Chapitre
4
Je faillis manquer laffrontement de Leroy Moor et Patrick
ODonnell. En effet, mes parents, qui partaient
quelques jours pour Atlanta afin dy faire des achats,
voulaient memmener avec eux. Je minventais des
maux de ventre
assez convaincants pour empêcher mon voyage, pas trop
sérieux cependant afin que je ne sois pas surveillé
étroitement
ou quun médecin en vienne à me faire subir
des examens qui entraveraient ma liberté. On me laissa
à la garde dune
gouvernante dont je savais que je la flouerais sans risque.
En effet, il me suffit de passer par une fenêtre, alors
quelle dormait dans la pièce voisine, et de courir
à travers champs
pour rejoindre les branches de larbre. Golden Clover,
planté au milieu de sa prison, lencolure frémissante,
attendait
larrivée de Leroy Moor.
- Dieu me damne, Brown, vous passerez un mauvais quart dheure
si vous mavez dérangé pour rien, grogna
Patrick ODonnel.
- Je vous jure bien, monsieur, je vous jure bien que je ne
me serais pas permis
Mettons-nous là, le nègre
ne
nous verra pas.
Le contremaître commençait à regretter
son idée. Depuis mon perchoir, je le voyais passer
nerveusement la main dans
ses cheveux gras. Dans lautre, il tenait son chapeau,
déférence marquée à légard
du suzerain. Ils nattendirent pas
longtemps ; bientôt surgit, au détour du chemin
sinueux, le groupe douvriers noirs. Golden Clover hennit,
puis,
encensant, le poitrail gonflé, sapprocha de la
barrière hérissée de métal. Leroy
Moor se détacha du groupe et dit, dune
voix à peine audible :
- Je suis là, petit marquis.
Allez savoir pourquoi il lappelait ainsi. Je suppose
que ce nom plaisait bien au cheval. Le jeune homme passa le
bras à
travers les griffes du barbelé et caressa Golden Clover
qui se rapprocha encore, au risque de se blesser contre lacier.
Combien de temps le cérémonial silencieux dura-t-il
avant que résonne dans le matin le hurlement de mon
grand-père ?
- Moricaud du diable ! Quest-ce que tu fais à
mon étalon ?
Patrick ODonnell se précipita vers le champ,
tandis que le jeune noir sécartait des planches
et se plantait, jambes un
peu trop écartées, face à la charge du
dragon.
- Je ne fais rien, monsieur. Je caresse le cheval.
Sa voix était très grave pour son âge,
et bien posée.
- Mais comment, comment
Le vieux étouffait dindignation, il en avait
du mal à parler. Les autres ouvriers séloignaient
précipitamment du chemin.
- Mais je pourrais te faire fouetter jusquau sang !
- Pour avoir touché votre cheval ? Sauf votre respect,
monsieur, vous êtes fou. Et le temps des esclaves est
passé.
Patrick ODonnell, homme riche et considéré,
blanc de surcroît, eût pu faire assassiner un
ouvrier noir sans en subir la
moindre conséquence. Quelques pots-de-vin, quelques
pressions politiques, et le tour eût été
joué. À cette époque,
cétait ainsi. Mon grand-père le savait,
et Leroy Moor le savait.
- Ah, je suis fou ?
Jentendis le ricanement du contremaître qui était
resté près de larbre. Peut-être
se disait-il quon lui accorderait le
plaisir dexécuter lui-même le nègre
insolent. Mais Patrick ODonnell avait autre chose en
tête.
- Comment as-tu fais pour approcher mon cheval ?
- Cest lui qui ma appelé.
- Tu veux me faire croire une chose pareille ? Golden Clover
ta appelé ? Tu te moques de moi sale moricaud
?
- Vous mavez assez insulté comme ça, monsieur,
je men vais.
- Tu resteras ici jusquà ce que jen aie
fini avec toi.
Leroy Moor tourna les talons ; mon grand-père lui saisit
le bras, mais le jeune homme se retourna et le repoussa avec
violence. Patrick ODonnell tomba les fesses dans la
poussière.
