1
Les trois fermiers
Dans
la vallée, il y avait trois fermes. Les propriétaires
de ces fermes avaient bien réussi. Ils étaient
riches. Ils étaient aussi méchants. Mais tous
trois n'étaient ni plus méchants ni plus mesquins
que d'autres. Ils s'appelaient Boggis, Bunce et Bean.
Boggis élevait des poulets. Il avait des milliers
de poulets. Il était horriblement gros. Cela, parce
qu'il mangeait tous les jours au petit déjeuner,
au déjeuner et au dîner, trois poulets cuits
à la cocotte avec des croquettes.
Bunce
élevait des oies et des canards. Il avait des milliers
d'oies et de canards. C'était une espèce de
nabot ventripotent. Il était si petit que, dans le
petit bain d'une piscine, il aurait eu de l'eau jusqu'au
menton. Il se nourrissait de beignets et de foies d'oies.
Il écrasait les foies et fourrait les beignets de
cette bouillie infâme. Ce régime lui donnait
mal à l'estomac et un caractère épouvantable.
Bean
avait des dindes et des pommes. Il élevait des milliers
de dindes dans un verger plein de pommiers. Il ne mangeait
jamais. Par contre, il buvait des litres d'un cidre très
fort, qu'il tirait des pommes de son verger. Il était
maigre comme un clou et c'était le plus intelligent
des trois.
Bunce,
Bean, Boggis
Le gros, le maigre, le petit,
Laids comme des poux
Sont de vilains grigous !
Voilà
ce que chantaient les enfants du voisinage en les voyant.
2 Maître Renard
Au-dessus
de la vallée, sur une colline, il y avait un bois.
Dans le bois, il y avait un gros arbre. Sous l'arbre, il
y avait un trou. Dans le trou vivaient Maître Renard,
Dame Renard et leurs quatre renardeaux.
Tous
les soirs, dès que la nuit tombait, Maître
Renard disait à son épouse :
" Alors, mon amie, que veux-tu pour dîner ? Un
poulet dodu de chez Boggis ? Un canard ou une oie de chez
Bunce ? Ou une belle dinde de chez Bean ? "
Et lorsque Dame Renard lui avait dit ce qu'elle voulait,
Maître Renard se faufilait vers la vallée,
dans la nuit noire, et se servait.
Boggis, Bunce et Bean savaient très bien ce qui se
passait et cela les rendait fous de rage. Ils n'étaient
pas hommes à faire des cadeaux. Ils aimaient encore
moins être volés. C'est pourquoi toutes les
nuits chacun prenait son fusil de chasse et se cachait dans
un recoin sombre de sa ferme avec l'espoir d'attraper le
voleur.
Mais
Maître Renard était trop malin pour eux. Il
s'approchait toujours d'une ferme face au vent. Si quelqu'un
était tapi dans l'ombre, il sentait de très
loin son odeur, apportée par le vent. Par exemple,
si M. Boggis se cachait derrière son poulailler numéro
1, Maître Renard le flairait à une cinquantaine
de mètres et, vite, il changeait de direction, filant
droit vers le poulailler numéro 4, à l'autre
bout de la ferme.
" La peste soit de cette sale bête ! criait Boggis.
- Comme j'aimerais l'étriper ! disait Bunce.
- Tuons-le ! aboyait Bean.
- Mais comment ? demanda Boggis, comment diable attraper
l'animal ? "
Bean se gratta légèrement le nez de son long
doigt.
" J'ai un plan, dit-il.
- Tes plans n'ont jamais été très bons
jusqu'à présent, dit Bunce.
- Tais-toi et écoute, dit Bean. Demain soir, nous
nous cacherons tous devant le trou où vit le renard.
Nous attendrons qu'il sorte. Et alors
pan ! pan !
pan !
- Très intelligent, dit Bunce, mais d'abord nous
devons trouver le trou.
- Mon cher Bunce, je l'ai déjà trouvé,
dit ce futé de Bean. Il est dans le bois, sur la
colline. Sous un gros arbre
"
3 La fusillade
"
Alors, mon amie, demanda Maître Renard, que voudras-tu
pour dîner ?
- Eh bien, ce soir, ce sera du canard, répondit Dame
Renard. Veux-tu bien nous rapporter deux canards dodus,
un pour toi et moi, un pour les enfants ?
- Va pour des canards ! dit Maître Renard. Chez Bunce,
c'est le mieux !
- Fais bien attention, dit Dame Renard.
- Mon amie, je peux sentir ces crétins à un
kilomètre, dit Maître Renard. J'arrive même
à les reconnaître chacun à leur odeur.
Boggis dégage une odeur répugnante de poulet
avarié. Bunce empeste les foies d'oies. Quant à
Bean, des relents de cidre flottent dans son sillage comme
des gaz toxiques.
- Oui, mais sois prudent, dit Dame Renard. Tu sais qu'ils
t'attendent, tous les trois.
- Ne t'inquiète pas pour moi, dit Maître Renard.
À bientôt ! "
Maître Renard n'aurait pas été si sûr
de lui s'il avait su exactement où l'attendaient
les trois fermiers, à l'instant même. Ils se
trouvaient juste devant l'entrée du terrier, chacun
tapi derrière un arbre, le fusil chargé. Et,
de plus, ils avaient très soigneusement choisi leur
place, après s'être assuré que le vent
ne soufflait pas vers le terrier, mais en sens contraire.
Ils ne risquaient pas d'être trahis par leur odeur.
Maître
Renard grimpa le tunnel obscur jusqu'à l'entrée
de son terrier. Son beau museau pointu surgit dans la nuit
sombre et il se mit à flairer.
Il avança d'un centimètre ou deux et s'arrêta.
Il flaira une autre fois. Il était toujours particulièrement
prudent en sortant de son trou.
Il avança d'un autre centimètre. Il était
à moitié sorti, maintenant.
Sa truffe frémissait de tous côtés,
humant, flairant le danger.
Sans résultat. Au moment même où il
allait filer dans le bois, il entendit ou crut entendre
un petit bruit, comme si quelqu'un avait bougé le
pied, très, très doucement sur un tapis de
feuilles mortes.
Maître Renard s'aplatit par terre et s'immobilisa,
oreilles dressées. Il attendit un long moment, mais
on n'entendait plus rien.
"
Ce devait être un rat des champs, se dit-il, ou une
autre petite bête. "
Il se glissa un peu plus hors du trou
puis encore
un peu plus. Il était presque tout à fait
dehors, maintenant. Il regarda attentivement autour de lui,
une dernière fois. Le bois était sombre et
silencieux. Là-haut, dans le ciel, la lune brillait.
Alors, ses yeux perçants, habitués à
la nuit, virent luire quelque chose derrière un arbre,
non loin de là. C'était un petit rayon de
lune argenté qui scintillait sur une surface polie.
Maître Renard l'observa, immobile. Que diable était-ce
donc ? Maintenant, cela bougeait. Cela se dressait
Grands dieux ! Le canon d'un fusil !
Vif comme l'éclair. Maître Renard rentra d'un
bond dans son trou et, au même instant, on eût
dit que la forêt entière explosait autour de
lui. Pan-pan-pan ! Pan-pan-pan ! Pan-pan-pan !
La
fumée des trois fusils s'éleva dans la nuit.
Boggis, Bunce et Bean sortirent de derrière leurs
arbres et s'approchèrent du trou.
" On l'a eu ? " demanda Bean.
L'un d'eux éclaira le terrier de sa torche électrique.
Et là, sur le sol, dans le rond de lumière,
dépassant à moitié du trou, gisaient
les pauvres restes déchiquetés et ensanglantés
d'une queue de renard !
Bean la ramassa.
" On a la queue, mais pas le renard ! dit-il en la
jetant au loin.
- Zut et flûte ! s'écria Boggis. On a tiré
trop tard. On aurait dû tirer quand il a sorti la
tête.
- Maintenant, il réfléchira à deux
fois avant de la sortir ", dit Bunce.
Bean tira un flacon de cidre et but à la bouteille.
Puis il dit :
" La faim le fera sortir dans trois jours au moins.
