Extrait de la maison des petits bonheurs

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Je m’appelle Aline Dupin ; j’ai onze ans depuis le
16 août. Estelle a douze ans. Riquet a six ans et
demi. On habite 13 bis, rue Jacquemont, la maison
qui est juste en face de la cour du charbonnier.
C’est très commode pour papa, parce qu’il travaille
chez M. Martinet, le menuisier qui a sa boutique
au coin de la rue, et que ça ne lui fait pas loin à
aller, mais c’est moins commode pour nous, parce
que le trottoir est si étroit qu’on ne peut même pas
jouer à la marelle dessus. Mais c’est comme ça.
Estelle et moi, on couche dans la chambre qui
donne sur la cour, à côté de la cuisine. On a le
même lit, et c’est ennuyeux, parce que Estelle me
donne tout le temps des coups de pied ; et puis,
elle tire le drap de son côté si bien que, quand
je me réveille, j’ai froid comme tout. Mais on rit
aussi : avant de s’endormir, on se raconte qu’on est
des dames et on parle de nos maris, patati, patata.
Riquet nous entend (il dort dans la salle à manger)
; il crie : « Pourquoi est- ce que vous riez ? »
et, comme on ne répond pas, il est furieux, il
appelle maman, exprès pour qu’elle nous gronde.
Et maman vient, mais, quand elle entre, on fait
semblant de dormir : on sait très bien.
J’ai ma poupée, j’ai ma balle rouge, j’ai ma petite
épicerie ; j’ai aussi ma patinette, mais je n’aime pas
beaucoup ça et c’est plutôt Riquet qui joue avec.
Comme livres, j’ai Sans famille, et puis La Roulotte,
et puis David Copperfield. En général, j’aime mieux
les histoires tristes où on a un peu envie de pleurer
; mais il faut qu’elles finissent bien.
À l’école, j’ai été première en dessin, mais, à
part ça, je ne peux pas dire que ça marche très
bien, surtout pour les problèmes, pour la géographie,
pour l’histoire, et aussi pour les rédactions
où la maîtresse dit que je fais trop de fautes de
français. Eh bien, que dirait- elle si elle voyait mon
journal ? Elle me mettrait zéro, bien sûr, mais c’est
trop compliqué de faire attention !
Et quoi encore ? J’adore les marrons glacés, la
soupe au potiron et la crème au chocolat. Je déteste
les salsifis, le foie de veau, les poireaux à la vinaigrette.
J’ai eu la rougeole, mais pas la varicelle.
Estelle et moi, on a des robes vert foncé, et puis,
pour le dimanche, des belles en velours bleu, avec
des petits galons qui font très chic.
Je crois que c’est tout.
Mercredi 11 février.
Quelle journée ! J’ai tant pleuré que j’en ai
mal au coeur, et mon mouchoir est tout trempé.
D’abord, pour commencer, voilà que j’avais fait
cette nuit un très beau rêve. J’ai voulu le raconter
à Estelle, mais elle a mis ses deux mains sur
ses oreilles pour ne rien entendre : c’est toujours
comme ça ; ses rêves à elle, il faut que je les écoute
d’un bout à l’autre, et elle en ajoute ; et puis, quand
c’est les miens, elle fait la sourde.
« Tant pis, ai- je pensé, je vais le raconter à
Riquet. »
Lui, il a bien voulu, mais à condition que je lui
lave les genoux avant. Et ils étaient sales !
— Ce n’est pas de ma faute, m’a- t-il expliqué, j’ai
fait le chameau tout le temps, hier, à la récréation.
Je lui ai conseillé de le laisser faire un peu aux
autres, mais il dit que c’est lui qui le fait le mieux.
Oui, mais à force de parler du chameau, j’ai
complètement oublié mon rêve ; c’est malheureux
alors !
« Bon, me dis- je, à l’école, au moins, ça ira
bien. »
Mais ç’a été tout le contraire. La maîtresse nous
annonce :
— Je vais vous poser une question qui vous amusera
: quel est, à votre avis, le plus beau mot de la
langue française ? Allons, cherchez !
Ça ne nous amusait pas du tout, mais il a bien
fallu faire semblant. Carmen Fantout lève la main
la première et crie : « Sagesse ! » Je la connais :
c’est une hypocrite ; elle a dit ça pour faire croire
qu’elle est toujours sage. Violette Petiot a dit :
« Caramel » parce qu’elle les adore ; Tiennette
Jacquot : « Vacances » ; Jacqueline Mouche :
« Noël » ; Marie Collinet : « Soleil » ; Lulu Taupin :
« Dormir », enfin, chacune a choisi ce qu’elle préférait.
