Debout
devant l'enclos du loup, le garçon ne bouge pas. Le
loup va et vient. Il marche de long en large et ne s'arrête
jamais.
" M'agace, celui-là
"
Voila ce que pense le loup. Cela fait bien deux heures que
le garçon est là, debout devant ce grillage,
immobile comme un arbre
gelé, à regarder le loup marcher.
" Qu'est ce qu'il me veut ? "
C'est la question que se pose le loup. Ce garçon l'intrigue.
Il ne l'inquiète pas (le loup n'a peur de rien), il
l'intrigue.
" Qu'est ce qu'il me veut ? "
Les autres enfants courent, sautent, crient, pleurent, ils
tirent la langue au loup et cachent leurs têtes dans
les jupes de leurs mères. Puis,
ils vont faire les clowns devant la cage du gorille et rugir
au lez du lion dont la queue fouette l'air. Ce garçon-là,
non. Il reste debout,
immobile, silencieux. Seuls ses yeux bougent. Ils suivent
le va-et-vient du loup, le long du grillage.
" N'a jamais vu de loup ou quoi ? "
Le loup, lui, ne voit le garçon qu'une fois sur deux.
C'est qu'il n'a qu'un oeil le loup. Il a perdu l'autre dans
sa bataille contre les hommes, il y a dix ans, le jour de
sa capture. A l'aller donc
(si on peut appeler ça l'aller), le loup voit le zoo
tout entier, ses cages, les enfants qui font les fous et,
au milieu d'eux, ce garçon-là,
tout à fait immobile. Au retour (si on peut appeler
ça le retour), c'est l'intérieur de son enclos
que voit le loup. Son enclos vide, car la
louve est morte la semaine dernière. Son enclos triste,
avec son unique rocher gris et son arbre mort. Puis le loup
fait demi-tour, et voilà
de nouveau ce garçon, avec sa respiration régulière,
qui fait de la vapeur blanche dans l'air froid.
" Il se lassera avant moi ", pense le loup en continuant
de marcher. Et il ajoute :
" Je suis plus patient que lui. "
Et il ajoute encore :
" Je suis le loup "
Mais, le lendemain matin, en se réveillant, la première
chose que voit le loup, c'est ce garçon, debout devant
son enclos, là,
exactement au même endroit. Le loup a failli sursauter.
" Il n'a pas passé la nuit ici, tout de même
! "
Il s'est contrôlé à temps, et il a repris
son va-et-vient comme si de rien n'était.
Cela fait une heure, maintenant, que le loup marche. Une heure
que les yeux du garçon le suivent. Le pelage bleu du
loup frôle le
grillage. Ses muscles roulent sous sa fourrure d'hiver. Le
loup bleu marche comme s'il ne devait jamais s'arrêter.
Comme s'il retournait
chez lui, là-bas, en Alaska. " Loup d'Alaska ",
c'est ce qu'indique la petite plaque de fer, sur le grillage.
Et il y a une carte du Grand
Nord, avec une région peinte en rouge, pour préciser.
" Loup d'Alaska, Barren Lands "
Ses pattes ne font aucun bruit en se posant sur le sol. Il
va, d'un bout à l'autre de l'enclos. On dirait le battant
silencieux d'une grande
horloge. Et les yeux du garçon font un mouvement très
lent, comme s'ils suivaient une partie de tennis au ralenti.
" Je l'intéresse donc tant que ça ? "
Le loup fronce les sourcils. Des vaguelettes de poils hérissés
viennent mourir au bord de son museau. Il s'en veut de se
poser toutes ces
questions à propos de ce garçon. Il avait juré
de ne plus jamais s'intéresser aux hommes. Et depuis
dix ans, il tient le coup : pas une
pensée pour les hommes, pas un regard, rien. Ni pour
les enfants qui font les pitres devant sa cage, ni pour l'employé
qui lui jette sa
viande de loin, ni pour les artistes du dimanche qui viennent
le dessiner, ni pour les mamans idiotes qui le montrent aux
tout-petits en
piaillant : " Voilà, c'est lui, le loup, si t'es
pas sage, t'auras affaire à lui ! " Rien de rien.