Je ne vais pas attendre, assis à ne rien faire. Creusons
et débusquons-le !
- Ah, dit Boggis. Voilà qui est bien parler ! On
peut le débusquer en deux heures. On sait qu'il est
là.
- Il y a sans doute toute la famille au fond de ce trou,
dit Bunce.
- Eh bien, nous les aurons tous ! dit Bean. À nos
pelles ! "
4 Les terribles pelles
Au
fond du trou, Dame Renard léchait tendrement le moignon
de queue de son mari pour l'empêcher de saigner.
" C'était la plus belle queue à des kilomètres
à la ronde, dit-elle entre deux coups de langue.
- J'ai mal, dit Maître Renard.
- Je sais, mon ami. Mais bientôt, cela ira mieux.
- Et ta queue repoussera, papa, dit l'un des renardeaux.
-
Non, jamais plus, dit Maître Renard. Je serai sans
queue le restant de mes jours. "
Il avait l'air très sombre. Ce soir-là, les
renards n'avaient pas de quoi manger et bientôt les
enfants s'assoupirent. Puis Dame Renard fit de même.
Mais Maître Renard ne pouvait pas dormir parce que
son moignon de queue lui faisait mal.
"
Eh bien, après tout, songea-t-il, je dois m'estimer
heureux d'être encore en vie. Seulement, maintenant
qu'ils ont trouvé notre trou, nous allons devoir
déménager le plus tôt possible. Nous
ne serons pas tranquilles tant que
Que se passe-t-il
? "
Il
tourna vivement la tête et tendit l'oreille. Ce qu'il
entendait à présent était le bruit
le plus effrayant qui soit pour un renard, le rac-rac-raclement
de pelles creusant le sol.
" Réveillez-vous ! hurla-t-il, ils creusent
! Ils nous délogent ! "
Dame Renard se réveilla en un clin d'il. Elle
se redressa, toute tremblante.
" Tu en es sûr ? murmura-t-elle.
- Sûr et certain ! Écoute !
- Ils vont tuer mes enfants ! s'écria Dame Renard.
- Jamais ! dit Maître Renard.
- Mais si ! sanglotait Dame Renard. Tu le sais ! "
Scrunch, scrunch, scrunch ! faisaient les pelles au-dessus
de leurs têtes. De la terre et des petits cailloux
se mirent à tomber du plafond.
" Ils vont nous tuer ? Comment ça, maman ? demanda
l'un des renardeaux, ses grands yeux noirs écarquillés
de terreur. Avec des chiens ? "
Dame Renard fondit en larmes. Elle prit ses quatre enfants
dans ses bras et les serra contre elle.
Soudain,
au-dessus d'eux, on entendit un crissement épouvantable
et le tranchant d'une pelle traversa le plafond. Cet horrible
spectacle sembla électriser Maître Renard.
Il fit un bond et s'écria :
" Ça y est ! Allons-y ! Il n'y a pas un moment
à perdre ! Comment ne pas y avoir pensé plus
tôt !
- Pensé à quoi, papa ?
- Un renard creuse plus vite qu'un homme ! hurla Maître
Renard en commençant à creuser. Personne au
monde ne creuse aussi vite qu'un renard. "
Maître Renard s'était mis à creuser
à toute vitesse avec ses pattes avant et, derrière
lui, la terre voltigeait follement.
Dame Renard et les quatre enfants accoururent pour l'aider.
" Vers le bas ! ordonna Maître Renard, nous devons
creuser profond ! Le plus profond possible ! "
Long, de plus en plus long, le tunnel avançait. Il
descendait à pic, profond, de plus en plus profond,
loin de la surface du sol. La mère, le père
et les quatre enfants creusaient de concert. Leurs pattes
de devant remuaient si vite qu'on ne les voyait plus. Et
peu à peu, les bruits de raclement se firent de plus
en plus lointains.
Une heure après. Maître Renard s'arrêta
de creuser. " Stop ! " dit-il.
Tous s'arrêtèrent. Ils se retournèrent
et levèrent les yeux sur la longue galerie qu'ils
venaient de creuser. Tout était tranquille.
" Ouf ! dit Maître Renard, on y est arrivé
! Ils ne descendront jamais jusqu'ici. Bravo à tous
! "
Ils s'assirent, à bout de souffle. Et Dame Renard
dit à ses enfants :
" Il faudrait que vous sachiez que, sans votre père,
nous serions tous morts à l'heure qu'il est. Votre
père est fantastique. "
Maître Renard regarda son épouse qui lui sourit.
Lorsqu'elle lui parlait ainsi, il l'aimait plus que jamais.
5 Les terribles pelleteuses
Le
lendemain matin, au lever du soleil, Boggis, Bunce et Bean
creusaient toujours. Ils avaient creusé un trou si
profond qu'il aurait pu contenir une maison. Mais ils n'étaient
pas encore arrivés au bout du tunnel. Ils étaient
très fatigués et furieux.
" Zut et flûte ! dit Boggis. Qui est-ce qui a
eu cette idée lamentable ?
- Bean ", répondit Bunce.
Tous deux regardèrent Bean. Bean but une goulée
de cidre et remit le flacon dans sa poche, sans en offrir
aux autres.
" Écoutez ! s'écria-t-il furibond, je
veux ce renard ! Et je l'aurai ! Je n'abandonnerai pas tant
qu'il ne sera pas mort et pendu à ma porte d'entrée
!
- Ce n'est pas en creusant que nous l'attraperons, ça,
c'est sûr, dit le gros Boggis. J'en ai assez de creuser.
"
Bunce, le petit nabot ventripotent, leva les yeux sur Bean
et demanda : " Tu as d'autres idées stupides
?
- Quoi ? dit Bean, je ne t'entends pas. " Bean ne prenait
jamais de bains. Il ne se lavait pas davantage. Et donc,
ses oreilles étaient pleines de toutes sortes de
saletés : cire, bouts de chewing-gum, mouches mortes
et autres trucs de ce genre. Cela le rendait sourd.
"
Parle plus fort, dit-il à Bunce qui lui cria :
- Tu as d'autres idées stupides ? " De son doigt
sale, Bean se gratta derrière la nuque. Il avait
un furoncle et cela le démangeait.
" Pour cette affaire, dit-il, on a besoin de machines
de pelles mécaniques. Avec des pelles mécaniques,
on le fera sortir en cinq minutes ! "
C'était une assez bonne idée et les deux autres
durent l'admettre.
" Alors, d'accord, dit Bean, prenant les choses en
main. Boggis, tu restes ici et fais attention que le renard
ne file pas. S'il essaie de sortir, tire vite ! Bunce et
moi, on va chercher nos engins. "
Le
grand maigre Bean s'éloigna, suivi du petit Bunce
qui trottait derrière lui. Le gros Boggis resta où
il était, son fusil pointé sur le terrier.
Bientôt, deux énormes pelleteuses noires, l'une
conduite par Bean, l'autre par Bunce, arrivèrent
en grinçant dans le bois. On aurait dit des monstres
redoutables et destructeurs.
" Ohé ! Nous voici ! hurla Bean.
- Mort au renard ! " vociféra Bunce.
Les machines se mirent au travail sur la colline, arrachant
d'énormes pelletées de terre. Tout d'abord,
le grand arbre sous lequel Maître Renard avait creusé
son trou s'abattit comme une quille. De tous côtés,
des rochers voltigeaient et des arbres tombaient dans un
vacarme assourdissant.
Blottis
au fond de leur tunnel, les renards écoutaient ces
grincements et ces fracas terribles au-dessus d'eux.
" Que se passe-t-il, papa ? s'écrièrent
les renardeaux. Que font-ils ? "
Maître Renard ne savait ni ce qui se passait, ni ce
qu'ils faisaient. " La terre tremble ! cria Dame Renard.
- Regardez ! dit l'un des renardeaux, notre tunnel s'est
rétréci ! Je vois le jour ! "
Ils
se retournèrent tous et, oui ! l'ouverture du tunnel
était maintenant à quelques mètres
et dans la percée, en plein jour, ils aperçurent
les deux énormes pelleteuses noires presque sur eux.
