[L'Auteur désire exprimer ici sa reconnaissance envers
le Traducteur de ce qu'il a remplacé par des parodies
de sa composition quelques parodies de morceaux de poésie
anglais, qui n'avaient de valeur que pour des enfants anglais
; et aussi, de ce qu'il a su donner en jeux de mots français
les équivalents des jeux de mots anglais, dont la
traduction n'était pas possible.]
Notre
barque glisse sur l'onde
Que dorent de brûlants rayons ;
Sa marche lente et vagabonde
Témoigne que des bras mignons,
Pleins d'ardeur, mais encore novices,
Tout fiers de ce nouveau travail,
Mènent au gré de leurs caprices
Les rames et le gouvernail.
Soudain
trois cris se font entendre,
Cris funestes à la langueur
Dont je ne pouvais me défendre
Par ce temps chaud, qui rend rêveur.
" Un conte ! Un conte ! " disent-elles
Toutes d'une commune voix.
Il fallait céder aux cruelles ;
Que pouvais-je, hélas ! contre trois
La
première, d'un ton suprême,
Donne l'ordre de commencer.
La seconde, la douceur même,
Se contente de demander
Des choses à ne pas y croire.
Nous ne fûmes interrompus
Par la troisième, c'est notoire,
Qu'une fois par minute, au plus.
Puis,
muettes, prêtant l'oreille
Au conte de l'enfant rêveur,
Qui va de merveille en merveille
Causant avec l'oiseau causeur ;
Leur esprit suit la fantaisie.
Où se laisse aller le conteur,
Et la vérité tôt oublie
Pour se confier à l'erreur.
Le
conteur (espoir chimérique !)
Cherche, se sentant épuisé,
À briser le pouvoir magique
Du charme qu'il a composé,
Et " Tantôt " voudrait de ce rêve
Finir le récit commencé :
" Non, non, c'est tantôt ! pas de trêve
! "
Est le jugement prononcé.
Ainsi
du pays des merveilles
Se racontèrent lentement
Les aventures sans pareilles,
Incident après incident.
Alors vers le prochain rivage
Où nous devions tous débarquer
Rama le joyeux équipage ;
La nuit commençait à tomber.
Douce
Alice, acceptez l'offrande
De ces gais récits enfantins,
Et tressez-en une guirlande,
Comme on voit faire aux pélerins
De ces fleurs qu'ils ont recueillies,
Et que plus tard, dans l'avenir,
Bien qu'elles soient, hélas ! flétries,
Ils chérissent en souvenir.
CHAPITRE PREMIER.
AU FOND DU TERRIER.
ALICE,
assise auprès de sa sur sur le gazon, commençait
à s'ennuyer de rester là à ne rien
faire ; une ou deux fois elle avait jeté les yeux
sur le livre que lisait sa sur ; mais quoi ! pas d'images,
pas de dialogues ! " La belle avance, " pensait
Alice, " qu'un livre sans images, sans causeries !
"
Elle s'était mise à réfléchir,
(tant bien que mal, car la chaleur du jour l'endormait et
la rendait lourde,) se demandant si le plaisir de faire
une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever
et de cueillir les fleurs, quand tout à coup un lapin
blanc aux yeux roses passa près d'elle.
Il n'y avait rien là de bien étonnant, et
Alice ne trouva même pas très-extraordinaire
d'entendre parler le Lapin qui se disait : " Ah ! j'arriverai
trop tard ! " (En y songeant après, il lui sembla
bien qu'elle aurait dû s'en étonner, mais sur
le moment cela lui avait paru tout naturel.) Cependant,
quand le Lapin vint à tirer une montre de son gousset,
la regarda, puis se prit à courir de plus belle,
Alice sauta sur ses pieds, frappée de cette idée
que jamais elle n'avait vu de lapin avec un gousset et une
montre. Entraînée par la curiosité elle
s'élança sur ses traces à travers le
champ, et arriva tout juste à temps pour le voir
disparaître dans un large trou au pied d'une haie.
Un instant après, Alice était à la
poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer comment
elle en sortirait.
Pendant un bout de chemin le trou allait tout droit comme
un tunnel, puis tout à coup il plongeait perpendiculairement
d'une façon si brusque qu'Alice se sentit tomber
comme dans un puits d'une grande profondeur, avant même
d'avoir pensé à se retenir.
De deux choses l'une, ou le puits était vraiment
bien profond, ou elle tombait bien doucement ; car elle
eut tout le loisir, dans sa chute, de regarder autour d'elle
et de se demander avec étonnement ce qu'elle allait
devenir. D'abord elle regarda dans le fond du trou pour
savoir où elle allait ; mais il y faisait bien trop
sombre pour y rien voir. Ensuite elle porta les yeux sur
les parois du puits, et s'aperçut qu'elles étaient
garnies d'armoires et d'étagères ; çà
et là, elle vit pendues à des clous des cartes
géographiques et des images. En passant elle prit
sur un rayon un pot de confiture portant cette étiquette,
" MARMELADE D'ORANGES. " Mais, à son grand
regret, le pot était vide : elle n'osait le laisser
tomber dans la crainte de tuer quelqu'un ; aussi s'arrangea-t-elle
de manière à le déposer en passant
dans une des armoires.
" Certes, " dit Alice, " après une
chute pareille je ne me moquerai pas mal de dégringoler
l'escalier ! Comme ils vont me trouver brave chez nous !
Je tomberais du haut des toits que je ne ferais pas entendre
une plainte. " (Ce qui était bien probable.)
Tombe, tombe, tombe ! " Cette chute n'en finira donc
pas ! Je suis curieuse de savoir combien de milles j'ai
déjà faits, " dit-elle tout haut. "
Je dois être bien près du centre de la terre.
Voyons donc, cela serait à quatre mille milles de
profondeur, il me semble. " (Comme vous voyez, Alice
avait appris pas mal de choses dans ses leçons ;
et bien que ce ne fût pas là une très-bonne
occasion de faire parade de son savoir, vu qu'il n'y avait
point d'auditeur, cependant c'était un bon exercice
que de répéter sa leçon.) " Oui,
c'est bien à peu près cela ; mais alors à
quel degré de latitude ou de longitude est-ce que
je me trouve ? " (Alice n'avait pas la moindre idée
de ce que voulait dire latitude ou longitude, mais ces grands
mots lui paraissaient beaux et sonores.)
Bientôt elle reprit : " Si j'allais traverser
complétement la terre ? Comme ça serait drôle
de se trouver au milieu de gens qui marchent la tête
en bas. Aux Antipathies, je crois. " (Elle n'était
pas fâchée cette fois qu'il n'y eût personne
là pour l'entendre, car ce mot ne lui faisait pas
l'effet d'être bien juste.) " Eh mais, j'aurai
à leur demander le nom du pays. - Pardon, Madame,
est-ce ici la Nouvelle-Zemble ou l'Australie ? " -
En même temps elle essaya de faire la révérence.
(Quelle idée ! Faire la révérence en
l'air ! Dites-moi un peu, comment vous y prendriez-vous
?) " Quelle petite ignorante ! pensera la dame quand
je lui ferai cette question. Non, il ne faut pas demander
cela ; peut-être le verrai-je écrit quelque
part. "
Tombe, tombe, tombe ! - Donc Alice, faute d'avoir rien de
mieux à faire, se remit à se parler : "
Dinah remarquera mon absence ce soir, bien sûr. "
(Dinah c'était son chat.) " Pourvu qu'on n'oublie
pas de lui donner sa jatte de lait à l'heure du thé.
Dinah, ma minette, que n'es-tu ici avec moi ? Il n'y a pas
de souris dans les airs, j'en ai bien peur ; mais tu pourrais
attraper une chauve-souris, et cela ressemble beaucoup à
une souris, tu sais. Mais les chats mangent-ils les chauves-souris
? " Ici le sommeil commença à gagner
Alice. Elle répétait, à moitié
endormie : " Les chats mangent-ils les chauves-souris
? Les chats mangent-ils les chauves-souris ? " Et quelquefois
: " Les chauves-souris mangent-elles les chats ? "
Car vous comprenez bien que, puisqu'elle ne pouvait répondre
ni à l'une ni à l'autre de ces questions,
peu importait la manière de les poser. Elle s'assoupissait
et commençait à rêver qu'elle se promenait
tenant Dinah par la main, lui disant très-sérieusement
: " Voyons, Dinah, dis-moi la vérité,
as-tu jamais mangé des chauves-souris ? " Quand
tout à coup, pouf ! la voilà étendue
sur un tas de fagots et de feuilles sèches, - et
elle a fini de tomber.
Alice ne s'était pas fait le moindre mal. Vite elle
se remet sur ses pieds et regarde en l'air ; mais tout est
noir là-haut. Elle voit devant elle un long passage
et le Lapin Blanc qui court à toutes jambes. Il n'y
a pas un instant à perdre ; Alice part comme le vent
et arrive tout juste à temps pour entendre le Lapin
dire, tandis qu'il tourne le coin : " Par ma moustache
et mes oreilles, comme il se fait tard ! " Elle n'en
était plus qu'à deux pas : mais le coin tourné,
le Lapin avait disparu. Elle se trouva alors dans une salle
longue et basse, éclairée par une rangée
de lampes pendues au plafond.
Il y avait des portes tout autour de la salle : ces portes
étaient toutes fermées, et, après avoir
vainement tenté d'ouvrir celles du côté
droit, puis celles du côté gauche, Alice se
promena tristement au beau milieu de cette salle, se demandant
comment elle en sortirait.
Tout à coup elle rencontra sur son passage une petite
table à trois pieds, en verre massif, et rien dessus
qu'une toute petite clef d'or. Alice pensa aussitôt
que ce pouvait être celle d'une des portes ; mais
hélas ! soit que les serrures fussent trop grandes,
soit que la clef fût trop petite, elle ne put toujours
en ouvrir aucune. Cependant, ayant fait un second tour,
elle aperçut un rideau placé très-bas
et qu'elle n'avait pas vu d'abord ; par derrière
se trouvait encore une petite porte à peu près
quinze pouces de haut ; elle essaya la petite clef d'or
à la serrure, et, à sa grande joie, il se
trouva qu'elle y allait à merveille. Alice ouvrit
la porte, et vit qu'elle conduisait dans un étroit
passage à peine plus large qu'un trou à rat.
Elle s'agenouilla, et, jetant les yeux le long du passage,
découvrit le plus ravissant jardin du monde. Oh !
Qu'il lui tardait de sortir de cette salle ténébreuse
et d'errer au milieu de ces carrés de fleurs brillantes,
de ces fraîches fontaines ! Mais sa tête ne
pouvait même pas passer par la porte. " Et quand
même ma tête y passerait, " pensait Alice,
" à quoi cela servirait-il sans mes épaules
? Oh ! que je voudrais donc avoir la faculté de me
fermer comme un télescope ! Ça se pourrait
peut-être, si je savais comment m'y prendre. "
Il lui était déjà arrivé tant
de choses extraordinaires, qu'Alice commençait à
croire qu'il n'y en avait guère d'impossibles.
Comme cela n'avançait à rien de passer son
temps à attendre à la petite porte, elle retourna
vers la table, espérant presque y trouver une autre
clef, ou tout au moins quelque grimoire donnant les règles
à suivre pour se fermer comme un télescope.
