Alors quils descendaient le long de la berge en boitant
douloureusement, lhomme qui marchait le premier chancela
soudain parmi les rochers. Tous deux étaient fatigués
et faibles ; leurs visages contractés avaient cette
expression de patience que donnent les privations longtemps
endurées. Ils étaient lourdement chargés
de couvertures roulées et retenues par des courroies
à leurs épaules : dautres sangles qui
leur passaient sur le front aidaient à soutenir le
fardeau. Chaque homme portait un fusil et marchait plié
en deux, les épaules en avant, la tête penchée,
les yeux à terre.
Si seulement javais deux cartouches
Dire que
notre réserve est là-bas, enfouie dans notre
cache, dit le second homme.
Sa
voix était atone et lugubre. Il parlait sans enthousiasme
; lautre qui traversait en boitant le courant écumant
et laiteux, parmi les rochers, ne répondit pas.
Son
compagnon le suivit sur les talons. Ils navaient pas
enlevé leurs chaussures. Leau était
si froide que leurs chevilles leur faisaient mal et que
leurs pieds sengourdirent. À certains endroits,
leau atteignait leurs genoux et tous deux chancelaient
en cherchant où mettre le pied.
Celui
qui était derrière glissa sur une pierre lisse,
tomba presque mais reprit son équilibre dun
violent effort ; au même instant, il cria de douleur.
Il se sentit faible et la tête lui tourna ; tandis
quil titubait, il étendit sa main libre comme
sil cherchait un support dans le vide. Une fois daplomb,
il avança mais glissa de nouveau et manqua de tomber.
Alors il se tint immobile et regarda lautre qui pas
une fois navait tourné la tête.
Pendant
une minute entière, il resta sans bouger comme sil
se consultait, puis il cria :
Bill, je me suis foulé la cheville.
Bill,
sans un regard derrière lui, continua à chanceler
au travers du courant laiteux. Lhomme le vit sen
éloigner, et quoique son visage fût aussi dénué
dexpression quauparavant, ses yeux étaient
semblables à ceux dune biche blessée.
Son
compagnon monta en boitant la berge opposée, et continua
son chemin droit devant lui, sans se retourner. Lhomme
qui était encore au milieu du courant le regarda.
Ses lèvres tremblèrent un peu, sa langue sortit
pour les humecter et le poil rude et brun qui les couvrait
remua visiblement.
Bill ! cria-t-il.
Cétait
le cri implorant dun homme en détresse, mais
Bill ne bougea pas la tête : lautre le regarda
séloigner ; il boitait grotesquement et titubait,
en montant dun pas indécis la pente douce qui
allait rejoindre la ligne délicate que la petite
colline traçait à lhorizon. Ses yeux
suivirent Bill jusquau moment où il eut atteint
la crête et disparu. Alors il détourna son
regard et lentement contempla le cercle du monde dans lequel
il restait seul, maintenant que son compagnon était
parti.
Près
de lhorizon, le feu du soleil couvait, obscur et presque
masqué par les brouillards et les vapeurs informes,
mais qui donnaient une impression de masse et de densité
intangible et sans contour.
Lhomme
sortit sa montre en portant tout son poids sur une jambe.
Il était quatre heures, et comme on se trouvait aux
environs des derniers jours de juillet ou du 1er août,
il ignorait la date précise à une semaine
près, il savait que le soleil devait marquer approximativement
le nord-ouest.
Il
regarda vers le sud ; il savait que quelque part, derrière
ces hauteurs mornes, il y avait le lac du Grand-Ours ; il
savait aussi que dans cette direction, le redoutable cercle
arctique coupait son chemin au travers des déserts
canadiens. Le courant, dans lequel il était, alimentait
la rivière Coppermine qui à son tour coulait
vers le nord et se vidait dans le golfe du Couronnement
et dans locéan Arctique. Jamais il ny
était allé, mais un jour il avait étudié
cette région sur une carte de la Compagnie de la
Baie dHudson.
Son
regard compléta le cercle autour de lui : ce nétait
pas un spectacle réjouissant. Partout, la ligne douce
de lhorizon, les collines toutes basses. Il ny
avait ni arbres, ni buissons, ni herbe, rien quune
désolation terrible à cause de son immensité.
Cette vue mit promptement la frayeur dans ses yeux.
Bill ! murmura-t-il une fois, puis une fois encore, Bill
!
Toujours
debout dans leau laiteuse, il se sentit tout petit
comme si limmensité pesait sur lui avec une
force écrasante, et le broyait brutalement de son
calme terrifiant.
Il
commença à trembler comme dans un accès
de fièvre si bien que sa carabine tomba de sa main
en léclaboussant. Cet incident le ramena à
lui-même : il lutta contre sa peur, se ressaisit et,
tâtonnant dans leau, retrouva son arme. Il reporta
le poids de son fardeau sur lépaule gauche
afin dalléger en partie la cheville démise.
Puis il savança doucement et prudemment vers
la berge tout en grimaçant de douleur.
Il
ne sarrêta pas. Avec un désespoir proche
de la folie, sans prendre garde à la douleur, il
se hâta de remonter la pente de la colline derrière
laquelle son camarade avait disparu. Mais à la crête,
il découvrit une vallée peu profonde et sans
vie. De nouveau il lutta contre sa frayeur, la surmonta,
fit peser sa charge plus encore sur lépaule
gauche et clopin-clopant descendit la pente.
Le
fond de la vallée était saturé deau
que la mousse épaisse retenait à la surface
comme une éponge. À chaque pas, leau
giclait de dessous ses semelles et chaque fois quil
levait un pied, le mouvement se terminait par un bruit de
succion comme si la mousse lâchait prise à
regret. Il fit son chemin pas à pas et suivit les
traces de lautre homme en empruntant les petits bancs
de rochers qui sortaient comme autant dîles
de cette mer de mousse.
Il
était seul, mais pas égaré. Il savait
que plus loin, il arriverait dans la zone où les
pins et les sapins morts, minuscules et rabougris, bordaient
la rive dun petit lac ; cétait le titchinnichilie
dans la langue du pays, « la contrée des petits
bâtons ». Et dans ce lac coulait une petite
rivière qui nétait pas laiteuse. On
y trouvait des roseaux, cela il se le rappelait bien, mais
pas de bois ; il la suivrait jusquau point où
le premier filet deau sort de la colline. Il traverserait
cette colline et atteindrait la source dune autre
rivière qui sen va vers louest et quil
longerait jusquà son confluent avec le fleuve
Dease : là il trouverait une cache sous un canot
renversé et couvert dun amas de pierres. Dans
cette cache il y aurait des munitions pour sa carabine vide,
des hameçons et des lignes, un petit filet, tout
ce qui est nécessaire pour tuer et attraper la nourriture.
Il trouverait aussi de la farine, pas beaucoup, un morceau
de lard et des haricots.
Bill
lattendrait là-bas et ils descendraient à
la pagaie la Dease vers le sud jusquau lac du Grand-Ours.
Ils iraient au sud, traverseraient le lac et gagneraient
le Mackenzie et toujours vers le sud ils continueraient
alors que lhiver les poursuivrait en vain ; que la
glace se formerait dans le creux des rives et quau
fil des jours lair deviendrait plus froid et plus
mordant. Et ils iraient à un poste de la baie dHudson
où on peut se chauffer, où le bois pousse
grand et généreux et où il y a des
vivres à foison.
Telles
étaient les pensées de lhomme alors
quil poussait de lavant. Mais sil luttait
de son corps, il luttait autant de son esprit, tâchant
de se persuader que Bill ne lavait pas abandonné,
que Bill sûrement lattendrait à la cache.
Il était forcé de penser cela, sinon il eût
été inutile de lutter et il se serait couché
pour mourir. Et pendant que le globe obscurci du soleil
descendait doucement dans le nord-ouest, il se représentait,
pas à pas, leur fuite devant lhiver menaçant.
Et il énumérait dans son esprit toutes les
provisions que contenait la cache et les vivres du comptoir
de la Compagnie de la Baie dHudson.
Ça
faisait deux jours quil navait pas mangé
; depuis plus longtemps encore il navait pas mangé
à sa faim. Souvent il se baissait et ramassait les
baies pâles de muskeg, les mettait dans sa bouche,
les mâchait et les avalait. Une baie de muskeg est
un grain enfermé dans un peu deau ; leau
fond dans la bouche et le grain mâché est sur
et amer. Lhomme savait que les baies ne possèdent
aucune valeur nutritive, mais il les mâchait patiemment
avec un espoir qui, plus fort que la science, défiait
lexpérience.
À
neuf heures il heurta son orteil à larête
dun rocher, chancela et tomba déreintement
et de faiblesse. Il resta couché sur le côté,
sans mouvement ; puis il se dégagea des courroies
de son fardeau et se mit maladroitement sur son séant.
Il ne faisait pas encore noir, et à la lueur du crépuscule,
il se traîna parmi les rochers pour trouver des lambeaux
de mousse sèche. Après en avoir ramassé
un tas, il construisit un feu, un feu qui couvait sans force,
et mit à bouillir de leau dans un pot de fer-blanc.
Il
défit son fardeau et son premier soin fut de compter
ses allumettes : il en avait soixante-sept ; il les compta
trois fois pour plus de sûreté. Il les divisa
en plusieurs lots quil enveloppa dans du papier huilé,
puis mit un paquet dans sa blague à tabac vide, un
autre dans la coiffe de son chapeau déformé,
un troisième sous sa chemise, contre sa poitrine
: quand il eut fini, la terreur le prit ; il défit
les trois paquets et les compta encore une fois. Il y en
avait toujours soixante-sept.