" Des pelleteuses ! hurla Maître Renard, creusez
à toute vitesse ! Creusez ! Creusez ! Creusez ! "
6
La course
Alors,
entre les renards et les machines, commença une course
désespérée. Au début, voici
à quoi ressemblait la colline :
Après
environ une heure, les pelleteuses avaient creusé,
creusé le sol et voilà à quoi ressemblait
le sommet de la colline :
Parfois
les renards gagnaient un peu de terrain et les crissements
devenaient de plus en plus faibles. Maître Renard
disait : " On va y arriver, je suis sûr qu'on
va y arriver ! " Et puis, quelques moments plus tard,
les machines revenaient sur eux et les grincements des puissantes
pelles mécaniques devenaient de plus en plus stridents.
Une fois, les renards virent même le tranchant métallique
d'une pelle qui venait de soulever la terre juste derrière
eux.
" Continuons, mes enfants ! haletait Maître Renard.
N'abandonnons pas ! "
" Continuez ! hurlait le gros Boggis à Bunce
et Bean. On va l'attraper d'un moment à l'autre !
- Tu ne le vois pas ? demanda Bean.
- Pas encore, cria Boggis, mais vous devez être tout
près !
- Je le cueillerai à la pelle ! aboyait Bunce. Je
le découperai en petits morceaux ! "
Mais à l'heure du déjeuner, les machines étaient
toujours là. Et les pauvres renards aussi. Voici
maintenant à quoi ressemblait la colline :
Les
fermiers ne s'arrêtèrent pas pour déjeuner.
Ils avaient trop hâte d'en finir.
" Hé là, Maître Renard ! vociférait
Bunce en se penchant de son engin, on vient t'attraper !
- Tu as mangé ton dernier poulet ! hurlait Boggis.
Tu ne viendras plus jamais rôder autour de ma ferme
! "
Une sorte de folie s'était emparée des trois
hommes. Bean, le grand sac à os, et Bunce, le nabot
ventripotent, conduisaient leurs machines comme des fous.
Les moteurs s'emballaient et les pelles creusaient à
toute allure. Autour d'eux, le gros Boggis sautillait comme
un derviche en hurlant : " Plus vite ! Plus vite !
"
À
cinq heures de l'après-midi, voici dans quel état
se trouvait la colline.
Le trou creusé était grand comme le cratère
d'un volcan. C'était un spectacle si extraordinaire
que les gens arrivaient en foule des villages alentour pour
le voir. Ils étaient sur le bord du cratère
et regardaient Boggis, Bunce et Bean tout au fond.
" Hé là, Boggis ! Que se passe-t-il ?
- On est après un renard !
- Vous êtes fous ! "
Les gens se moquaient d'eux et riaient. Mais cela ne faisait
qu'accroître la fureur et l'obstination des trois
fermiers, plus déterminés que jamais à
ne pas abandonner avant d'avoir capturé le renard.
7
On ne le laissera pas filer !
À
six heures du soir, Bean arrêta le moteur de sa pelleteuse
et descendit de son siège. Bunce fit de même.
Les deux hommes en avaient assez. Ils étaient fatigués
et courbatus d'avoir conduit toute la journée. Et
aussi, ils avaient faim. Lentement, ils s'approchèrent
du petit trou au fond de l'énorme cratère.
Bean était rouge de colère. Bunce lança
au renard des insultes et des gros mots que je ne peux pas
répéter ici. Boggis vint vers eux, avec sa
démarche de canard.
" Sale infect renard ! La peste l'étouffe !
dit-il. Que diable faire, à présent ?
- Je peux te dire ce qu'on ne fera pas, dit Bean, on ne
le laissera pas filer !
- On ne le laissera jamais filer ! déclara Bunce.
- Jamais ! Jamais ! cria Boggis.
- Tu entends, Maître Renard ! vociféra Bean
en se penchant et en hurlant dans le trou. Ce n'est qu'un
début ! Nous ne rentrerons chez nous que lorsque
tu seras mort et pendu ! "
Sur quoi, les trois hommes se serrèrent la main et
firent le serment solennel de ne pas retourner à
leur ferme avant d'avoir attrapé le renard.
" Et maintenant, que faire ? demanda Bunce, le nabot
ventripotent.
- On va t'expédier au fond du trou pour aller le
chercher ! dit Bean. Allez, dans le trou, misérable
demi-portion !
-
Non, pas moi ! " s'écria Bunce en prenant la
fuite.
Bean eut un petit sourire. Quand il souriait, on voyait
ses gencives rouges. On voyait d'ailleurs plus ses gencives
que ses dents.
" Il n'y a plus qu'une chose à faire, dit-il.
Laissons-le mourir de faim. Campons ici jour et nuit pour
veiller sur le trou. Il finira par partir. Il le faudra
bien. "
C'est ainsi que Boggis, Bunce et Bean firent venir de leurs
fermes des tentes, des sacs de couchage et leurs soupers.
8
La grande famine des renards
Ce
soir-là, sur la colline, trois tentes furent dressées
dans le cratère, autour du terrier de Maître
Renard. Assis devant leurs tentes, les trois fermiers soupaient.
Boggis mangeait trois poulets cuits à la cocotte
avec des croquettes, Bunce six beignets fourrés d'une
infâme bouillie de foies d'oies, et Bean buvait huit
litres de cidre. Tous les trois avaient leurs fusils à
côté d'eux.
Boggis prit un poulet fumant et l'approcha du terrier.
" Maître Renard ! hurla-t-il. Est-ce que tu sens
ce tendre, ce succulent poulet ? Pourquoi ne viens-tu pas
le chercher ? "
L'appétissant fumet du poulet descendit jusqu'à
l'endroit du tunnel où étaient blottis les
renards.
" Oh, papa, dit l'un des renardeaux, si on sortait
vite le prendre ?
- Tu n'y penses pas ! dit Dame Renard. C'est exactement
ce qu'ils souhaitent.
- Mais nous avons tellement faim ! s'écrièrent
les renardeaux. Quand aurons-nous quelque chose à
grignoter ? "
Leur mère ne répondit pas. Leur père
non plus. Il n'y avait rien à répondre.
À la tombée de la nuit, Bunce et Bean allumèrent
les phares des deux pelleteuses et éclairèrent
le trou.
"
Maintenant, dit Bean, nous allons veiller à tour
de rôle. L'un veillera pendant que les deux autres
dormiront et ainsi de suite pendant toute la nuit. "
Boggis demanda :
" Et si le renard creuse un trou dans la colline et
sort par un autre côté ? Tu n'y avais pas pensé,
à ce tour-là ?
-
Bien sûr que si, dit Bean qui n'y avait pas pensé
du tout.
- Alors, vas-y, donne-nous la solution ", dit Boggis.
Bean sortit une petite saleté de son oreille et la
jeta d'une chiquenaude.
" Combien d'hommes travaillent à ta ferme ?
demanda-t-il.
- Trente-cinq, répondit Boggis.
- J'en ai trente-six, ajouta Bunce.
- Et moi, trente-sept, dit Bean. Ça fait cent huit
en tout. Ordonnons-leur d'entourer la colline. Chacun aura
un fusil et une torche électrique. Ainsi, pas moyen
de s'enfuir pour Maître Renard ! "
Les ordres arrivèrent donc aux fermes et, cette nuit-là,
cent huit hommes encerclèrent étroitement
le bas de la colline. Ils étaient armés de
bâtons, de fusils, de hachettes, de pistolets et de
toutes sortes d'armes épouvantables. Cela rendait
toute fuite pratiquement impossible pour un renard et, bien
sûr, pour tout autre animal.
Le
lendemain, ils continuèrent à surveiller et
à attendre. Boggis, Bunce et Bean étaient
assis sur de petits tabourets, les yeux fixés sur
le terrier, leurs fusils sur les genoux. Ils ne parlaient
pas beaucoup.
De temps à autre, Maître Renard se glissait
près de l'entrée du tunnel pour flairer. Puis
il revenait et déclarait :
" Ils sont toujours là.
