Extrait de Drôle de samedi soir

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C'était quand même les samedis soir que Harper Delano Conway préférait.
Enfin ceux où il était seul.
Mais il n'avait pas à se faire du souci, il l'était pratiquement tous les samedis soir. Enfin seul dans cette maison de Long Island (État de New York, U.S.A.).
Dave et Cynthia passaient la tête par la porte vers sept heures trente, lui sentait l'after-shave et elle le printemps, même en plein novembre. Ils entraient dans sa chambre, escaladaient les rails de chemin de fer, les débris de panoplies, le camion de pompiers qui pouvait rouler quand il y avait des piles, les deux balles de tennis, la raquette de ping-pong, les journaux éparpillés, et venaient lui faire la bise en énonçant régulièrement, à chaque fois, trois suggestions qui se succédaient toujours dans le même ordre :

1° Tu devrais bien ranger un jour ta chambre.

2° Il y a du poulet froid dans le frigo mais ne vide pas le tube de mayonnaise dessus comme la dernière fois.

3° Ne regarde pas la télé trop tard, cela t'abîme les yeux.
Il y avait quelques rares changements ; Cynthia disait parfois non pas " cela t'abîme les yeux " mais " cela va finir par te faire mal à la tête ". Dave avait même prétendu que cela le rendrait idiot. Dave disait n'importe quoi lorsqu'il ne se sentait pas en grande forme, et il ne devait pas l'être ce jour-là.
Deux raisons pour lesquelles Dave pouvait ne pas se sentir en forme. C'était, soit que l'un des flics de l'avenue lui ait collé une amende pour stationnement interdit, soit que son équipe favorite de football ait pris une dérouillée.
Il était arrivé parfois que l'équipe prenne la dérouillée et que Dave ait aussi une amende. À ce moment-là, il valait mieux se mettre du coton dans les oreilles, se retourner contre le mur et attendre que la terre cesse de remuer.
En général, Harper Delano Conway ne répondait rien. Il déposait un baiser sur la joue gauche de sa maman Cynthia, un autre sur la droite de son papa Dave, et lançait toujours sa formule :
" Salut et ne faites pas les fous. "
Dave et Cynthia retraversaient la pièce en sens inverse, tentaient d'éviter les obstacles et disparaissaient. Harper Delano entendait leurs pas s'éloigner dans le hall puis c'était le grondement du moteur de la Studebaker dans le garage ; il se levait alors, allait à la fenêtre pour les regarder partir… Il pensait à chaque fois que c'était ridicule d'avoir une si grande voiture pour deux personnes seulement, mais ni Dave ni Cynthia n'avaient eu l'air de comprendre lorsqu'il leur avait expliqué qu'une plus petite ferait aussi bien l'affaire.
Ce samedi soir-là, comme les autres samedis soir, Harper s'étira, solitaire dans la maison, et commença les préparatifs en vue de la soirée.
Il prit sous son bras gauche une dizaine d'illustrés, quitta sa chambre, descendit à la cuisine, sortit l'assiette de poulet et pressa presque entièrement le tube géant de mayonnaise par-dessus : Harp adorait la mayonnaise. Il était incapable de résister, et la simple vue de cette belle couleur jaune le faisait saliver. Quand le poulet eut disparu sous la crème dorée, il alla se verser un grand verre de lait et grimpa sur une chaise pour dénicher au-dessus de l'armoire un paquet de corn-flakes au miel. Encore un truc à saliver. Il regarda la pendule électrique de la cuisine et constata qu'il était huit heures vingt-quatre.
Il n'y avait pas de temps à perdre et il accéléra les préparatifs.
À huit heures vingt-neuf, tout était terminé. Harp se trouvait assis sur deux coussins dans le living de la famille Conway devant le poste de télé avec, autour de lui, des journaux à feuilleter pendant les publicités, le poulet mayonnaise, les corn-flakes, un verre de lait, un paquet de chewing-gums à la fraise et au citron, un crayon et du papier pour participer aux divers jeux, un chien Gouffy en peluche bleue et verte qui ne le quittait pas depuis qu'il lui avait été offert pour ses trois ans (et Harp Delano en avait dix), et enfin, pour couronner le tout, un paquet de cigarettes Gibbson qu'il avait pris dans la poche de la veste de Dave. Harp n'était pas un gros fumeur. Il avait un peu peur d'avoir mal au cœur au bout de trois ou quatre bouffées et éteignait à ce moment-là ; comme ça, la même cigarette pouvait lui durer un mois et demi, étant donné qu'il ne fumait que le samedi, lorsqu'il était sûr de ne pas être dérangé. Il avait tenté de calculer combien de temps le paquet durerait et le fait de savoir qu'il en avait pour plus de deux ans l'avait réconforté. En tout cas, c'était drôlement agréable, après les corn-flakes, de s'allumer la petite cibiche de la semaine… C'était peut-être le moment qu'il préférait, celui où il craquait l'allumette et où le tabac crépitait un peu au bout. Là, il se sentait devenir un homme, comme dans les séries policières qu'il aimait par-dessus tout.
Sur l'écran apparurent des visages et Harp s'installa avec un soupir de satisfaction : l'émission commençait. Il prit un morceau de poulet enrobé de mayonnaise et commença à manger les yeux braqués sur le poste.