Il
sécha ses chaussures mouillées, près
du feu, les mocassins étaient des loques flasques
; les chaussettes coupées dans des couvertures de
laine étaient trouées par endroits, et ses
pieds à vif saignaient. Sa cheville lélançait,
il lexamina ; elle sétait enflée
et était devenue de la grosseur de son genou. Il
déchira une longue bande de lune de ses deux
couvertures et lenroula serré autour de la
cheville. Il découpa dautres bandes dont il
entoura ses pieds en guise de chaussettes et de mocassins.
Puis il but le pot deau chaude, remonta sa montre
et se coula sous ses couvertures.
Il
dormit comme un mort. Lobscurité courte du
milieu de la nuit vint et disparut ; le soleil se leva au
nord-est, du moins le jour parut dans cette direction, car
le soleil était caché par des nuages gris.
À
six heures, il séveilla, couché sur
le dos. Il regarda droit vers le ciel gris et sut quil
avait faim. Comme il se tournait sur son coude, il fut surpris
dentendre un ronflement sonore et vit un caribou mâle
qui le regardait avec une curiosité alerte. Lanimal
nétait pas à plus de vingt mètres
; instantanément lhomme vit un filet savoureux
de caribou chantant et grillant sur le feu. Machinalement,
il tendit la main vers le fusil vide, visa et pressa la
détente. Le caribou renâcla et senfuit
; les sabots résonnaient et claquaient parmi les
rochers tandis quil détalait.
Lhomme
jura et jeta le fusil loin de lui ; il gémit tout
haut lorsquil essaya de se mettre sur ses pieds. Cétait
une tâche difficile et lente ; ses jointures étaient
comme des mécanismes rouillés, jouaient dans
leurs alvéoles avec beaucoup de frottement : chaque
flexion, chaque raidissement ne pouvait saccomplir
que grâce à un effort de volonté. Une
fois sur ses pieds, il lui fallu une minute ou deux pour
se mettre droit.
Il
se traîna vers un petit monticule et regarda devant
lui. Il ny avait ni arbres, ni buissons, rien quune
mer de mousse grise à peine coupée par des
rochers gris, de petits lacs et des ruisseaux gris. Le ciel
était gris : il ny avait ni soleil ni espoir
de soleil. Il navait pas idée où était
le nord et il avait oublié la direction quil
avait prise la nuit précédente pour arriver
à cet endroit. Mais il nétait pas perdu,
il le savait. Il parviendrait bientôt « au pays
des petits bâtons » ; il avait le sentiment
que cétait quelque part vers la gauche, pas
loin, qui sait, juste de lautre côté
de la première colline basse.
Il
revint sur ses pas pour mettre son bagage en ordre pour
la route. Il sassura de la présence des trois
différents paquets dallumettes, mais sans sattarder
cette fois à les compter. Mais il hésita,
incertain, au sujet dun sac bien bourré, en
peau délan qui pourtant nétait
pas volumineux, il pouvait le cacher sous ses deux mains
; il savait quil pesait quinze livres, autant que
le reste du bagage. Ce sac le tourmentait. Finalement, il
le posa de côté et se mit à rouler son
paquetage. Il sarrêta pour regarder le sac de
cuir quil ramassa à la hâte, en jetant
tout autour de lui un regard méfiant, comme si la
désolation allait le lui voler. Quand il se mit sur
ses pieds pour commencer la marche chancelante de la journée,
le sac faisait partie du bagage quil avait sur le
dos.
Il
alla vers la gauche, en sarrêtant de temps à
autre pour manger des baies de muskeg. Sa cheville était
ankylosée, il boitait plus bas, mais la douleur nétait
rien, comparée à celle de son estomac. Les
tiraillements de la faim étaient aigus et le mordaient
sans relâche si bien quil ne pouvait pas fixer
son esprit sur la route à suivre pour gagner le «
pays des petits bâtons ». Les baies de muskeg
rendaient douloureux sa langue et son palais.
Il
arriva dans une vallée où les « ptarmigans
» (sorte de coq de bruyère) de rocher se levaient
des muskeg et de larête des rocs avec un bruissement
dailes et en criant : « ker, ker, ker ».
Il leur lança des pierres, mais ne put les atteindre
; il posa son bagage et les poursuivit comme un chat poursuit
un moineau. Les rochers aigus coupèrent ses pantalons
jusquà ses genoux, qui étaient couverts
de sang. Mais cette douleur était plus supportable
que celle de la faim. Il se roula dans la mousse mouillée
; ses vêtements furent trempés et il se gela
le corps ; mais il ne sen aperçut pas, tant
sa quête fébrile pour trouver à manger
était grande. Et chaque fois les ptarmigans se levaient,
voletaient devant lui jusquà ce que leurs «
ker, ker, ker » deviennent pour lui une moquerie ;
il les maudit et tout haut leur jeta leur propre cri.
Une
fois, il rampa vers un oiseau qui devait dormir : il ne
laperçut que quand la bête se leva de
son coin de rocher et lui frappa la figure. Aussi surpris
que le ptarmigan, il tenta de le saisir et seules trois
plumes de sa queue lui restèrent dans les mains.
Pendant quil le regardait voler, il linjuria,
comme si loiseau lavait offensé. Puis
il revint sur ses pas et reprit son bagage.
À
mesure que le jour avançait, il arriva dans des vallées
où le gibier était plus abondant. Une bande
de caribous comptant une vingtaine danimaux passa
à portée de carabine, un supplice de Tantale.
Il sentit un désir fou de les poursuivre, certain
de pouvoir les atteindre. Un renard noir vint de son côté
; il portait un ptarmigan dans la gueule. Lhomme hurla
: cétait un cri terrible, mais le renard, bondissant
de frayeur, ne lâcha pas sa proie.
Tard
dans laprès-midi, il suivit un ruisseau, blanc
de chaux, qui courait au travers de minces bouquets de joncs
épars. Saisissant ces joncs fermement près
de la racine, il tira dessus ; on aurait dit une pousse
doignon pas plus grosse quun clou à ardoises.
Cétait
tendre et ses dents lentamaient avec un broiement
qui promettait un régal. Mais les fibres étaient
résistantes, des filaments filandreux saturés
deau et, comme les baies, sans aucune valeur nutritive.
Il se débarrassa de son bagage et alla sur les genoux
et sur les mains parmi les joncs en ruminant comme un bovidé.
Il
était harassé et souhaitait souvent se reposer,
se coucher et dormir ; mais il était continuellement
poussé, non pas tant par le désir de gagner
le « pays des petits bâtons » que par
la faim. Dans les petites mares il chercha des grenouilles
et fouilla la terre avec ses ongles pour y trouver des vers
alors quil savait très bien que ni grenouilles
ni vers nexistaient si loin vers le nord.
Il
regarda en vain dans chaque mare. Enfin, vers le crépuscule,
il découvrit dans lune delles un poisson
solitaire, pas plus gros quun véron. Il plongea
son bras jusquà lépaule, mais
le manqua. Il le chercha des deux mains et remua la boue
laiteuse du fond. Dans son ardeur, il tomba dans la mare
et se trempa jusquà la ceinture. Puis, leau
devint trop trouble pour lui permettre de voir le poisson,
et il lui fallut attendre quelle se fût éclaircie.
Il
renouvela la poursuite jusquau moment où leau
redevint boueuse, mais il ne pouvait attendre davantage
; il déboucla son seau de fer-blanc et commença
à vider la mare. Tout dabord, il travailla
avec tant dardeur quil séclaboussa,
et jeta leau trop près, de sorte quelle
retournait à la mare. Puis il fit preuve de plus
de méthode et essaya de rester calme malgré
son cur qui battait contre ses côtes et ses
mains tremblantes. Au bout dune demi-heure, la mare
était presque à sec : il ny restait
plus une tasse deau. Pas de poisson.
Il
trouva parmi les pierres une crevasse cachée par
laquelle le poisson sétait échappé
dans une mare voisine plus grande, quil naurait
pas vidée en un jour et une nuit. Sil avait
su lexistence de la crevasse, il aurait pu la boucher
à laide dune pierre dès le commencement
et il aurait attrapé le poisson.
À
cette pensée il saffaissa sur la terre humide.
Il pleura doucement, puis tout haut, à la désolation
impitoyable qui lentourait, et longtemps après
il fut secoué par de gros sanglots sans larmes.
Il
alluma un feu et se chauffa en buvant des quarts deau
chaude, puis installa son camp sur un rebord de rocher comme
il lavait fait la nuit précédente. Son
dernier acte fut de voir si ses allumettes étaient
sèches et de remonter sa montre. Les couvertures
étaient humides. Sa cheville avait des élancements
douloureux. Mais il ne savait quune chose : il avait
faim ; et durant son sommeil agité, il rêva
de fêtes, de banquets et de mets présentés
de toutes les façons imaginables.
Il
se réveilla transi et défaillant. Il ny
avait pas de soleil. Le gris du ciel et de la terre était
devenu plus foncé, plus profond. Un vent âpre
soufflait et les premières nappes de neige blanchissaient
le sommet des collines. Autour de lui, lair sétait
épaissi et avait blanchi alors quil faisait
encore bouillir de leau. Cétait de la
neige mêlée de pluie, dont les flocons étaient
larges et inconsistants. Dabord ils fondirent au contact
de la terre ; mais il en tomba tant que le sol en fut couvert.