Cette fois elle trouva sur la table une petite bouteille
(qui certes n'était pas là tout à l'heure).
Au cou de cette petite bouteille était attachée
une étiquette en papier, avec ces mots " BUVEZ-MOI
" admirablement imprimés en grosses lettres.
C'est bien facile à dire " Buvez-moi, "
mais Alice était trop fine pour obéir à
l'aveuglette. " Examinons d'abord, " dit-elle,
" et voyons s'il y a écrit dessus " Poison
" ou non. " Car elle avait lu dans de jolis petits
contes, que des enfants avaient été brûlés,
dévorés par des bêtes féroces,
et qu'il leur était arrivé d'autres choses
très-désagréables, tout cela pour ne
s'être pas souvenus des instructions bien simples
que leur donnaient leurs parents : par exemple, que le tisonnier
chauffé à blanc brûle les mains qui
le tiennent trop longtemps ; que si on se fait au doigt
une coupure profonde, il saigne d'ordinaire ; et elle n'avait
point oublié que si l'on boit immodérément
d'une bouteille marquée " Poison " cela
ne manque pas de brouiller le cur tôt ou tard.
Cependant, comme cette bouteille n'était pas marquée
" Poison, " Alice se hasarda à en goûter
le contenu, et le trouvant fort bon, (au fait c'était
comme un mélange de tarte aux cerises, de crême,
d'ananas, de dinde truffée, de nougat, et de rôties
au beurre,) elle eut bientôt tout avalé.
" Je me sens toute drôle, " dit Alice, "
on dirait que je rentre en moi-même et que je me ferme
comme un télescope. " C'est bien ce qui arrivait
en effet. Elle n'avait plus que dix pouces de haut, et un
éclair de joie passa sur son visage à la pensée
qu'elle était maintenant de la grandeur voulue pour
pénétrer par la petite porte dans ce beau
jardin. Elle attendit pourtant quelques minutes, pour voir
si elle allait rapetisser encore. Cela lui faisait bien
un peu peur. " Songez donc, " se disait Alice,
" je pourrais bien finir par m'éteindre comme
une chandelle. Que deviendrais-je alors ? " Et elle
cherchait à s'imaginer l'air que pouvait avoir la
flamme d'une chandelle éteinte, car elle ne se rappelait
pas avoir jamais rien vu de la sorte.
Un moment après, voyant qu'il ne se passait plus
rien, elle se décida à aller de suite au jardin
; mais hélas, pauvre Alice ! en arrivant à
la porte, elle s'aperçut qu'elle avait oublié
la petite clef d'or. Elle revint sur ses pas pour la prendre
sur la table. Bah ! impossible d'atteindre à la clef
qu'elle voyait bien clairement à travers le verre.
Elle fit alors tout son possible pour grimper le long d'un
des pieds de la table, mais il était trop glissant
; et enfin, épuisée de fatigue, la pauvre
enfant s'assit et pleura.
" Allons, à quoi bon pleurer ainsi, " se
dit Alice vivement. " Je vous conseille, Mademoiselle,
de cesser tout de suite ! " Elle avait pour habitude
de se donner de très-bons conseils (bien qu'elle
les suivît rarement), et quelquefois elle se grondait
si fort que les larmes lui en venaient aux yeux ; une fois
même elle s'était donné des tapes pour
avoir triché dans une partie de croquet qu'elle jouait
toute seule ; car cette étrange enfant aimait beaucoup
à faire deux personnages. " Mais, " pensa
la pauvre Alice, " il n'y a plus moyen de faire deux
personnages, à présent qu'il me reste à
peine de quoi en faire un. "
Elle aperçut alors une petite boîte en verre
qui était sous la table, l'ouvrit et y trouva un
tout petit gâteau sur lequel les mots " MANGEZ-MOI
" étaient admirablement tracés avec des
raisins de Corinthe. " Tiens, je vais le manger, "
dit Alice : " si cela me fait grandir, je pourrai atteindre
à la clef ; si cela me fait rapetisser, je pourrai
ramper sous la porte ; d'une façon ou de l'autre,
je pénétrerai dans le jardin, et alors, arrive
que pourra ! "
Elle mangea donc un petit morceau du gâteau, et, portant
sa main sur sa tête, elle se dit tout inquiète
: " Lequel est-ce ? Lequel est-ce ? " Elle voulait
savoir si elle grandissait ou rapetissait, et fut tout étonnée
de rester la même ; franchement, c'est ce qui arrive
le plus souvent lorsqu'on mange du gâteau ; mais Alice
avait tellement pris l'habitude de s'attendre à des
choses extraordinaires, que cela lui paraissait ennuyeux
et stupide de vivre comme tout le monde.
Aussi elle se remit à l'uvre, et eut bien vite
fait disparaître le gâteau.
CHAPITRE II.
LA MARE AUX LARMES.
" DE plus très-curieux en plus très-curieux
! " s'écria Alice (sa surprise était
si grande qu'elle ne pouvait s'exprimer correctement) :
" Voilà que je m'allonge comme le plus grand
télescope qui fût jamais ! Adieu mes pieds
! " (Elle venait de baisser les yeux, et ses pieds
lui semblaient s'éloigner à perte de vue.)
" Oh ! mes pauvres petits pieds ! Qui vous mettra vos
bas et vos souliers maintenant, mes mignons ? Quant à
moi, je ne le pourrai certainement pas ! Je serai bien trop
loin pour m'occuper de vous : arrangez-vous du mieux que
vous pourrez. - Il faut cependant que je sois bonne pour
eux, " pensa Alice, " sans cela ils refuseront
peut-être d'aller du côté que je voudrai.
Ah ! je sais ce que je ferai : je leur donnerai une belle
paire de bottines à Noël. "
Puis elle chercha dans son esprit comment elle s'y prendrait.
" Il faudra les envoyer par le messager, " pensa-t-elle
; " quelle étrange chose d'envoyer des présents
à ses pieds ! Et l'adresse donc ! C'est cela qui
sera drôle.
À
Monsieur Lepiédroit d'Alice,
Tapis du foyer,
Près le garde-feu.
(De la part de Mlle Alice.)
Oh
! que d'enfantillages je dis là ! "
Au même instant, sa tête heurta contre le plafond
de la salle : c'est qu'elle avait alors un peu plus de neuf
pieds de haut. Vite elle saisit la petite clef d'or et courut
à la porte du jardin.
Pauvre Alice ! C'est tout ce qu'elle put faire, après
s'être étendue de tout son long sur le côté,
que de regarder du coin de l'il dans le jardin. Quant
à traverser le passage, il n'y fallait plus songer.
Elle s'assit donc, et se remit à pleurer.
" Quelle honte ! " dit Alice. " Une grande
fille comme vous " (" grande " était
bien le mot) " pleurer de la sorte ! Allons, finissez,
vous dis-je ! " Mais elle continua de pleurer, versant
des torrents de larmes, si bien qu'elle se vit à
la fin entourée d'une grande mare, profonde d'environ
quatre pouces et s'étendant jusqu'au milieu de la
salle.
Quelque temps après, elle entendit un petit bruit
de pas dans le lointain ; vite, elle s'essuya les yeux pour
voir ce que c'était. C'était le Lapin Blanc,
en grande toilette, tenant d'une main une paire de gants
paille, et de l'autre un large éventail. Il accourait
tout affairé, marmottant entre ses dents : "
Oh ! la Duchesse, la Duchesse ! Elle sera dans une belle
colère si je l'ai fait attendre ! " Alice se
trouvait si malheureuse, qu'elle était disposée
à demander secours au premier venu ; ainsi, quand
le Lapin fut près d'elle, elle lui dit d'une voix
humble et timide, " Je vous en prie, Monsieur - "
Le Lapin tressaillit d'épouvante, laissa tomber les
gants et l'éventail, se mit à courir à
toutes jambes et disparut dans les ténèbres.
Alice ramassa les gants et l'éventail, et, comme
il faisait très-chaud dans cette salle, elle s'éventa
tout en se faisant la conversation : " Que tout est
étrange, aujourd'hui ! Hier les choses se passaient
comme à l'ordinaire. Peut-être m'a-t-on changée
cette nuit ! Voyons, étais-je la même petite
fille ce matin en me levant ? - Je crois bien me rappeler
que je me suis trouvée un peu différente.
- Mais si je ne suis pas la même, qui suis-je donc,
je vous prie ? Voilà l'embarras. " Elle se mit
à passer en revue dans son esprit toutes les petites
filles de son âge qu'elle connaissait, pour voir si
elle avait été transformée en l'une
d'elles.
" Bien sûr, je ne suis pas Ada, " dit-elle.
" Elle a de longs cheveux bouclés et les miens
ne frisent pas du tout. - Assurément je ne suis pas
Mabel, car je sais tout plein de choses et Mabel ne sait
presque rien ; et puis, du reste, Mabel, c'est Mabel ; Alice
c'est Alice ! - Oh ! mais quelle énigme que cela
! - Voyons si je me souviendrai de tout ce que je savais
: quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize,
quatre fois sept font - je n'arriverai jamais à vingt
de ce train-là. Mais peu importe la table de multiplication.
Essayons de la Géographie : Londres est la capitale
de Paris, Paris la capitale de Rome, et Rome la capitale
de - Mais non, ce n'est pas cela, j'en suis bien sûre
! Je dois être changée en Mabel ! - Je vais
tâcher de réciter Maître Corbeau. "
Elle croisa les mains sur ses genoux comme quand elle disait
ses leçons, et se mit à répéter
la fable, d'une voix rauque et étrange, et les mots
ne se présentaient plus comme autrefois :
" Maître Corbeau sur un arbre perché,
Faisait son nid entre des branches ;
Il avait relevé ses manches,
Car il était très-affairé.
Maître Renard, par là passant,
Lui dit : " Descendez donc, compère ;
Venez embrasser votre frère. "
Le Corbeau, le reconnaissant,
Lui répondit en son ramage :
" Fromage. " "
" Je suis bien sûre que ce n'est pas ça
du tout, " s'écria la pauvre Alice, et ses yeux
se remplirent de larmes. " Ah ! je le vois bien, je
ne suis plus Alice, je suis Mabel, et il me faudra aller
vivre dans cette vilaine petite maison, où je n'aurai
presque pas de jouets pour m'amuser. - Oh ! que de leçons
on me fera apprendre ! - Oui, certes, j'y suis bien résolue,
si je suis Mabel je resterai ici. Ils auront beau passer
la tête là-haut et me crier, " Reviens
auprès de nous, ma chérie ! " Je me contenterai
de regarder en l'air et de dire, " Dites-moi d'abord
qui je suis, et, s'il me plaît d'être cette
personne-là, j'irai vous trouver ; sinon, je resterai
ici jusqu'à ce que je devienne une autre petite fille.
" - Et pourtant, " dit Alice en fondant en larmes,
" je donnerais tout au monde pour les voir montrer
la tête là-haut ! Je m'ennuie tant d'être
ici toute seule. "
Comme elle disait ces mots, elle fut bien surprise de voir
que tout en parlant elle avait mis un des petits gants du
Lapin. " Comment ai-je pu mettre ce gant ? " pensa-t-elle.
" Je rapetisse donc de nouveau ? " Elle se leva,
alla près de la table pour se mesurer, et jugea,
autant qu'elle pouvait s'en rendre compte, qu'elle avait
environ deux pieds de haut, et continuait de raccourcir
rapidement.