" Le meilleur des hommes ne vaut rien !
C'est ce que disait toujours Flamme Noire, la mère
du loup.
Jusqu'à la semaine dernière, le loup s'arrêtait
quelques fois de marcher. La louve et lui s'asseyaient en
face des visiteurs. Et c'était
exactement comme s'ils ne les voyaient pas ! Le loup et la
louve regardaient droit devant eux. Leur regard vous passait
au travers. On
avait l'impression de ne pas exister. Très désagréable.
" Qu'est ce qu'ils peuvent bien regarder comme ça
? "
" Qu'est ce qu'ils voient ? "
Et puis la louve est morte 'elle était grise et blanche,
comme une perdrix des neiges). Depuis, le loup ne s'est plus
jamais arrêté. Il
marche du matin au soir, et sa viande gèle sur le sol
autour de lui. Dehors, droit comme un i un i dont le point
ferait de la vapeur
blanche), le garçon le regarde.
" Tans pis pour lui ", décide le loup.
Et il cesse complètement de penser au garçon.
Pourtant, le lendemain, le garçon est là. Et
le jour suivant. Et le jour d'après. Au point que le
loup est bien obligé de repenser à lui.
" Mais qui est-ce ? "
" Qu'est ce qu'il me veut ? "
" Ne fait donc rien dans la journée ? "
" Travaille pas ? "
" Pas d'école ? "
" Pas d'amis ? "
" Pas de parents ? "
" Ou quoi ? "
Un tas de questions qui ralentissent sa marche. Il se sent
les pattes lourdes. Ce n'est pas encore la fatigue, mais ça
pourrait venir.
" Incroyable ! " pense le loup.
Enfin, demain, on fermera le zoo. C'est le jour du mois consacré
au soin des bêtes, à l'entretien des cages. Pas
de visiteurs ce jour-là.
" Je serai débarrassé de lui. "
Pas du tout. Le lendemain, comme les autres jours, le garçon
est là. Il est même là plus que jamais,
tout seul devant l'enclos, dans le
jardin zoologique absolument désert.
_ Oh non !... gémit le loup.
Eh si !
Le loup se sent maintenant très fatigué. A croire
que le regard de ce garçon pèse une tonne.
" D'accord, pense le loup. D'accord ! " " Tu
l'auras voulu ! "
Et, brusquement, il s'arrête de marcher. Il s'assied
bien droit, juste en face du garçon. Et lui aussi se
met à le regarder. Il ne lui faut pas
le coup du regard qui vous passe au travers, non. Le vrai
regard, le regard planté !
Ca y est. Ils sont face à face, maintenant. Et ça
dure.
Pas un visiteur, dans le jardin zoologique. Les vétérinaires
ne sont pas encore arrivés. Les lions ne sont pas sortis
de leur tanière. Les
oiseaux dorment dans leurs plumes. Jour de relâche pour
tout le monde. Même les singes ont renoncé à
faire les guignols. Ils pendent
aux branches comme des chauves-souris endormies.
Il n'y a que ce garçon.
Et ce loup au pelage bleu.
" Tu veux me regarder ? D'accord ! Moi aussi, je vais
te regarder ! on verra bien
"
Mais quelque chose gène le loup. Un détail stupide.
Il n'a qu'un oeil et le garçon en a deux. Du coup,
le loup ne sait pas dans quel oeil
du garçon planter son propre regard. Il hésite.
Son oeil unique saute : droite-gauche, gauche-droite. Les
yeux du garçon, eux, ne
bronchent pas. Pas un battement de cils. Le loup est affreusement
mal à l'aise. Pour irien au monde, il ne détournerait
la tête. Pas
question de se remettre à marcher. Résultat,
son oeil s'affole de plus en plus. Et bientôt, à
travers la cicatrice de son oeil mort, apparait
une larme. Ce n'est pas du chagrin, c'est de l'impuissance,
et de la colère.