Le feu séteignit et la provision de mousse
sèche fut perdue.
Ce
fut pour lui le signal de remettre le bagage sur son dos
et de partir, il ne savait pas pour où. Il ne songeait
pas au « pays des petits bâtons », ni
à Bill, ni à la cache sous le canot retourné,
près de la Dease. Il était subjugué
par le mot Manger. Il était fou tellement il avait
faim. Il ne prenait pas garde à la direction quil
suivait pourvu quelle menât toujours par le
fond des petites vallées. Il traversa un champ de
neige pour arriver aux baies de muskeg et cest à
tâtons quil trouva les roseaux quil tira
par les racines. Mais cette nourriture navait aucun
goût et ne le satisfit point. Il découvrit
une herbe aigre et mangea toute la partie supérieure,
ce qui était peu, car la plante rampante disparaissait
sous quelques centimètres de neige.
Ce
soir-là, il neut ni feu, ni eau chaude et se
coula sous la couverture pour dormir dun sommeil agité
par la faim.
La
neige se changea en pluie froide, il se réveilla
maintes fois car il la sentait tomber sur sa figure. Le
jour vint, un jour gris et sans soleil. La pluie avait cessé,
lacuité de sa faim avait disparu. La sensibilité,
en ce qui concernait le désir de manger, était
tarie. Il sentait dans ses entrailles une souffrance sourde
et profonde, mais cela ne le tourmentait plus autant. Il
était devenu plus raisonnable et, une fois encore,
le « pays des petits bâtons » éveillait
son intérêt ainsi que la cache près
de la rivière Dease.
Il déchira le reste dune de ses couvertures,
en fit des bandes quil enroula autour de ses pieds
en sang. Il resserra le bandage de sa cheville blessée
et se prépara pour une journée de marche.
Lorsquil refit son bagage, il hésita longtemps
en regardant le sac bien bourré, en peau délan,
mais à la fin le prit avec lui.
La
neige avait fondu sous leffet de la pluie, et les
crêtes des collines seules montraient une blancheur.
Le soleil avait disparu, lhomme arriva à sorienter
sans ignorer pourtant quil sétait égaré.
Peut-être dans son vagabondage des jours précédents
avait-il appuyé trop sur la gauche. Maintenant il
alla vers la droite afin de reprendre la bonne direction,
au cas où il se serait trompé.
Si
les tiraillements de la faim nétaient plus
si aigus, il constata quil était toujours faible.
Il lui fallait sarrêter souvent pour reprendre
haleine, alors il sattaquait aux baies de muskeg et
aux mottes de roseaux.
Sa
langue lui parut sèche, enflée et comme couverte
de poils : il avait un goût amer dans la bouche. Son
cur lui donna de grandes inquiétudes ; après
quelques minutes de marche, il commençait à
battre à grands coups répétés,
puis à bondir en une série de pulsations douloureuses
qui létouffaient, laffaiblissaient et
lui donnaient le vertige.
Au
milieu de la journée, il trouva deux petits poissons
dans une grande mare. Il était impossible de la vider
; mais comme il était plus calme maintenant il arriva
à les attraper avec son seau de fer-blanc. Ils nétaient
pas plus longs que son petit doigt, mais il navait
pas grand faim. La douleur sourde de ses entrailles sétait
émoussée et affaiblie ; il lui semblait que
son estomac sétait endormi. Il mangea le poisson
cru, en le mâchant avec grand soin, car manger était
un acte de pure raison. Même sans éprouver
le désir de manger, il savait quil lui fallait
manger pour vivre.
Le
soir, il attrapa encore trois poissons, en mangea deux et
garda le troisième pour le déjeuner du matin.
Le soleil avait séché des lambeaux de mousse
; il put se réchauffer avec de leau chaude.
Il navait pas fait plus de quinze kilomètres
ce jour-là : le jour suivant, marchant quand son
cur le lui permettait, il nen fit pas plus de
sept. Mais son estomac endormi ne lui donna pas la moindre
inquiétude.
Il
se trouvait dans un pays nouveau : des caribous commençaient
à se montrer fréquemment, ainsi que des loups.
Souvent leurs hurlements sélevaient au milieu
de la désolation ; une fois il en vit trois senfuir
devant lui.
Une
autre nuit, puis le matin : comme il était capable
de raisonner, il dénoua le lien de cuir qui fermait
le sac en peau délan. De louverture coula
un filet jaune de poudre dor et de pépites.
Il partagea son magot à peu près en deux moitiés,
cacha lune sous un rocher, enveloppée dans
un morceau de couverture, et remit lautre dans le
sac. Il commença à se servir des morceaux
de sa dernière couverture pour bander ses pieds.
Il garda son fusil, car il y avait des cartouches dans la
cache près de la rivière Dease.
Au
cours de cette journée de brouillard, la faim se
réveilla de nouveau en lui. Il était très
faible et souffrait de vertiges qui parfois le rendaient
aveugle. Il nétait pas rare maintenant quil
chancelât et tombât ; et une fois il sécroula
en plein sur un nid de ptarmigans. Quatre jeunes venaient
dy éclore la veille, fragments de vie pantelante
qui ne formeraient quune bouchée. Il les mangea
gloutonnement en les mettant vivants dans sa bouche et les
broya entre ses dents comme des coquilles dufs.
La mère vola autour de lui en criant ; il se servit
de son fusil comme dune massue pour lassommer,
mais elle se maintint hors de portée. Il lui jeta
des pierres et par hasard lui cassa une aile. Alors elle
senfuit en voletant ; son aile brisée battait
lamentablement, tandis que lhomme se lançait
à sa poursuite.
Les
petits navaient fait quaiguiser son appétit.
Il sautillait et clopin-clopant, à cause de sa cheville,
lançait des pierres et parfois jetait des cris rauques.
Parfois il allait silencieux, se ramassait, renfrogné
et patient quand il tombait, ou se frottait les yeux de
ses mains quand le vertige menaçait de le prendre.
La
poursuite le mena dans un terrain marécageux, au
fond de la vallée, et il aperçut des empreintes
dans la mousse molle. Ce nétaient pas les siennes,
il en était sûr ; donc ce devaient être
celles de Bill. Mais il ne pouvait pas sarrêter,
car loiseau fuyait toujours : il lattraperait
dabord puis reviendrait pour reconnaître les
empreintes.
Il
fatigua la « bête », mais se fatigua aussi
lui-même. Elle était couchée sur le
côté, haletante, il était couché
sur le flanc, haletant, à quatre mètres de
distance, incapable de ramper vers elle. Et tandis quil
reprenait des forces, elle en reprit en même temps
; loiseau voleta hors de portée au moment où
la main rapace de lhomme allait le saisir. La chasse
recommença : la nuit survint et la mère ptarmigan
séchappa. Son bagage toujours sur le dos, il
trébucha de faiblesse et, tombant la tête en
avant, il se coupa la joue.
Pendant
longtemps, il ne bougea plus, puis il roula sur le côté,
remonta sa montre et resta là couché jusquau
matin.
Un
autre jour de brouillard. La moitié de sa couverture
lui avait servi à faire des pansements pour ses pieds.
Il ne put retrouver les traces de Bill, cela ne faisait
rien ; sa faim le poussait avec trop de force ; pourtant
il se demandait si Bill lui aussi était perdu.
La
fatigue causée par sa charge devenait insupportable
; il partagea de nouveau lor ; cette fois, il se contenta
de verser la moitié sur le sol. Laprès-midi,
il jeta le reste. Il ne gardait plus quune demi-couverture,
le seau de fer-blanc et sa carabine.
Une
hallucination commença à le saisir : il était
persuadé quil lui restait une cartouche oubliée
dans le magasin de son fusil ; dautre part il savait
que larme était vide, mais lhallucination
persistait. Pendant des heures il la combattit, puis vérifia
le chargeur et constata quil était bien vide.
Le désappointement fut aussi amer que sil avait
réellement espéré trouver une cartouche.
Il
continua sa marche pendant une demi-heure lorsque lhallucination
recommença. Il lutta de nouveau ; il lui fallut vérifier
une fois encore le magasin de sa carabine, rien que pour
se convaincre. Par moment, lesprit au loin, il continuait
à marcher, tel un automate, tandis que des idées
étranges et des lubies lui rongeaient le cerveau
comme des vers. Mais ces divagations étaient de courte
durée car les angoisses de la faim mordante le rappelaient
sans cesse à la réalité.
Il
fut tiré dune de ces rêveries par un
spectacle qui faillit le faire sévanouir. Il
tourna sur lui-même et chancela comme un homme ivre
qui se retient de tomber. Devant lui, il y avait un cheval
un cheval ! Il ne pouvait en croire ses yeux, car ils étaient
voilés dun épais brouillard troué
de points de lumière brillants. Il les frotta furieusement
pour rendre sa vision plus claire et vit non pas un cheval
mais un grand ours brun. Lanimal létudiait
avec une curiosité belliqueuse.
Lhomme
avait presque épaulé sa carabine avant dêtre
revenu à la réalité : il labaissa
et sortit son couteau de chasse de la gaine ornée
de perles qui pendait à sa hanche. Devant lui, il
y avait de la viande
la vie. Il fit glisser son pouce
le long du fil de la lame ; elle était bien aiguisée.
Il allait se précipiter sur la bête et la tuer.
Mais son cur recommença à le prévenir
par ses battements, ses bonds fous et une série de
palpitations : un étau de fer semblait lui presser
le front, le vertige lui montait au cerveau.