- Tu en es sûr ? demandait Dame Renard.
- Sûr et certain, disait Maître Renard. Je peux
sentir ce gredin de Bean à un kilomètre. Il
empeste. "
9 Maître Renard a un plan
Pendant
trois jours et trois nuits, cette petite attente continua.
" Combien de temps un renard peut-il tenir sans boire
et sans manger ? demanda Boggis, le troisième jour.
- Plus très longtemps, maintenant, répondit
Bean. La faim et la soif le feront bientôt sortir.
C'est sûr. "
Bean avait raison. Dans le tunnel, lentement mais sûrement,
les renards mouraient de faim.
" Si seulement nous avions rien qu'une petite goutte
d'eau, dit l'un des renardeaux. Oh, papa, tu ne peux pas
faire quelque chose ?
- Et si on allait en chercher, papa ? On aurait une petite
chance de réussir, non ?
- Aucune chance, coupa Dame Renard. Je refuse de vous laisser
monter affronter ces fusils. Je préfère que
vous mouriez tranquillement ici. "
Maître Renard n'avait pas parlé depuis longtemps.
Assis, tout à fait immobile, les yeux fermés,
il n'écoutait même pas ce que disaient les
autres. Dame Renard savait qu'il essayait désespérément
de trouver une solution. Et à présent, voilà
qu'elle le vit se remuer et se mettre lentement sur pattes.
Une petite flamme dansait dans ses yeux.
" Qu'y a-t-il, mon ami ? demanda-t-elle vivement.
-
Je viens juste d'avoir une petite idée, répondit
prudemment Maître Renard.
-
Quoi, papa ? s'écrièrent les renardeaux. Oh,
quoi ?
- Allons, fit Dame Renard, dis-nous vite !
- Eh bien
", dit Maître Renard.
Puis il s'arrêta, soupira, secoua tristement la tête
et se rassit.
" Elle n'est pas bonne, dit-il, ça ne marchera
jamais.
- Et pourquoi, papa ?
- Parce qu'il faudrait creuser davantage et aucun de nous
n'est assez fort pour cela, après trois jours et
trois nuits sans manger.
- Si, papa ! Nous sommes assez forts ! s'écrièrent
les renardeaux.
Maître
Renard regarda les quatre renardeaux et il sourit.
" Comme j'ai de braves enfants ! songeait-il. Ils n'ont
rien mangé depuis trois jours et ils ne veulent toujours
pas s'avouer vaincus. Je ne dois pas les décevoir.
"
" Eh bien
Nous pourrions essayer, dit-il.
- Allons-y, papa ! Dis-nous ce que tu veux qu'on fasse !
"
Lentement, Dame Renard se mit sur pattes. Plus que les autres
elle souffrait de faim et de soif et elle était très
affaiblie.
" Je suis désolée, dit-elle, mais je
ne crois pas que je vous aiderai beaucoup.
- Reste là, ma chérie, dit Maître Renard.
Nous pouvons nous débrouiller tout seuls. "
10
Le poulailler n°1 de Boggis
"
Cette fois, nous devons creuser dans une direction bien
précise ", dit Maître Renard, en indiquant
un endroit sur le côté et vers le bas.
Ses quatre enfants et lui se remirent donc à creuser.
Ils travaillaient maintenant beaucoup plus lentement, mais
avec plein de courage, et, petit à petit, le tunnel
commença à s'agrandir.
" Papa, j'aimerais que tu nous dises où nous
allons, dit l'un des enfants.
-
Je n'ose pas, dit Maître Renard, parce que le lieu
que j'espère atteindre est si merveilleux que vous
deviendriez fous d'excitation, si je vous le décrivais.
Alors, si nous le manquions - ce qui est fort possible -
vous seriez horriblement déçus. Je ne veux
pas vous donner trop d'espoir, mes enfants. "
Pendant longtemps ils continuèrent à creuser.
Combien de temps cela dura, ils ne savaient pas, car, dans
ce tunnel sombre, il n'y avait ni jours ni nuits. Mais à
la fin, Maître Renard donna l'ordre d'arrêter.
" Je crois que nous ferions mieux de jeter un coup
d'il au-dessus, maintenant, pour voir où nous
sommes. Je sais où je voudrais me trouver, mais de
là à affirmer que nous en sommes près
"
Lentement, péniblement, les renards se mirent à
creuser le tunnel vers la surface.
Cela montait, montait
Soudain, au-dessus de leurs
têtes, ils rencontrèrent quelque chose de dur.
Ils ne pouvaient aller plus loin. Maître Renard se
redressa pour voir ce que c'était.
" C'est du bois ! chuchota-t-il. Des planches en bois.
- Qu'est-ce que ça veut dire, papa ?
- Ça veut dire, murmura Maître Renard, à
moins que je ne me trompe complètement, que l'on
est juste sous la maison de quelqu'un. Restez tranquilles,
pendant que je jette un coup d'il. "
Prudemment,
Maître Renard se mit à pousser une des planches.
Elle craqua de façon épouvantable et tous
se baissèrent, s'attendant à quelque catastrophe.
Rien n'arriva. Alors, Maître Renard poussa une autre
planche. Et puis, très, très prudemment, il
passa la tête dans l'ouverture. Il laissa échapper
un cri d'enthousiasme.
" J'ai réussi ! hurlait-il. Du premier coup
! J'ai réussi ! J'ai réussi ! "
Il se glissa à travers l'ouverture du plancher et
se mit à trépigner et à danser de joie.
" Venez ! criait-il. Venez voir où vous êtes,
mes enfants ! Quel spectacle pour un renard affamé
! Alléluia ! Hourra ! Hourra ! "
Les quatre renardeaux se hissèrent du tunnel et
quel merveilleux spectacle s'étalait à présent
sous leurs yeux ! Ils se trouvaient dans un grand hangar
et le lieu entier regorgeait de poulets. Il y en avait des
blancs, des bruns et des noirs, par milliers.
" Le poulailler numéro 1 de Boggis ! disait
Maître Renard. Exactement là où je voulais
aller ! j'ai tapé droit dans le mille ! Du premier
coup ! N'est-ce pas fantastique ? Qu'est-ce que je suis
malin ! "
Les renardeaux étaient fous d'enthousiasme. Ils se
mirent à courir dans tous les sens, en poursuivant
les stupides volailles.
" Attendez ! ordonna Maître Renard. Ne perdez
pas la tête ! Reculez ! Calmez-vous ! Agissons comme
il faut ! Avant toute chose, allons boire ! "
Tous coururent vers l'abreuvoir des poulets et avalèrent
la délicieuse eau fraîche. Puis, Maître
Renard choisit trois poules des plus grasses et, d'un petit
coup de mâchoires, il les tua en un clin d'il.
"
De retour au tunnel ! commanda-t-il. Allons ! Pas de bêtises
! Plus vite on partira, plus vite on mangera ! "
Les uns après les autres, ils se coulèrent
dans l'ouverture du plancher et, bientôt, ils se retrouvèrent
dans le tunnel sombre. Maître Renard remit très
soigneusement les planches à leur place. Il le fit
avec grand soin, de telle façon que personne ne puisse
voir qu'on les avait déplacées.
" Mon fils, fit-il en donnant les trois poules grasses
au plus grand des quatre renardeaux, cours rejoindre ta
mère. Dis-lui de préparer un festin. Dis-lui
que nous serons de retour en un clin d'il, dès
que nous aurons fini quelques autres petits préparatifs
"
11
Une surprise pour Dame Renard
Le
renardeau courut le long du tunnel, avec les trois poules
grasses, de toute la vitesse de ses quatre pattes. Il était
fou de joie.
" Ah, quand maman verra ça ! " songeait-il.
La route était longue mais il ne s'arrêta pas
une seule fois et il arriva en courant vers Dame Renard.
" Maman ! s'écria-t-il à bout de souffle.
Regarde, maman ! Réveille-toi et regarde ce que je
t'apporte ! "
Dame Renard, plus affaiblie que jamais par la faim, ouvrit
un il et vit les poules.
" Je rêve, murmura-t-elle, et elle referma l'il.