- Hé ! Hé, toi ! hurla le contremaître.
Mais Leroy Moor prenait déjà sa course sur le
chemin. [...]
Chapitre
7
La
chambre de mes parents jouxtait la mienne. Ainsi ce soir-là
entendis-je les éclats de voix de mon père.
- Tu te rends compte, Emma ? Il a perdu la tête ! Le
plus grand planteur de Géorgie qui va bouffer chez
les
nègres ! Déjà quil passe son temps
avec ce petit merdeux ! Il devient sénile.
Ma mère ne répondait pas. Je crois quelle
était une des rares personnes, sur la plantation, qui
ne détestait pas le vieux.
Mais il était très difficile de savoir ce quelle
pensait, car même si elle fut toujours très douce
avec moi, avec tout le
monde dailleurs et elle était très
aimée cela ne lempêchait pas de
professer lopinion de la majorité : il allait
de soi
que nous étions supérieurs aux Noirs et que
nous navions rien de bon à gagner à fréquenter
ces gens.
Cest le personnel Blanc de la plantation qui prit très
le plus mal ce fameux déjeuner. Si le patron commençait
à partager
les repas des anciens esclaves, cétait la fin
de tout. Jentendais, çà et là,
des murmures indignés.
Il se trouva quà ce déjeuner je
donnerais bien cinq ans de ma vie pour y avoir assisté,
mais il me fut raconté était
présent à table un oncle de Leroy Moor, qui
exerçait la profession de forgeron. Mon grand-père
et lui trouvèrent
aussitôt un terrain dentente, car dans la pratique
du ferrage, cet oncle, Ursus Moor, utilisait les mêmes
techniques que
Patrick ODonnel, techniques que le vieil Irlandais croyait
révolues.
Il engagea aussitôt loncle à travailler
pour lui, contre un salaire avantageux, pourtant celui-ci
refusa ; je ne sais de quel
prétexte il usa, mais la vérité était
quil se méfiait des caprices des Blancs.
Plusieurs siècles de maltraitance et de haine raciale
suffisent aisément à expliquer cette méfiance.
Certains Blancs ne
réussissent pas à comprendre pourquoi, aujourdhui
encore, ils sont accueillis fraîchement, et parfois
avec hostilité,
dans les réserves indiennes ou dans les quartiers noirs.
Ils disent queux ne sont pas responsables des erreurs
dautrefois, que sils aiment les Indiens, les Noirs,
pourquoi cet amour ne leur est-il pas rendu ? Il faut que
ces Blancs
imaginent leur peuple massacré, humilié, chassé
de ses terres, réduit en esclavage, empoisonné,
violé, frappé à coups
de fouet pendant des centaines dannées. Quils
essaient ensuite de se représenter le temps quil
leur faudrait pour
pardonner à ceux qui ont agi ainsi. Et même à
leurs descendants. La bonne conscience individuelle ne suffit
pas. Il faut
laisser le temps du pardon.
Patrick ODonnell revint enchanté de ce déjeuner.
À soixante et un ans, il venait de découvrir
que les Noirs avaient,
somme toute, des choses à dire, que leur cuisine était
tout à fait mangeable, et quon pouvait passer
avec eux de bons
moments.
Il reprit ses promenades avec Leroy. Mon père et ses
frères et soeurs ne décoléraient pas,
et je suis persuadé, pour y
avoir souvent repensé, que la jalousie entrait pour
une bonne part dans leur emportement. Jamais le vieil Irlandais
ne
sétait conduit ainsi, jamais il navait
été aussi chaleureux quavec Leroy Moor,
pas même avec ses propres enfants.
Quant aux Blancs qui, eux, nétaient pas de la
famille mais fréquentaient la plantation ou y travaillaient,
leur
exaspération croissait sans le secours de quelque jalousie.
Lassurance quun des leurs les trahissait suffisait
à enfler leur
ressentiment.