Son
courage désespéré fut chassé
par un grand sursaut de peur : faible comme il était,
que ferait-il si lanimal lattaquait ? Il se
redressa de toute sa hauteur, serrant son couteau, les yeux
braqués sur lours. Lanimal fit gauchement
deux pas en avant, se mit sur ses pattes de derrière
et essaya un grognement. Si lhomme senfuyait,
il le poursuivrait ; mais lhomme ne senfuit
pas, animé soudain du courage de la frayeur. Lui
aussi grognait, sauvagement, furieusement, donnant voix
à la peur, cette sur de la vie qui repose enroulée
autour des racines les plus profondes de lexistence.
Lours
séloigna de côté, grognant des
menaces, étonné de cette créature mystérieuse
qui apparaissait, debout et sans peur. Mais lhomme
ne bougea pas ; il se tint comme une statue en attendant
que le danger fût passé ; alors il succomba
aux tremblements et tomba sur la mousse humide.
Il
se ressaisit, et continua, rempli à présent
dune autre frayeur. Ce nétait plus leffroi
de mourir passivement du manque de nourriture, mais bien
la peur dêtre anéanti de façon
violente avant que la faim neût détruit
le dernier souffle qui soutenait en lui le désir
de vivre. Il y avait les loups : leurs hurlements traversaient
la désolation, et semblaient tisser lair même
en un voile menaçant, si tangible que lhomme
se surprit, les bras levés comme pour le repousser
loin de lui telles les parois dune tente abattue par
le vent.
De
temps à autre, les loups traversaient son chemin
en troupes de deux et de trois ; mais ils passaient à
distance. Ils nétaient pas en nombre suffisant
; dailleurs ils chassaient le caribou qui ne se bat
pas, tandis que cette étrange créature qui
marchait debout aurait pu griffer et mordre.
Tard
dans laprès-midi il trouva des os épars,
à lendroit où les loups avaient tué.
Ces restes avaient été une heure auparavant
un jeune caribou beuglant, courant et plein de vie. Il regarda
les os nettoyés et polis, encore rosés de
cellules de vie qui nétaient pas encore mortes.
Était-ce possible quil subisse le même
sort avant la fin du jour ? Cétait ça
la vie ? Une chose vaine et fugitive. Seule la vie fait
souffrir, il ny a pas de souffrance dans la mort.
Mourir, cétait dormir, cétait
la fin, le repos. Alors pourquoi nétait-il
pas satisfait de mourir ?
Mais
ses réflexions ne durèrent pas longtemps.
Assis dans la mousse, un os dans la bouche, il suçait
les bribes de vie qui le coloraient encore légèrement
de rose. Le goût agréable de la viande, à
peine prononcé et fugitif comme un souvenir, le rendit
fou. Il ferma les mâchoires sur los et broya
: parfois los se brisait, parfois cétaient
ses dents. Puis il cassa les os entre des pierres, les moulut
en une bouillie quil avala. Dans sa hâte, il
se broya les doigts et malgré cela trouva le temps
de sétonner du fait que ses mains ne le faisaient
pas beaucoup souffrir.
Vinrent
des jours terribles de neige et de pluie. Il ne savait pas
quand il avait campé, quand il sétait
remis en route ; il voyageait la nuit autant que le jour.
Il se reposa chaque fois quil tombait, se traîna
pour poursuivre son chemin chaque fois que la vie mourante
qui était en lui se rallumait et brûlait un
peu plus. En tant quhomme, il ne luttait plus ; cétait
la vie qui ne voulait pas cesser et qui le poussait de lavant.
Il ne souffrait pas ; ses nerfs sétaient émoussés,
paralysés, alors que son cerveau était rempli
de visions étranges et de rêves délicieux.
Cependant
il suçait et mâchait les os broyés du
jeune caribou dont il avait ramassé et emporté
les plus petits débris. Il ne traversa plus ni collines
ni monts, mais suivit instinctivement un grand fleuve, qui
coulait dans une vallée large et peu profonde. Il
ne vit ni le fleuve, ni la vallée ; il ne vit rien,
sinon des visions. Son âme et son corps se traînaient
côte à côte et cependant séparés
lun de lautre, tant le fil qui les unissait
était ténu.
Il
se réveilla très lucide, il était couché
sur le dos, au rebord dun rocher. Le soleil brillait
clair et chaud. Au loin, il entendit le beuglement de jeunes
caribous. Il se souvenait vaguement de pluie, de vent et
de neige, mais sans savoir sil avait été
pris dans la tempête pendant deux jours ou deux semaines.
Un
moment, il resta couché sans mouvement ; le gai soleil
linondait, pénétrant de sa chaleur son
corps misérable. Une belle journée, pensa-t-il.
Peut-être arriverait-il à se repérer
: dun effort pénible il roula sur le côté.
Au-dessous de lui coulait une large rivière, au cours
lent dont laspect étrange lembarrassa.
Il la suivit doucement des yeux : elle se déroulait,
avec de larges boucles, parmi les monts nus et froids, plus
nus, plus froids et moins élevés que les sommets
quil avait rencontrés jusqualors.
Lentement,
posément et sans montrer plus quun intérêt
passager, il regarda le cours de la rivière inconnue
vers la ligne dhorizon et la vit se déverser
dans une mer calme et éclatante. Il restait sans
émotion : étrange, pensa-t-il ; était-ce
une vision ou un mirage ? Plutôt une vision, une fantasmagorie
de son esprit déséquilibré. Cette idée
se confirma lorsquil vit un bateau, à lancre,
au milieu de la mer resplendissante. Il ferma les yeux pendant
un moment, puis les rouvrit. Chose curieuse, la vision persistait
; pourtant non. Ce nétait pas bizarre. Il savait
quil ny avait ni mers ni bateaux au cur
de ce pays stérile, tout comme il avait su quil
ny avait pas de cartouches dans sa carabine vide.
Il
entendit un grognement derrière lui, une sorte de
soupir ou de toux à demi étranglée
; il roula sur lautre côté, très
doucement, à cause de sa faiblesse excessive. À
proximité, il ne voyait rien, mais il attendit patiemment.
De nouveau il entendit le grognement et la toux ; il perçut
la tête grise dun loup, une silhouette entre
deux rochers déchiquetés, à moins de
dix mètres de lui. Contrairement aux autres animaux
de cette espèce, les oreilles pointues étaient
légèrement couchées, les yeux chassieux
et veinés de sang, la tête semblait pendre
mollement et sans volonté. La bête clignait
des paupières continuellement sous le soleil, et
paraissait malade ; tandis quil regardait, le loup
renifla et toussa de nouveau.
Cela
au moins était réel, pensa-t-il ; et il se
retourna afin de voir la réalité du monde
que la vision lui avait cachée. Mais la mer brillait
encore dans le lointain et le vaisseau se discernait nettement.
Était-ce la réalité après tout
? Il ferma les yeux pendant longtemps, afin de réfléchir,
puis il comprit. Comme il avait marché dans la direction
nord-est, il sétait éloigné de
la chaîne de Dease pour sengager dans la vallée
Coppermine. Cette mer éblouissante, cétait
locéan Arctique ; ce bateau, un baleinier égaré
à lest de lembouchure du Mackenzie et
ancré dans le golfe du Couronnement. Il se rappelait
la carte de la Compagnie de la Baie dHudson, quil
avait consultée il y a longtemps : tout était
clair maintenant.
Il
se mit sur son séant et porta son attention vers
les problèmes de linstant. Il avait usé
complètement les morceaux de couverture qui pansaient
ses pieds enflés et à vif. Sa dernière
couverture, sa carabine et son couteau, tout avait disparu.
Il avait perdu son chapeau quelque part ainsi que les allumettes
qui étaient dans la coiffe : mais celles quil
portait contre sa poitrine étaient intactes et sèches
dans la blague à tabac et le papier huilé.
Il regarda sa montre ; elle marquait onze heures et marchait
encore ; évidemment il navait pas oublié
de la remonter.
Il
était calme et maître de lui : malgré
sa faiblesse, il néprouvait aucune sensation
de douleur. Il navait pas faim : la pensée
de manger ne lui était même pas plaisante et
tout ce quil faisait était dicté par
sa raison seule. Il déchira les jambes de ses pantalons
jusquaux genoux et sen enveloppa les pieds.
Dieu seul sait comment il avait réussi à garder
son seau de fer-blanc. Il allait avoir de leau chaude
avant dentreprendre ce qui lui semblait un terrible
voyage vers le navire.
Ses
gestes étaient lents, il tremblait comme pris de
paralysie : lorsquil commença à ramasser
de la mousse sèche, il saperçut quil
ne pouvait pas se tenir sur ses jambes. À plusieurs
reprises il essaya, puis se résigna à se traîner
à quatre pattes. Une fois il rampa du côté
du loup malade. Lanimal, comme à contre cur,
se dérangea de son chemin tout en léchant
ses babines dune langue quil semblait avoir
peine à tenir retroussée. Lhomme remarqua
que, contre lordinaire, la langue navait pas
la rougeur de la santé ; dun brun jaunâtre
elle semblait sèche et couverte dun mucus rugueux.
Après
avoir bu un quart deau chaude, lhomme estima
quil lui était possible de se tenir debout,
même de marcher autant quun moribond peut le
faire. Presque à chaque minute, il était obligé
de se reposer : ses pas étaient faibles et incertains,
comme létaient ceux du loup qui le suivait
; et cette nuit-là, lorsque la mer brillante disparut
dans lobscurité, il comprit quil ne sen
était rapproché que de six kilomètres.