Bientôt elle s'aperçut que l'éventail
qu'elle avait à la main en était la cause
; vite elle le lâcha, tout juste à temps pour
s'empêcher de disparaître tout à fait.
" Je viens de l'échapper belle, " dit Alice,
tout émue de ce brusque changement, mais bien aise
de voir qu'elle existait encore. " Maintenant, vite
au jardin ! " - Elle se hâta de courir vers la
petite porte ; mais hélas ! elle s'était refermée
et la petite clef d'or se trouvait sur la table de verre,
comme tout à l'heure. " Les choses vont de mal
en pis, " pensa la pauvre enfant. " Jamais je
ne me suis vue si petite, jamais ! Et c'est vraiment par
trop fort ! "
À ces mots son pied glissa, et flac ! La voilà
dans l'eau salée jusqu'au menton. Elle se crut d'abord
tombée dans la mer. " Dans ce cas je retournerai
chez nous en chemin de fer, " se dit-elle.
(Alice
avait été au bord de la mer une fois en sa
vie, et se figurait que sur n'importe quel point des côtes
se trouvent un grand nombre de cabines pour les baigneurs,
des enfants qui font des trous dans le sable avec des pelles
en bois, une longue ligne de maisons garnies, et derrière
ces maisons une gare de chemin de fer.) Mais elle comprit
bientôt qu'elle était dans une mare formée
des larmes qu'elle avait pleurées, quand elle avait
neuf pieds de haut.
" Je voudrais bien n'avoir pas tant pleuré,
" dit Alice tout en nageant de côté et
d'autre pour tâcher de sortir de là. "
Je vais en être punie sans doute, en me noyant dans
mes propres larmes. C'est cela qui sera drôle ! Du
reste, tout est drôle aujourd'hui. "
Au même instant elle entendit patauger dans la mare
à quelques pas de là, et elle nagea de ce
côté pour voir ce que c'était. Elle
pensa d'abord que ce devait être un cheval marin ou
hippopotame ; puis elle se rappela combien elle était
petite maintenant, et découvrit bientôt que
c'était tout simplement une souris qui, comme elle,
avait glissé dans la mare.
" Si j'adressais la parole à cette souris ?
Tout est si extraordinaire ici qu'il se pourrait bien qu'elle
sût parler : dans tous les cas, il n'y a pas de mal
à essayer. " Elle commença donc : "
Ô Souris, savez-vous comment on pourrait sortir de
cette mare ? Je suis bien fatiguée de nager, Ô
Souris ! " (Alice pensait que c'était là
la bonne manière d'interpeller une souris. Pareille
chose ne lui était jamais arrivée, mais elle
se souvenait d'avoir vu dans la grammaire latine de son
frère : - " La souris, de la souris, à
la souris, ô souris. ") La Souris la regarda
d'un air inquisiteur ; Alice crut même la voir cligner
un de ses petits yeux, mais elle ne dit mot.
" Peut-être ne comprend-elle pas cette langue,
" dit Alice ; " c'est sans doute une souris étrangère
nouvellement débarquée. Je vais essayer de
lui parler italien : " Dove è il mio gatto ?
" " C'étaient là les premiers mots
de son livre de dialogues. La Souris fit un bond hors de
l'eau, et parut trembler de tous ses membres. " Oh
! mille pardons ! " s'écria vivement Alice,
qui craignait d'avoir fait de la peine au pauvre animal.
" J'oubliais que vous n'aimez pas les chats. "
" Aimer les chats ! " cria la Souris d'une voix
perçante et colère. " Et vous, les aimeriez-vous
si vous étiez à ma place ? "
" Non, sans doute, " dit Alice d'une voix caressante,
pour l'apaiser. " Ne vous fâchez pas. Pourtant
je voudrais bien vous montrer Dinah, notre chatte. Oh !
si vous la voyiez, je suis sûre que vous prendriez
de l'affection pour les chats. Dinah est si douce et si
gentille. " Tout en nageant nonchalamment dans la mare
et parlant moitié à part soi, moitié
à la Souris, Alice continua : " Elle se tient
si gentiment auprès du feu à faire son rouet,
à se lécher les pattes, et à se débarbouiller
;
son
poil est si doux à caresser ; et comme elle attrape
bien les souris ! - Oh ! pardon ! " dit encore Alice,
car cette fois le poil de la Souris s'était tout
hérissé, et on voyait bien qu'elle était
fâchée tout de bon. " Nous n'en parlerons
plus si cela vous fait de la peine. "
" Nous ! dites-vous, " s'écria la Souris,
en tremblant de la tête à la queue. "
Comme si moi je parlais jamais de pareilles choses ! Dans
notre famille on a toujours détesté les chats,
viles créatures sans foi ni loi. Que je ne vous en
entende plus parler ! "
" Eh bien non, " dit Alice, qui avait hâte
de changer la conversation. " Est-ce que - est-ce que
vous aimez les chiens ? " La Souris ne répondit
pas, et Alice dit vivement : " Il y a tout près
de chez nous un petit chien bien mignon que je voudrais
vous montrer ! C'est un petit terrier aux yeux vifs, avec
de longs poils bruns frisés ! Il rapporte très-bien
; il se tient sur ses deux pattes de derrière, et
fait le beau pour avoir à manger. Enfin il fait tant
de tours que j'en oublie plus de la moitié ! Il appartient
à un fermier qui ne le donnerait pas pour mille francs,
tant il lui est utile ; il tue tous les rats et aussi -
Oh ! " reprit Alice d'un ton chagrin, " voilà
que je vous ai encore offensée ! " En effet,
la Souris s'éloignait en nageant de toutes ses forces,
si bien que l'eau de la mare en était tout agitée.
Alice la rappela doucement : " Ma petite Souris ! Revenez,
je vous en prie, nous ne parlerons plus ni de chien ni de
chat, puisque vous ne les aimez pas ! "
À ces mots la Souris fit volte-face, et se rapprocha
tout doucement ; elle était toute pâle (de
colère, pensait Alice). La Souris dit d'une voix
basse et tremblante : " Gagnons la rive, je vous conterai
mon histoire, et vous verrez pourquoi je hais les chats
et les chiens. "
Il était grand temps de s'en aller, car la mare se
couvrait d'oiseaux et de toutes sortes d'animaux qui y étaient
tombés. Il y avait un canard, un dodo, un lory, un
aiglon, et d'autres bêtes extraordinaires. Alice prit
les devants, et toute la troupe nagea vers la rive.
CHAPITRE III.
LA COURSE COCASSE.
ILS formaient une assemblée bien grotesque ces êtres
singuliers réunis sur le bord de la mare ; les uns
avaient leurs plumes tout en désordre, les autres
le poil plaqué contre le corps. Tous étaient
trempés, de mauvaise humeur, et fort mal à
l'aise.
" Comment faire pour nous sécher ? " ce
fut la première question, cela va sans dire. Au bout
de quelques instants, il sembla tout naturel à Alice
de causer familièrement avec ces animaux, comme si
elle les connaissait depuis son berceau. Elle eut même
une longue discussion avec le Lory, qui, à la fin,
lui fit la mine et lui dit d'un air boudeur : " Je
suis plus âgé que vous, et je dois par conséquent
en savoir plus long. " Alice ne voulut pas accepter
cette conclusion avant de savoir l'âge du Lory, et
comme celui-ci refusa tout net de le lui dire, cela mit
un terme au débat.
Enfin la Souris, qui paraissait avoir un certain ascendant
sur les autres, leur cria : " Asseyez-vous tous, et
écoutez-moi ! Je vais bientôt vous faire sécher,
je vous en réponds ! " Vite, tout le monde s'assit
en rond autour de la Souris, sur qui Alice tenait les yeux
fixés avec inquiétude, car elle se disait
: " Je vais attraper un vilain rhume si je ne sèche
pas bientôt. "
" Hum ! " fit la Souris d'un air d'importance
; " êtes-vous prêts ? Je ne sais rien de
plus sec que ceci. Silence dans le cercle, je vous prie.
" Guillaume le Conquérant, dont le pape avait
embrassé le parti, soumit bientôt les Anglais,
qui manquaient de chefs, et commençaient à
s'accoutumer aux usurpations et aux conquêtes des
étrangers. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de
Northumbrie - " "
" Brrr, " fit le Lory, qui grelottait.
" Pardon, " demanda la Souris en fronçant
le sourcil, mais fort poliment, " qu'avez-vous dit
? "
" Moi ! rien, " répliqua vivement le Lory.
" Ah ! je croyais, " dit la Souris. " Je
continue. " Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de
Northumbrie, se déclarèrent en sa faveur,
et Stigand, l'archevêque patriote de Cantorbery, trouva
cela - " "
" Trouva quoi ? " dit le Canard.
" Il trouva cela, " répondit la Souris
avec impatience. " Assurément vous savez ce
que " cela " veut dire. "
" Je sais parfaitement ce que " cela " veut
dire ; par exemple : quand moi j'ai trouvé cela bon
; " cela " veut dire un ver ou une grenouille,
" ajouta le Canard. " Mais il s'agit de savoir
ce que l'archevêque trouva. "
La Souris, sans prendre garde à cette question, se
hâta de continuer. " " L'archevêque
trouva cela de bonne politique d'aller avec Edgar Atheling
à la rencontre de Guillaume, pour lui offrir la couronne.
Guillaume, d'abord, fut bon prince ; mais l'insolence des
vassaux normands - " Eh bien, comment cela va-t-il,
mon enfant ? " ajouta-t-elle en se tournant vers Alice.
" Toujours aussi mouillée, " dit Alice
tristement. " Je ne sèche que d'ennui. "
" Dans ce cas, " dit le Dodo avec emphase, se
dressant sur ses pattes, " je propose l'ajournement,
et l'adoption immédiate de mesures énergiques.
"
" Parlez français, " dit l'Aiglon ; "
je ne comprends pas la moitié de ces grands mots,
et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez
vous-même. " L'Aiglon baissa la tête pour
cacher un sourire, et quelques-uns des autres oiseaux ricanèrent
tout haut.
" J'allais proposer, " dit le Dodo d'un ton vexé,
" une course cocasse ; c'est ce que nous pouvons faire
de mieux pour nous sécher. "
" Qu'est-ce qu'une course cocasse ? " demanda
Alice ; non qu'elle tînt beaucoup à le savoir,
mais le Dodo avait fait une pause comme s'il s'attendait
à être questionné par quelqu'un, et
personne ne semblait disposé à prendre la
parole.
" La meilleure manière de l'expliquer, "
dit le Dodo, " c'est de le faire. " (Et comme
vous pourriez bien, un de ces jours d'hiver, avoir envie
de l'essayer, je vais vous dire comment le Dodo s'y prit.)
D'abord il traça un terrain de course, une espèce
de cercle ( " Du reste, " disait-il, " la
forme n'y fait rien " ), et les coureurs furent placés
indifféremment çà et là sur
le terrain. Personne ne cria, " Un, deux, trois, en
avant ! " mais chacun partit et s'arrêta quand
il voulut, de sorte qu'il n'était pas aisé
de savoir quand la course finirait. Cependant, au bout d'une
demi-heure, tout le monde étant sec, le Dodo cria
tout à coup : " La course est finie ! "
et les voilà tous haletants qui entourent le Dodo
et lui demandent : " Qui a gagné ? "
Cette question donna bien à réfléchir
au Dodo ; il resta longtemps assis, un doigt appuyé
sur le front (pose ordinaire de Shakespeare dans ses portraits)
; tandis que les autres attendaient en silence. Enfin le
Dodo dit : " Tout le monde a gagné, et tout
le monde aura un prix. "
" Mais qui donnera les prix ? " demandèrent-ils
tous à la fois.