C'était l'émission qu'il préférait : il y avait des extraits de films marrants. Harp se demandait parfois s'il n'aimait pas mieux les extraits de films que les films tout entiers… Un film entier, c'était parfois un peu long alors que les extraits, on n'avait pas le temps de s'ennuyer, et puis, évidemment, ils présentaient les meilleurs passages pour que les gens aient envie de voir le reste : même un enfant de dix ans aurait compris ça.
Il alluma sa cigarette ; c'était l'idéal, juste au moment où ils allaient passer un sketch de Jerry Lewis. Il plaça le bout filtre au milieu de sa bouche, avança les lèvres comme s'il embrassait Cynthia et s'apprêta à téter la première bouffée.
C'est alors que l'on sonna à la porte.
Harp fronça les sourcils.
Cela n'était jamais arrivé. Jamais.
Qui pouvait venir à cette heure-ci ? Dave aurait-il oublié quelque chose ? Non, et dans ce cas-là, il aurait entendu le moteur de la voiture.
Lewis apparut sur l'écran, fit une grimace et ouvrit la bouche. Harp n'entendit pas ce qu'il disait parce que, au même instant, la sonnerie retentit pour la deuxième fois.
On s'impatientait.
Les Conway ne fréquentaient pas les voisins et personne ne venait jamais. La maison était isolée, presque en pleine campagne, à l'ouest de Long Island (État de New York, U.S.A.).
Harp n'aurait pas su dire pourquoi, mais il eut peur soudain. Le visiteur avait une façon vraiment brutale de sonner, jamais Dave ni Cynthia ne s'y prenaient ainsi lorsqu'ils avaient oublié leurs clefs.
Harp savait que l'on voyait la lumière de la rue, inutile donc d'essayer de faire croire que la maison était vide : celui qui sonnait avait compris qu'il y avait quelqu'un.
Harp se leva et se tint quelques secondes immobile au milieu des journaux, sa cigarette toujours à la main.
Il s'écouta ; dans le poste, les rires fusaient devant les grimaces de Lewis.
Un instant, Harp espéra que le visiteur était parti, mais la troisième sonnerie retentit, plus stridente que les deux autres.
Le chien bleu et vert semblait fixer le battant de la porte.
Harp soupira et traversa la pièce en direction de l'entrée. Il pensa qu'il n'était pas très rassuré mais qu'il ne pouvait pas passer la soirée à faire attendre quelqu'un… Après tout, c'était peut-être un copain de Dave, un collègue de bureau… Harp posa les doigts sur le bouton de la porte, le tourna et ouvrit.
L'homme attendait.
Il parut gigantesque à Harp, mais cela devait être un effet de la lune ; on voyait mal où s'arrêtait le sommet de sa tête sur le fond sombre des arbres.