Pendant
la nuit, il entendit la toux du loup malade et de temps
à autre le beuglement des jeunes caribous. La vie
était là, tout autour de lui, mais cétait
de la vie forte, résistante et pleine de santé.
Il savait bien que le loup malade sattachait aux pas
de lhomme malade dans lespoir que lhomme
mourrait le premier. Le matin, en ouvrant les yeux, il remarqua
le loup qui le regardait avec des yeux envieux et affamés.
Lanimal se tenait accroupi, la queue entre les jambes,
comme un chien misérable et triste. Il grelottait
dans le vent glacial du matin et retroussait instinctivement
les babines quand lhomme lui parlait dune voix
qui natteignait quà un chuchotement rauque.
Le
soleil se leva brillant, et pendant toute la matinée,
lhomme chancela et tomba tout en suivant la direction
où se trouvait le navire, vers la mer étincelante.
Le temps était parfait ; cétait le court
été indien des latitudes élevées.
Cela pouvait durer une semaine ; demain ou après-demain,
le temps pouvait changer, aussi bien.
Dans
laprès-midi, lhomme rencontra des traces,
celles dun autre homme qui navait pas marché
mais qui sétait traîné à
quatre pattes. Il pensa que cela aurait pu être Bill,
mais dans son esprit cette idée demeura vague et
désintéressée. Il navait aucune
curiosité ; de fait, lémotion et les
sensations lavaient abandonné. Dès lors
il nétait plus sensible à la souffrance,
lestomac et les nerfs sétaient endormis.
Pourtant la vie qui lhabitait le poussait en avant
; il était très fatigué ; mais cette
étincelle de vie refusait de mourir. Cétait
parce quelle refusait de disparaître quil
mangeait encore des baies de muskeg et des petits poissons,
buvait de leau chaude et avait lil sur
le loup malade.
Il
suivit la trace de lautre homme qui sétait
traîné et arriva bientôt à
quelques os fraîchement nettoyés, dans un endroit
où la mousse spongieuse était marquée
par les traces de pattes dun grand nombre de loups.
Il vit un petit sac bien bourré, en peau délan,
le frère du sien, et que les dents aiguës avaient
déchiré. Il le ramassa malgré le poids
quil représentait pour ses doigts faibles.
Bill lavait porté jusquau bout, ha !
ha ! Cest lui qui pourrait rire de Bill ; il survivrait
et porterait le sac au bateau sur la mer éclatante.
Son rire était rauque et horrible comme un cri de
corbeau, et le loup malade hurlant lugubrement se joignit
à lui. Lhomme coupa court à son hilarité.
Comment pouvait-il rire de Bill, sil sagissait
bien de lui, si ces os si blancs, si rosés et propres
étaient Bill ?
Il
se détourna : Bill lavait abandonné,
mais il ne voulait pas prendre lor ni sucer les os
de Bill. Pourtant Bill aurait fait ça, pensa-t-il,
si les rôles avaient été renversés.
Il
arriva à une mare. Alors quil se baissait pour
chercher des poissons, il rejeta sa tête en arrière
comme sil avait été piqué. Il
avait vu son visage reflété dans leau.
Cétait si horrible que sa sensibilité
se réveilla suffisamment pour être frappée
par le spectacle. Il y avait trois poissons dans la mare,
trop grande pour être vidée ; aussi, après
plusieurs vaines tentatives pour les attraper dans le seau
de fer-blanc, y renonça-t-il. Il craignit, à
cause de sa grande faiblesse, de tomber et de se noyer.
Cest pour cette même raison quil ne saventura
pas sur la rivière, quil aurait pu descendre
en enfourchant un des nombreux troncs darbres qui
se trouvaient dans les anses de sable.
Ce
jour-là, il avait diminué de cinq kilomètres
la distance qui le séparait du navire. Le jour suivant,
de trois ; car il rampait maintenant comme Bill avait rampé,
et à la fin du cinquième jour il découvrit
que le navire était éloigné de dix
kilomètres : pourrait-il seulement en faire deux
par jour ? Comme lété indien durait,
lhomme continua à se traîner et à
sévanouir tour à tour, et toujours le
loup malade toussait et reniflait sur ses talons.
Ses
genoux à vif, comme ses pieds quil avait enveloppés
dans la chemise quil avait précédemment
sur le dos, laissaient derrière lui une trace rouge
sur la mousse et sur les pierres. Une fois, regardant en
arrière, il vit le loup qui léchait avidement
ses traces sanglantes et comprit clairement quelle serait
sa fin, sil ne parvenait à tuer le loup.
Alors
commença une tragédie, farouche comme jamais
il ny en eut : un homme malade qui rampait, un loup
malade qui boitait. Deux créatures traînant
leurs carcasses mourantes à travers la désolation,
lune à la poursuite de la vie de lautre.
Si
le loup avait été plein de santé, lhomme
ne sen serait pas tant soucié ; mais la pensée
daller nourrir le ventre de cette bête dégoûtante
et presque morte lui répugnait : il voulait mieux
que ça, comme fin.
Son
esprit avait commencé à battre la campagne
et à être troublé par des hallucinations
; les intervalles de lucidité devenaient plus rares
et plus courts.
Une
fois, un sifflement à son oreille le sortit dun
évanouissement. Le loup recula, en boitillant, il
perdit pied et tomba de faiblesse. Le spectacle était
ridicule, mais namusa point lhomme ; il nétait
même pas effrayé, car il était trop
épuisé pour cela. Mais son esprit séclaircit
pour un moment ; il se coucha et réfléchit.
Le vaisseau nétait pas à plus de six
kilomètres, il pouvait le voir bien distinctement
quand il chassait le brouillard qui était devant
ses yeux : il apercevait la voile blanche dun petit
bateau qui coupait la blancheur de la mer éblouissante.
Mais jamais il ne pourrait se traîner sur une pareille
distance. Il le savait et malgré ça restait
calme. Il savait quil serait incapable de faire cinq
cents mètres et pourtant il voulait vivre : il ny
avait pas de raison quil mourût après
avoir tant supporté. Le destin exigeait trop de lui
; mourant quil était, il refusait de mourir.
Cétait pure folie peut-être, mais même
entre les griffes de la mort il la défiait.
Il
ferma les yeux et se recueillit avec une précaution
infinie. Il se raidit afin de se maintenir au-dessus de
cette langueur qui léchait telle une marée
montante toutes les profondeurs de son être. Cétait
bien une mer qui montait et montait, et noyait sa conscience
petit à petit. Parfois, il était presque submergé,
nageant dans loubli, dune brasse qui faiblissait
; puis par une étrange alchimie de son âme,
il retrouvait un reste de volonté et se débattait
avec plus de force.
Couché
sur le dos, sans mouvement, il entendit, se rapprochant
doucement, de plus en plus, durant un temps qui lui sembla
interminable, le souffle haletant du loup malade. Pourtant
il ne bougea pas. La bête était à son
oreille : la langue dure et sèche râpa sa joue.
Il jeta les mains en avant ou du moins trouva lénergie
de les jeter en avant ; ses doigts étaient recourbés
comme des griffes, mais ils se fermèrent sur le vide.
Lagilité
et la précision demandent de la force, et lhomme
nen avait point.
La
patience du loup était terrible ; celle de lhomme
ne létait pas moins. Pendant une demi-journée,
il resta couché, sans bouger ; il luttait pour ne
pas sombrer dans linconscience, attendant cette chose
qui allait se nourrir de lui et dont il voulait, lui, se
repaître. Parfois la mer doubli se refermait
sur lui et il plongeait dans de longs rêves ; mais
au travers de tout, éveillé ou rêvant,
il attendait toujours lhaleine poussive et la caresse
râpeuse de la langue.
Il
nentendit pas lhaleine et glissa doucement dun
rêve à la sensation de la langue sur sa main.
Il attendit. Les crocs se refermèrent doucement,
la pression augmenta : le loup donnait ses dernières
forces, afin denfoncer les dents dans la nourriture
quil avait attendue depuis si longtemps. Mais lhomme,
lui aussi, avait attendu longtemps, et la main lacérée
se ferma sur la mâchoire.
Doucement,
tandis que le loup luttait sans force, et que la main maintenait
faiblement la gueule de la bête, lautre main
se glissa lentement dans la fourrure pour affermir la prise.
Cinq minutes après, tout le poids du corps de lhomme
était sur le loup. Les mains navaient pas assez
de force pour étouffer lanimal, mais lhomme
avait la figure pressée contre la gorge de la bête
et sa bouche était pleine de poils. Au bout dune
demi-heure, lhomme eut la sensation dun liquide
tiède qui coulait dans sa gorge. Ça navait
rien dagréable. Cétait comme du
plomb fondu qui lui pesait sur lestomac, cétait
sa volonté seule qui le forçait. Plus tard
lhomme roula sur le dos et dormit.
Il
y avait à bord du baleinier le « Bedford »
une expédition scientifique. Du pont, ils remarquèrent,
sur le rivage, un objet étrange qui descendait en
direction de leau. Ils ne purent identifier lobjet,
et comme ils étaient hommes de science, ils sembarquèrent
dans la chaloupe amarrée le long du navire et gagnèrent
la grève afin de voir. Et ils découvrirent
quelque chose de vivant quon pouvait à peine
appeler un homme. Aveugle et inconscient, cela remuait par
terre comme un ver monstrueux, avec des efforts pratiquement
vains, mais persistants ; cela se tortillait et avançait
peut-être de dix mètres par heure.