" Elle, cela va sans dire, " répondit le
Dodo, en montrant Alice du doigt, et toute la troupe l'entoura
aussitôt en criant confusément : " Les
prix ! Les prix ! "
Alice ne savait que faire ; pour sortir d'embarras elle
mit la main dans sa poche et en tira une boîte de
dragées (heureusement l'eau salée n'y avait
pas pénétré) ; puis en donna une en
prix à chacun ; il y en eut juste assez pour faire
le tour.
" Mais il faut aussi qu'elle ait un prix, elle, "
dit la Souris.
" Comme de raison, " reprit le Dodo gravement.
" Avez-vous encore quelque chose dans votre poche ?
" continua-t-il en se tournant vers Alice.
" Un dé ; pas autre chose, " dit Alice
d'un ton chagrin.
" Faites passer, " dit le Dodo. Tous se groupèrent
de nouveau autour d'Alice, tandis que le Dodo lui présentait
solennellement le dé en disant : " Nous vous
prions d'accepter ce superbe dé. " Lorsqu'il
eut fini ce petit discours, tout le monde cria " Hourra
! "
Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres
avaient l'air si grave, qu'elle n'osait pas rire ; aucune
réponse ne lui venant à l'esprit, elle se
contenta de faire la révérence, et prit le
dé de son air le plus sérieux.
Il n'y avait plus maintenant qu'à manger les dragées
; ce qui ne se fit pas sans un peu de bruit et de désordre,
car les gros oiseaux se plaignirent de n'y trouver aucun
goût, et il fallut taper dans le dos des petits qui
étranglaient. Enfin tout rentra dans le calme. On
s'assit en rond autour de la Souris, et on la pria de raconter
encore quelque chose.
" Vous m'avez promis de me raconter votre histoire,
" dit Alice, " et de m'expliquer pourquoi vous
détestez - les chats et les chiens, " ajouta-t-elle
tout bas, craignant encore de déplaire.
La Souris, se tournant vers Alice, soupira et lui dit :
" Mon histoire sera longue et traînante. "
" Tiens ! tout comme votre queue, " dit Alice,
frappée de la ressemblance, et regardant avec étonnement
la queue de la Souris tandis que celle-ci parlait. Les idées
d'histoire et de queue longue et traînante se brouillaient
dans l'esprit d'Alice à peu près de cette
façon : - " Canichon dit à
la Souris, Qu'il
rencontra
dans le
logis :
" Je crois
le moment
fort propice
De te faire
aller en justice.
Je ne
doute pas
du succès
Que doit
avoir
notre procès.
Vite, allons,
commençons
l'affaire.
Ce matin
je n'ai rien
à faire. "
La Souris
dit à
Canichon :
" Sans juge
et sans
jurés,
mon bon ! "
Mais
Canichon
plein de
malice
Dit :
" C'est moi
qui suis
la justice,
Et, que
tu aies
raison
ou tort,
Je vais te
condamner
à mort. "
"
Vous ne m'écoutez pas, " dit la Souris à
Alice d'un air sévère. " À quoi
pensez-vous donc ? "
" Pardon, " dit Alice humblement. " Vous
en étiez au cinquième détour. "
" Détour ! " dit la Souris d'un ton sec.
" Croyez-vous donc que je manque de véracité
? "
" Des vers à citer ? oh ! je puis vous en fournir
quelques-uns ! " dit Alice, toujours prête à
rendre service.
" On n'a pas besoin de vous, " dit la Souris.
" C'est m'insulter que de dire de pareilles sottises.
" Puis elle se leva pour s'en aller.
" Je n'avais pas l'intention de vous offenser, "
dit Alice d'une voix conciliante. " Mais franchement
vous êtes bien susceptible. "
La Souris grommela quelque chose entre ses dents et s'éloigna.
" Revenez, je vous en prie, finissez votre histoire,
" lui cria Alice ; et tous les autres dirent en chur
: " Oui, nous vous en supplions. " Mais la Souris
secouant la tête ne s'en alla que plus vite.
" Quel dommage qu'elle ne soit pas restée !
" dit en soupirant le Lory, sitôt que la Souris
eut disparu.
Un vieux crabe, profitant de l'occasion, dit à son
fils : " Mon enfant, que cela vous serve de leçon,
et vous apprenne à ne vous emporter jamais ! "
" Taisez-vous donc, papa, " dit le jeune crabe
d'un ton aigre. " Vous feriez perdre patience à
une huître. "
" Ah ! si Dinah était ici, " dit Alice
tout haut sans s'adresser à personne. " C'est
elle qui l'aurait bientôt ramenée. "
" Et qui est Dinah, s'il n'y a pas d'indiscrétion
à le demander ? " dit le Lory.
Alice répondit avec empressement, car elle était
toujours prête à parler de sa favorite : "
Dinah, c'est notre chatte. Si vous saviez comme elle attrape
bien les souris ! Et si vous la voyiez courir après
les oiseaux ; aussitôt vus, aussitôt croqués.
"
Ces paroles produisirent un effet singulier sur l'assemblée.
Quelques oiseaux s'enfuirent aussitôt ; une vieille
pie s'enveloppant avec soin murmura : " Il faut vraiment
que je rentre chez moi, l'air du soir ne vaut rien pour
ma gorge ! " Et un canari cria à ses petits
d'une voix tremblante : " Venez, mes enfants ; il est
grand temps que vous vous mettiez au lit ! "
Enfin, sous un prétexte ou sous un autre, chacun
s'esquiva, et Alice se trouva bientôt seule.
" Je voudrais bien n'avoir pas parlé de Dinah,
" se dit-elle tristement. " Personne ne l'aime
ici, et pourtant c'est la meilleure chatte du monde ! Oh
! chère Dinah, te reverrai-je jamais ? " Ici
la pauvre Alice se reprit à pleurer ; elle se sentait
seule, triste, et abattue.
Au bout de quelque temps elle entendit au loin un petit
bruit de pas ; elle s'empressa de regarder, espérant
que la Souris avait changé d'idée et revenait
finir son histoire.
CHAPITRE IV.
L'HABITATION DU LAPIN BLANC.
C'ETAIT le Lapin Blanc qui revenait en trottinant, et qui
cherchait de tous côtés, d'un air inquiet,
comme s'il avait perdu quelque chose ; Alice l'entendit
qui marmottait : " La Duchesse ! La Duchesse ! Oh !
mes pauvres pattes ; oh ! ma robe et mes moustaches ! Elle
me fera guillotiner aussi vrai que des furets sont des furets
! Où pourrais-je bien les avoir perdus ? " Alice
devina tout de suite qu'il cherchait l'éventail et
la paire de gants paille, et, comme elle avait bon cur,
elle se mit à les chercher aussi ; mais pas moyen
de les trouver.
Du reste, depuis son bain dans la mare aux larmes, tout
était changé : la salle, la table de verre,
et la petite porte avaient complétement disparu.
Bientôt le Lapin aperçut Alice qui furetait
; il lui cria d'un ton d'impatience : " Eh bien ! Marianne,
que faites-vous ici ? Courez vite à la maison me
chercher une paire de gants et un éventail ! Allons,
dépêchons-nous. "
Alice eut si grand' peur qu'elle se mit aussitôt à
courir dans la direction qu'il indiquait, sans chercher
à lui expliquer qu'il se trompait.
" Il m'a pris pour sa bonne, " se disait-elle
en courant. " Comme il sera étonné quand
il saura qui je suis ! Mais je ferai bien de lui porter
ses gants et son éventail ; c'est-à-dire,
si je les trouve. " Ce disant, elle arriva en face
d'une petite maison, et vit sur la porte une plaque en cuivre
avec ces mots, " JEAN LAPIN. " Elle monta l'escalier,
entra sans frapper, tout en tremblant de rencontrer la vraie
Marianne, et d'être mise à la porte avant d'avoir
trouvé les gants et l'éventail.
" Que c'est drôle, " se dit Alice, "
de faire des commissions pour un lapin ! Bientôt ce
sera Dinah qui m'enverra en commission. " Elle se prit
alors à imaginer comment les choses se passeraient.
- " " Mademoiselle Alice, venez ici tout de suite
vous apprêter pour la promenade. " " Dans
l'instant, ma bonne ! Il faut d'abord que je veille sur
ce trou jusqu'à ce que Dinah revienne, pour empêcher
que la souris ne sorte. " Mais je ne pense pas, "
continua Alice, " qu'on garderait Dinah à la
maison si elle se mettait dans la tête de commander
comme cela aux gens. "
Tout en causant ainsi, Alice était entrée
dans une petite chambre bien rangée, et, comme elle
s'y attendait, sur une petite table dans l'embrasure de
la fenêtre, elle vit un éventail et deux ou
trois paires de gants de chevreau tout petits. Elle en prit
une paire, ainsi que l'éventail, et allait quitter
la chambre lorsqu'elle aperçut, près du miroir,
une petite bouteille. Cette fois il n'y avait pas l'inscription
BUVEZ-MOI - ce qui n'empêcha pas Alice de la déboucher
et de la porter à ses lèvres. " Il m'arrive
toujours quelque chose d'intéressant, " se dit-elle,
" lorsque je mange ou que je bois. Je vais voir un
peu l'effet de cette bouteille. J'espère bien qu'elle
me fera regrandir, car je suis vraiment fatiguée
de n'être qu'une petite nabote ! "
C'est ce qui arriva en effet, et bien plus tôt qu'elle
ne s'y attendait. Elle n'avait pas bu la moitié de
la bouteille, que sa tête touchait au plafond et qu'elle
fut forcée de se baisser pour ne pas se casser le
cou. Elle remit bien vite la bouteille sur la table en se
disant : " En voilà assez ; j'espère
ne pas grandir davantage. Je ne puis déjà
plus passer par la porte. Oh ! je voudrais bien n'avoir
pas tant bu ! "
Hélas ! il était trop tard ; elle grandissait,
grandissait, et eut bientôt à se mettre à
genoux sur le plancher. Mais un instant après, il
n'y avait même plus assez de place pour rester dans
cette position, et elle essaya de se tenir étendue
par
terre, un coude contre la porte et l'autre bras passé
autour de sa tête. Cependant, comme elle grandissait
toujours, elle fut obligée, comme dernière
ressource, de laisser pendre un de ses bras par la fenêtre
et d'enfoncer un pied dans la cheminée en disant
: " À présent c'est tout ce que je peux
faire, quoi qu'il arrive. Que vais-je devenir ? "
Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait
alors produit tout son effet, et elle cessa de grandir.
Cependant sa position était bien gênante, et
comme il ne semblait pas y avoir la moindre chance qu'elle
pût jamais sortir de cette chambre, il n'y a pas à
s'étonner qu'elle se trouvât bien malheureuse.