- Tu ne rêves pas, maman ! Ce sont de vraies poules
! Nous sommes sauvés ! Nous ne mourrons pas de faim
! "
Dame Renard ouvrit les deux yeux et se redressa vite.
" Mais mon cher petit, s'exclama-t-elle, où
diable
?
- Au poulailler numéro 1 de Boggis ! bredouilla le
renardeau. Nous avons creusé un tunnel qui aboutit
exactement dessous ! Si tu voyais toutes ces belles poules
grasses ! Et papa a dit de préparer un festin ! Ils
seront bientôt de retour ! "
La vue de la nourriture sembla redonner des forces à
Dame Renard.
"
Oui, préparons un festin ! dit-elle en se levant.
Ton père est vraiment fantastique ! Dépêche-toi,
mon petit, et commence à plumer ces poules ! "
Au
loin, dans le tunnel, ce fantastique Maître Renard
disait :
" Seconde étape, mes enfants ! Celle-ci sera
un jeu d'enfant. Tout ce que nous avons à faire est
creuser un petit tunnel de là à là.
- Jusqu'où, papa ?
- Ne posez pas tant de questions. Creusez ! "
12
Blaireau
Maître
Renard et ses trois autres renardeaux creusaient vite et
droit. Ils étaient trop excités pour sentir
la faim ou la fatigue. Ils savaient que sous peu ils feraient
un énorme, un magnifique festin, et justement avec
les poulets de Boggis ! Là-bas, sur la colline, le
gros fermier attendait qu'ils meurent de faim. Il était
bien loin de se douter qu'il leur fournissait à manger
! Rien que d'y penser, ils se tordaient de rire !
" Continuez à creuser ! dit Maître Renard.
Ce n'est plus très loin ! "
Tout à coup, une voix grave dit au-dessus d'eux :
" Qui va là ? "
Les renardeaux sursautèrent. Ils levèrent
les yeux et virent un long museau noir, pointu et poilu,
épiant à travers un petit trou du plafond.
"
Blaireau ! s'écria Maître Renard.
- Ce vieux Renard ! s'exclama Blaireau. Mon Dieu, que je
suis content d'avoir enfin trouvé quelqu'un ! Je
creuse en rond depuis trois jours et trois nuits et je n'ai
pas la moindre idée de l'endroit où je me
trouve. " Blaireau élargit le trou du plafond
et se laissa tomber à côté des renards.
Petit Blaireau (son fils) se laissa tomber à son
tour.
" Tu n'es pas au courant de ce qui se passe sur la
colline ! dit Blaireau tout excité. Le chaos ! La
moitié de la forêt a disparu et il y a des
hommes armés de fusils dans tout le pays. Aucun de
nous ne peut sortir, même la nuit ! Nous allons tous
mourir de faim !
- Qui, nous ? demanda Maître Renard.
- Nous, les animaux fouisseurs, moi, Taupe, Lapin, nos femmes
et nos enfants. Même Belette est obligée de
se cacher dans mon trou avec son épouse et ses six
petits. Que diable allons-nous faire, mon vieux Renard ?
Je crois que c'en est fini de nous ! "
Maître Renard regarda ses enfants et il sourit. Les
enfants lui rendirent son sourire d'un air complice.
" Mon cher vieux Blaireau, dit-il, tout ça,
c'est ma faute
- Je sais, que c'est ta faute ! dit Blaireau d'un ton furibond.
Et les fermiers n'abandonneront pas tant qu'ils ne t'auront
pas pris. Malheureusement, ça veut dire qu'ils nous
auront aussi, nous, les animaux de la colline. "
Blaireau
s'assit et mit une patte autour de son petit.
" Nous sommes perdus, dit-il doucement. Là-haut,
ma pauvre épouse est si faible qu'elle ne peut plus
creuser un mètre.
- La mienne non plus, dit Maître Renard. Et pourtant,
à l'instant même, elle prépare pour
moi et mes enfants le plus succulent festin de poulets dodus
et juteux
- Arrête ! hurla Blaireau. Ne me fais pas enrager
! Je ne peux pas le supporter !
- C'est vrai ! s'écrièrent les renardeaux.
Papa ne plaisante pas ! Nous avons des poulets à
foison !
- Et puisque tout est entièrement ma faute, dit Maître
Renard, je t'invite à partager le festin. J'invite
tout le monde, toi, Taupe, Lapin, Belette, vos femmes et
vos enfants. Il y aura plein à manger pour tous,
je peux te l'assurer.
- Sérieusement ? s'écria Blaireau, tu parles
vraiment sérieusement ? "
Maître Renard approcha son museau de celui de Blaireau
et chuchota d'un air mystérieux :
" Sais-tu d'où nous venons ?
- D'où ?
- Du poulailler numéro 1 de Boggis.
- Non !
- Si ! Mais ce n'est rien à côté de
là où nous allons maintenant. Tu es venu au
bon moment, mon cher Blaireau. Tu peux nous aider à
creuser. Et pendant ce temps, ton petit n'a qu'à
courir rejoindre Dame Blaireau et tous les autres pour répandre
la bonne nouvelle. "
Maître
Renard se tourna vers Petit Blaireau :
" Dis-leur qu'ils sont invités au festin de
Renard. Et puis fais-les tous descendre ici et suivez ce
tunnel jusqu'à mon logis.
- Oui, Maître Renard, dit Petit Blaireau. Oui, monsieur.
Tout de suite, monsieur. Oh, merci, monsieur ! " Et
il regrimpa vite par le trou du plafond et disparut.
13
L'entrepôt géant de Bunce
"
Qu'est-il donc arrivé à ta queue, mon vieux
Renard ? s'écria Blaireau.
- N'en parlons pas, je t'en prie, dit Maître Renard.
C'est un sujet douloureux. "
Ils continuèrent à creuser le nouveau tunnel
en silence. Blaireau était un grand fouisseur et
depuis qu'il donnait un coup de patte, le tunnel avançait
à toute allure. Bientôt, ils se retrouvèrent
au-dessous d'un autre plancher.
Maître Renard sourit d'un air rusé, montrant
ses dents blanches et pointues.
" Si je ne me suis pas trompé, mon cher Blaireau,
dit-il, nous sommes maintenant sous la ferme qui appartient
à Bunce, ce vilain nabot ventripotent. En fait, nous
sommes juste sous l'endroit le plus intéressant de
cette ferme.
- Des oies et des canards ! s'écrièrent les
renardeaux en se léchant les babines. Des canards
tendres et juteux, et de belles oies grasses !
- Ex-ac-te-ment, dit Maître Renard.
- Mais comment donc peux-tu savoir où nous sommes
? " demanda Blaireau.
Le sourire de Maître Renard s'élargit un peu
plus sur ses dents blanches.
" Écoute, dit-il, j'irais les yeux fermés
jusqu'à ces fermes. Pour moi, c'est tout aussi facile
dessous que dessus. "
Il se dressa et poussa une latte en bois, puis une autre.
Il passa la tête par l'ouverture.
"
Oui ! hurla-t-il en sautant dans la pièce au-dessus.
J'ai encore réussi ! J'ai mis dans le mille ! Droit
dans le mille ! Venez voir ! "
Blaireau et les trois renardeaux le suivirent. Ils s'arrêtèrent,
les yeux écarquillés. Ils restaient bouche
bée. Ils étaient si comblés qu'ils
ne pouvaient plus parler ; car ce qu'ils voyaient maintenant
était en quelque sorte le rêve de tout renard,
le rêve de tout blaireau, un paradis pour les animaux
affamés.
" Ceci, mon cher vieux Blaireau, déclara Maître
Renard, c'est l'entrepôt géant de Bunce. Toutes
ses provisions sont stockées ici en attendant de
partir au marché. "
Contre
les quatre murs de l'immense pièce, entassés
dans des armoires et empilés sur des étagères
qui allaient du sol jusqu'au plafond, il y avait des milliers
et des milliers de canards et d'oies des plus beaux, des
plus gras, plumés et prêts à cuire !
Et au-dessus, pendus au plafond, il devait y avoir au moins
une centaine de jambons fumés et cinquante flèches
de lard.
