M.
Breton et M. Bobowicz accompagnèrent l'élan
bleu à la gare. Barnard l'ermite ne vint pas mais ils
savaient tous trois qu'il était là, quelque
part derrière les troncs, en bordure de la voie ferrée.
Pour le voyage de l'élan, M. Breton avait empaqueté
sept ou huit sandwichs au concombre et trois douzaines de
tranches de pain d'épices. M. Breton et M. Bobowicz
regardèrent partir le train et firent de grands signes
de bras jusqu'à sa disparition complète.
- Je le savais ! dit M. Breton à M. Bobowicz. Je le
savais que l'élan bleu deviendrait célèbre
!
L'élan revint le lendemain, avec des présents
pour chacun. Pour M. Breton une cuillère de chef, une
vraie, de fabrication française. Pour M. Bobowicz,
un sifflet doublé d'une boussole. Pour Barnard l'ermite,
un petit carnet de cuir rouge (Barnard composait des poèmes)
et un crayon qui écrivait de plusieurs couleurs à
la fois.
Pour sa part il s'était offert une paire de lunettes
(la monture seulement, sans les verres) et une pipe.
En prime, il fit cadeau à chacun d'un superbe portrait
de lui-même, réalisé en studio avec ses
lunettes et sa pipe. Flop et Yop et Cie avaient fait faire
cette photo pour le livre - pour la quatrième de couverture
comme ils disaient.
M. Breton était très fier de l'élan.
Il voulait tout savoir de sa journée à New York.
- Alors, comment ça s'est passé ?
- J'ai signé un contrat, dit l'élan. Ils vont
publier mon livre. Ils m'ont dit qu'ils allaient peut-être
le retoucher un peu, par-ci, par-là - un ou deux détails
à fignoler. Mais ils l'ont beaucoup aimé.
Les
jours passèrent, et les semaines. M. Breton trouvait
le temps long. Il lui tardait de voir le livre de l'élan.
L'élan aussi trouvait le temps long : encore plus long
que M. Breton. Il ne tenait pas en place. Toutes les cinq
ou dix minutes, il allait à la boîte aux lettres.
Dans l'intervalle, il s'exerçait à signer des
autographes. Il passait aussi de longues minutes à
contempler son portrait avec ses lunettes et sa pipe.
Un jour, un paquet arriva. Le nom de l'expéditeur était
écrit dessus : Flop et Yop et Cie. L'élan était
si excité qu'il n'arrivait pas à le déballer.
M. Breton dut l'aider.
- Mon livre ! C'est mon livre ! répétait l'élan
bleu. Un grand élan sincère !
M. Breton déballa le livre. Sur la couverture figurait
le portrait d'une demoiselle élan aux longs cils recourbés.
Au-dessus du portrait, un bandeau proclamait : " Une
palpitante histoire d'amour ! " et dessous on pouvait
lire :
Elle
était douce et belle
Un jour elle rencontra
L'ELAN DE L'ESPACE
Nulle part il n'était écrit : Un grand élan
sincère (mémoires).
Durant plusieurs minutes, M. Breton et l'élan crurent
dur comme fer qu'il y avait méprise ; qu'on leur avait
envoyé l'ouvrage d'un autre par erreur. Mais sur la
quatrième de couverture figurait bien la photo de l'élan
bleu avec ses lunettes et sa pipe.
Alors l'élan beugla. Il beugla si puissamment qu'il
pulvérisa quinze assiettes, deux carreaux de fenêtre
et une poêle à frire en fonte émaillée.
- Ceci n'est PAS mon livre, mugissait l'élan bleu.
Il n'y a pas de demoiselle dans mon livre ! Ils ont tout tripatouillé
! Ils avaient dit qu'ils allaient juste faire une ou deux
petite retouches, et ils ont tout chambardé !
Et il beugla derechef, avec tant de véhémence
que la peinture du plafond s'écailla, le lait tourna
dans la glacière et le pain qui levait retomba comme
une crêpe.
Là-dessus, à grand fracas de sabots il se rua
hors de la cuisine. Hors du restaurant. Hors de vue.