Trois
semaines après, lhomme était allongé
dans une des couchettes du baleinier et racontait avec des
larmes sur ses joues creuses qui il était et ce quil
avait souffert. Il tint aussi des propos incohérents
au sujet de sa mère, de la Californie du Sud si ensoleillée,
et dune maison parmi les orangers et les fleurs.
Peu
de jours après, il était à table avec
les hommes de science et les officiers du bord. Il dévorait
des yeux toute cette nourriture et la regardait, avec anxiété,
disparaître dans la bouche des autres. Alors que chaque
bouchée était avalée, ses yeux prenaient
une expression de regret profond. Il avait toute sa raison,
pourtant il haïssait ces gens pendant les repas. La
crainte que les vivres viennent à manquer le poursuivait.
Il demanda au cuisinier, au boy de la cabine, au commandant,
des renseignements sur les provisions du magasin. On le
rassura maintes fois, mais il restait incrédule et
trouva des raisons pour fureter dans la cambuse afin de
voir de ses propres yeux.
On
remarqua que lhomme reprenait du poids ; chaque jour
il engraissait. Les savants hochèrent la tête
et firent des théories. Ils rationnèrent lhomme
à ses repas, mais cependant son tour de taille augmentait
et se gonflait dune façon prodigieuse sous
sa chemise.
Les
marins souriaient, eux savaient ; et lorsque les savants
surveillèrent lhomme, ils comprirent aussi.
Ils le virent aller à lavant, le déjeuner
fini, accoster un marin, la main tendue, tel un mendiant.
Le marin sourit et lui passa un morceau de biscuit de mer.
Il le saisit, le regarda comme un avare regarde de lor
et le cacha sous sa chemise. Les autres marins, tout en
riant de lui, lui firent pareilles aumônes.
Les
hommes de science, discrets, le laissèrent tranquille,
mais ils examinèrent sa couchette en secret. Elle
était tapissée de biscuits : le matelas en
était bourré, chaque fissure, chaque coin
en était rempli. Pourtant, il avait toute sa raison.
Il prenait ses précautions contre une autre famine
possible, voilà tout. Les savants assurèrent
quil en guérirait, et cela lui passa, en effet,
avant que lancre du « Bedford » ne soit
jetée avec fracas dans la baie de San Francisco.
Negore le lâche
Depuis onze jours, il suivait la piste de sa tribu qui senfuyait
et sa poursuite ressemblait à une retraite, car il
savait bien que derrière lui il y avait les Russes
redoutables qui, marchant par les plaines marécageuses
et les montagnes abruptes, ne cherchaient autre chose quà
exterminer tous les siens. Il voyageait légèrement
chargé : une fourrure de peau de lapin pour la nuit,
un rifle qui se chargeait par le canon et quelques livres
de saumon séché au soleil formaient tout son
bagage. Il aurait été étonné
quune tribu entière, hommes, femmes, enfants
et vieux, pût marcher si rapidement, sil navait
pas connu la terreur qui les chassait.
Cétait
à lépoque où les Russes occupaient
lAlaska, alors que le xixème siècle
navait parcouru que la moitié de son cours,
que Negore partit sur les traces de sa tribu en fuite, quil
rejoignit un soir dété, près
des sources du Peelat. Quoiquon fût aux environs
de minuit, il faisait plein jour lorsquil traversa
le misérable camp. Beaucoup le virent, tous le connaissaient
; mais les saluts quil reçut furent froids
et peu nombreux.
Negore le lâche, entendit-il dire en riant à
Illiha, une jeune femme ; et Sun-ne, la fille de sa sur,
rit avec elle.
Une
colère noire lui rongeait le cur ; mais il
nen fit rien paraître alors quil passait
parmi les feux de camp, jusquau bivouac où
un vieil homme était assis. Une jeune femme massait
de ses doigts habiles les muscles fatigués des jambes
du vieillard. Celui-ci releva une figure daveugle
et écouta de toutes ses oreilles craquer une branche
morte sous le pied de Negore.
Qui vient ? demanda-t-il dune voix grêle et
tremblante.
Le
visage de Negore était sans expression ; pendant
de longues minutes il resta debout, dans lattente.
Le vieillard avait laissé retomber sa tête
sur sa poitrine. La jeune femme à genoux pressait
et pinçait les muscles affaiblis, et sa tête
penchée était comme cachée dans le
nuage de sa riche chevelure noire. Negore regarda le corps
agile qui ployait aux hanches tel celui dun lynx,
souple comme une jeune branche de saule, tout en étant
fort comme la jeunesse seule est forte. Il regarda et sentit
un grand désir qui ressemblait à la faim et
dit :
Ny a-t-il pas daccueil pour Negore qui, absent
depuis longtemps, revient maintenant ?
Elle
le regarda froidement : le vieillard se mit à rire
tout bas comme font les vieux.
Oona, tu es ma femme, dit Negore élevant une voix
chargée de menace.
Elle
se leva de toute sa hauteur avec la rapidité et laisance
dune chatte, les yeux brillants et les narines palpitantes
comme celles dune biche.
Je devais être ta femme, Negore, mais tu es un lâche,
la fille du vieux Kinoos ne sallie pas avec un lâche.
Elle
lui ferma la bouche dun geste de commandement alors
quil allait parler.
Le vieux Kinoos et moi, nous sommes arrivés parmi
vous, venant dune terre étrangère. Ta
tribu nous a réchauffés sans demander doù
nous venions ni pourquoi nous étions venus. Ils croyaient
que le vieux Kinoos avait perdu ses yeux de vieillesse ;
Kinoos et moi le leur avons laissé croire. Le vieux
Kinoos est un homme brave, mais il na jamais été
un vantard. Et maintenant, quand je taurai dit comment
la cécité lui est venue, tu sauras, sans poser
de questions, pourquoi la fille de Kinoos ne peut élever
les enfants dun lâche tel que toi.
Une
fois encore, elle arrêta les paroles quil avait
à la bouche.
Sache, Negore, que si tu mettais bout à bout tous
les voyages dans ce pays, tu narriverais pas à
Sitka linconnue, sur la grande mer salée. Là
il y a beaucoup de Russes, et leur loi est dure. De Sitka,
le vieux Kinoos, qui était alors jeune, sest
enfui avec moi, qui étais une enfant, en memportant
dans ses bras, vers les îles au milieu de la mer.
La mort de ma mère est à lorigine de
son malheur ; un Russe tué dun épieu
qui lui a traversé le dos et la poitrine, cest
lhistoire de la vengeance de Kinoos.
Mais
partout où nous fuyions et aussi loin que nous allions,
nous trouvions toujours le Russe détesté.
Kinoos navait pas peur, mais la vue des Russes lui
faisait mal aux yeux. Cest pourquoi nous allions toujours
plus loin, au travers des mers et des années, jusquà
notre arrivée à la mer du Grand-Brouillard,
Negore, dont tu as entendu parler, mais que tu nas
jamais vue. Nous vivions parmi maints peuples, et jai
grandi : Kinoos vieilli na pas pris dautre femme
et moi je nai pas pris de mari.
Enfin
nous sommes arrivés à Pastolik où le
Yukon se noie dans la mer du Grand-Brouillard. Là,
nous avons vécu longtemps parmi les hommes qui haïssaient
les Russes. Mais parfois ces Russes venaient dans de grands
bateaux et demandaient aux gens de Pastolik de leur montrer
les îles innombrables du Yukon aux bouches nombreuses.
Et quelquefois les hommes quils prenaient pour les
guider ne revenaient pas, si bien que les gens sont entrés
en fureur et préparèrent un plan.
Ainsi,
quand un bateau est arrivé, le vieux Kinoos sest
avancé et a dit quil montrerait le chemin.
Il était déjà un vieil homme et ses
cheveux étaient blancs ; mais il navait pas
peur. Et il était rusé, car il a mené
le bateau là où la mer a un courant qui va
vers la terre et où les vagues blanches battent une
montagne appelée Romanoff. La mer a entraîné
le bateau au milieu des vagues blanches et lui a ouvert
les flancs. Alors sont arrivés tous les gens de Pastolik
(cétait là leur plan) avec leurs épieux
de guerre, leurs flèches et des fusils. Mais dabord
les Russes ont crevé les yeux du vieux Kinoos afin
quil ne les guide jamais plus. Puis ils se sont battus
avec le peuple de Pastolik, là où les vagues
étaient blanches.
Le
chef de ces Russes était un certain Ivan ; cest
lui qui avec ses deux pouces a enlevé les yeux de
Kinoos. Cest lui qui a lutté pour passer au
travers des vagues blanches avec les deux hommes qui lui
restaient de toute sa troupe ; et il est parti vers le nord,
le long de la côte de la mer du Grand-Brouillard.
Kinoos était sage : il ne pouvait plus voir et était
impuissant comme un enfant. Il sest enfui loin de
la mer en remontant le grand Yukon, jusquà
Nulato, et je lai accompagné.
«
Voilà ce qua fait mon père Kinoos, un
vieillard. Mais qua fait le jeune homme Negore ? »
Une
fois encore elle lui imposa silence.
À Nulato, devant les portes du grand fort, il y a
à peine quelques jours, jai vu de mes yeux
Ivan, le Russe, celui qui a crevé les yeux de mon
père, te cingler de son fouet et te battre comme
un chien. Cela, je lai vu, et jai su que tu
étais un lâche. Mais cette nuit-là,
je ne tai pas vu quand tous les tiens, même
les garçons qui ne sont pas encore en âge dêtre
chasseurs, sont tombés sur les Russes et les ont
tous tués.
