligées, oubliées, s'allongeaient dans les allées comme dans un lieu sauvage, entrelaçaient leurs longues tiges dans les branches des arbres, et formaient ainsi des voûtes épaisses qui obstruaient la lumière.
Enfin cette existence lui devint insupportable elle confia tout à une de ses sœurs, qui le raconta aussitôt aux autres, mais à elles seules et à quelques autres sirènes qui ne le répétèrent qu'à leurs amies intimes. Il se trouva qu'une de ces dernières, ayant vu aussi la fête célébrée sur le vaisseau, connaissait le prince et savait l'endroit où était situé son royaume.

Lorsque sa tête apparut à la surface de la mer, le soleil venait de se coucher ; mais les nuages brillaient encore comme des roses et de l'or, et l'étoile du soir étincelait au milieu du ciel. L'air était doux et frais, la mer paisible. Près de la petite sirène se trouvait un navire à trois mâts ; il n'avait qu'une voile dehors, à cause du calme, et les matelots étaient assis sur les vergues et sur les cordages. La musique et les chants y résonnaient sans cesse, et à l'approche de la nuit on alluma cent lanternes de diverses couleurs suspendues aux cordages : on aurait cru voir les pavillons de toutes les nations. La petite sirène nagea jusqu'à la fenêtre de la grande chambre, et, chaque fois que l'eau la soulevait, elle apercevait à travers les vitres transparentes une quantité d'hommes magnifiquement habillés.
Le plus beau d'entre eux était un jeune prince aux grands cheveux noirs, âgé d'environ seize ans, et c'était pour célébrer sa fête que tous ces préparatifs avaient lieu. Les matelots dansaient sur le pont, et lorsque le jeune prince s'y montra, cent fusées s'élevèrent dans les airs, répandant une lumière comme celle du jour. La petite sirène eut peur et s'enfonça dans l'eau ; mais bientôt elle reparut, et alors toutes les étoiles du ciel semblèrent pleuvoir sur elle. Jamais elle n'avait vu un pareil feu d'artifice ; de grands soleils tournaient, des poissons de feu fendaient l'air, et toute la mer, pure et calme, brillait. Sur le navire on pouvait voir chaque petit cordage, et encore mieux les hommes. Oh ! que le jeune prince était beau ! Il serrait la main à tout le monde, parlait et souriait à chacun tandis que la musique envoyait dans la nuit ses sons harmonieux.

Dès lors, la petite sirène revint souvent à cet endroit, la nuit comme le jour ; elle s'approchait de la côte, et osait même s'asseoir sous le grand balcon de marbre qui projetait son ombre bien avant sur les eaux. De là, elle voyait au clair de la lune le jeune prince, qui se croyait seul ; souvent, au son de la musique, il passa devant elle dans un riche bateau pavoisé, et ceux qui apercevaient son voile blanc dans les roseaux verts la prenaient pour un cygne ouvrant ses ailes.
Elle entendait aussi les pêcheurs dire beaucoup de bien du jeune prince, et alors elle se réjouissait de lui avoir sauvé la vie, quoiqu'il l'ignorât complètement. Son affection pour les hommes croissait de jour en jour, de jour en jour aussi elle désirait davantage s'élever jusqu'à eux. Leur monde lui semblait bien plus vaste que le sien ; ils savaient franchir la mer avec des navires, grimper sur les hautes montagnes au delà des nues ; ils jouissaient d'immenses forêts et de champs verdoyants. Ses sœurs ne pouvant satisfaire toute sa curiosité, elle questionna sa vieille grand'mère, qui connaissait bien le monde plus élevé, celui qu'elle appelait à juste titre les pays au-dessus de la mer.
" Si les hommes ne se noient pas, demanda la jeune princesse, est-ce qu'ils vivent éternellement ? Ne meurent-ils pas comme nous ?