" C'était bien plus agréable chez nous,
" pensa la pauvre enfant. " Là du moins
je ne passais pas mon temps à grandir et à
rapetisser, et je n'étais pas la domestique des lapins
et des souris. Je voudrais bien n'être jamais descendue
dans ce terrier ; et pourtant c'est assez drôle cette
manière de vivre ! Je suis curieuse de savoir ce
que c'est qui m'est arrivé. Autrefois, quand je lisais
des contes de fées, je m'imaginais que rien de tout
cela ne pouvait être, et maintenant me voilà
en pleine féerie. On devrait faire un livre sur mes
aventures ; il y aurait de quoi ! Quand je serai grande
j'en ferai un, moi. - Mais je suis déjà bien
grande ! " dit-elle tristement. " Dans tous les
cas, il n'y a plus de place ici pour grandir davantage.
"
" Mais alors, " pensa Alice, " ne serai-je
donc jamais plus vieille que je ne le suis maintenant ?
D'un côté cela aura ses avantages, ne jamais
être une vieille femme. Mais alors avoir toujours
des leçons à apprendre ! Oh, je n'aimerais
pas cela du tout. "
" Oh ! Alice, petite folle, " se répondit-elle.
" Comment pourriez-vous apprendre des leçons
ici ? II y a à peine de la place pour vous, et il
n'y en a pas du tout pour vos livres de leçons. "
Et elle continua ainsi, faisant tantôt les demandes
et tantôt les réponses, et établissant
sur ce sujet toute une conversation ; mais au bout de quelques
instants elle entendit une voix au dehors, et s'arrêta
pour écouter.
" Marianne ! Marianne ! " criait la voix ; "
allez chercher mes gants bien vite ! " Puis Alice entendit
des piétinements dans l'escalier. Elle savait que
c'était le Lapin qui la cherchait ; elle trembla
si fort qu'elle en ébranla la maison, oubliant que
maintenant elle était mille fois plus grande que
le Lapin, et n'avait rien à craindre de lui.
Le Lapin, arrivé à la porte, essaya de l'ouvrir
; mais, comme elle s'ouvrait en dedans et que le coude d'Alice
était fortement appuyé contre la porte, la
tentative fut vaine. Alice entendit le Lapin qui murmurait
: " C'est bon, je vais faire le tour et j'entrerai
par la fenêtre. "
" Je t'en défie ! " pensa Alice. Elle attendit
un peu ; puis, quand elle crut que le Lapin était
sous la fenêtre, elle étendit le bras tout
à coup pour le saisir ; elle ne prit que du vent.
Mais elle entendit un petit cri, puis le bruit d'une chute
et de vitres cassées (ce qui lui fit penser que le
Lapin était tombé sur les châssis de
quelque serre à concombre), puis une voix colère,
celle du Lapin : " Patrice ! Patrice ! où es-tu
? " Une voix qu'elle ne connaissait pas répondit
: " Me v'là, not' maître ! J'bêchons
la terre pour trouver des pommes ! "
" Pour trouver des pommes ! " dit le Lapin furieux.
" Viens m'aider à me tirer d'ici. " (Nouveau
bruit de vitres cassées.)
" Dis-moi un peu, Patrice, qu'est-ce qu'il y a là
à la fenêtre ? "
" Ça, not' maître, c'est un bras. "
" Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras
de cette dimension ? Ça bouche toute la fenêtre.
"
" Bien sûr, not' maître, mais c'est un
bras tout de même. "
" Dans tous les cas il n'a rien à faire ici.
Enlève-moi ça bien vite. "
Il se fit un long silence, et Alice n'entendait plus que
des chuchotements de temps à autre, comme : "
Maître, j'osons point. " - " Fais ce que
je te dis, capon ! " Alice étendit le bras de
nouveau comme pour agripper quelque chose ; cette fois il
y eut deux petits cris et encore un bruit de vitres cassées.
" Que de châssis il doit y avoir là !
" pensa Alice. " Je me demande ce qu'ils vont
faire à présent. Quant à me retirer
par la fenêtre, je le souhaite de tout mon cur,
car je n'ai pas la moindre envie de rester ici plus longtemps
! "
Il se fit quelques instants de silence. À la fin,
Alice entendit un bruit de petites roues, puis le son d'un
grand nombre de voix ; elle distingua ces mots : "
Où est l'autre échelle ? - Je n'avais point
qu'à en apporter une ; c'est Jacques qui a l'autre.
- Allons, Jacques, apporte ici, mon garçon ! - Dressez-les
là au coin. - Non, attachez-les d'abord l'une au
bout de l'autre. - Elles ne vont pas encore moitié
assez haut. - Ça fera l'affaire ; ne soyez pas si
difficile. - Tiens, Jacques, attrape ce bout de corde. -
Le toit portera-t-il bien ? - Attention à cette tuile
qui ne tient pas. - Bon ! la voilà qui dégringole.
Gare les têtes ! " (Il se fit un grand fracas.)
" Qui a fait cela ? - Je crois bien que c'est Jacques.
- Qui est-ce qui va descendre par la cheminée ? -
Pas moi, bien sûr ! Allez-y, vous. - Non pas, vraiment.
- C'est à vous, Jacques, à descendre. - Hohé,
Jacques, not' maître dit qu'il faut que tu descendes
par la cheminée ! "
" Ah ! " se dit Alice, " c'est donc Jacques
qui va descendre. Il paraît qu'on met tout sur le
dos de Jacques. Je ne voudrais pas pour beaucoup être
Jacques. Ce foyer est étroit certainement, mais je
crois bien que je pourrai tout de même lui lancer
un coup de pied. "
Elle retira son pied aussi bas que possible, et ne bougea
plus jusqu'à ce qu'elle entendît le bruit d'un
petit animal (elle ne pouvait deviner de quelle espèce)
qui grattait et cherchait à descendre dans la cheminée,
juste au-dessus d'elle ; alors se disant : " Voilà
Jacques sans doute, " elle lança un bon coup
de pied, et attendit pour voir ce qui allait arriver.
La première chose qu'elle entendit fut un cri général
de : " Tiens, voilà Jacques en l'air ! "
Puis la voix du Lapin, qui criait : " Attrapez-le,
vous là-bas, près de la haie ! " Puis
un long silence ; ensuite un mélange confus de voix
: " Soutenez-lui la tête. - De l'eau-de-vie maintenant.
- Ne le faites pas engouer. - Qu'est-ce donc, vieux camarade
? - Que t'est-il arrivé ? Raconte-nous ça
! "
Enfin une petite voix faible et flûtée se fit
entendre. (" C'est la voix de Jacques, " pensa
Alice.) " Je n'en sais vraiment rien. Merci, c'est
assez ; je me sens mieux maintenant ; mais je suis encore
trop bouleversé pour vous conter la chose. Tout ce
que je sais, c'est que j'ai été poussé
comme par un ressort, et que je suis parti en l'air comme
une fusée. "
" Ça, c'est vrai, vieux camarade, " disaient
les autres.
" Il faut mettre le feu à la maison, "
dit le Lapin.
Alors Alice cria de toutes ses forces : " Si vous osez
faire cela, j'envoie Dinah à votre poursuite. "
Il se fit tout à coup un silence de mort. "
Que vont-ils faire à présent ? " pensa
Alice. " S'ils avaient un peu d'esprit, ils enlèveraient
le toit. " Quelques minutes après, les allées
et venues recommencèrent, et Alice entendit le Lapin,
qui disait : " Une brouettée d'abord, ça
suffira. "
" Une brouettée de quoi ? " pensa Alice.
Il ne lui resta bientôt plus de doute, car, un instant
après, une grêle de petits cailloux vint battre
contre la fenêtre, et quelques-uns même l'atteignirent
au visage. " Je vais bientôt mettre fin à
cela, " se dit-elle ; puis elle cria : " Vous
ferez bien de ne pas recommencer. " Ce qui produisit
encore un profond silence.
Alice remarqua, avec quelque surprise, qu'en tombant sur
le plancher les cailloux se changeaient en petits gâteaux,
et une brillante idée lui traversa l'esprit. "
Si je mange un de ces gâteaux, " pensa-t-elle,
" cela ne manquera pas de me faire ou grandir ou rapetisser
; or, je ne puis plus grandir, c'est impossible, donc je
rapetisserai ! "
Elle avala un des gâteaux, et s'aperçut avec
joie qu'elle diminuait rapidement. Aussitôt qu'elle
fut assez petite pour passer par la porte, elle s'échappa
de la maison, et trouva toute une foule d'oiseaux et d'autres
petits animaux qui attendaient dehors. Le pauvre petit lézard,
Jacques, était au milieu d'eux, soutenu par des cochons
d'Inde, qui le faisaient boire à une bouteille. Tous
se précipitèrent sur Alice aussitôt
qu'elle parut ; mais elle se mit à courir de toutes
ses forces, et se trouva bientôt en sûreté
dans un bois touffu.
" La première chose que j'aie à faire,
" dit Alice en errant çà et là
dans les bois, " c'est de revenir à ma première
grandeur ; la seconde, de chercher un chemin qui me conduise
dans ce ravissant jardin. C'est là, je crois, ce
que j'ai de mieux à faire ! "
En effet c'était un plan de campagne excellent, très-simple
et très-habilement combiné. Toute la difficulté
était de savoir comment s'y prendre pour l'exécuter.
Tandis qu'elle regardait en tapinois et avec précaution
à travers les arbres, un petit aboiement sec, juste
au-dessus de sa tête, lui fit tout à coup lever
les yeux.
Un jeune chien (qui lui parut énorme) la regardait
avec de grands yeux ronds, et étendait légèrement
la patte pour tâcher de la toucher. " Pauvre
petit ! " dit Alice d'une voix caressante et essayant
de siffler. Elle avait une peur terrible cependant, car
elle pensait qu'il pouvait bien avoir faim, et que dans
ce cas il était probable qu'il la mangerait, en dépit
de toutes ses câlineries.
Sans trop savoir ce qu'elle faisait, elle ramassa une petite
baguette et la présenta au petit chien qui bondit
des quatre pattes à la fois, aboyant de joie, et
se jeta sur le bâton comme pour jouer avec. Alice
passa de l'autre côté d'un gros chardon pour
n'être pas foulée aux pieds. Sitôt qu'elle
reparut, le petit chien se précipita de nouveau sur
le bâton, et, dans son empressement de le saisir,
butta et fit une cabriole. Mais Alice, trouvant que cela
ressemblait beaucoup à une partie qu'elle ferait
avec un cheval de charrette, et craignant à chaque
instant d'être écrasée par le chien,
se remit à tourner autour du chardon. Alors le petit
chien fit une série de charges contre le bâton.
Il avançait un peu chaque fois, puis reculait bien
loin en faisant des aboiements rauques ; puis enfin il se
coucha à une grande distance de là, tout haletant,
la langue pendante, et ses grands yeux à moitié
fermés.
Alice jugea que le moment était venu de s'échapper.
Elle prit sa course aussitôt, et ne s'arrêta
que lorsqu'elle se sentit fatiguée et hors d'haleine,
et qu'elle n'entendit plus que faiblement dans le lointain
les aboiements du petit chien.
" C'était pourtant un bien joli petit chien,
" dit Alice, en s'appuyant sur un bouton d'or pour
se reposer, et en s'éventant avec une des feuilles
de la plante. " Je lui aurais volontiers enseigné
tout plein de jolis tours si - si j'avais été
assez grande pour cela ! Oh ! mais j'oubliais que j'avais
encore à grandir ! Voyons. Comment faire ? Je devrais
sans doute boire ou manger quelque chose ; mais quoi ? Voilà
la grande question. "
En effet, la grande question était bien de savoir
quoi ? Alice regarda tout autour d'elle les fleurs et les
brins d'herbes ; mais elle ne vit rien qui lui parût
bon à boire ou à manger dans les circonstances
présentes.
