Faire
un volcan de purée
Une fois, on est resté une semaine à l'hôpital.
Là-bas, la purée était tellement fade,
avec une
rivière de lait tout autour ! Parfois aussi, il y
a des purées très molles. C'est assez amusant
de les
manger parce que pour faire un volcan de purée liquide
on fait comme une espèce de moulage
autour des dents de la fourchette. Mais ce n'est pas très
bon, et puis ce n'est pas ça, l'idée de la
purée. Une purée ne doit être ni trop
molle ni trop dure. Disons : douce.
Il faut qu'elle soit lisse, aussi, dans ces petites boules
que Maman appelle des grumeaux.
Et puis, il faut manger la purée seule. Souvent,
on vous donne en même temps de la viande
rouge : le jus se mélange tout de suite à
la purée, et ce marron ne va pas du tout avec le
goût
-d'ailleurs, la sauce change le goût. La purée
seule, avec pas mal de beurre (mais quand même pasune
mare de beurre dans un coin), c'est un délice. C'est
réconfortant, ça glisse et ça réchauffe
tout lecorps. Ah, oui, la chaleur, c'est très important
aussi. Quand on vous sert de la purée, il faut qu'elle
soit beaucoup trop chaude : sinon, vous n'aurez jamais le
temps de faire une galette ou un volcan.
On fait d'abord une galette. On aplatit complètement
la purée, comme si c'était de la pâte
à
tarte. Avec le dos de la fourchette, on commence à
dessiner des rayures, très régulières.
En général, on fait d'abord toute la surface
dans le même sens, puis dans l'autre sens. Ensuite,
quand tout est croisillonné, on trace juste un carré
tout autour : ça ressemble aux galettes de la fête
des Rois. Quelquefois on efface tout et on recommence un
autre quadrillage, avec une grande croix au milieu. A ce
moment-là, on mange deux ou trois bouchées.
La purée quadrillée est encore meilleure,
plus légère, plus fine. Mais on s'arrête
quand même très vite -il faut en garder assez
pour construire un volcan. On fait d'abord une montagne,
au centre de l'assiette. En haut, il faut couper le sommet
d'un petit coup de fourchette, et même creuser un
trou. C'est là qu'on va mettre juste un peu de jus,
si le trou est bien fait, le jus ne va pas se mélanger
avec la purée. On refait les rayures sur les pentes
de la montagne, et on a à peu près une minute
pour s'évader dans ce paysage.
Mange quand même pendant que c'est chaud !
C'est bien de lire un livre qui fait peur
On
est dans sa chambre, c'est l'hiver. Les volets sont bien
fermés. On entend le vent qui
souffle au-dehors. Le parents sont allés se coucher,
eux aussi. Ils croient qu'on a éteint depuis
longtemps. Mais on n'a vraiment pas envie de dormir. On
a juste gardé la lumière de la petite lampe
de chevet qui fait un cercle jusqu'au milieu des couvertures.
Au-delà, l'obscurité de la chambre est de
plus en plus mystérieuse.
On a hésité longtemps avant de choisir le
livre. Agatha Christie ne fait pas peur, on suit trop
l'enquête et on ne fait pas attention au reste. Les
aventures de Sherlock Holmes, c'est mieux, avec
les brouillards, les chiens, les chemins de fer parfois.
Mais il y a trop de dialogues, et Sherlock est si sûr
de lui - on ne peut pas penser qu'il va être vaincu.
Finalement, on a choisi l'Ile au trésor.On a bien
fait. Dès le début du livre, il y a une ambiance
extraordinaire, avec cette auberge près d'une falaise.
C'est toujours la tempête là-bas ; on a l'impression
que c'est toujours de la nuit aussi, avec la mer qui gronde
tout près. Et puis Jim Hawkins, le héros,
se retrouve vite seul avec sa mère à L' Amiral
Benbow.
A sa place, on serait mort de terreur. Le vieux pirate réclame
du rhum et se met en colère
sans qu'on sache pourquoi. Mais le plus effrayant, c'est
quand les autres pirates débarquent dans le pays
à la recherche de leur ancien complice. C'est une
nuit de pleine lune, et l'aveugle donne des coups de canne
sur la route blanche en criant :
N'abandonnez pas le vieux Pew, camarades ! Pas le
vieux Pew !
Il y a une illustration en couleurs avec cette image, du
noir, du mauve, du blanc. C'est un livre
un peu vieux, avec seulement quelques images, il n'y en
aura pas d'autres avant au moins trente
pages. On reste longtemps à regarder celle-là.
Parfois, quand on s'endort, on a peur de devenir
aveugle pendant la nuit, alors on se met dans la peau du
vieux Pew et c'est étrange, parce que en
même temps on a peur qu'il vous donne un coup de canne.
Heureusement, près de soi, on a la petite lumière
bleue du radio-réveil et le poster de Droopy, mais
on a l'impression qu'ils sont partis en Angleterre eux aussi,
au pays du rhum, de la colère et des naufrages. C'est
dangereux de s'endormir là-bas, mais on voudrait
quand même -on dort si bien près du danger,
et les draps sont si chauds, près de la pluie. C'est
bien de se faire peur en lisant L'Ile au trésor.
C'est
bien de faire ses devoirs sur la table de la cuisine.