- Sans doute, répondit la vieille, ils meurent, et leur existence est même plus courte que la nôtre. Nous autres, nous vivons quelquefois trois cents ans ; puis, cessant d'exister, nous nous transformons en écume, car au fond de la mer ne se trouvent point de tombes pour recevoir les corps inanimés. Notre âme n'est pas immortelle ; avec la mort tout est fini. Nous sommes comme les roseaux verts : une fois coupés, ils ne verdissent plus jamais ! Les hommes, au contraire, possèdent une âme qui vit éternellement, qui vit après que leur corps s'est changé en poussière ; cette âme monte à travers la subtilité de l'air jusqu'aux étoiles qui brillent, et, de même que nous nous élevons du fond des eaux pour voir le pays des hommes, ainsi eux s'élèvent à de délicieux endroits, immenses, inaccessibles aux peuples de la mer.
- Mais pourquoi n'avons-nous pas aussi une âme immortelle ? dit la petite sirène affligée ; je donnerais volontiers les centaines d'années qui me restent à vivre pour être homme, ne fût-ce qu'un jour, et participer ensuite au monde céleste.
- Ne pense pas à de pareilles sottises, répliqua la vieille ; nous sommes bien plus heureux ici en bas que les hommes là-haut.
- Il faut donc un jour que je meure ; je ne serai plus qu'un peu d'écume ; pour moi plus de murmure des vagues, plus de fleurs, plus de soleil ! N'est-il donc aucun moyen pour moi d'acquérir une âme immortelle ?
- Un seul, mais à peu près impossible. Il faudrait qu'un homme conçût pour toi un amour infini, que tu lui devinsses plus chère que son père et sa mère. Alors, attaché à toi de toute son âme et de tout son cœur, s'il faisait unir par un prêtre sa main droite à la tienne en promettant une fidélité éternelle, son âme se communiquerait à ton corps, et tu serais admise au bonheur des hommes. Mais jamais une telle chose ne pourra se faire ! Ce qui passe ici dans la mer pour la plus grande beauté, ta queue de poisson, ils la trouvent détestable sur la terre. Pauvres hommes ! Pour être beaux, ils s'imaginent qu'il leur faut deux supports grossiers, qu'ils appellent jambes ! "

Et la petite sirène, sortant de son jardin, se dirigea vers les tourbillons mugissants derrière lesquels demeurait la sorcière. Jamais elle n'avait suivi ce chemin. Pas une fleur ni un brin d'herbe n'y poussait. Le fond, de sable gris et nu, s'étendait jusqu'à l'endroit où l'eau, comme des meules de moulin, tournait rapidement sur elle-même, engloutissant tout ce qu'elle pouvait attraper. La princesse se vit obligée de traverser ces terribles tourbillons pour arriver aux domaines de la sorcière, dont la maison s'élevait au milieu d'une forêt étrange. Tous les arbres et tous les buissons n'étaient que des polypes, moitié animaux, moitié plantes, pareils à des serpents à cent têtes sortant de terre. Les branches étaient des bras longs et gluants, terminés par des doigts en forme de vers, et qui remuaient continuellement. Ces bras s'enlaçaient sur tout ce qu'ils pouvaient saisir, et ne le lâchaient plus.
La petite sirène, prise de frayeur, aurait voulu s'en retourner ; mais en pensant au prince et à l'âme de l'homme, elle s'arma de tout son courage. Elle attacha autour de sa tête sa longue chevelure flottante, pour que les polypes ne pussent la saisir, croisa ses bras sur sa poitrine, et nagea ainsi, rapide comme un poisson, parmi ces vilaines créatures dont chacune serrait comme avec des liens de fer quelque chose entre ses bras, soit des squelettes blancs de naufragés, soit des rames, soit des caisses ou des carcasses d'animaux. Pour comble d'effroi, la princesse en vit une qui enlaçait une petite sirène étouffée.
Enfin elle arriva à une grande place dans la forêt, où de gros serpents de mer se roulaient en montrant leur hideux ventre jaunâtre. Au milieu de cette place se trouvait la maison de la sorcière, construite avec les os des naufragés, et où la sorcière, assise sur une grosse pierre, donnait à manger à un crapaud dans sa main, comme les hommes font manger du sucre aux petits canaris. Elle appelait les affreux serpents ses petits poulets, et se plaisait à les faire rouler sur sa grosse poitrine spongieuse.