Alors le garçon fait une chose bizarre. Qui calme le
loup, qui le met en confiance. Le garçon ferme un oeil.
Et les voilà maintenant qui se regardent, oeil dans
oeil, dans le jardin zoologique désert et silencieux,
avec tout le temps devant eux.
Daniel Pennac. L'oeil du loup.
Chapitre
deux : l'oeil du loup.
Un oeil jaune, tout rond, avec, bien au centre, une pupille
noire. Un oeil qui ne cligne jamais. C'est tout à fait
comme si le garçon regardait une
bougie allumée dans la nuit ; il ne voit plus que cet
oeil : les arbres, le zoo, l'enclos, tout à disparu.
Il ne reste qu'une seule chose : l'oeil du loup. Et
l'oeil devient de plus en plus gros, de plus en plus rond,
comme une lune rousse dans un ciel vide, avec, en son milieu,
une pupille de plus en plus
noire et des petites taches de couleurs différentes
qui apparaissent dans le jaune brun de l'iris, ici une tache
bleue (bleue comme l'eau gelée sous
le ciel), là un éclair d'or, brillant comme
une paillette. Mais le plus important, c'est la pupille. La
pupille noire !
Voilà ce que semble dire la pupille. Elle brille d'un
éclat terrible. " C'est ça, pense le garçon
: une flamme noire ! "
Et le voilà qui répond : " D'accord, Flamme
Noire, je te regarde, je n'ai pas peur ".
La pupille a beau grossir, envahir l'oeil tout entier, brûler
comme un véritable incendie, le garçon ne détourne
pas son regard. Et c'est quand tout
est devenu noir, absolument noir, qu'il découvre ce
que personne n'a jamais vu avant lui dans l'oeil du loup :
la pupille est vivante. C'est une louve
noire, couchée en boule au milieu de ses petits, et
qui fixe le garçon en grondant. Elle ne bouge pas mais,
sous sa fourrure luisante, on la sent
tendue comme un orage. Ses babines sont retroussées
au-dessus de ses crocs éblouissants. Les extrémités
de ses pattes frémissent. Elle va bondir.
Un petit garçon de cette taille, elle n'en fera qu'une
bouchée.
" C'est bien vrai que tu n'as pas peur ? "
C'est bien vrai. Le garçon reste là. Il ne baisse
pas son oeil. Le temps passe. Alors, très lentement,
les muscles de Flamme Noire se détendent. Elle
finit par murmurer entre ses crocs :
" Bon, d'accord, si tu y tiens, regarde autant que tu
voudras, mais ne me dérange pas pendant que je fais
la leçon aux petits, hein ? "
Et, sans plus s'occuper du garçon, elle promène
un long regard sur les sept louveteaux duveteux qui sont couchés
autour d'elle. Ils lui font une
auréole rousse.
" L'iris, pense le garçon , l'iris autour de la
pupille
"
Oui, cinq louveteaux sont exactement du même roux que
l'iris. Le pelage du sixième est bleu, bleu comme l'eau
gelée sous un ciel pur. Loup Bleu !
Et la septième (c'est une petite louve jaune) est comme
un éclair d'or. Ses frères l'appellent Paillette.
_ L'Homme ?
_ Encore ?
_ Ah non !
_ Tu n'arrêtes pas de nous raconter des histoires d'hommes
!
_ Y'en a marre !
_ On n'est plus des bébés !
_ Parle-nous plutôt des caribous, ou des lapins des
neiges, ou de la chasse aux canards
_ Oui, Flamme Noire, raconte-nous des histoires de chasse
!
_ Nous autres, les loups, on est des chasseurs, oui ou non
?
Mais ce sont les hurlements de paillette qui dominent :
_ Non, je veux une histoire d'Homme, une vraie, une qui fait
bien peur, maman, je t'en supplie, une histoire d'Homme, j'adore
!
Seul loup Bleu reste silencieux. Celui-là n'est pas
d'un naturel bavard. Plutôt sérieux. Vaguement
triste, même. Ses frères le trouvent ennuyeux.
