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Tata Denise et loncle Jo
-Tu resteras tranquille, Lili ? Tu me promets ? Avec tous
les soucis quelle a, tata Denise
Tous ces enfants
! Tu te rends compte ? Avec toi ça fera huit ! Alors
pas dhistoires, hein ? Et tu laides. Occupe-toi
un peu de loncle Jo. Il nest pas très
en forme en ce moment. Parle-lui, raconte-lui des choses.
-Quelles choses ?
-Je ne sais pas, moi ! Ce que
ce que tu voudras. Je
viendrai te chercher dans quinze jours.
-Oui, Mina.
Jembrasse maman très vite, jai peur de
me mettre à pleurer, je traverse le couloir et je
vais dans la salle à manger qui sent lennui.
Je connais lodeur de lennui. Ca sent le parquet
ciré, la lessive Saint-Marc, le linge quon
vient de repasser, la chaleur du mois daoût
qui passe à travers les persiennes de fer, et le
silence. Au début, cette odeur, je laime bien,
elle me repose, et puis elle mennuie. Tata Denise
parle à voix basse dans lentrée avec
Mina. Elles se parlent en arabe, elles le font toujours
quand elles ont des choses graves à se dire. Elles
croient que jai oublié larabe. Elles
se trompent. Je ne comprends pas ce quelles disent
parce quelles chuchotent. Jentends seulement
plusieurs fois dans la voix de Mina « Lili »
et dans celle chantante de tata Denise la syllabe «
Jo ». Mina raconte sûrement à sa soeur
pour la millième fois que je me suis sauvée
de la maison quand elle ma appris quelle voulait
se remarier. Après ma
fugue, je suis tombée malade et Mina na pas
pu menvoyer en colo avec mes frères. Jai
espéré rester seule à la maison mais
Mina na pas voulu, cest pour ça que je
suis à Saint-Denis. Ma fugue, je ne la raconterai
pas. Je ne veux plus en parler. Loncle Jo devrait
sappeler comme tous mes oncles « tonton »
et puisquil sappelle Joseph, « tonton
Joseph », mais on la toujours appelé
« loncle Jo ». Quand jétais
plus petite je croyais même que ça sécrivait
en un seul mot : Lonclejo. C'est le plus vieux de mes oncles.
Cest aussi celui que je préfère parce
quil est maigre, quil ne crie jamais et quil
sent le savon de Marseille. Mina ma prévenue.
Depuis quelque temps, loncle Jo nest plus comme
avant. Moi aussi, depuis quelque temps, je ne suis plus
comme avant. Jai compris depuis ma fugue que mon père
était mort et que les miracles nexistaient
pas.
Loncle Jo est assis dans un fauteuil.
Les persiennes fermées font la salle à manger
rayée noir. Je me mets devant lui. Il me regarde
sans me regarder comme si je nétais pas là.
Je me ronge les ongles. Je connais des gens, quand ils sennuient,
qui se mettent les doigts dans le nez en contemplant le
plafond. Moi, je me ronge les ongles, cest plus propre.
Si Mina était là, elle me dirait immédiatement
darrêter et exigerait que je lui apporte des
ciseaux. Je piquerais ma crise parce que jai horreur
quon me coupe les ongles. Le ciseau attaque longle
et ça me transperce partout.
Mina nest pas là, loncle Jo sen
fiche de mes ongles, alors comme jai déjà
rongé ma main gauche ce matin, jattaque la
main droite.
Je nai pas de choses à raconter à loncle
Jo, je nai rien à lui dire, je nai rien
à dire à personne. Entre ma vie et celle de
loncle Jo, il y a autant de différences quentre
un palmier en Tunisie et un sapin de Noël. Mina ne
comprend pas ça. Elle me laisse chez sa soeur à
Saint-Denis parce quil ny avait plus de place
pour moi en colo et quelle travaille toute la journée
et il faudrait que je sois une image sage qui fait de temps
en temps la conversation.
Loncle Jo est tout droit, immobile, et na aucune
envie quon lui fasse la conversation. Ses yeux derrière
ses lunettes traversent le monde sans le voir. Il porte
un chapeau de paille.
La porte sest fermée doucement.
Tata Denise nous a rejoints. Elle regarde son mari et elle
soupire très fort.
On a une voisine à Paris qui a un chat et des plantes
vertes ; toujours le chat mange ses plantes vertes et au
lieu de lui donner la raclée quil mérite,
elle le regarde et elle soupire très fort.
Tata Denise sapproche de loncle Jo, lui cale
un coussin à fleurs dans le dos, retire le chapeau,
le recoiffe un peu il est vieux mais il a plein de
cheveux et lui remet son chapeau. Loncle Jo
ne sest aperçu de rien.
Elle consulte sa montre. Il est quatre heures. Les enfants,
les petits, vont bientôt revenir du centre aéré.
- Viens avec moi, Lili. On va faire cuire les brioches.
Tout de suite, je suis daccord.
De toutes mes tantes, tata Denis est la seule à faire
des brioches. Mina sait peut-être en faire mais elle
nen fait jamais. « La pâtisserie cest
trop long, et à quelle heure je la ferais ? ».
Tata Denise ne travaille pas. Elle soccupe seulement
de sa maison, de ses sept enfants et maintenant de son mari,
aussi. La mairie de Saint-Denis lui a donné un diplôme
et une médaille de la meilleure mère de famille.
Tata Denise ne fait pas des brioches quon trouve à
la boulangerie et qui sont jaune vif dedans et marron brillant
dessus mais des brioches qui sont blanches dedans et beiges
dessus comme celles que je mangeais à Tunis.