"
Quel régal pour les yeux ! s'écria Maître
Renard, sautant et dansant. Qu'est-ce que vous en dites,
hein ? Plutôt pas mal comme bouffe ! "
Soudain, comme mus par des ressorts, les trois renardeaux
affamés et Blaireau, qui aurait mangé un éléphant,
se jetèrent sur la succulente nourriture.
" Arrêtez ! ordonna Maître Renard. C'est
mon festin. Aussi, c'est moi qui choisirai. "
Les autres reculèrent en se léchant les babines.
Maître Renard se mit à faire le tour de l'entrepôt,
examinant ce magnifique étalage de nourriture d'un
il connaisseur. Un filet de salive dégoulina
le long de sa mâchoire.
" N'exagérons pas, dit-il, ne vendons pas la
mèche. Il ne faut pas qu'on sache que nous sommes
venus. Agissons avec ordre et propreté et ne prenons
que quelques morceaux de choix. Aussi, pour commencer, prenons
quatre canetons dodus.
Il les prit sur une étagère.
"
Oh, comme ils sont beaux et gras ! Pas étonnant que
Bunce les vende si cher au marché
Très
bien, Blaireau, donne-moi un coup de patte pour les descendre
Vous, les enfants, vous pouvez aider aussi
Allons-y
Mon Dieu, comme vous avez l'eau à la bouche ! Et
maintenant
nous ferions bien de prendre quelques oies
Trois devraient suffire
Prenons les plus grasses
Oh ! mon Dieu, mon Dieu, il n'y a pas plus belles oies dans
la cuisine d'un roi
allons-y doucement
voilà
et que diriez-vous de deux beaux jambons fumés ?
J'adore le jambon fumé, pas toi, Blaireau ? Passe-moi
un escabeau, s'il te plaît
-
Je raffole du lard ! s'écria Blaireau, dansant d'excitation.
Prenons une tranche de lard ! Cette grosse, là-haut
!
- Et des carottes, papa ! dit le plus petit des trois renardeaux.
Prenons quelques carottes.
- Que tu es bête, dit Maître Renard. Tu sais
bien qu'on n'en mange jamais.
- Ce n'est pas pour nous, papa. C'est pour les lapins. Ils
ne mangent que des légumes.
- Mon Dieu, tu as raison ! s'écria Maître Renard.
Tu penses vraiment à tout, mon petit ! Prenons dix
bouquets de carottes ! "
Bientôt, tout ce magnifique butin forma un beau tas
sur le sol. Les renardeaux étaient accroupis à
côté, la truffe frémissante, les yeux
brillants comme des étoiles.
" Et maintenant, dit Maître Renard, nous allons
emprunter à notre ami Bunce deux de ces charrettes,
dans le coin. Elles nous seront bien utiles. "
Blaireau et lui allèrent chercher les charrettes
et chargèrent les oies, les canards, les jambons
et le lard. Ils les firent descendre par le trou du plancher
et s'y glissèrent à leur tour. Dans le tunnel,
Maître Renard remit les lattes du plancher à
leur place. Ainsi personne ne pourrait voir qu'on les avait
déplacées.
" Mes enfants, dit-il en désignant deux des
trois renardeaux, prenez chacun une charrette et courez
rejoindre votre mère de toute la vitesse de vos quatre
pattes. Dites-lui combien je l'aime. Dites-lui que nous
avons invité à dîner les Blaireau, les
Taupe, les Lapin et les Belette, que ce doit être
vraiment un festin grandiose et que nous reviendrons au
logis dès que nous aurons fini un autre petit travail.
- Oui, papa ! Tout de suite, papa ! " répondirent-ils.
Ils saisirent chacun un chariot et foncèrent dans
le tunnel.
14 Blaireau a des scrupules
"
Plus qu'un endroit à visiter ! cria Maître
Renard.
- Et je parie que je sais ce que c'est ", dit le seul
renardeau qui restait. C'était le plus petit des
quatre renardeaux.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Blaireau.
- Eh bien, dit le petit renardeau, nous sommes allés
chez Boggis et chez Bunce, mais pas chez Bean. Ce doit être
chez lui.
- Tu as raison, dit Maître Renard, mais ce que tu
ignores, c'est quel endroit de chez Bean nous allons visiter.
- Lequel ? firent ensemble Blaireau et le plus petit renardeau.
- Ah, ah ! dit Maître Renard. Attendez un peu et vous
verrez ! "
Tout
en parlant, ils creusaient. Le tunnel avançait vite.
Soudain, Blaireau demanda :
" Ça ne t'ennuie pas un petit peu, mon vieux
Renard ?
- M'ennuyer ? dit Maître Renard. Quoi ?
- Tous ces
tous ces vols. "
Maître Renard s'arrêta de creuser et fixa Blaireau
comme s'il avait complètement perdu la boule.
" Chère vieille toupie poilue ! s'écria-t-il.
Connais-tu une seule personne au monde qui ne chiperait
pas quelques poulets si ses enfants mouraient de faim ?
"
Il y eut un bref silence au cours duquel Blaireau réfléchit
profondément.
" Tu es beaucoup trop honnête, dit Maître
Renard.
- Il n'y a pas de mal à être honnête,
dit Blaireau.
- Écoute, dit Maître Renard, Boggis, Bunce
et Bean ont décidé de nous tuer. Tu t'en rends
compte, j'espère ?
- Je m'en rends compte, mon vieux Renard, je m'en rends
bien compte, répondit le gentil Blaireau.
- Mais nous ne sommes pas aussi vils. Nous ne voulons pas
les tuer.
- Bien sûr que non, dit Blaireau.
- Ça ne nous viendrait jamais à l'idée,
dit Maître Renard. Nous leur prendrons simplement
un peu de nourriture par-ci, par-là, pour nous maintenir
en vie, nous et nos familles. D'accord ?
- Je crois que nous y sommes obligés, dit Blaireau.
- Laissons-les être odieux s'ils veulent, dit Maître
Renard. Nous, ici, sous terre, nous sommes de braves gens
pacifiques. "
Blaireau inclina la tête et sourit à Maître
Renard.
" Mon vieux Renard, dit-il, je t'adore.
-
Merci, dit Maître Renard. Et maintenant, continuons
à creuser. "
Cinq minutes plus tard, les pattes avant de Blaireau rencontrèrent
quelque chose de plat et de dur.
" Diable ! Qu'est-ce que c'est ? dit-il, ça
ressemble à un solide mur de pierre. "
Maître Renard et lui grattèrent la terre qui
le recouvrait. C'était bien un mur. Mais il était
fait de briques, pas de pierres. Le mur était juste
en face d'eux, bloquant la voie.
" Qui donc a eu l'idée de construire un mur
sous la terre ? demanda Blaireau.
- Très simple, dit Maître Renard. C'est le
mur d'une pièce souterraine. Et si je ne me trompe
pas, c'est exactement ce que je cherche. "
15
La cave secrète de Bean
Maître
Renard examina le mur avec attention. Il vit que le ciment
entre les briques était vieux et s'effritait. Aussi,
il fit bouger une brique sans trop de difficultés
et l'enleva. Soudain, de ce trou, surgit un petit museau
pointu et moustachu.
" Allez-vous-en ! fit-il sèchement, vous ne
pouvez pas rentrer ! C'est privé !
- Doux Jésus ! s'écria Blaireau. Rat !
- Tu as du toupet, animal ! dit Maître Renard. J'aurais
dû deviner qu'on te trouverait bien par ici !
- Allez ouste ! hurlait le rat, du balai ! C'est ma propriété
privée.
- Tais-toi ! dit Maître Renard.
- Je ne me tairai pas ! vociférait le rat.
C'est
mon domaine ! J'y suis venu le premier ! "
Maître Renard sourit. Ses dents étincelaient.
" Mon cher Rat, dit-il, je suis un renard affamé
et si tu ne files pas en vitesse, je ne ferai qu'une bouchée
de toi ! "
Ça marcha. Le rat disparut de leur vue en un clin
d'il. Maître Renard éclata de rire, et
se mit à enlever d'autres briques du mur. Quand il
eut agrandi le trou, il s'y glissa, suivi par Blaireau et
le petit renardeau.
