1-
Quand il était jeune, le père Latuile était
un grand navigateur. Il naviguait sur les toits du quartier
gaiement, car il adorait son métier de couvreur.
- Eh ! Latuile ! lui criait-on d'en bas, nous tombe pas
d'sus ! On en reçoit assez comme ça, d'tuiles
!
Latuile rigolait. Latuile rigolait tout le temps. Les nuits
de tempête, il ne tenait pas au lit. Il
sillonnait le quartier, tout excité. Il applaudissait
quand une tuile s'envolait. Et quand une cheminée
dégringolait, il criait :
Youpi !
Le lendemain, il s'élançait sur sa grande
échelle coulissante, avec ses outils de couvreur.
Et avec ses
bonbons. Oui, plein de bonbons dans les poches du veston.
Le père Latuile était gourmand comme
un chat.
Un jour, pourtant, dans une gouttière, il était
tombé sur un chat (de gouttière) plus gourmand
que
lui, plus gourmand que tous les chats.
Oh ! le cochon ! s'était écrié
Latuile, il m'a piqué tous mes bonbons ! (Le chat
s'était caché
derrière une cheminée.) T'as même bouffé
les papiers avec, eh ! petit couillon !
Il avait appelé le petit couillon « Minou-Bonbon
», et Minou-Bonbon ne l'avait plus quitté.
Pendant des années, ils avaient ensemble navigué
sur les toits, ils avaient ensemble vieilli, leur poil
avait blanchi.
Il n'était plus question aujourd'hui de monter sur
les maisons. Ils passaient leurs journées sur le
pas
de la porte, à mâchonner des caramels. Des
caramels mous. Ça se mange sans dents, les caramels
mous.
2- Nico était leur meilleur copain, dans le quartier.
Dès que Nico apparaissait au bout de la rue (et
c'était le cas tous les matins d'école), Minou-Bonbon
s'élançait vers lui sur ses vieilles pattes,
et lui
sautait à la poche. À tous les coups, il récoltait
un caramel.
Vieux voleur ! criait gentiment le père Latuile.
Nico sortait un bout de craie du fond de son cartable. Il
écrivait sur la route : MINOU BONBON ET
UN VOLEURE. Nico écrivait ça pour rire, mais
surtout pour écrire. Il adorait écrire. Il
adorait son
métier d'écolier. Au CP, il était le
premier.
Pourtant, c'était bien vrai qu'il était voleur,
ce vieux minou. Il avait un tas de défauts. Aussi
comptait-il beaucoup d'ennemis dans le quartier. Dubeuf,
par exemple. Le boucher. Devenu boucher
parce qu'il n'aimait pas les bêtes.
Minou-Bonbon changeait de trottoir devant la boucherie,
mais il ne pouvait pas s'empêcher d'entrer
chez Hursant, le marchand de journaux, en face de l'école
: Hursant vendait aussi des bonbons ! Dès
qu'il apercevait Minou-Bonbon, il roulait ses gros yeux
de poisson. Au CP, on l' appelait Poil-au-
Nez, parce que de grands poils sortaient de son nez. Quant
à madame Ajax, c'était la spécialiste
des
coups de balai. Toute la journée, elle en donnait
à sa maison : aux murs, aux meubles et au pavé
; sa
maison était la plus propre du quartier. Minou-Bonbon
y avait droit un grand coup sur le dos
quand il allait pisser sur sa porte pour l'embêter.
Minou-Bonbon, Minou-Cochon ! disait le père
Latuile, tu l'as bien mérité !
3-
Un matin, Nico fut étonné de ne pas trouver
ses vieux copains sur le pas de leur porte. Bizarrebizarre.
Il jeta un oeil par la fenêtre : le vieux bonhomme
était assis dans son fauteuil. Il sursauta
quand Nico frappa au carreau, puis tourna la tête,
lentement. Et il montra des yeux pleins de larmes.
« C'est les enfants qui pleurent », se dit Nico.
Il écrivit sur le mur : SE LES ENFANT QUI
Mais il se ravisa. Poussa la porte. Minou-Bonbon aussi était
là. Allongé aux pieds du père Latuile.
Bizarrement immobile. Et voilà que du sang coulait
de son museau.
Il est malade ? demanda Nico. Il est mort ?
Le père Latuile dit oui avec sa tête, ce qui
fit tomber les larmes qu'il avait au bord des yeux.
On l'a tué à coups de bâton.
Il est revenu mourir chez lui.
Pour s'empêcher de pleurer, Nico sortit une poignée
de caramels. Ça console, les caramels. Il
s'accroupit près du pauvre vieux père Latuile.
Ils mâchonnèrent tous les deux, silencieusement,
en
pensant à Minou-Bonbon qui était mort. C'est
incroyable d'être mort quand on a été
vivant.
4- Ce qui est encore plus incroyable, pensait Nico sur le
chemin de l'école, c'est qu'il existe des gens
qui tuent. Qui tuent les animaux. Qui tuent même les
enfants. Ils existent, et on les croise dans la
rue, ces gens qui tuent.
Quelqu'un, dans le quartier, avait tué Minou-Bonbon.
Dubeuf, le boucher, peut-être. Ou l'affreux
Poil-au-Nez. Ou bien encore la sèche madame Ajax.
Il écrivit sur la route, sur les murs, et même
sur
une voiture :
QUI A TUÉ MINOU-BONBON ? Il n'était plus triste,
il était en colère. Comment vouliez-vous
qu'il écoute la maîtresse ? Plus il pensait
à l'assassin, plus il était en colère.
Nicolas ! dit la maîtresse, tu es dans la lune
! Viens au tableau. Écris-moi un mot avec MI de
chemise.
Nico écrivit : MINOU-BONBON
Tout le monde rit.
Nico s'enfuit, criant : « Je trouverai l'assassin
! Je le trouverai ! »
Mais enfin, Nicolas ! disait la maîtresse.
Nicolas s'en foutait de la maîtresse. Il courait.
Traversait la cour de récréation. Escaladait
la barrière
fermée à clé. Il était dans
la rue. Tous ses copains étaient dans la classe,
lui était dans la rue.
Brusquement, il s'arrêta : Poil-au-Nez, sur le trottoir
d'en face, roulait ses gros yeux de poisson.
Eh ben ! cria-t-il, tu sors rudement de bonne heure
!
Nico détala à toute vitesse, pour échapper
à ces gros yeux blancs. Et c'est tout essoufflé
qu'il arriva
devant chez le père Latuile.
La grande et vieille échelle coulissante était
dressée sur le trottoir. Pleine de toiles d'araignée.
Comment le père Latuile avait-il fait pour la tirer
de sa cave ? Il était même grimpé, le
vieux
bonhomme.
Ses pieds pendaient sur le dernier barreau. « Père
Latuile ! appela Nico. Père Latuile ! »
Aucune réponse. Nico monta donc à son tour.
Pas très rassuré sur cette échelle
branlante. Il toucha
la jambe du père Latuile.
Tu vas voir si ton père te voit, bougonna
le vieux.
Minou-Bonbon était couché dans la gouttière,
comme endormi.
C'est dans la terre qu'on enterre, dit Nico.
Quand on est mort, on retourne d'où on est
venu... Lui, il est venu des toits, voilà... Et pourquoi
t'es pas à l'école, toi ?
Je vais trouver l'assassin.
Ça ne changera rien, dit le vieux, tristement.
Je le trouverai quand même, père Latuile.