Pourtant, quand il parle _ c'est rare _, tout le monde l'écoute.
Il a la sagesse, comme un vieux loup plein de cicatrices.
Bon. On en est là : les cinq rouquins se sont mis à
se bagarrer, et que je t'attrape la gorge, et que je te saute
sur le dos, et que je te mordille les
pattes, et que je tourne comme un fou autour de ma propre
queue
la pagaille complète. Paillette les encourage
de sa voix perçante en sautant
sur place comme une grenouille en folie. Tout autour d'eux,
la neige vole en éclats d'argent.
Et Flamme Noire laisse faire. " Qu'ils s'amusent
,
ils connaîtront bien assez tôt la vraie vie des
loups ! "
Tout en se disant cela, elle pose son regard sur Loup Bleu,
le seul de ses enfants à ne jamais s'amuser. "
Tout le portrait de son père ! " Il y a de
la fierté dans cette pensée, et de la tristesse,
car Grand Loup, le père, est mort. " Trop sérieux
", pense Flamme Noire. " Trop inquiet
Trop
loup
"
_ Ecoutez !
Loup Bleu est assis, immobile comme un rocher, ses pattes
antérieures tendues et ses oreilles dressées.
_ Ecoutez !
La bagarre cesse aussitôt. La neige retombe autour des
louveteaux. D 'abord, on n'entend rien. Les rouquins ont beau
dresser leurs oreilles
fourrées, il n'y a que la plainte soudaine du vent,
comme un grand coup de langue glacée. Et puis, tout
à coup, derrière le vent, un hurlement de
loup, très long, très modulé, qui raconte
un tas de choses.
_ C'est Cousin Gris, murmure un des rouquins.
_ Qu'est-ce qu'il dit ?
Flamme Noire jette un rapide coup d'oeil à Loup Bleu.
L'un et l'autre savent bien ce que Cousin Gris leur dit, du
haut de la colline où il est placé en
sentinelle. L'Homme ! Une bande de chasseur
Qui les
cherchent. Les mêmes que la dernière fois.
_ Fini de jouer, les enfants, préparez-vous, nous partons
!
Alors, c'était ça, ton enfance, Loup Bleu :
fuir devant les bandes de chasseurs ?
Oui, c'était ça. On s'installait dans une vallée
paisible, bordée de collines que cousin Gris pensait
infranchissables. On y restait une semaine ou
deux, et il fallait s'enfuir à nouveau. Les hommes
ne se décourageaient jamais. Depuis deux lunes, c'était
toujours la même bande qui traquait la
famille. Ils avaient déjà eu Grand Loup, le
père. Pas facilement. Une drôle de bagarre !
Mais ils l'avaient eu.
On fuyait. On marchait à la queue leu leu. Flamme Noire
ouvrait la procession, immédiatement suivie de loup
Bleu. Puis venaient Paillette et les
rouquins. Et Cousin Gris, enfin, qui effaçait les traces
avec sa queue. On ne laissait jamais de trace. On disparaissait
complètement. Toujours plus
loin dans le Nord. Il y faisait de plus en plus froid. La
neige s'y changeait en glace. Les rochers devenaient coupants.
Et pourtant, les hommes nous
retrouvaient.
Toujours. Rien ne les arrêtaient. Les hommes
L'Homme
Le soir, on se couchait dans des terriers de renards. (Les
renards prêtent volontiers leurs terriers aux loups.
Contre un peu de nourriture. Ils
n'aiment guère chasser, les renards, trop paresseux.)
Cousin Gris montait la garde dehors, assis sur un rocher qui
dominait la vallée. Loup Bleu se
couchait à l'entrée du terrier pendant que,
tout au fond, Flamme Noire endormait les petits en leur racontant
des histoires. Des histoires d'Homme,
bien sûr. Et, parce qu'il faisait nuit, parce qu'ils
étaient trop fatigués pour jouer, parce qu'ils
adoraient avoir peur, et parce que Flamme Noire était
là pour les protéger, Paillette et les rouquins
écoutaient.