Pas Ivan, dit Negore calmement. Il est même à
nos trousses, et avec lui beaucoup de Russes qui viennent
darriver par mer.
Oona
ne fit pas deffort pour cacher sa surprise et son
chagrin en apprenant quIvan nétait pas
mort, et continua :
Le jour, jai su que tu étais un lâche
; la nuit, alors que tous se battaient, même les jeunes
garçons, je ne tai pas vu et jai compris
que tu étais doublement lâche.
As-tu fini ? complètement fini ? demanda Negore.
Elle
secoua la tête et le regarda de côté,
comme étonnée de ce quil eût quelque
chose à dire.
Sache donc que Negore nest pas lâche, dit-il,
et sa voix était très basse et calme. Sache
que lorsque je nétais encore quun garçon,
jai voyagé seul jusquà lendroit
où le Yukon se noie dans la mer du Grand-Brouillard.
Je suis allé jusquà Pastolik, même
plus loin, dans le nord, le long du rivage de la mer. Cela
je lai fait, étant gamin, et je nétais
pas lâche. Je nétais pas lâche
non plus lorsque, jeune homme, jai voyagé tout
seul, en remontant le Yukon plus loin que personne, si loin
que jai rencontré un peuple différent
à visage blanc, qui vit dans un grand fort et qui
parle une langue différente de celle des Russes.
Jai aussi tué le grand ours dans le district
de Tanana, là où personne de ma tribu na
jamais été. Je me suis battu tout seul contre
les Naklukyets, et les Kaltags et les Sticks dans les régions
lointaines. Ces faits quaucun homme ne connaît,
je les raconte pour moi. Laisse ma tribu parler de moi,
et de ce quelle ma vu faire. Elle ne dira pas
que Negore est un lâche.
Il
termina plein de fierté et attendit.
Ces choses-là sont arrivées avant ma venue
dans le pays, dit-elle, je les ignore. Mais je sais ce que
je sais, et je tai vu fouetté comme un chien
le jour, et la nuit je ne tai pas vu au moment où
le grand fort brûlait et que les hommes tuaient et
étaient tués. De plus, les tiens tappellent
Negore le lâche. Cest désormais ton nom
: Negore le lâche.
Ce nest pas un beau nom, grogna le vieux Kinoos.
Kinoos, tu ne comprends pas, dit doucement Negore, mais
je vais texpliquer. Sache que jétais
à la chasse à lours en compagnie de
Kamo-tah, le fils de ma mère, et Kamo-tah sest
battu avec un grand ours. Nous navions plus de viande
depuis trois jours, et Kamo-tah navait pas le bras
fort ni le pied agile.
Et
le grand ours la broyé comme ça, à
faire craquer ses os comme du bois mort. Cest ainsi
que je lai trouvé, très malade et geignant
à terre. Comme il ny avait pas de viande, je
ne pouvais rien tuer pour lui donner à manger.
Alors
jai dit : « Je vais aller à Nulato te
chercher de la nourriture et des hommes forts pour te porter
au camp. » Et Kamo-tah a dit : « Va à
Nulato et apporte-moi de la nourriture, mais ne raconte
à personne ce qui mest arrivé. Quand
jaurai mangé et que jaurai repris des
forces, je tuerai cet ours. Alors je retournerai à
Nulato avec honneur, et personne ne pourra rire en disant
que Kamo-tah a été vaincu par un ours. »
Jai
suivi les recommandations de mon frère et quand,
à mon retour à Nulato, Ivan le Russe ma
cinglé de son fouet à chiens, jai su
que je ne devais pas me battre. Car personne ne savait que
Kamo-tah était malade, geignant et affamé.
Si je métais battu avec Ivan et si javais
été tué, mon frère lui aussi
serait mort. Cest pourquoi, Oona, tu mas vu
battu comme un chien. Puis jai entendu les «
Shamans » et les chefs dire que les Russes avaient
apporté une maladie étrange dans la tribu,
quils avaient tué nos hommes et violé
nos femmes, et que le pays devait être purifié.
Comme je le dis, jai entendu ce quon racontait
; jai compris quils y étaient bien décidés,
et que cette nuit-là, les Russes seraient tués.
Mais il y avait mon frère Kamo-tah malade et geignant
et sans viande. Je ne pouvais donc pas rester et combattre
avec les hommes et les garçons.
Jai
pris avec moi de la viande et du poisson, et les marques
du fouet dIvan, et jai retrouvé Kamo-tah
; il ne geignait plus : il était mort. Alors, je
suis retourné à Nulato, et il ny avait
plus de Nulato ; rien que des cendres là où
était le grand fort, et les cadavres de beaucoup
dhommes. Et jai vu les Russes remonter le Yukon
en bateau, venant de la mer, en grand nombre, et jai
vu Ivan sortir de sa cachette et parler avec eux. Le jour
suivant, jai vu Ivan qui les menait sur les traces
de la tribu. À cette heure, ils sont sur notre route,
et me voilà, moi Negore, et je ne suis pas un lâche.
Cest une histoire que jentends, dit Oona, dune
voix cependant plus douce quauparavant. Kamo-tah est
mort et ne peut pas parler pour toi, et je ne sais que ce
que je sais. Il faut que de mes propres yeux je reconnaisse
que tu nes pas un lâche.
Negore
fit un geste dimpatience.
Il y a différents moyens, ajouta-elle. Es-tu prêt
à faire autant que le vieux Kinoos a fait ?
Il
hocha la tête et attendit.
Daprès ce que tu dis, ces Russes sont encore
à notre poursuite. Montre-leur le chemin, Negore,
comme le vieux Kinoos la fait autrefois, de manière
quils viennent sans être préparés
à lendroit où nous les attendrons, à
un passage au milieu des rochers. Tu sais, lendroit
où la paroi est haute et brisée. Alors nous
les détruirons tous, même Ivan. Ils grimperont
la muraille comme des mouches et quand ils seront à
mi-chemin, nos hommes tomberont sur eux den haut et
de chaque côté avec des épieux, des
flèches et des fusils. Les femmes et les enfants,
du sommet, détacheront de gros rochers quils
pousseront sur eux. Ce sera un grand jour, car tous les
Russes seront tués, le pays sera nettoyé et
Ivan même sera tué, lui qui a crevé
les yeux de mon père, lui qui ta cinglé
de son fouet à chiens. Et il mourra comme un chien
enragé, le souffle écrasé sous les
rochers. Et quand le combat commencera, ce sera toi, Negore,
de ramper sans te laisser voir pour nêtre pas
tué.
Eh bien, répondit-il, Negore leur montrera le chemin.
Et après ?
Alors, je serai ta femme, la femme de Negore, la femme de
lhomme brave. Et tu chasseras de la viande pour moi
et le vieux Kinoos et je cuirai ta nourriture et je te coudrai
des peaux chaudes et solides et te ferai des mocassins à
la façon de mon peuple qui est meilleure que celle
de ton peuple. Et comme je lai dit, Negore, je serai
ta femme, toujours ta femme, et je rendrai ta vie joyeuse.
Chacun de tes jours sera une chanson et un rire et tu verras
quOona est différente des autres femmes, car
elle a voyagé au loin, vécu dans des pays
étranges ; elle connaît les hommes et les façons
de leur plaire. Et dans ta vieillesse, elle te rendra encore
heureux, et le souvenir que tu garderas delle, alors
que tu avais ta force, te sera doux, car tu sauras quelle
a toujours été pour toi la paix et le repos
et quelle a été une femme entre les
autres femmes.
Cest bien, dit Negore. (Et la faim quil avait
delle lui rongeait le cur, et ses bras se tendaient
vers elle comme ceux dun affamé se tendent
vers la nourriture.)
Quand tu auras montré le chemin, Negore, dit-elle
durement. (Mais ses yeux étaient doux et pleins de
passion, et il savait quelle le regardait comme jamais
femme ne lavait regardé auparavant.)
Cest bien, dit-il dun ton résolu en tournant
sur ses talons. Je vais maintenant parler aux chefs pour
quils sachent que je pars montrer le chemin aux Russes.
Negore ! mon homme, mon homme ! se dit-elle alors quelle
le regardait séloigner ; mais elle le dit si
bas que même le vieux Kinoos ne lentendit pas.
Pourtant,
le vieillard, étant donné sa cécité,
avait loreille très fine.
Trois
jours plus tard, ayant, malgré sa ruse, mal caché
sa retraite, Negore fut déniché comme un rat
et traîné devant Ivan, Ivan le Terrible comme
le nommaient les hommes de sa suite. Negore était
armé dun pauvre épieu à pointe
dos et tenait sa fourrure de lapin serrée sur
son corps ; et bien que la journée fût chaude,
il tremblait comme sil avait la fièvre. Il
secoua la tête pour montrer quil ne comprenait
pas ce que lui disait Ivan, et indiqua quil était
très fatigué et malade et quil ne désirait
que sasseoir et se reposer. Et il mettait la main
sur son ventre pour montrer quil était malade,
et quil grelottait de tous ses membres.
Mais
Ivan avait avec lui un homme de Pastolik qui parlait la
langue de Negore. Les questions quon lui posa sur
sa tribu furent vaines et nombreuses. Enfin lhomme
de Pastolik qui sappelait Karduk dit :
Cest lordre dIvan que tu sois fouetté
jusquà ce que tu meures, si tu ne parles pas.