" Je sais ce que tu veux, s'écria-t-elle en apercevant la princesse ; tes désirs sont stupides ; néanmoins je m'y prêterai, car je sais qu'ils te porteront malheur. Tu veux te débarrasser de ta queue de poisson, et la remplacer par deux de ces pièces avec lesquelles marchent les hommes, afin que le prince s'amourache de toi, t'épouse et te donne une âme immortelle. "
À ces mots, elle éclata d'un rire épouvantable, qui fit tomber à terre le crapaud et les serpents.
" Enfin tu as bien fait de venir ; demain, au lever du soleil, c'eût été trop tard, et il t'aurait, fallu attendre encore une année. Je vais te préparer un élixir que tu emporteras à terre avant le point du jour. Assieds-toi sur la côte, et bois-le. Aussitôt ta queue se rétrécira et se partagera en ce que les hommes appellent deux belles jambes. Mais je te préviens que cela te fera souffrir comme si l'on te coupait avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta beauté, tu conserveras ta marche légère et gracieuse, mais chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des pointes d'épingle, et fera couler ton sang. Si tu veux endurer toutes ces souffrances, je consens à t'aider.
-Je les supporterai ! dit la sirène d'une voix tremblante, en pensant au prince et à l'âme immortelle. "
- Mais souviens-toi, continua la sorcière, qu'une fois changée en être humain, jamais tu ne pourras redevenir sirène ! Jamais tu ne reverras le château de ton père ; et si le prince, oubliant son père et sa mère, ne s'attache pas à toi de tout son cœur et de toute son âme, ou s'il ne veut pas faire bénir votre union par un prêtre, tu n'auras jamais une âme immortelle. Le jour où il épousera une autre femme, ton cœur se brisera, et tu ne seras plus qu'un peu d'écume sur la cime des vagues.
- J'y consens, dit la princesse, pâle comme la mort.


Le jour de la noce de celui qu'elle aimait, elle devait mourir et se changer en écume.
La joie régnait partout ; des hérauts annoncèrent les fiançailles dans toutes les rues au son des trompettes. Dans la grande église, une huile parfumée brûlait dans des lampes d'argent, les prêtres agitaient les encensoirs ; les deux fiancés se donnèrent la main et reçurent la bénédiction de l'évêque. Habillée de soie et d'or, la petite sirène assistait à la cérémonie ; mais elle ne pensait qu'à sa mort prochaine et à tout ce qu'elle avait perdu dans ce monde.
Le même soir, les deux jeunes époux s'embarquèrent au bruit des salves d'artillerie. Tous les pavillons flottaient, au milieu du vaisseau se dressait une tente royale d'or et de pourpre, où l'on avait préparé un magnifique lit de repos. Les voiles s'enflèrent, et le vaisseau glissa légèrement sur la mer limpide.
À l'approche de la nuit, on alluma des lampes de diverses couleurs, et les marins se mirent à danser joyeusement sur le pont. La petite sirène se rappela alors la soirée où, pour la première fois, elle avait vu le monde des hommes. Elle se mêla à la danse, légère comme une hirondelle, et elle se fit admirer comme un être surhumain. Mais il est impossible d'exprimer ce qui se passait dans son cœur ; au milieu de la danse elle pensait à celui pour qui elle avait quitté sa famille et sa patrie, sacrifié sa voix merveilleuse et subi des tourments inouïs. Cette nuit était la dernière où elle respirait le même air que lui, où elle pouvait regarder la mer profonde et le ciel étoilé. Une nuit éternelle, une nuit sans rêve l'attendait, puisqu'elle n'avait pas une âme immortelle. Jusqu'à minuit la joie et la gaieté régnèrent autour d'elle ; elle-même riait et dansait, la mort dans le cœur.
Enfin le prince et la princesse se retirèrent dans leur tente : tout devint silencieux, et le pilote resta seul debout devant le gouvernail. La petite sirène, appuyée sur ses bras blancs au bord du navire, regardait vers l'orient, du côté de l'aurore ; elle savait que le premier rayon du soleil allait la tuer.