Il était une fois
Toujours la même histoire
: celle du louveteau trop maladroit et de sa grand-mère
trop vieille.
Il était une fois un louveteau si maladroit qu'il n'avait
jamais rien attrapé de sa vie. Les plus vieux caribous
couraient trop vite
pour lui, les mulots lui filaient sous le nez, les canards
s'envolaient à sa barbe
Jamais rien attrapé.
Même pas sa propre queue !
Beaucoup trop maladroit. Bon. Il fallait bien qu'il serve
à quelque chose, non ? Heureusement, il avait une grand-mère.
Très
vieille. Si vieille qu'elle n'attrapait rien non plus. Ses
grands yeux tristes regardaient courir les jeunes. Sa peau
ne frémissait plus
à l'approche du gibier. Tout le monde était
désolé pour elle. On la laissait à la
tanière quand on partait à la chasse. Elle mettait
un
peu d'ordre, lentement, puis faisait sa toilette avec soin.
Car Grand-mère avait une fourrure magnifique. Argentée.
C'était tout ce
qui lui restait de sa jeunesse. Jamais aucun loup n'en avait
eu d'aussi belle. Sa toilette achevée _ ça lui
prenait deux bonnes
heures _ Grand-Mère se couchait à l'entrée
de la tanière. Le museau entre les pattes, attendait
le retour du maladroit. C'était à
cela qu'il servait, le maladroit : nourrir Grand-Mère.
Le premier caribou tué, hop ! le cuissot était
pour Grand-Mère.
" Pas trop lourd pour toi, maladroit ? Du tout, du tout
! Bon, ne flâne pas en route ! Et ne t'emmêle
pas les pattes ! Et gare à
l'Homme ! Etc.. "
Le Maladroit n'écoutait même plus ces recommandations.
Il avait l'habitude.
_ Jusqu'au jour où
_ Jusqu'au jour où quoi ? demandaient les rouquins,
leurs grands yeux dilatés dans la nuit.
_ Où quoi ? Où quoi ? s'écriait Paillette,
la langue pendante.
_ Jusqu'au jour où l'homme arriva à la tanière
avant le Maladroit, répondait Flamme Noire dans un
murmure terrifiant.
_ Et alors ?
_ Et alors ? Hein ? Alors ? Alors ?
_ Alors l'Homme tua Grand-Mère, lui vola sa fourrure
pour se faire un manteau, lui vola ses oreilles pour se faire
un chapeau, et se
fit un masque avec son museau.
_ Et
alors ?
_ Alors ? Alors il est l'heure de dormir, les enfants, je
vous raconterai la suite demain.
Les enfants protestaient, bien sûr, mais Flamme Noire
tenait bon. Peu à peu, le souffle du sommeil remplissait
le terrier.
C'est le moment que Loup Bleu attendait pour poser sa question.
Toujours la même.
_ Flamme Noire, ton histoire, elle est vraie ?
Flamme noire réfléchissait un moment, puis faisait
toujours la même réponse bizarre :
_ Plus vraie que le contraire, en tout cas.
Daniel Pennac. L'oeil du loup.
Chapitre deux : l'oeil du loup.
Un oeil jaune, tout rond, avec, bien au centre, une pupille
noire. Un oeil qui ne cligne jamais. [
] Mais le plus
important, c'est la
pupille. La pupille noire ![...]
La pupille a beau grossir, envahir l'oeil tout entier, brûler
comme un véritable incendie, le garçon ne détourne
pas son regard. Et
c'est quand tout est devenu noir, absolument noir, qu'il découvre
ce que personne n'a jamais vu avant lui dans l'oeil du loup
: la
pupille est vivante. C'est une louve noire, couchée
en boule au milieu de ses petits, et qui fixe le garçon
en grondant. Elle ne bouge
pas mais, sous sa fourrure luisante, on la sent tendue comme
un orage. Ses babines sont retroussées au-dessus de
ses crocs
éblouissants. Les extrémités de ses pattes
frémissent. Elle va bondir. Un petit garçon
de cette taille, elle n'en fera qu'une bouchée.