Pas
tous les jours ; parfois on préfère être
seul, dans sa chambre. Mais certains soirs d'hiver, par
exemple, quand il fait déjà nuit dehors, juste
après le goûter. Sur la toile cirée,
on installe le désordre des cahiers, des crayons
de couleur, des gommes et des bouquins. Les devoirs traînent
un peu. On a commencé par le plus dur, le problème
de maths, mais la troisième question est difficile.
Avec un doigt, on suit le dessin de la toile cirée
: il y a des carreaux rouges et à côté
des petits carreaux bleus qui représentent des moulins
de Hollande. Ce serait bien d'aller là-bas, très
loin, au nord. On reviendrait de l'école en patins
à glace.
- Dépêche-toi un peu ! Après, tu seras
débarrassé, tu pourras lire, ou jouer.
Maman dit des petites phrases comme ça, de temps
en temps, entre un navet et une carotte à éplucher
- on lui a déjà mangé deux carottes
crues et elle a fait semblant de se fâcher. Mais on
n'a pas vraiment envie d'être débarrassé.
Il fait si bon dans la cuisine, et puis il y a ces odeurs
qui se mélangent : l'orange du goûter, les
légumes de la soupe... Tant pis pour les maths. On
y reviendra plus tard. On attaque la leçon d'histoire.
Noblesse, clergé, tiers état. Les mots coulent
bien. Sur le dessin, la Bastille n'est pas si terrible.
Par contre, au Jeu de paume, tous les hommes noirs et gris
ont des yeux farouches, et la scène est plutôt
lugubre.
- Allons, tu dois la savoir, maintenant ! Je t'interroge.
- Attends encore un peu !
On s'en fiche, des états généraux.
Ce qui est bien, c'est de rester sur l'image en rêvant
vaguement à l'ambiance de cette époque-là.
Pourquoi faut-il qu'on cuise les navets ? Pourquoi faut-il
apprendre les révolutions ? On prend une gousse d'ail.
La peau fripée mauve, rose et blanche tombe sur le
livre, légère. On ne sait plus vraiment quelle
heure il peut ëtre. Le dîner est encore loin.
Dans la maison, il y a une agitation tranquille, des petites
phrases sur la journée : -Tu as vu... ? On n'écoute
pas vraiment ce que les parents disent. On n'apprend pas
vraiment ses leçons. On se sent un peu flottant,
comme si on n'existait plus, comme si on devenait la toile
cirée, les légumes de la soupe, le livre d'histoire
- comme si on devenait un soir d'hiver à la maison.
C'est bien, dans les cuisines.
C'est
bien, quand on vient d'annoncer une mauvaise note
On
avait tellement attendu avant d'en parler qu'on pensait
ne plus pouvoir se décider. Il fallait au moins avoir
un bon résultat à donner en même temps,
mais justement on n'avait eu que 10 à l'interro de
vocabulaire qu'on croyait réussie, alors ce 3 en
maths restait tout seul, en travers de la gorge. Toute la
vie en était changée. D'un côté,
cela faisait vivre les choses plus fort. On se disait: "
je vais profiter à fond de mon mercredi chez Sébastien.
Et le soir, au repas, je dirai ma note. " Mais l'après-midi
chez Sébastien n'avait pas été extraordinaire:
il pleuvait, on avait dû faire un Trivial Pursuit
au lieu de jouer dans le jardin.
Le soir, on n'aurait pas pu parler des maths, de toute façon
des amis étaient restés pour le dîner.
Au début, ce n'était pas trop grave, un problème
raté, ça arrive, mais les jours passaient,
et le 3 se promenait sur toutes les idées, tous les
moments: " Mon dernier cours de piano avant d'annoncer
mon 3. " " Mon dernier poulet rôti-frites
avant d'annoncer mon 3. " Bien sûr, on se répète
les phrases des parents, faute avouée est à
moitié pardonnée, il ne faut rien cacher à
ceux qu'on aime, etc. Mais ça, ce sont des mots,
et plus on les répète dans sa tête,
plus ils paraissent froids et vides, inutiles.
Si seulement les parents pouvaient se contenter de vous
punir, dans ces cas-là. Mais on sait bien. Ils disent
: -Au prochain contrôle en dessous de 5, tu seras
privé de télé le mardi soir! S'ils
tenaient le contrat, ce ne serait pas terrible. On serait
embêté, sans plus. Ça serait comme un
marché; on aurait même l'air d'être la
victime Mais les parents ne tiennent pas souvent parole.
Ils oublient de vous punir, et vous, vous restez là,
avec tout le remords. Ils ont de la peine, et vous, vous
n'êtes qu'un enfant gâté qui ne sera
même pas privé de télé.
En fait, le mieux, c'est quand ils vous disent: -je veux
que ce soit la dernière fois, c'est entendu? On fait
très vite " oui, oui ", la tête rentrée
dans les épaules. On a l'air lourd, immobile, mais
à l'intérieur on se sent tout léger.
Au lieu de vivre derniers moments, on va vivre, tout simplement.
On va s'endormir sans problème, avec un album de
BD et il n'y aura plus tous ces 3 en maths qui rentraient
dans le bureau de Gaston, chaque fois que Fantasio se mettait
en colère. C'est bien, quand on vient d'annoncer
une mauvaise note