Près d'elle poussait un large champignon, à
peu près haut comme elle. Lorsqu'elle l'eut examiné
par-dessous, d'un côté et de l'autre, par-devant
et par-derrière, l'idée lui vint qu'elle ferait
bien de regarder ce qu'il y avait dessus.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, et, glissant les
yeux par-dessus le bord du champignon, ses regards rencontrèrent
ceux d'une grosse chenille bleue assise au sommet, les bras
croisés, fumant tranquillement une longue pipe turque
sans faire la moindre attention à elle ni à
quoi que ce fût.
CHAPITRE V.
CONSEILS D'UNE CHENILLE.
LA Chenille et Alice se considérèrent un instant
en silence. Enfin la Chenille sortit le houka de sa bouche,
et lui adressa la parole d'une voix endormie et traînante.
" Qui êtes-vous ? " dit la Chenille. Ce
n'était pas là une manière encourageante
d'entamer la conversation. Alice répondit, un peu
confuse : " Je - je le sais à peine moi-même
quant à présent. Je sais bien ce que j'étais
en me levant ce matin, mais je crois avoir changé
plusieurs fois depuis. "
" Qu'entendez-vous par là ? " dit la Chenille
d'un ton sévère. " Expliquez-vous. "
" Je crains bien de ne pouvoir pas m'expliquer, "
dit Alice, " car, voyez-vous, je ne suis plus moi-même.
"
" Je ne vois pas du tout, " répondit la
Chenille.
" J'ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses
plus clairement, " répliqua Alice fort poliment
; " car d'abord je n'y comprends rien moi-même.
Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela embrouille
un peu les idées. "
" Pas du tout, " dit la Chenille.
" Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore
aperçue, " dit Alice. " Mais quand vous
deviendrez chrysalide, car c'est ce qui vous arrivera, sachez-le
bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez
un peu drôle, qu'en dites-vous ? "
" Pas du tout, " dit la Chenille.
" Vos sensations sont peut-être différentes
des miennes, " dit Alice. " Tout ce que je sais,
c'est que cela me semblerait bien drôle à moi.
"
" À vous ! " dit la Chenille d'un ton de
mépris. " Qui êtes-vous ? "
Cette question les ramena au commencement de la conversation.
Alice, un peu irritée du parler bref de la Chenille,
se redressa de toute sa hauteur et répondit bien
gravement : " Il me semble que vous devriez d'abord
me dire qui vous êtes vous-même. "
" Pourquoi ? " dit la Chenille.
C'était encore là une question bien embarrassante
; et comme Alice ne trouvait pas de bonne raison à
donner, et que la Chenille avait l'air de très-mauvaise
humeur, Alice lui tourna le dos et s'éloigna.
" Revenez, " lui cria la Chenille. " J'ai
quelque chose d'important à vous dire ! "
L'invitation était engageante assurément ;
Alice revint sur ses pas.
" Ne vous emportez pas, " dit la Chenille.
" Est-ce tout ? " dit Alice, cherchant à
retenir sa colère.
" Non, " répondit la Chenille.
Alice pensa qu'elle ferait tout aussi bien d'attendre, et
qu'après tout la Chenille lui dirait peut-être
quelque chose de bon à savoir. La Chenille continua
de fumer pendant quelques minutes sans rien dire. Puis,
retirant enfin la pipe de sa bouche, elle se croisa les
bras et dit : " Ainsi vous vous figurez que vous êtes
changée, hein ? "
" Je le crains bien, " dit Alice. " Je ne
peux plus me souvenir des choses comme autrefois, et je
ne reste pas dix minutes de suite de la même grandeur
! "
" De quoi est-ce que vous ne pouvez pas vous souvenir
? " dit la Chenille.
" J'ai essayé de réciter la fable de
Maître Corbeau, mais ce n'était plus la même
chose, " répondit Alice d'un ton chagrin.
" Récitez : " Vous êtes vieux, Père
Guillaume, " " dit la Chenille.
Alice croisa les mains et commença :
"
Vous êtes vieux, Père Guillaume.
Vous avez des cheveux tout gris
La tête en bas ! Père Guillaume ;
À votre âge, c'est peu permis !
-
Étant jeune, pour ma cervelle
Je craignais fort, mon cher enfant ;
Je n'en ai plus une parcelle,
J'en suis bien certain maintenant.
-
Vous êtes vieux, je vous l'ai dit,
Mais comment donc par cette porte,
Vous, dont la taille est comme un muid !
Cabriolez-vous de la sorte ?
-
Étant jeune, mon cher enfant,
J'avais chaque jointure bonne ;
Je me frottais de cet onguent ;
Si vous payez je vous en donne.
-
Vous êtes vieux, et vous mangez
Les os comme de la bouillie ;
Et jamais rien ne me laissez.
Comment faites-vous, je vous prie ?
-
Étant jeune, je disputais
Tous les jours avec votre mère ;
C'est ainsi que je me suis fait
Un si puissant os maxillaire.
-
Vous êtes vieux, par quelle adresse
Tenez-vous debout sur le nez
Une anguille qui se redresse
Droit comme un I quand vous sifflez ?
-
Cette question est trop sotte !
Cessez de babiller ainsi,
Ou je vais, du bout de ma botte,
Vous envoyer bien loin d'ici. "
" Ce n'est pas cela, " dit la Chenille.
" Pas tout à fait, je le crains bien, "
dit Alice timidement. " Tous les mots ne sont pas les
mêmes. "
" C'est tout de travers d'un bout à l'autre,
" dit la Chenille d'un ton décidé ; et
il se fit un silence de quelques minutes.
La Chenille fut la première à reprendre la
parole.
" De quelle grandeur voulez-vous être ? "
demanda-t-elle.
" Oh ! je ne suis pas difficile, quant à la
taille, " reprit vivement Alice. " Mais vous comprenez
bien qu'on n'aime pas à en changer si souvent. "
" Je ne comprends pas du tout, " dit la Chenille.
Alice se tut ; elle n'avait jamais de sa vie été
si souvent contredite, et elle sentait qu'elle allait perdre
patience.
" Êtes-vous satisfaite maintenant ? " dit
la Chenille.
" J'aimerais bien à être un petit peu
plus grande, si cela vous était égal, "
dit Alice. " Trois pouces de haut, c'est si peu ! "
" C'est une très-belle taille, " dit la
Chenille en colère, se dressant de toute sa hauteur.
(Elle avait tout juste trois pouces de haut.)
" Mais je n'y suis pas habituée, " répliqua
Alice d'un ton piteux, et elle fit cette réflexion
: " Je voudrais bien que ces gens-là ne fussent
pas si susceptibles. "
" Vous finirez par vous y habituer, " dit la Chenille.
Elle remit la pipe à sa bouche, et fuma de plus belle.
Cette fois Alice attendit patiemment qu'elle se décidât
à parler. Au bout de deux ou trois minutes la Chenille
sortit le houka de sa bouche, bâilla une ou deux fois
et se secoua ; puis elle descendit de dessus le champignon,
glissa dans le gazon, et dit tout simplement en s'en allant
: " Un côté vous fera grandir, et l'autre
vous fera rapetisser. "
" Un côté de quoi, l'autre côté
de quoi ? " pensa Alice.
" Du champignon, " dit la Chenille, comme si Alice
avait parlé tout haut ; et un moment après
la Chenille avait disparu.
Alice contempla le champignon d'un air pensif pendant un
instant, essayant de deviner quels en étaient les
côtés ; et comme le champignon était
tout rond, elle trouva la question fort embarrassante. Enfin
elle étendit ses bras tout autour, en les allongeant
autant que possible, et, de chaque main, enleva une petite
partie du bord du champignon.
" Maintenant, lequel des deux ? " se dit-elle,
et elle grignota un peu du morceau de la main droite pour
voir quel effet il produirait. Presque aussitôt elle
reçut un coup violent sous le menton ; il venait
de frapper contre son pied.
Ce brusque changement lui fit grand' peur, mais elle comprit
qu'il n'y avait pas de temps à perdre, car elle diminuait
rapidement. Elle se mit donc bien vite à manger un
peu de l'autre morceau. Son menton était si rapproché
de son pied qu'il y avait à peine assez de place
pour qu'elle pût ouvrir la bouche. Elle y réussit
enfin, et parvint à avaler une partie du morceau
de la main gauche.
" Voilà enfin ma tête libre, " dit
Alice d'un ton joyeux qui se changea bientôt en cris
d'épouvante, quand elle s'aperçut de l'absence
de ses épaules. Tout ce qu'elle pouvait voir en regardant
en bas, c'était un cou long à n'en plus finir
qui semblait se dresser comme une tige, du milieu d'un océan
de verdure s'étendant bien loin au-dessous d'elle,
" Qu'est-ce que c'est que toute cette verdure ? "
dit Alice. " Et où donc sont mes épaules
? Oh ! mes pauvres mains ! Comment se fait-il que je ne
puis vous voir ? " Tout en parlant elle agitait les
mains, mais il n'en résulta qu'un petit mouvement
au loin parmi les feuilles vertes.
Comme elle ne trouvait pas le moyen de porter ses mains
à sa tête, elle tâcha de porter sa tête
à ses mains, et s'aperçut avec joie que son
cou se repliait avec aisance de tous côtés
comme un serpent. Elle venait de réussir à
le plier en un gracieux zigzag, et allait plonger parmi
les feuilles, qui étaient tout simplement le haut
des arbres sous lesquels elle avait erré, quand un
sifflement aigu la força de reculer promptement ;
un gros pigeon venait de lui voler à la figure, et
lui donnait de grands coups d'ailes.
" Serpent ! " criait le Pigeon.
" Je ne suis pas un serpent, " dit Alice, avec
indignation. " Laissez-moi tranquille. "
" Serpent ! Je le répète, " dit
le Pigeon, mais d'un ton plus doux ; puis il continua avec
une espèce de sanglot : " J'ai essayé
de toutes les façons, rien ne semble les satisfaire.
"
" Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous
voulez dire, " répondit Alice.
" J'ai essayé des racines d'arbres ; j'ai essayé
des talus ; j'ai essayé des haies, " continua
le Pigeon sans faire attention à elle. " Mais
ces serpents ! il n'y a pas moyen de les satisfaire. "
Alice était de plus en plus intriguée, mais
elle pensa que ce n'était pas la peine de rien dire
avant que le Pigeon eût fini de parler.
" Je n'ai donc pas assez de mal à couver mes
ufs, " dit le Pigeon. " Il faut encore que
je guette les serpents nuit et jour. Je n'ai pas fermé
l'il depuis trois semaines ! "
" Je suis fâchée que vous ayez été
tourmenté, " dit Alice, qui commençait
à comprendre.
" Au moment ou je venais de choisir l'arbre le plus
haut de la forêt, " continua le Pigeon en élevant
la voix jusqu'à crier, - " au moment où
je me figurais que j'allais en être enfin débarrassé,
les voilà qui tombent du ciel " en replis tortueux.