" C'est bien vrai que tu n'as pas peur ? "
C'est bien vrai. Le garçon reste là. Il ne baisse
pas son oeil. Le temps passe. Alors, très lentement,
les muscles de Flamme Noire se
détendent. Elle finit par murmurer entre ses crocs
:
" Bon, d'accord, si tu y tiens, regarde autant que tu
voudras, mais ne me dérange pas pendant que je fais
la leçon aux petits,
hein ? "
Et, sans plus s'occuper du garçon, elle promène
un long regard sur les sept louveteaux duveteux qui sont couchés
autour d'elle. Ils
lui font une auréole rousse. [...]
Oui, cinq louveteaux sont exactement du même roux que
l'iris. Le pelage du sixième est bleu, bleu comme l'eau
gelée sous un ciel
pur. Loup Bleu ! Et la septième (c'est une petite louve
jaune) est comme un éclair d'or. Ses frères
l'appellent Paillette.
_ L'Homme ?
_ Encore ?
_ Ah non !
_ Tu n'arrêtes pas de nous raconter des histoires d'hommes
!
_ Y'en a marre !
_ On n'est plus des bébés !
_ Parle-nous plutôt des caribous, ou des lapins des
neiges, ou de la chasse aux canards
_ Oui, Flamme Noire, raconte-nous des histoires de chasse
!
_ Nous autres, les loups, on est des chasseurs, oui ou non
?
Mais ce sont les hurlements de paillette qui dominent :
_ Non, je veux une histoire d'Homme, une vraie, une qui fait
bien peur, maman, je t'en supplie, une histoire d'Homme, j'adore
!
Seul loup Bleu reste silencieux. Celui-là n'est pas
d'un naturel bavard. Plutôt sérieux. Vaguement
triste, même. Ses frères le
trouvent ennuyeux. Pourtant, quand il parle _ c'est rare _,
tout le monde l'écoute. Il a la sagesse, comme un vieux
loup plein de
cicatrices.
Bon. On en est là : les cinq rouquins se sont mis à
se bagarrer [
]. Paillette les encourage de sa voix perçante
en sautant sur
place comme une grenouille en folie. Tout autour d'eux, la
neige vole en éclats d'argent.
Et Flamme Noire laisse faire. " Qu'ils s'amusent
,
ils connaîtront bien assez tôt la vraie vie des
loups ! "
Tout e n se disant cela, elle pose son regard sur Loup Bleu,
le seul de ses enfants à ne jamais s'amuser. "
Tout le portrait de son
père ! " Il y a de la fierté dans cette
pensée, et de la tristesse, car Grand Loup, le père,
est mort. " Trop sérieux ", pense Flamme
Noire. " Trop inquiet
Trop loup
"
_ Ecoutez ! [
]
La bagarre cesse aussitôt. La neige retombe autour des
louveteaux. D 'abord, on n'entend rien. Les rouquins ont beau
dresser
leurs oreilles fourrées, il n'y a que la plainte soudaine
du vent, comme un grand coup de langue glacée. Et puis,
tout à coup,
derrière le vent, un hurlement de loup, très
long, très modulé, qui raconte un tas de choses.
_ C'est Cousin Gris, murmure un des rouquins.
_ Qu'est-ce qu'il dit ?
Flamme Noire jette un rapide coup d'oeil à Loup Bleu.
L'un et l'autre savent bien ce que Cousin Gris leur dit, du
haut de la colline
où il est placé en sentinelle. L'Homme ! Une
bande de chasseur
Qui les cherchent. Les mêmes
que la dernière fois.
_ Fini de jouer, les enfants, préparez-vous, nous partons
!
Alors, c'était ça, ton enfance, Loup Bleu :
fuir devant les bandes de chasseurs ?
Oui, c'était ça. On s'installait dans une vallée
paisible, bordée de collines que cousin Gris pensait
infranchissables. On y restait une
semaine ou deux, et il fallait s'enfuir à nouveau.