Elle fait des boules avec la pâte blanche, élastique,
qui sent tellement bon que jen mange un morceau.
- Cest pas bon, ma vie, tu vas avoir mal au ventre,
la pâte crue va te coller lestomac !
-Mais non, tata !
Tata Denise me laisse en manger encore. Elle ne sait pas
gronder.
Je prépare une boule en imitant les gestes de tata
Denise qui va très vite, prend un morceau de pâte
crue, le fait jongler dune main dans lautre
avant de lenduire de jaune doeuf mélangé
à beaucoup deau et de le poser sur la plaque
du four.
- Mes mains collent
- Va les laver, essuie-les et mets un peu dhuile dessus.
Cest ce que je fais et les boules passent dune
main à lautre sans coller.
- Tata Denise ?
- Oui, ma vie, quest ce quil y a ?
- Pourquoi il est devenu comme ça, loncle Jo
?
- Il sennuie.
- Il na quà sortir.
- Il na plus de travail. Il ne sait pas où
aller. Tous ses amis travaillent.
- Pourquoi il ne vient pas nous aider à faire des
brioches ?
- Il naime pas faire les brioches.
- Quest-ce quil aime ?
- Travailler
Je me tais un moment.
- Alors, il va rester toujours comme ça ?
- Non ! Cest un moment, ça passera, Dieu le
protège !
Bientôt, dans lappartement se répand
lodeur des brioches qui cuisent. Ça sent bon.
Je préfère la pâte crue et lodeur
des brioches aux brioches elles-mêmes.
Dans la salle à manger, loncle Jo na
pas bougé ; cest comme sil dormait les
yeux ouverts.
Dun seul coup, jouvre les persiennes. Dehors,
cest lété.
2 Mes sept cousins
Le soir, chez tata Denise, on ne sentend plus.
Tous les enfants sont là : les petits Thierry,
Dov, Johanna les plus grands, qui travaillent Peggy,
Jeannot, Michèle et Annie.
On est dix autour de la table. Les petits ont dévoré
les brioches au goûter et ont refusé de finir
leur assiette. Moi non plus, je nai pas pu finir,
même si jadore les briks farcis à la
pomme de terre et la salade de tomates et de poivrons grillés.
Tata Denise croit que plus on mange, plus on laime.
Elle na pas cessé de me resservir en me disant
à chaque fois : « Cest bon, ma vie, ça
se mange sans faim ! ».
Je me suis forcée à beaucoup manger mais il
y a des limites à lamour.
Peggy, laînée, qui est chef vendeuse
dans un grand magasin, a pris Thierry sur les genoux et
lui chante une chanson pour essayer de lendormir.
Peggy na aucune chance, car personne ne pourrait dormir
dans tout ce bruit. Moi, en tout cas, je ne pourrais pas
et jai déjà envie dallé
menfermer dans la salle de bain, de plaquer mes mains
sur mes oreilles pour ne plus rien entendre. Je regrette
presque le moment où la salle à manger était
noire de silence.
Je me suis trompée. Thierry sendort tranquillement
dans les bras de Peggy juste au moment où Jeannot
se dispute avec Michèle à cause de largent
quil lui a prêté pour quelle sachète
du rouge à lèvres et quelle ne lui a
jamais rendu.
Annie, tout en débarrassant la table, soutient Michèle,
et Jeannot est très en colère.
Dov et Johanna regardent une émission de variétés
à la télévision et le son est poussé
au maximum.
Soudain, Peggy jette Thiery sur le canapé. Elle vient
de voir à la télé son chanteur préféré.
- Silence ! Taisez-vous ! Cest lui ! Cest lui
! Comme je laime ! Silence !
Ça se voit quelle est chef vendeuse dans un
grand magasin. Dun seul coup, tout sarrête.
Annie repose une pile dassiettes sur la table, tata
Denier est immobile, la moitié dune pastèque
à la main, Jeannot et Michèle ont les yeux
fixés sur la télé.
Quelques secondes plus tard, tout le monde danse dans la
salle à manger sauf tata Denise, qui est dans la
cuisine et qui ne veut pas quon laide à
faire la vaisselle. Cest normal, elle a eu une médaille
de la meilleure mère de famille. Si on se mettait
tous à laider, ils la lui retireraient.
Annie achève un rock avec un danseur imaginaire.
Elle danse bien, elle a les plus longues jambes de la famille.
Le chanteur préféré de Peggy a quitté
lécran. Peggy reprend Thierry dans ses bras
et disparaît en exigeant que Dov et Johanna la suivent.
Ils obéissent. Jeannot et Michèle regardent
leur père en même temps et ils soupirent comme
notre voisine quand le chat lui bouffe ses plantes. Ils
ménervent tous à soupirer en regardant
loncle Jo, comme sil ny avait rien dautre
à faire.
Loncle Jo na pas quitté son fauteuil
et son coussin à fleurs est tombé. Son chapeau
est de travers.
Je ramasse le coussin, je le cale dans son dos. Peggy a
oublié déteindre la télé
et on entend une chanson damour dégoulinante.
Annie danse un slow, les yeux fermés avec un coussin
qui remplace un garçon invisible. Je pense à
mes frères qui sont encore en colo et qui doivent
être en ce moment devant un feu de camp en train de
chanter Monte flamme légère, feu de camp si
chaud, si bon.
- Tu vas bien, loncle Jo ?
Je lui fais une bise sur le front. Il sent le savon de Marseille.
Il me regarde comme sil ne comprenait pas la question.
Je répète ma question un peu plus fort en
espérant quil est seulement un peu sourd.
Il me sourit mais le sourire defface lentement et
il ne me voit plus.