Il
était une fois une femme si méchante qu'elle
rêvait de manger un enfant.
Elle avait commis bien des vilénies dans sa vie,
des choses que je ne peux même pas écrire ici
tant elles sont terribles. Mais croquer un marmot, jamais
encore elle ne l'avait tenté.
Comme elle ne faisait rien à moitié, elle
décida de chercher l'enfant le plus appétissant.
C'est avec des yeux brillants-gourmands qu'elle se mit à
parcourir le pays, examinant de près tout lardon
qu'elle rencontrait.
Mais
elle était difficile et trouvait toujours à
récriminer :
" Ces loupiots sont trop petits, ils n'ont que la peau
sur les os.
- Avaler ce marmouset ? Autant se boucher le gosier !
- Celui-là est trop futé, je ne veux pas avoir
à lutter.
- Le bambin n'est pas vilain, mais il lui manque une main.
"
Or,
dans le pays, on commença vraiment à se méfier
de cette femme aux yeux brillants-gourmands qui toujours
s'approchait des mouflets, les scrutait, les tâtait,
avec des mains avides et des airs
qui vous faisaient
courir un grand frisson tout le long du dos. La rumeur se
répandit que, quoi qu'elle voulût aux petits,
mieux valait les garder au logis. Et la maraudeuse eut la
surprise, passant par les villages et les villes, de ne
plus rien voir trotter qui mesurât moins d'un mètre.
Elle en fut fort fâchée.
"
Les imbéciles ! se dit-elle en maugréant.
C'est qu'ils veulent me pousser à la méchanceté.
S'ils le prennent comme cela, ce n'est pas un que je leur
croquerai, mais mille et un ! "
Elle
eut beau râler, tempêter, promettre les pires
horreurs à ceux qui avaient le malheur de l'entendre,
rien n'y fit ; car si les gens tombaient tous d'accord que
mieux valait qu'elle ne mange qu'un enfant au lieu de mille,
chacun préférait que ce ne fût pas le
sien. Les portes restaient closes lorsqu'elle y allait frapper
et elle faisait de plus en plus peur à qui la regardait,
à travers les rideaux, par les fentes des volets.
Car plus les enfants restaient cachés, plus son appétit
s'aiguisait
Elle n'avait envie de rien d'autre, refusait les agneaux,
les poulets, les porcelets qu'en compensation on lui proposait,
maigrissait à vue d'il, et ses joues se creusaient,
et ses yeux s'enfonçaient, même s'ils restaient
gourmands-brillants. La faiblesse lui venant, elle se mit
à supplier :
" Donnez-moi un pitchoun, s'il vous plaît ! Un
seul ! Et je promets de m'en contenter. "
Sa
longue plainte lugubre hantait les rues désertes.
Dans les maisons, les drôles tremblaient et se trouvaient
bien contents d'avoir des parents pour les protéger.
"
N'importe lequel ! gémissait maintenant l'affamée.
Donnez-moi le plus maigrichon, le plus couillon ! "
(Elle avait abaissé ses prétentions).
Dans
les maisons, on se taisait. Des couillons ? Des maigrichons
? Si on en avait, on se les gardait.
De
guerre lasse, tenant à peine debout tellement elle
avait faim, elle regagna lentement son logis. Et là,
ouvrant la porte, elle vit le plus joli moutard que la terre
eût porté. Il était en train de jouer
en fredonnant. Sa peau n'était pas trop rose, ses
yeux ambrés pareils à de la gelée de
pomme ; et son rire procurait des délices à
agacer tout estomac qui a trop longtemps jeûné.
Le gamin était tout simplement
à croquer.
Elle le croqua.
Goulûment.
Au bout de quelques jours, tandis qu'elle finissait de digérer,
l'ogresse se souvint tout à coup que ce festin était
le sien ! Son bambin. Elle avait oublié en
avoir un, et aveuglée par l'appétit, oublieuse
de tout après la longue quête dont bredouille
elle était rentrée, elle l'avait dévoré
sans plus savoir ce qu'elle faisait !
Ah
elle ne pleura pas, mais aujourd'hui encore dans
le pays, on entend un murmure plaintif qui roule dans les
rues, harcèle les maisons.
"
Un petit. Donnez-moi un petit. Donnez-moi un petit à
aimer. On m'a pris le mien. On me l'a mangé. Un petit,
un tout petit. A aimer ! A aimer sans le manger. Sans le
manger
" répète-t-elle sourdement,
parce que les mots sont confondants.