Je
m'appelle Benjamin et, cet après-midi, je suis tombé
amoureux d'un tigre.
J'avais pas prévu !
Sale journée à l'école ; je récolte
une mauvaise note, et je flanque mon stylo à la tête
du prof.
Le directeur me convoque dans son bureau. C'est grand, grand,
comme une prison sans portes, un océan sans navires.
Il me regarde, l'air mécontent.
- Encore toi, Benjamin ? Tu sais ce qui finira par arriver
?
Je sais bien
Je baisse le nez, et je compte mes pieds.
Le temps que le directeur termine son discours, je deviens
un vrai millepatte.
Plus tard, je sors de l'école en courant, en pleurant.
Il pleut.
Je rabats le capuchon de mon anorak, et je fonce jusqu'au
canal Saint-Martin. Là, je monte sur le pont de la
Grange-aux-Belles.
J'habite de l'autre côté, au coin du quai de
Jemmapes et de la rue de la Grange-aux-belles, au dessus du
café La Péniche jaune. La porte est jaune, la
façade bleue. Dans le fond, un escalier en colimaçon,
grimpe jusqu'à l'appartement. Ma chambre donne sur
la Seine, et je regarde souvent l'eau couler. Pas loin, il
y a l'Hôtel du Nord, avec ses murs blancs qui virent
au gris. Des touristes viennent parfois le regarder, à
cause d'un film célèbre.
Je m'arrête au milieu du pont, sur les planches en bois
noires, mouillées, glissantes. En bas, l'eau coule,
très verte, lente, à cause des écluses.
Plus loin, du côté de la Place de la République,
le canal disparaît brusquement, il glisse sous terre
comme un caramel au fond d'une poche.
Je me perche sur la pointe des pieds, le menton posé
sur la rambarde. Je contemple l'eau, des feuilles mortes,
parfois une branche, une planche qui tourbillonne.
- Tu regardes quoi ?
Je me retourne, surpris. J'aperçois une fillette de
mon âge. Elle porte un anorak noir, un jean bleu sombre,
presque noir. On croirait un garçon, sauf que ses longs
cheveux sombres, mouillés, alourdis par la pluie tombe
sur ses épaules.
Elle hoche la tête en riant :
- Tu sais, j'ai horreur de mettre un capuchon, même
s'il pleut !
Elle a un drôle d'accent.
Je passe ma main sur ses cheveux trempés.
- Moi aussi !
On rit ensemble. Je la trouve jolie, jolie, comme la fée
de la pluie.
J'hésite, et je lui demande :
- Tu es chinoise ?
Elle secoue sa tignasse d'ébène, hausse les
épaules.
- Non ! Japonaise. Je m'appelle Sonoko Watanabe. Mes parents
habitent Paris, maintenant.
Elle pousse un soupir :
- Mais, à l'école, ils m'appellent tous la Chinoise
Ça m'énerve ! Je n'ai pas d'amis.
Je lui confie :
- Moi c'est pareil ! Je n'ai pas d'amis et on m'appelle le
Chinois alors que je suis vietnamien. Mon nom, c'est Benjamin.
Je lui montre le quai de Jemmapes :
- J'habite là, chez les gens qui tiennent le café.
Il pleut toujours ; le pont, les deux quais, les rues semblent
vides, froids. On est seuls. Elle me ressemble un peu, et
j'aime lui parler, même si je la connais à peine.
Le soir tombe. La nuit traîne sur Paris, comme un grand
chat noir. Sonoko s'approche de moi, me prend la main :
- Dis
Tu sais garder un secret ?
- Bien sûr !
Elle regarde autour de nous, se penche vers moi, et chuchote
mystérieusement :
- Voilà : je suis
je suis un tigre
J'ouvre de grands yeux ronds. Elle éclate de rire ;
ses prunelles sombres scintillent vraiment comme celles d'un
tigre. Enfin, je suppose. Le seul tigre que je connaisse,
c'est Catimini, le matou du café.
Je bredouille :
- Un
Un ti-i-igre ?
Elle me lorgne d'un drôle d'air :
- C'est ça ! Chaque nuit, je me promène sur
les toits. Je cherche un petit garçon chinois pour
le croquer !
Elle dit ça sur un ton ! En plus, la pluie coule dans
mon cou, comme la vinaigrette sur un artichaut. Je frissonne,
et marmonne prudemment :
- Bon
ben
Souviens-toi que je ne suis pas vraiment
chinois !
- Heureusement
Elle lâche ma main, recule, s'enfonce dans l'obscurité.
Cheveux noirs, anorak noir, elle glisse dans la nuit
Je crie :
- Hé ! Hé, la tigre ! On se reverra ? Tu habites
où ?
J'entends son rire, à travers la pluie. Elle disparaît.