Un matin, le tyran des cacahuètes trouva le mot, glissé
sous la porte de sa chambre : « Laisse tomber les négros,
ODonnell. Fais honneur à ta race. »
Chapitre
10
« 0DONNELL, dernier avertissement. Continue à
fricoter avec tes négros, et tu paieras. »
Cette fois-ci, on avait trouvé le mot sur la table
de la salle à manger, et mon grand-père ne réagit
que par un éclat de
rire. Son caractère devenait chaque jour plus amène.
Il bavardait des heures entières avec Leroy Moor et
sa famille.
Trois fois, il les avait invités à dîner
avec nous. Mon oncle William quitta la plantation, avec femme,
enfants et bagages,
pour sinstaller à Montgomery, en Alabama. Il
ne revint que de très nombreuses années après,
mais cest une autre
histoire.
Les membres de la famille se divisèrent en deux camps
: ceux qui courbaient la tête et serraient les dents
en attendant
la fin des lubies du tyran des cacahuètes, et ceux
qui changeaient davis, même si cétait
dimperceptible façon.
À la sortie dun de ces dîners, alors que
le groupe des convives sétait éparpillé
aux alentours de notre immense maison,
mon père dit à ma mère :
- Daccord, Emma, je ne peux pas prétendre le
contraire, ils ont lair de gens très bien. Mais
ils sont noirs, tout de
même ! Lautorité de mon père est
sapée non seulement sur la plantation, mais aussi auprès
des voisins. Tout le
monde le prend pour un dingue. Ou un traître.
- Il est heureux, en tout cas. Depuis que je suis venue ici,
je ne lai jamais vue comme ça.
- Heureux de satisfaire un caprice, oui. Ces noirs sont pour
lui un jouet dont il se lassera.
Beaucoup de gens pensaient cela, à lépoque.
Les années qui suivirent le démentirent. Il
y eut aussi laprès-midi, seize
jours après cette conversation entre mes parents.
Il arrivait que Patrick ODonnell se promène à
pied avec Leroy Moor, et Golden Clover les suivait comme laurait
fait un
chien. Cétait un cheval aussi bizarre que splendide.
Les sens toujours en éveil, il savait que jétais
dans les parages, mais
il ne se retournait jamais franchement pour me voir. Il coulait
un oeil en biais, juste assez pour me surveiller. Cet étalon
féroce, à demi fou, qui emboîtait le pas
aux deux hommes, à linstar du plus placide des
caniches, offrait un spectacle
que je naurais raté pour rien au monde.
Au cours de cet après-midi, Leroy Moor et son ami parlaient-ils
danimaux ? Cétait leur sujet de prédilection.
- Ça fait combien de temps quon se connaît,
Leroy ? pas loin dun an, pas vrai ? Et depuis tout ce
temps, tu me
bassines avec tes lévriers. Je veux bien être
pendu si ces sales clébards maigrichons
- Mâtin de Naples pour le combat, lévrier pour
la course, cest comme ça.
- Et lIrish setter, quest-ce que tu en fais ?
- Je lui mets un noeud-noeud rose sur le crâne et le
donne à une petite fille pour quelle lui fasse
des bouclettes
avec son fer à friser.
- Ah ah ah, ah ! des bouclettes !
Mon grand-père donna un coup de poing sur lépaule
du jeune noir.
- Un noeud-noeud rose ! Gamin, ya pas plus insolent
que toi. Le bon Dieu ta fait la langue plus abrasive
que la
toile émeri !
Occupés à leurs lazzis, ils navaient pas
encore aperçu le groupe qui sapprochait sur le
chemin. Jeus peur tout de suite,
parce que je savais ce que ces hommes voulaient.
Le chapitre finit ainsi : « parce que je savais ce que
ces hommes voulaient ».
Et toi, sais-tu ce qui va arriver ? prends la place du narrateur
et raconte la suite de lhistoire.
Imagine qui sont ces hommes (tiens compte de ce que tu as
lu dans les [...]