Soudain ses sœurs sortirent de la mer, aussi pâles qu'elle-même ; leur longue chevelure ne flottait plus au vent, on l'avait coupée.
" Nous l'avons donnée à la sorcière, dirent-elles, pour qu'elle te vienne en aide et te sauve de la mort. Elle nous a donné un couteau bien affilé que voici. Avant le lever du soleil, il faut que tu l'enfonces dans le cœur du prince, et, lorsque son sang encore chaud tombera sur tes pieds, ils se joindront et se changeront en une queue de poisson. Tu redeviendras sirène ; tu pourras redescendre dans l'eau près de nous, et ce n'est qu'à l'âge de trois cents ans que tu disparaîtras en écume. Mais dépêche-toi ! car avant le lever du soleil, il faut que l'un de vous deux meure. Tue-le, et reviens ! Vois-tu cette raie rouge à l'horizon ? Dans quelques minutes le soleil paraîtra, et tout sera fini pour toi ! "
Puis, poussant un profond soupir, elles s'enfoncèrent dans les vagues.

La petite sirène écarta le rideau de la tente, et elle vit la jeune femme endormie, la tête appuyée sur la poitrine du prince. Elle s'approcha d'eux, s'inclina, et déposa un baiser sur le front de celui qu'elle avait tant aimé. Ensuite, elle tourna ses regards vers l'aurore, qui luisait de plus en plus, regarda alternativement le couteau tranchant et le prince qui prononçait en rêvant le nom de son épouse, leva l'arme d'une main tremblante, et…. la lança loin dans les vagues. Là où tomba le couteau, des gouttes de sang semblèrent rejaillir de l'eau. La sirène jeta encore un regard sur le prince, et se précipita dans la mer, où elle sentit son corps se dissoudre en écume.
A ce moment, le soleil sortit des flots ; ses rayons doux et bienfaisants tombaient sur l'écume froide, et la petite sirène ne se sentait pas morte ; elle vit le soleil brillant, les nuages de pourpre, et au-dessus d'elle, flottaient mille créatures transparentes et célestes. Leurs voix formaient une mélodie ravissante, mais si subtile, que nulle oreille humaine ne pouvait l'entendre, comme nul œil humain ne pouvait voir ces créatures. L'enfant de la mer s'aperçut qu'elle avait un corps semblable aux leurs, et qui se dégageait peu à peu de l'écume.
" Où suis-je ? demanda-t-elle avec une voix dont aucune musique ne peut donner l'idée.
- Chez les filles de l'air, répondirent les autres. La sirène n'a point d'âme immortelle, et elle ne peut en acquérir une que par l'amour d'un homme ; sa vie éternelle dépend d'un pouvoir étranger. Comme la sirène, les filles de l'air n'ont pas une âme immortelle, mais elles peuvent en gagner une par leurs bonnes actions. Nous volons dans les pays chauds, où l'air pestilentiel tue les hommes, pour y ramener la fraîcheur ; nous répandons dans l'atmosphère le parfum des fleurs ; partout où nous passons, nous apportons des secours et nous ramenons la santé. Lorsque nous avons fait le bien pendant trois cents ans, nous recevons une âme immortelle, afin de participer à l'éternelle félicité des hommes. Pauvre petite sirène, tu as fait de tout ton cœur les mêmes efforts que nous ; comme nous tu as souffert, et, sortie victorieuse de tes épreuves, tu t'es élevée jusqu'au monde des esprits de l'air, où il ne dépend que de toi de gagner une âme immortelle par tes bonnes actions. "
Et la petite sirène, élevant ses bras vers le ciel, versa des larmes pour la première fois. Les accents de la gaieté se firent entendre de nouveau sur le navire ; mais elle vit le prince et sa belle épouse regarder fixement avec mélancolie l'écume bouillonnante, comme s'ils savaient qu'elle s'était précipitée dans les flots. Invisible, elle embrassa la femme du prince, jeta un sourire à l'époux, puis monta avec les autres enfants de l'air sur un nuage rose qui s'éleva dans le ciel.