Les hommes ne se décourageaient jamais. Depuis deux
lunes, c'était toujours la
même bande qui traquait la famille. Ils avaient déjà
eu Grand Loup, le père. Pas facilement. Une drôle
de bagarre ! Mais ils
l'avaient eu.
On fuyait. On marchait à la queue leu leu. Flamme Noire
ouvrait la procession, immédiatement suivie de loup
Bleu. Puis venaient
Paillette et les rouquins. Et Cousin Gris, enfin, qui effaçait
les traces avec sa queue. On ne laissait jamais de trace.
[...] Et pourtant,
les hommes nous retrouvaient.
Toujours. Rien ne les arrêtaient. Les hommes
L'Homme
Le soir, on se couchait dans des terriers de renards. [
]
Cousin Gris montait la garde dehors, assis sur un rocher qui
dominait la
vallée. Loup Bleu se couchait à l'entrée
du terrier pendant que, tout au fond, Flamme Noire endormait
les petits en leur racontant
des histoires. Des histoires d'Homme, bien sûr. [
]
Il était une fois un louveteau si maladroit qu'il n'avait
jamais rien attrapé de sa vie. Les plus vieux caribous
couraient trop vite pour lui, les mulots lui filaient sous
le nez, les canards s'envolaient à sa barbe
Jamais
rien
attrapé. Même pas sa propre queue ! Beaucoup
trop maladroit. Bon. Il fallait bien qu'il serve à
quelque chose, non ?
Heureusement, il avait une grand-mère. Très
vieille. Si vieille qu'elle n'attrapait rien non plus. Ses
grands yeux
tristes regardaient courir les jeunes. Sa peau ne frémissait
plus à l'approche du gibier. Tout le monde était
désolé
pour elle. On la laissait à la tanière quand
on partait à la chasse. Elle mettait un peu d'ordre,
lentement, puis faisait
sa toilette avec soin. Car Grand-mère avait une fourrure
magnifique. Argentée. C'était tout ce qui lui
restait de sa
jeunesse. Jamais aucun loup n'en avait eu d'aussi belle. Sa
toilette achevée _ ça lui prenait deux bonnes
heures _
Grand-Mère se couchait à l'entrée de
la tanière. Le museau entre les pattes, attendait le
retour du maladroit. C'était
à cela qu'il servait, le maladroit : nourrir Grand-Mère.
Le premier caribou tué, hop ! le cuissot était
pour Grand-
Mère.
" Pas trop lourd pour toi, maladroit ? Du tout, du tout
! Bon, ne flâne pas en route ! Et ne t'emmêle
pas les
pattes ! Et gare à l'Homme ! Etc.. "
Le Maladroit n'écoutait même plus ces recommandations.
Il avait l'habitude.
_ Jusqu'au jour où
_ Jusqu'au jour où quoi ? demandaient les rouquins,
leurs grands yeux dilatés dans la nuit.
_ Où quoi ? Où quoi ? s'écriait Paillette,
la langue pendante.
_ Jusqu'au jour où l'homme arriva à la tanière
avant le Maladroit, répondait Flamme Noire dans un
murmure terrifiant.
_ Et alors ?
_ Et alors ? Hein ? Alors ? Alors ?
_ Alors l'Homme tua Grand-Mère, lui vola sa fourrure
pour se faire un manteau, lui vola ses oreilles pour se faire
un
chapeau, et se fit un masque avec son museau.
_ Et
alors ?
_ Alors ? Alors il est l'heure de dormir, les enfan,ts, je
vous raconterai la suite demain.
Les enfants protestaient, bien sûr, mais Flamme Noire
tenait bon. Peu à peu, le souffle du sommeil remplissait
le terrier.
C'est le moment que Loup Bleu attendait pour poser sa question.
Toujours la même.
_ Flamme Noire, ton histoire, elle est vraie ?
Flamme noire réfléchissait un moment, puis faisait
toujours la même réponse bizarre :
_ Plus vraie que le contraire, en tout cas.