Ils se trouvaient dans une vaste cave humide et sombre.
" C'est ça ! s'écria Maître Renard.
- Quoi ? dit Blaireau, l'endroit est vide.
- Où sont les dindes ? demanda le plus petit renardeau,
les yeux écarquillés dans l'obscurité.
Je croyais que Bean élevait des dindes.
- Il en élève, dit Maître Renard, mais
nous n'en cherchons pas, maintenant. Nous avons de quoi
manger en quantité.
- Alors, de quoi avons-nous besoin, papa ?
- Regarde bien autour de toi, dit Maître Renard. Tu
ne vois rien qui t'intéresse ? "
Blaireau
et le petit renardeau scrutèrent la pénombre.
Quand leurs yeux se furent habitués à l'obscurité,
ce qu'ils virent ressemblait à tout un lot de grandes
jarres en verre, disposées sur des étagères,
contre les murs. Ils s'approchèrent. C'était
bien des jarres. Il y en avait des centaines et sur chacune
on pouvait lire : cidre.
Le petit renardeau fit un grand bond en l'air.
" Oh, papa ! s'écria-t-il. Regarde ce que nous
avons trouvé ! Du cidre !
-
Ex-ac-te-ment, dit Maître Renard.
- Formidable ! hurla Blaireau.
- La cave secrète de Bean, dit Maître Renard.
Mais allez-y prudemment, mes amis, pas de bruit. Cette cave
est juste sous la ferme.
- Le cidre est particulièrement bon pour les blaireaux,
dit Blaireau. Nous le prenons comme remède. Un grand
verre trois fois par jour aux repas et un autre au coucher.
- Cela transformera le festin en banquet ", dit Maître
Renard.
Pendant qu'ils parlaient, le petit renardeau avait pris
une jarre sur une étagère et il avait bu une
gorgée. " Ouh ! dit-il, haletant, Ouaouh ! "
Vous avez deviné qu'il ne s'agissait pas du cidre
ordinaire, léger et pétillant, que l'on achète
dans les magasins. C'était du vrai de vrai, du cidre
" maison ", de l'alcool fort qui vous brûlait
la gorge et vous enflammait l'estomac.
"
Ah-h-h-h-h-h ! faisait le petit renardeau, le souffle coupé.
Ça, c'est du cidre !
- Ça suffit comme ça, dit Maître Renard
en lui arrachant la jarre et en la portant à ses
lèvres. - Il prit une formidable gorgée.
- C'est miraculeux, chuchota-t-il en essayant de retrouver
sa respiration. C'est fabuleux ! C'est magnifique !
- A mon tour, dit Blaireau en prenant la jarre et en renversant
la tête en arrière. Le cidre gargouillait et
glougloutait en coulant dans sa gorge.
" C'est
c'est comme de l'or fondu, soufflait-il,
oh, mon vieux Renard, c'est
comme boire des rayons
de soleil et des arcs-en-ciel !
- Vous marchez sur mes plates-bandes ! hurla le rat. Posez-moi
ça tout de suite ! Il ne va plus m'en rester. "
Le rat était perché sur la plus haute étagère
de la cave, les observant derrière une énorme
jarre. Dans le col de la jarre, il y avait un petit tuyau
de caoutchouc qu'il utilisait pour aspirer le cidre.
-
Tu es soûl ! dit Maître Renard.
- Occupe-toi de tes affaires ! vociféra le rat. Grosses
brutes épaisses ! Si vous venez ici faire la foire,
nous nous ferons tous prendre ! Filez et laissez-moi siroter
mon cidre tranquillement. "
À ce moment, ils entendirent une voix de femme qui
appelait à grands cris, dans la maison, au-dessus.
" Dépêchez-vous d'aller prendre ce cidre,
Mabel, disait-elle, vous savez que Mr Bean n'aime pas qu'on
le fasse attendre ! Surtout après avoir passé
toute la nuit sous une tente ! "
Les animaux en eurent froid dans le dos. Ils s'immobilisèrent,
oreilles dressées, corps tendu. Puis ils entendirent
le bruit d'une porte qui s'ouvrait. La porte était
en haut d'un escalier de pierre qui menait à la cave.
Et maintenant, quelqu'un commençait à descendre
les marches.
16
La femme
"
Vite ! dit Maître Renard. Cachons-nous ! "
Blaireau, le petit renardeau et lui bondirent sur une étagère
et se tapirent derrière une rangée de grosses
jarres de cidre. En regardant à la dérobée,
ils virent une énorme femme qui descendait l'escalier.
En bas des marches, elle fit halte, regardant à gauche
et à droite. Puis elle se tourna et se dirigea directement
vers l'endroit où se cachaient Maître Renard,
Blaireau et le petit renardeau. Elle s'arrêta juste
en face d'eux. La seule chose qui les séparait était
une rangée de jarres. La femme était si près
que Maître Renard pouvait entendre le bruit de sa
respiration. Il risqua un coup d'il entre deux bouteilles
et remarqua qu'elle avait un rouleau à pâtisserie
à la main.
"
Combien en veut-il, cette fois, Mrs Bean ? " hurla
la femme.
Et du haut des marches, l'autre voix répondit :
" Montez deux ou trois jarres.
- Hier, il en a bu quatre, Mrs Bean.
- Oui, mais il n'en veut pas autant aujourd'hui parce qu'il
ne va plus rester là-bas que quelques heures. Il
dit que le renard sortira sûrement ce matin. Il ne
peut pas rester un jour de plus dans ce trou sans manger.
"
Dans la cave, la femme étendit les bras et souleva
une jarre. Il ne restait plus qu'une jarre entre la femme
et celle derrière laquelle se cachait Maître
Renard.
" Je me réjouirai quand cette sale bête
sera tuée et pendue à la porte d'entrée,
criait-elle. Et à propos, Mrs Bean, votre mari m'a
promis la queue en souvenir.
- La queue a été mise en pièces par
les balles, dit la voix du dessus. Vous ne le saviez pas
?
- Elle est donc perdue ?
- Bien sûr qu'elle est perdue. Ils ont tiré
sur la queue mais ils ont raté le renard.
- Oh, zut ! dit la grosse femme. Je voulais tant cette queue
!
- Vous aurez la tête à la place, Mabel. Vous
pourrez la faire empailler et l'accrocher au mur de votre
chambre. Maintenant, dépêchez-vous avec ce
cidre !
-
Oui, m'dame, je viens ", dit la grosse femme. "
Et elle prit une deuxième jarre sur l'étagère.
" Si elle en prend une autre, elle va nous voir ",
pensa Maître Renard.
Il sentait le corps du petit renardeau, serré étroitement
contre lui, tremblant de peur.
" Est-ce que deux ce sera assez, Mrs Bean, ou dois-je
en prendre trois ?
- Mon Dieu, Mabel, ça m'est égal du moment
que vous vous pressez. "
" Alors, va pour deux, se dit l'énorme femme
en elle-même. De toute façon, il boit trop.
"
Portant une jarre à chaque main et serrant le rouleau
à pâtisserie sous son bras, elle traversa la
cave. Au bas de l'escalier, elle fit halte et regarda autour
d'elle, en reniflant.
" Il y a encore des rats, ici, Mrs Bean. Je les sens.
- Alors, empoisonnez-les, ma brave, empoisonnez-les. Vous
savez où l'on met le poison.
-
Oui, m'dame ", dit Mabel.
Elle remonta l'escalier lentement et disparut. La porte
claqua.
" Vite ! dit Maître Renard, prenez chacun une
jarre et filons ! ".
Le
rat était debout sur sa haute étagère
et il cria :
" Qu'est-ce que je vous avais dit ! Vous avez failli
être pincés, hein ? Vous avez failli vendre
la mèche ! Décampez, maintenant ! Je ne veux
plus vous voir dans les parages ! C'est mon domaine !
- Toi, dit Maître Renard, tu finiras empoisonné.