" Oh ! le vilain serpent ! "
" Mais je ne suis pas un serpent, " dit Alice.
" Je suis une - Je suis - "
" Eh bien ! qu'êtes-vous ! " dit le Pigeon
" Je vois que vous cherchez à inventer quelque
chose. "
" Je - je suis une petite fille, " répondit
Alice avec quelque hésitation, car elle se rappelait
combien de changements elle avait éprouvés
ce jour-là.
" Voilà une histoire bien vraisemblable ! "
dit le Pigeon d'un air de profond mépris. "
J'ai vu bien des petites filles dans mon temps, mais je
n'en ai jamais vu avec un cou comme cela. Non, non ; vous
êtes un serpent ; il est inutile de le nier. Vous
allez sans doute me dire que vous n'avez jamais mangé
d'ufs. "
" Si fait, j'ai mangé des ufs, "
dit Alice, qui ne savait pas mentir ; " mais vous savez
que les petites filles mangent des ufs aussi bien
que les serpents. "
" Je n'en crois rien, " dit le Pigeon, "
mais s'il en est ainsi, elles sont une espèce de
serpent ; c'est tout ce que j'ai à vous dire. "
Cette idée était si nouvelle pour Alice qu'elle
resta muette pendant une ou deux minutes, ce qui donna au
Pigeon le temps d'ajouter : " Vous cherchez des ufs,
ça j'en suis bien sûr, et alors que m'importe
que vous soyez une petite fille ou un serpent ? "
" Cela m'importe beaucoup à moi, " dit
Alice vivement ; " mais je ne cherche pas d'ufs
justement, et quand même j'en chercherais je ne voudrais
pas des vôtres ; je ne les aime pas crus. "
" Eh bien ! allez-vous-en alors, " dit le Pigeon
d'un ton boudeur en se remettant dans son nid. Alice se
glissa parmi les arbres du mieux qu'elle put en se baissant,
car son cou s'entortillait dans les branches, et à
chaque instant il lui fallait s'arrêter et le désentortiller.
Au bout de quelque temps, elle se rappela qu'elle tenait
encore dans ses mains les morceaux de champignon, et elle
se mit à l'uvre avec grand soin, grignotant
tantôt l'un, tantôt l'autre, et tantôt
grandissant, tantôt rapetissant, jusqu'à ce
qu'enfin elle parvint à se ramener à sa grandeur
naturelle.
Il y avait si longtemps qu'elle n'avait été
d'une taille raisonnable que cela lui parut d'abord tout
drôle, mais elle finit par s'y accoutumer, et commença
à se parler à elle-même, comme d'habitude.
" Allons, voilà maintenant la moitié
de mon projet exécuté. Comme tous ces changements
sont embarrassants ! Je ne suis jamais sûre de ce
que je vais devenir d'une minute à l'autre. Toutefois,
je suis redevenue de la bonne grandeur ; il me reste maintenant
à pénétrer dans ce magnifique jardin.
Comment faire ? " En disant ces mots elle arriva tout
à coup à une clairière, où se
trouvait une maison d'environ quatre pieds de haut. "
Quels que soient les gens qui demeurent là, "
pensa Alice, " il ne serait pas raisonnable de se présenter
à eux grande comme je suis. Ils deviendraient fous
de frayeur. " Elle se mit de nouveau à grignoter
le morceau qu'elle tenait dans sa main droite, et ne s'aventura
pas près de la maison avant d'avoir réduit
sa taille à neuf pouces.
CHAPITRE VI.
PORC ET POIVRE.
ALICE resta une ou deux minutes à regarder à
la porte ; elle se demandait ce qu'il fallait faire, quand
tout à coup un laquais en livrée sortit du
bois en courant. (Elle le prit pour un laquais à
cause de sa livrée ; sans cela, à n'en juger
que par la figure, elle l'aurait pris pour un poisson.)
Il frappa fortement avec son doigt à la porte. Elle
fut ouverte par un autre laquais en livrée qui avait
la face toute ronde et de gros yeux comme une grenouille.
Alice remarqua que les deux laquais avaient les cheveux
poudrés et tout frisés. Elle se sentit piquée
de curiosité, et, voulant savoir ce que tout cela
signifiait, elle se glissa un peu en dehors du bois afin
d'écouter.
Le Laquais-Poisson prit de dessous son bras une lettre énorme,
presque aussi grande que lui, et la présenta au Laquais-Grenouille
en disant d'un ton solennel : " Pour Madame la Duchesse,
une invitation de la Reine à une partie de croquet.
" Le Laquais-Grenouille répéta sur le
même ton solennel, en changeant un peu l'ordre des
mots : " De la part de la Reine une invitation pour
Madame la Duchesse à une partie de croquet ; "
puis tous deux se firent un profond salut et les boucles
de leurs chevelures s'entremêlèrent.
Cela fit tellement rire Alice qu'elle eut à rentrer
bien vite dans le bois de peur d'être entendue ; et
quand elle avança la tête pour regarder de
nouveau, le Laquais-Poisson était parti, et l'autre
était assis par terre près de la route, regardant
niaisement en l'air.
Alice s'approcha timidement de la porte et frappa.
" Cela ne sert à rien du tout de frapper, "
dit le Laquais, " et cela pour deux raisons : premièrement,
parce que je suis du même côté de la
porte que vous ; deuxièmement, parce qu'on fait là-dedans
un tel bruit que personne ne peut vous entendre. "
En effet, il se faisait dans l'intérieur un bruit
extraordinaire, des hurlements et des éternuements
continuels, et de temps à autre un grand fracas comme
si on brisait de la vaisselle.
" Eh bien ! comment puis-je entrer, s'il vous plaît
? " demanda Alice.
" Il y aurait quelque bon sens à frapper à
cette porte, " continua le Laquais sans l'écouter,
" si nous avions la porte entre nous deux. Par exemple,
si vous étiez à l'intérieur vous pourriez
frapper et je pourrais vous laisser sortir. " Il regardait
en l'air tout le temps qu'il parlait, et Alice trouvait
cela très-impoli. " Mais peut-être ne
peut-il pas s'en empêcher, " dit-elle ; "
il a les yeux presque sur le sommet de la tête. Dans
tous les cas il pourrait bien répondre à mes
questions. - Comment faire pour entrer ? " répéta-t-elle
tout haut.
" Je vais rester assis ici, " dit le Laquais,
" jusqu'à demain - "
Au même instant la porte de la maison s'ouvrit, et
une grande assiette vola tout droit dans la direction de
la tête du Laquais ; elle lui effleura le nez, et
alla se briser contre un arbre derrière lui.
" - ou le jour suivant peut-être, " continua
le Laquais sur le même ton, tout comme si rien n'était
arrivé.
" Comment faire pour entrer ? " redemanda Alice
en élevant la voix.
" Mais devriez-vous entrer ? " dit le Laquais.
" C'est ce qu'il faut se demander, n'est-ce pas ? "
Bien certainement, mais Alice trouva mauvais qu'on le lui
dît. " C'est vraiment terrible, " murmura-t-elle,
" de voir la manière dont ces gens-là
discutent, il y a de quoi rendre fou. "
Le Laquais trouva l'occasion bonne pour répéter
son observation avec des variantes. " Je resterai assis
ici, " dit-il, " l'un dans l'autre, pendant des
jours et des jours ! "
" Mais que faut-il que je fasse ? " dit Alice.
" Tout ce que vous voudrez, " dit le Laquais ;
et il se mit à siffler.
" Oh ! ce n'est pas la peine de lui parler, "
dit
Alice, désespérée ; " c'est un
parfait idiot. " Puis elle ouvrit la porte et entra.
La porte donnait sur une grande cuisine qui était
pleine de fumée d'un bout à l'autre. La Duchesse
était assise sur un tabouret à trois pieds,
au milieu de la cuisine, et dorlotait un bébé
; la cuisinière, penchée sur le feu, brassait
quelque chose dans un grand chaudron qui paraissait rempli
de soupe.
" Bien sûr, il y a trop de poivre dans la soupe,
" se dit Alice, tout empêchée par les
éternuements.
Il y en avait certainement trop dans l'air. La Duchesse
elle-même éternuait de temps en temps, et quant
au bébé il éternuait et hurlait alternativement
sans aucune interruption. Les deux seules créatures
qui n'éternuassent pas, étaient la cuisinière
et un gros chat assis sur l'âtre et dont la bouche
grimaçante était fendue d'une oreille à
l'autre.
" Pourriez-vous m'apprendre, " dit Alice un peu
timidement, car elle ne savait pas s'il était bien
convenable qu'elle parlât la première, "
pourquoi votre chat grimace ainsi ? "
" C'est un Grimaçon, " dit la Duchesse
; " voilà pourquoi. - Porc ! "
Elle prononça ce dernier mot si fort et si subitement
qu'Alice en frémit. Mais elle comprit bientôt
que cela s'adressait au bébé et non pas à
elle ; elle reprit donc courage et continua :
" J'ignorais qu'il y eût des chats de cette espèce.
Au fait j'ignorais qu'un chat pût grimacer. "
" Ils le peuvent tous, " dit la Duchesse ; "
et la plupart le font. "
" Je n'en connais pas un qui grimace, " dit Alice
poliment, bien contente d'être entrée en conversation.
" Le fait est que vous ne savez pas grand'chose, "
dit la Duchesse.
Le ton sur lequel fut faite cette observation ne plut pas
du tout à Alice, et elle pensa qu'il serait bon de
changer la conversation. Tandis qu'elle cherchait un autre
sujet, la cuisinière retira de dessus le feu le chaudron
plein de soupe, et se mit aussitôt à jeter
tout ce qui lui tomba sous la main à la Duchesse
et au bébé - la pelle et les pincettes d'abord,
à leur suite vint une pluie de casseroles, d'assiettes
et de plats. La Duchesse n'y faisait pas la moindre attention,
même quand elle en était atteinte, et l'enfant
hurlait déjà si fort auparavant qu'il était
impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.
" Oh ! je vous en prie, prenez garde à ce que
vous faites, " criait Alice, sautant ça et là
et en proie à la terreur. " Oh ! son cher petit
nez ! " Une casserole d'une grandeur peu ordinaire
venait de voler tout près du bébé,
et avait failli lui emporter le nez.
" Si chacun s'occupait de ses affaires, " dit
la Duchesse avec un grognement rauque, " le monde n'en
irait que mieux. "
" Ce qui ne serait guère avantageux, "
dit Alice, enchantée qu'il se présentât
une occasion de montrer un peu de son savoir. " Songez
à ce que deviendraient le jour et la nuit ; vous
voyez bien, la terre met vingt-quatre heures à faire
sa révolution. "
" Ah ! vous parlez de faire des révolutions
! " dit la Duchesse. " Qu'on lui coupe la tête
! "
Alice jeta un regard inquiet sur la cuisinière pour
voir si elle allait obéir ; mais la cuisinière
était tout occupée à brasser la soupe
et paraissait ne pas écouter. Alice continua donc
: " Vingt-quatre heures, je crois, ou bien douze ?
Je pense - "
" Oh ! laissez-moi la paix, " dit la Duchesse,
" je n'ai jamais pu souffrir les chiffres. " Et
là-dessus elle recommença à dorloter
son enfant, lui chantant une espèce de chanson pour
l'endormir et lui donnant une forte secousse au bout de
chaque vers.