Et sache, frère étranger, que lorsque je te
dis que lordre dIvan est loi, je suis ton ami
et non celui dIvan. Cest contre mon gré
que je suis venu de mon pays près de la mer, et je
désire garder la vie sauve, cest pourquoi jobéis
à la volonté de mon maître, comme tu
lui obéiras, frère étranger, si tu
es sage et si tu désires vivre.
Non, frère étranger, dit Negore, je ne sais
pas de quel côté est allée ma tribu
; jétais malade et ils se sont enfuis si vite
que mes jambes se sont dérobées sous moi et
je suis resté en arrière.
Negore
attendit pendant que Karduk causait avec Ivan ; puis Negore
saperçut que le visage du Russe sassombrissait,
et il vit les hommes venir de son côté en faisant
claquer les lanières de leurs fouets. Alors saisi
dune peur panique, il cria tout haut quil était
malade, quil ne savait rien, mais quil disait
ce quil savait. Et après quil eut parlé,
Ivan donna lordre à ses hommes davancer
; de chaque côté de Negore les hommes armés
de fouets marchaient pour lempêcher de se sauver.
Il tenta de faire comprendre quil était faible
à cause de sa maladie, et quand il chancelait et
marchait moins vite queux, ils abattaient les lanières
de leurs fouets sur lui jusquà ce quil
criât de douleur et retrouvât une force nouvelle.
Et quand Karduk lui dit que tout irait bien une fois quon
aurait rejoint sa tribu, il demanda : « Alors, est-ce
que je pourrai me reposer et ne plus bouger ? »
Et
sans cesse il demandait : « Alors, est-ce que je pourrai
me reposer et ne plus bouger ? »
Épuisé,
les yeux ternes, il regarda autour de lui ; il remarqua
le nombre de soldats quavait Ivan et constata avec
satisfaction que celui-ci ne reconnaissait pas en lui lhomme
quil avait flagellé devant les portes du fort.
Il y avait des chasseurs de Slavonie, à la peau blanche
et aux muscles puissants ; des Finlandais petits et trapus
qui avaient le nez plat et la figure ronde ; des demi-sang
sibériens au nez en bec daigle ; des hommes
maigres, les yeux bridés, qui avaient dans les veines
du sang mongol et tartare aussi bien que du sang slave.
Ils étaient tous des aventuriers sauvages et destructeurs,
venus des pays lointains, de lautre côté
de la mer de Behring, qui dévastaient par le fer
et par le feu le monde inconnu et nouveau dont ils pillaient
la richesse en peaux et en fourrures. Negore les regarda
dun il content et dans son imagination les vit
écrasés, exterminés dans le passage
des rochers. Et il voyait sans cesse dans cette même
gorge le visage et la silhouette dOona, et sans cesse
il entendait sa voix et ressentait le chaud regard de ses
yeux. Mais pas un instant il noubliait de grelotter
ni de chanceler à tous les accidents de la route,
ni de crier sous la morsure du fouet. De plus, il avait
peur de Karduk car il savait que ce nétait
pas un homme digne de confiance : il avait lil
faux et la langue agile, une langue trop bien pendue, pensait-il,
pour la maladresse des paroles honnêtes.
Ils
marchèrent tout le jour. Le lendemain lorsque Karduk
linterrogea sur lordre dIvan, il dit quil
doutait quon rejoignît sa tribu avant le jour
suivant ; mais Ivan ne croyait plus en rien, car le vieux
Kinoos lavait une fois guidé vers le chemin
qui conduisait à leau blanche décume
et à la bataille sanglante. Aussi lorsquils
arrivèrent au défilé parmi les rochers,
il arrêta ses quarante hommes et demanda par lentremise
de Karduk si le chemin était libre.
Negore
accorda un rapide coup dil au défilé.
Cétait un immense éboulis détaché
de la muraille de rocher et qui, recouvert de buissons et
de plantes grimpantes, aurait pu cacher plusieurs tribus.
Il
secoua la tête.
Non, il ny a rien, fit-il, le chemin est ouvert.
Ivan
parla de nouveau à Karduk et Karduk dit :
Sache, frère étranger, que si tes paroles
ne sont pas vraies et que si ta tribu bloque le passage
et attaque Ivan et ses hommes, tu mourras sur-le-champ.
Ma parole est droite, assura Negore, le chemin est libre.
Comme
Ivan doutait encore, il ordonna à deux de ses chasseurs
slavons davancer seuls ; deux autres hommes, sur son
ordre, se placèrent de chaque côté de
Negore. Ils braquèrent leurs fusils contre sa poitrine
et attendirent. Tous attendirent ; et Negore savait que
si une flèche volait ou si une lance était
jetée, la mort serait pour lui. Les deux Slavons
montèrent en avant, et à mesure de leur ascension
leurs silhouettes samenuisaient ; quand, arrivés
en haut, ils agitèrent leurs chapeaux pour faire
signe que tout allait bien, on aurait dit deux points noirs
sur lhorizon. Les fusils furent écartés
de la poitrine de Negore, et Ivan commanda à ses
hommes de se mettre en route. Ivan était silencieux,
perdu dans ses pensées. Pendant une heure il marcha
comme intrigué, puis demanda à Negore par
lintermédiaire de Karduk :
Comment savais-tu que la route était libre après
lavoir examinée si peu de temps ?
Negore
songea aux petits oiseaux quil avait vus perchés
parmi les rochers et sur les buissons, et il sourit, cétait
si simple ; mais il haussa les épaules et ne répondit
pas, car il songeait aussi à un autre passage parmi
les rochers quon allait bientôt emprunter et
doù les petits oiseaux seraient tous partis.
Il était content que Karduk fût venu de la
mer du Grand-Brouillard où il ny a ni arbres
ni buissons et où les hommes apprennent les choses
de la mer, non celles de la terre et de la forêt.
Trois
heures plus tard, alors que le soleil était au-dessus
de leur tête, ils arrivèrent à un autre
passage dans les rochers, Karduk dit :
Regarde de tous tes yeux, frère étranger,
et vois si le chemin est libre. Ivan ne va pas attendre
cette fois que deux hommes aillent en avant.
Negore
fit le guet, pendant que les deux hommes à ses côtés
avaient le canon de leur fusil braqué contre sa poitrine.
Il constata que les petits oiseaux étaient partis,
et vit une fois la réflexion du soleil sur un canon
de fusil. Et il pensa à Oona et à ses paroles
: « Lorsque le combat commencera, il faudra que tu
disparaisses discrètement, pour ne pas être
tué. »
Il
sentit les deux fusils appuyés contre sa poitrine
; cela nétait pas dans le plan quelle
avait conçu ; il ne pourrait pas séchapper,
il serait le premier à mourir dès que le combat
commencerait.
Le chemin est libre, dit-il dune voix ferme, feignant
toujours davoir les yeux troublés et de grelotter
de maladie.
Et
ils partirent, Ivan et ses quarante hommes des contrées
dau-delà de la mer de Behring ; et Karduk,
lhomme de Pastolik, et Negore qui avait toujours les
deux fusils braqués contre lui. Ce fut une longue
ascension ; ils ne pouvaient aller vite, mais il semblait
à Negore quils atteignaient très rapidement
la moitié du chemin.
Un
coup de fusil partit des rochers à droite et Negore
entendit le cri de guerre de sa tribu. Pendant un moment,
il vit les rochers et les buissons animés par les
siens. Puis il se sentit déchiré par une flamme
brûlante qui transperça tout son être,
et alors quil tombait il connut lagonie de la
vie qui sarrache de la chair pour se libérer.
Mais
il retint sa vie avec la griffe dun avare et refusa
de la lâcher. Il respirait encore lair qui mordait
ses poumons avec une douceur douloureuse. Aveugle et sourd
par instants, il percevait quelques brefs éclats
de lumière, et entendait des sons confus. Il vit
les chasseurs dIvan tomber, et ses propres frères,
en plein carnage, qui remplissaient lair du tumulte
de leurs voix, et de leurs armes, et au sommet du passage
les femmes et les enfants détachant de gros rochers
qui bondissaient comme des choses animées et tombaient
avec fracas.
Le
soleil dansait au-dessus de lui dans le ciel, les grandes
murailles chancelèrent et sabattirent, alors
que sa vue et son ouïe continuaient à faiblir.
Et quand le grand Ivan tomba en travers de ses jambes, jeté
là sans vie, écrasé par un roc, il
se rappela les yeux aveugles du vieux Kinoos et fut heureux.
Puis
les sons moururent, les fragments de roches ne tombèrent
plus et il vit les gens de sa tribu savancer petit
à petit, achevant les blessés sur leur passage.
Près de lui, il entendit la lutte livrée par
un puissant Slave qui ne voulait pas mourir et que les épieux
avaient renversé.
Puis
il aperçut au-dessus de lui le visage dOona
et sentit ses bras autour de lui et, pendant un instant,
le soleil sarrêta et les grandes murailles restèrent
droites et immobiles. « Tu es un homme brave, Negore.
» Il lentendit lui dire à loreille
:
Tu es mon homme, Negore.
Et
durant cet instant, il vécut toute une existence
de joie, de rire et de chansons dont elle lui avait parlé,
et comme le soleil quittait le ciel, il sut que le souvenir
quil gardait delle était doux, comme
sil avait été un vieillard.
Et
même alors que le souvenir se fondait et mourait dans
lobscurité qui le couvrait, il connut entre
ses bras laccomplissement de toute la douceur et du
repos quelle lui avait promis. Tandis que la nuit
noire lenveloppait, la tête sur le sein de la
femme, il sentit une grande paix lenvahir, le crépuscule
seffacer, et il entra dans le mystère du silence.