- Fadaises ! dit le rat. Je la vois mettre le poison de
mon perchoir. Elle ne m'aura jamais. "
Maître Renard, Blaireau et le petit renardeau saisirent
chacun une jarre et ils traversèrent la cave en courant.
" Salut, Rat ! lancèrent-ils en disparaissant
par le trou du mur. Merci pour ce cidre délicieux
!
- Voleurs ! hurlait le rat. Pilleurs ! Bandits ! Détrousseurs
! "
17
Le grand festin
De
retour au tunnel, ils s'arrêtèrent et Maître
Renard reboucha le trou du mur. Il marmonnait tout seul
en remettant les briques à leur place : " Quel
cidre fabuleux ! J'en ai encore le goût à la
bouche ! disait-il. Ce rat, quel effronté !
- Il a de mauvaises manières, dit Blaireau, comme
tous les rats. Je n'ai jamais rencontré de rat bien
élevé.
- Et il boit trop, dit Maître Renard en replaçant
la dernière brique. Là, voilà. Maintenant,
à la maison pour le festin ! "
Ils saisirent leurs jarres de cidre et partirent. Maître
Renard était en tête, suivi du petit renardeau
puis de Blaireau. Le long du tunnel, ils couraient
tiens, le tournant menant à l'entrepôt géant
de Bunce
tiens, le poulailler numéro 1 de Boggis
et puis la longue ligne droite vers l'endroit où,
ils le savaient, Dame Renard les attendait.
" Continuez, mes enfants ! hurlait Maître Renard.
Nous y sommes bientôt ! Pensez à ce qui nous
attend, à l'autre bout ! Voilà qui devrait
réconforter la pauvre Dame Renard ! "
Tout
en courant, Maître Renard chantait une petite chanson
:
De
retour à mon logis
Je retrouverai ma mie !
Elle dansera partout
Dès qu'elle aura bu un coup
Un petit coup de cidre doux !
Blaireau
se mit à chanter, lui aussi :
A
moitié morte de faim
Dame Blaireau est mal en point !
Mais elle renaîtra tout à coup
Dès qu'elle aura bu un coup
Un petit coup de cidre doux !
Ils
chantaient encore dans le dernier tournant quand ils tombèrent
sur le spectacle le plus merveilleux et le plus étonnant
qu'ils avaient jamais vu. Le festin venait de commencer.
Une grande salle à manger avait été
creusée dans la terre, et, au milieu, assis autour
d'une énorme table, il n'y avait pas moins de trente
animaux :
Dame
Renard et les trois renardeaux. Dame Blaireau et les quatre
petits Blaireau.
Taupe, Dame Taupe et les quatre petits Taupe.
Lapin,
Dame Lapin et les cinq petits Lapin.
Belette, Dame Belette et les six petits Belette.
Poulets, canards, oies, lard et jambons s'amoncelaient sur
la table et tous étaient en train d'attaquer ces
mets délicieux.
"
Mon ami, s'écria Dame Renard en sautant au cou de
Maître Renard. Nous ne pouvions plus attendre ! Pardonne-nous,
je t'en prie ! "
Puis elle embrassa le petit renardeau. Dame Blaireau embrassa
Blaireau et tout le monde s'embrassa.
Avec des cris de joie, on plaça les énormes
jarres de cidre sur la table et Maître Renard, Blaireau
et le petit renardeau s'assirent avec les autres.
Vous
vous rappelez sans doute qu'aucun n'avait mangé une
miette depuis plusieurs jours. Ils avaient une faim de loup.
Aussi pendant un moment, il n'y eut aucune conversation.
On entendait seulement le bruit des dents et des mâchoires
que faisaient les animaux attaquant le succulent repas.
À la fin, Blaireau se mit debout, leva son verre
de cidre et s'écria :
" Un toast ! Je veux que vous vous leviez tous et que
vous portiez un toast à notre cher ami qui nous a
sauvé la vie aujourd'hui, Maître Renard.
- À Maître Renard ! crièrent-ils en
chur, en levant leurs verres. À Maître
Renard ! Longue vie à Maître Renard ! "
Alors, Dame Renard se mit timidement sur ses pattes et dit
:
" Je ne veux pas faire un discours. Je veux seulement
dire une chose : mon mari est fantastique. "
Tout le monde applaudit et poussa des vivats. Puis Maître
Renard se leva.
"
Ce repas délicieux
", commença-t-il.
Dans le silence qui suivit, il eut une formidable éructation.
Il y eut des rires et d'autres applaudissements.
" Ce délicieux repas, mes amis, continua-t-il,
nous est gracieusement offert par Boggis, Bunce et Bean.
(Autres vivats et autres applaudissements.) Et je souhaite
que vous en ayez profité tout autant que moi. "
Il eut encore une colossale éructation.
" C'est meilleur dehors que dedans, dit Blaireau.
- Merci, dit Maître Renard avec un large sourire.
Mais maintenant, mes amis, soyons sérieux. Songeons
à demain, à après-demain et aux jours
suivants. Si nous sortons, on nous tuera. Vrai ?
- Vrai ! crièrent-ils.
-
On nous tuera avant que nous ayons fait un mètre,
dit Blaireau.
- Ex-ac-te-ment, dit Maître Renard. Mais de toute
façon, qui désire sortir ? Nous détestons
l'extérieur. L'extérieur est plein d'ennemis.
Nous sortons seulement parce que nous y sommes obligés,
pour chercher des vivres pour nos familles. Mais à
présent, mes amis, nous allons nous organiser différemment.
Nous sommes à l'abri dans un tunnel qui mène
aux trois meilleurs magasins du monde !
- Oui, c'est vrai, dit Blaireau, je les ai vus.
- Et vous savez ce que ça signifie ? dit Maître
Renard. Ça signifie qu'aucun de nous n'aura plus
besoin de sortir ! "
Il y eut de l'agitation et des murmures dans l'assistance.
" Donc, je vous invite tous, continua Maître
Renard, à rester ici, avec moi, pour toujours.
- Pour toujours ! crièrent-ils. Mon Dieu ! C'est
merveilleux ! "
Et Lapin dit à Dame Lapin : " Ma chérie,
pense un peu ! On ne nous tirera plus jamais dessus, de
toute notre vie ! " " Nous construirons un petit
village souterrain, dit Maître Renard, avec des rues,
et des maisons de chaque côté, des maisons
individuelles pour les Blaireau, les Taupe, les Lapin, les
Belette et les Renard. Et tous les jours, j'irai faire des
courses pour vous tous. Et tous les jours, nous mangerons
comme des rois. "
Les vivats qui suivirent ce discours durèrent plusieurs
minutes.
18
Et ils attendent toujours
Boggis,
Bunce et Bean étaient assis devant le terrier du
renard, à côté de leurs tentes, leurs
fusils sur les genoux. Il commençait à pleuvoir.
L'eau coulait goutte à goutte dans leurs cous et
dans leurs souliers.
" Il ne restera plus très longtemps, maintenant,
dit Boggis.
- La bête doit être affamée, dit Bunce.
- C'est vrai, dit Bean. Il va sûrement sortir d'un
moment à l'autre. Tenez bien vos fusils en main.
"
Assis prés du trou, ils attendaient que le renard
sorte.
Et, autant que je sache, ils attendent toujours
C'est au pays de Galles que Roald Dahl est né. Ses
parents étaient norvégiens. Il passe sa jeunesse
en Angleterre, et à l'âge de dix-huit ans part
pour l'Afrique, où il travaille dans une compagnie
pétrolière. Pendant la Seconde Guerre mondiale,
il est pilote de chasse dans la Royal Air Force. Il se marie
en 1952, et, comme le renard de l'histoire qui va suivre,
il a maintenant quatre enfants. Après toutes ces
aventures, Roald Dahl s'est mis à écrire :
des histoires souvent insolites, telles que Charlie et la
chocolaterie ou James et la grosse pêche ; des histoires
quelquefois méchantes comme Les Deux Gredins ou La
Potion magique de Georges Bouillon ; des histoires toujours
humoristiques
mais Boggis, Bunce, Bean et Maître
Renard en diront beaucoup plus à ce sujet !