— Tout cela est bien banal, a soupiré Mlle Délice ;
voyons, Aline, toi qui as de l’imagination, tâche de
dénicher quelque chose de mieux !
Je me sens si fière d’avoir de l’imagination que
je décide de trouver un mot très drôle, qui fasse
rire tout le monde. Je cherche, je cherche… Ah !
j’ai trouvé, et je crie : « Torticolis ! »
Ç’a été un succès, en effet ; toutes les élèves
riaient tellement qu’elles en pleuraient ; il n’y avait
que la maîtresse qui ne riait pas.
— Tu ne me feras jamais croire, m’a- t-elle dit,
que « torticolis » est, pour toi, le plus beau mot
de la langue française !
J’ai voulu protester, dire que j’aimais beaucoup
« torticolis », vraiment, et que… et que… Au milieu
de ma phrase, voici que le fou rire me prend ; je me
mords les lèvres jusqu’au sang, j’essaie de penser à
une chose triste ; rien à faire, je ris toujours !
Mlle Délice me montre le couloir :
— Allez donc un peu dehors, mademoiselle, cela
vous calmera !
Et voilà ! Je suis restée à la porte jusqu’à la fin
de la classe, et j’ai eu un zéro de conduite. C’est
trop fort, parce que, enfin, m’a- t-on demandé, oui
ou non, d’avoir de l’imagination ? J’en ai, et on me
punit à cause de ça !… « Maman me comprendra ! »
me suis- je dit pour me consoler. Mais maman s’est
fâchée : « Ce n’est pas ta soeur qui aurait raconté
une bêtise pareille ! » a- t-elle déclaré, et elle n’a
pas voulu m’embrasser. Je me suis cachée derrière
le rideau et je pleure, je pleure. Personne ne
m’aime, voilà la vérité. Si j’attrapais la varicelle,
pour les punir, ou même la fièvre typhoïde ? Je
serais morte, et ce serait bien fait !
Ah, que c’est triste d’être triste !
Jeudi 12 février.
Comme nous nous sommes amusés, cet aprèsmidi
! Maman nous avait donné 1,50 franc à chacun,
et nous avons été à la fête de la place Blanche, où
j’avais tant envie d’aller. J’étais tellement contente
qu’en essuyant la vaisselle, j’ai cassé une soucoupe
(celle de la tasse bleue), mais tant pis ! Maman nous
avait recommandé de tenir Riquet par la main pour
qu’il ne se perde pas, mais elle avait oublié de dire si
ce devait être Estelle ou moi ; alors on s’est disputées
et, pour finir, on lui a pris chacune une main ; il était
furieux, mais, comme dit Estelle, nous sommes les
aînées et il faut bien qu’il nous obéisse. Et puis,
tout de suite après, on a recommencé à se dis puter
parce que chacun voulait monter sur quelque chose
de différent. On criait ; Riquet : « Sur les avions ! »
Estelle : « Sur les chevaux qui montent et qui
descendent ! » Moi, j’aimais plutôt mieux les balançoires,
les rouges surtout, qui avaient une musique.
Finalement, on a choisi les chevaux : 50 centimes le
tour, ce n’était pas cher, d’autant plus qu’ils étaient
très beaux et qu’ils tournaient à une vitesse… en
haut, en bas, en haut, en bas… Au commencement
c’est amusant, mais après, on se sent drôle et, quand
ça s’est arrêté, j’avais mal au coeur.
— Écoute, me dit Estelle, on va acheter du nougat,
ça te guérira tout de suite !
Nous voilà partis ; mais, tout d’un coup, zimbadaboum
!… Cela venait d’une baraque verte : une
loterie. On se faufile au premier rang. Un clown
multicolore, grimpé sur une échelle, montre un
tas de belles choses qui sont rangées dans le fond,
autour de la grande roue.
— Approchez, crie- t-il, approchez ! À tous les
coups l’on gagne ! Champagne du cru, services de
table, canifs, cuillers, fauteuils de velours, bonbons,
coussins, vases, pendules… 50 centimes
la partie, 50 centimes seulement, et vous montez
votre ménage !
— Oh, fait Estelle, si on essayait, rien qu’une
fois ? J’aimerais tant gagner ce beau vase- là, à
fleurs roses !… On joue ?