Extrait de L'enfant océan

Retour aux fiches pédagogiques

 


Récit de Nathalie Josse, trente-deux ans, assistante sociale


Je suis une des dernières personnes qui ont vu Yann Doutreleau vivant. Enfin, je crois. Il était posé à côté de moi dans la voiture. Je dis bien " posé ", pas assis.
Ses jambes trop courtes étaient étendues à plat sur le siège et pointaient vers
l'avant, raides comme des bâtons, les deux pieds désignant la boîte à gants. La ceinture de sécurité flottait autour de sa poitrine. J'aurais pu le mettre à l'arrière dans le siège-auto mais je n'ai pas osé. On aurait dit une grande poupée. C'était en novembre dernier. Vous vous rappelez cette semaine de pluie qu'on a eue au début du mois? Ce temps de chien? Il tombait des cordes et c'est moi qui l'ai ramené chez lui ce matin-là. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Récit de Marthe Doutreleau, quarante ans, mère de Yann

Qu'est-ce qu'elle croyait, la Parisienne ? Que j'allais y offrir le thé au salon ?
Qu'on allait grignoter des petits fours ? Ça se pointe sans prévenir chez les gens, ça tortille les fesses et ça vient vous faire la leçon! Si seulement cet abruti de Corniaud y avait arraché un bifteck au mollet, mais y faisait qu'aboyer, cette jappette. J'ai fini par y envoyer la poêle sur le museau pour le faire taire. J'ai failli attraper la fille, c'est pas passé loin, dommage. " Il n'avait pas l'air bien! " qu'elle a dit, cette morveuse. " Pas l'air bien! "Pauv' petit chéri, va! Ça fait dix ans qu'il a " pas l'air bien ". Y fait ça pour emmerder le monde, juste pour nous rendre la vie impossible. Qu'est-ce qu'y ont tous à le plaindre, celui-ci?

Récit de Louis Doutreleau, père de Yann, quarante et un ans

La Marthe, tant qu'on aura un morceau de pain à tremper dans l'eau pour le faire mollir, elle appellera ça de la soupe. Et quand y'aura plus rien, elle ira quémander dans les bureaux, elle se fera plaindre. Et si elle a plus droit à rien
dans les bureaux, elle ira se mettre à la sortie de la messe le dimanche et elle
tendra la main. Sans vergogne. Elle baissera juste la tête pour pas voir les eux des gens. Les femmes c'est comme ça. Elles sont comme les bêtes. Elles feraient n'importe quoi quand leurs petits ont faim. Les dents leur poussent comme aux louves et elles supportent tout. Pas moi.


Récit de Fabien Doutreleau, frère de Yann, quatorze ans

Au milieu de la nuit, j'ai senti bouger à côté de moi. C'était Yann qui se levait et ça faisait craquer le lit. C'était pas pour aller faire pipi puisqu'on n'a pas le droit la nuit. On y va tous avant de se coucher, on se met en rang d'oignons dans la cour et, quand le père regarde pas, on s'amuse à celui qui ira le plus loin. L'hiver, c'est facile à mesurer avec les traces sur la neige. Ça nous fait rigoler. Ensuite on monte et c'est fini jusqu'au lendemain matin. Mon Yann qui se lève, donc. Je lui demande où il va et il me dit que les parents se disputent en bas, qu'il va écouter et qu'il revient tout de suite. Enfin, il me fait omprendre. Parce que son truc à Yann, c'est les signes. Incroyable. Il dit
pas un mot.

 

Récit de Daniel Sanz, quarante-huit ans, chauffeur routier

Tout une tripotée de gosses. D'un seul coup dans mes phares. Et qui lèvent les bras en l'air :
_ Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous !
Vous les auriez vus, tous la bouche grande ouverte. Pas la peine de savoir lire sur les lèvres comme les sourds-muets. C'était clair, ce qu'ils voulaient : monter dans le camion.
J'ai pas eu à freiner beaucoup. La route est mauvaise à cet endroit, alors là
avec la pluie c'était le pompon. C'était à la sortie d'un virage serré, en plus. Bref, j'étais presque déjà à l'arrêt. Bon, j'ouvre la portière passager et les voilà qui grimpent. J'en compte un, deux, trois, quatre. Tous trempés comme des soupes, à dégouliner de partout. Et deux de plus! Et allez! Et ça se ressemble tout. Et ça grelotte que les mâchoires en claquent. Je crois que c'est fini et je crie au dernier :
_ Ferme bien !
Mais je t'en fiche, il se retourne, descend sur le marchepied, il tend les bras et
se redresse avec quoi dans les mains, je vous le donne en mille, un bébé !

Récit de Rémy Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann

On a quitté nos habits mouillés et on s'est entortillés dans les couvertures. Yann s'est blotti entre Fabien et moi, il a fermé les yeux mais je le connais bien et j'ai su qu'il dormait pas. Les petits se sont entassés dans la couchette derrière nous.
Le chauffeur a posé quelques questions au début : où on allait, d'où on venait,
tout ça. J'ai montré devant, dans le vague. Il a eu l'air de s'en contenter. En tout cas il a plus rien demandé. Il faisait tiède. Le moteur tournait bien rond, bien chaud. La route défilait dans les phares, très noire sous la pluie, les arbres sans feuilles tendaient leurs doigts tout maigres vers le ciel, parfois on traversait un village endormi, puis une plaine. J'aurais voulu rester toujours dans ce camion. Qu'il roule sans jamais s'arrêter jusqu'au bout de la nuit, jusqu'à l'Océan.