"
Grondez-moi ce vilain garçon !
Battez-le quand il éternue ;
À vous taquiner, sans façon
Le méchant enfant s'évertue. "
REFRAIN
(que reprirent en chur la cuisinière et le
bébé).
" Brou, Brou, Brou ! " (bis.)
En
chantant le second couplet de la chanson la Duchesse faisait
sauter le bébé et le secouait violemment,
si bien que le pauvre petit être hurlait au point
qu'Alice put à peine entendre ces mots :
"
Oui, oui, je m'en vais le gronder,
Et le battre, s'il éternue ;
Car bientôt à savoir poivrer,
Je veux que l'enfant s'habitue. "
REFRAIN.
" Brou, Brou, Brou ! " (bis.)
"
Tenez, vous pouvez le dorloter si vous voulez ! " dit
la Duchesse à Alice : et à ces mots elle lui
jeta le bébé. " Il faut que j'aille m'apprêter
pour aller jouer au croquet avec la Reine. " Et elle
se précipita hors de la chambre. La cuisinière
lui lança une poêle comme elle s'en allait,
mais elle la manqua tout juste.
Alice eut de la peine à attraper le bébé.
C'était un petit être d'une forme étrange
qui tenait ses bras et ses jambes étendus dans toutes
les directions ; " Tout comme une étoile de
mer, " pensait Alice. La pauvre petite créature
ronflait comme une machine à vapeur lorsqu'elle l'attrapa,
et ne cessait de se plier en deux, puis de s'étendre
tout droit, de sorte qu'avec tout cela, pendant les premiers
instants, c'est tout ce qu'elle pouvait faire que de le
tenir.
Sitôt qu'elle eut trouvé le bon moyen de le
bercer, (qui était d'en faire une espèce de
nud, et puis de le tenir fermement par l'oreille droite
et le pied gauche afin de l'empêcher de se dénouer,)
elle le porta dehors en plein air. " Si je n'emporte
pas cet enfant avec moi, " pensa Alice, " ils
le tueront bien sûr un de ces jours. Ne serait-ce
pas un meurtre de l'abandonner ? " Elle dit ces derniers
mots à haute voix, et la petite créature répondit
en grognant (elle avait cessé d'éternuer alors).
" Ne grogne pas ainsi, " dit Alice ; " ce
n'est pas là du tout une bonne manière de
s'exprimer. "
Le bébé grogna de nouveau. Alice le regarda
au visage avec inquiétude pour voir ce qu'il avait.
Sans contredit son nez était très-retroussé,
et ressemblait bien plutôt à un groin qu'à
un vrai nez. Ses yeux aussi devenaient très-petits
pour un bébé. Enfin Alice ne trouva pas du
tout de son goût l'aspect de ce petit être.
" Mais peut-être sanglotait-il tout simplement,
" pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux
du bébé pour voir s'il n'y avait pas de larmes.
" Si tu vas te changer en porc, " dit Alice très-sérieusement,
" je ne veux plus rien avoir à faire avec toi.
Fais-y bien attention ! "
La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou
grogna (il était impossible de savoir lequel des
deux), et ils continuèrent leur chemin un instant
en silence.
Alice commençait à dire en elle-même,
" Mais, que faire de cette créature quand je
l'aurai portée à la maison ? " lorsqu'il
grogna de nouveau si fort qu'elle regarda sa figure avec
quelque inquiétude. Cette fois il n'y avait pas à
s'y tromper, c'était un porc, ni plus ni moins, et
elle comprit qu'il serait ridicule de le porter plus loin.
Elle déposa donc par terre le petit animal, et se
sentit toute soulagée de le voir trotter tranquillement
vers le bois. " S'il avait grandi, " se dit-elle,
" il serait devenu un bien vilain enfant ; tandis qu'il
fait un assez joli petit porc, il me semble. " Alors
elle se mit à penser à d'autres enfants qu'elle
connaissait et qui feraient d'assez jolis porcs, si seulement
on savait la manière de s'y prendre pour les métamorphoser.
Elle était en train de faire ces réflexions,
lorsqu'elle tressaillit en voyant tout à coup le
Chat assis à quelques pas de là sur la branche
d'un arbre.
Le Chat grimaça en apercevant Alice. Elle trouva
qu'il avait l'air bon enfant, et cependant il avait de très-longues
griffes et une grande rangée de dents ; aussi comprit-elle
qu'il fallait le traiter avec respect.
" Grimaçon ! " commença-t-elle un
peu timidement, ne sachant pas du tout si cette familiarité
lui serait agréable ; toutefois il ne fit qu'allonger
sa grimace.
" Allons, il est content jusqu'à présent,
" pensa Alice, et elle continua : " Dites-moi,
je vous prie, de quel côté faut-il me diriger
? "
" Cela dépend beaucoup de l'endroit où
vous voulez aller, " dit le Chat.
" Cela m'est assez indifférent, " dit Alice.
" Alors peu importe de quel côté vous
irez, " dit le Chat.
" Pourvu que j'arrive quelque part, " ajouta Alice
en explication.
" Cela ne peut manquer, pourvu que vous marchiez assez
longtemps. "
Alice comprit que cela était incontestable ; elle
essaya donc d'une autre question : " Quels sont les
gens qui demeurent par ici ? "
" De ce côté-ci, " dit le Chat, décrivant
un cercle avec sa patte droite, " demeure un chapelier
; de ce côté-là, " faisant de même
avec sa patte gauche, " demeure un lièvre. Allez
voir celui que vous voudrez, tous deux sont fous. "
" Mais je ne veux pas fréquenter des fous, "
fit observer Alice.
" Vous ne pouvez pas vous en défendre, tout
le monde est fou ici. Je suis fou, vous êtes folle.
"
" Comment savez-vous que je suis folle ? " dit
Alice.
" Vous devez l'être, " dit le Chat, "
sans cela ne seriez pas venue ici. "
Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua
: " Et comment savez-vous que vous êtes fou ?
"
" D'abord, " dit le Chat, " un chien n'est
pas fou ; vous convenez de cela. "
" Je le suppose, " dit Alice.
" Eh bien ! " continua le Chat, " un chien
grogne quand il se fâche, et remue la queue lorsqu'il
est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et
je remue la queue quand je me fâche. Donc je suis
fou. "
" J'appelle cela faire le rouet, et non pas grogner,
" dit Alice.
" Appelez cela comme vous voudrez, " dit le Chat.
" Jouez-vous au croquet avec la Reine aujourd'hui ?
"
" Cela me ferait grand plaisir, " dit Alice, "
mais je n'ai pas été invitée. "
" Vous m'y verrez, " dit le Chat ; et il disparut.
Alice ne fut pas très-étonnée, tant
elle commençait à s'habituer aux événements
extraordinaires. Tandis qu'elle regardait encore l'endroit
que le Chat venait de quitter, il reparut tout à
coup.
" À propos, qu'est devenu le bébé
? J'allais oublier de le demander. "
" Il a été changé en porc, "
dit tranquillement Alice, comme si le Chat était
revenu d'une manière naturelle.
" Je m'en doutais, " dit le Chat ; et il disparut
de nouveau.
Alice attendit quelques instants, espérant presque
le revoir, mais il ne reparut pas ; et une ou deux minutes
après, elle continua son chemin dans la direction
où on lui avait dit que demeurait le Lièvre.
" J'ai déjà vu des chapeliers, "
se dit-elle ; " le Lièvre sera de beaucoup le
plus intéressant. " À ces mots elle leva
les yeux, et voilà que le Chat était encore
là assis sur une branche d'arbre.
" M'avez-vous dit porc, ou porte ? " demanda le
Chat.
" J'ai dit porc, " répéta Alice.
" Ne vous amusez donc pas à paraître et
à disparaître si
subitement,
vous faites tourner la tête aux gens. "
" C'est bon, " dit le Chat, et cette fois il s'évanouit
tout doucement à commencer par le bout de la queue,
et finissant par sa grimace qui demeura quelque temps après
que le reste fut disparu.
" Certes, " pensa Alice, " j'ai souvent vu
un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je n'ai
jamais de ma vie rien vu de si drôle. "
Elle ne fit pas beaucoup de chemin avant d'arriver devant
la maison du Lièvre. Elle pensa que ce devait bien
être là la maison, car les cheminées
étaient en forme d'oreilles et le toit était
couvert de fourrure. La maison était si grande qu'elle
n'osa s'approcher avant d'avoir grignoté encore un
peu du morceau de champignon qu'elle avait dans la main
gauche, et d'avoir atteint la taille de deux pieds environ
; et même alors elle avança timidement en se
disant : " Si après tout il était fou
furieux ! Je voudrais presque avoir été faire
visite au Chapelier plutôt que d'être venue
ici. "
CHAPITRE VII.
UN THÉ DE FOUS.
IL y avait une table servie sous un arbre devant la maison,
et le Lièvre y prenait le thé avec le Chapelier.
Un Loir profondément endormi était assis entre
les deux autres qui s'en servaient comme d'un coussin, le
coude appuyé sur lui et causant par-dessus sa tête.
" Bien gênant pour le Loir, " pensa Alice.
" Mais comme il est endormi je suppose que cela lui
est égal. "
Bien que la table fût très-grande, ils étaient
tous trois serrés l'un contre l'autre à un
des coins. " Il n'y a pas de place ! Il n'y a pas de
place ! " crièrent-ils en voyant Alice. "
Il y a abondance
de
place, " dit Alice indignée, et elle s'assit
dans un large fauteuil à l'un des bouts de la table.
" Prenez donc du vin, " dit le Lièvre d'un
ton engageant.
Alice regarda tout autour de la table, mais il n'y avait
que du thé. " Je ne vois pas de vin, "
fit-elle observer.
" Il n'y en a pas, " dit le Lièvre.
" En ce cas il n'était pas très-poli
de votre part de m'en offrir, " dit Alice d'un ton
fâché.
" Il n'était pas non plus très-poli de
votre part de vous mettre à table avant d'y être
invitée, " dit le Lièvre.
" J'ignorais que ce fût votre table, " dit
Alice. " Il y a des couverts pour bien plus de trois
convives. "
" Vos cheveux ont besoin d'être coupés,
" dit le Chapelier. Il avait considéré
Alice pendant quelque temps avec beaucoup de curiosité,
et ce fut la première parole qu'il lui adressa.
" Vous devriez apprendre à ne pas faire de remarques
sur les gens ; c'est très-grossier, " dit Alice
d'un ton sévère.
À ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux ; mais
il se contenta de dire : " Pourquoi une pie ressemble-t-elle
à un pupitre ? "
" Bon ! nous allons nous amuser, " pensa Alice.
" Je suis bien aise qu'ils se mettent à demander
des énigmes. Je crois pouvoir deviner cela, "
ajouta-t-elle tout haut.
" Voulez-vous dire que vous croyez pouvoir trouver
la réponse ? " dit le Lièvre.
" Précisément, " répondit
Alice.
" Alors vous devriez dire ce que vous voulez dire,
" continua le Lièvre.
" C'est ce que je fais, " répliqua vivement
Alice. " Du moins - je veux dire ce que je dis ; c'est
la même chose, n'est-ce pas ? "
" Ce n'est pas du tout la même chose, "
dit le Chapelier. " Vous pourriez alors dire tout aussi
bien que : " Je vois ce que je mange, " est la
même chose que : " Je mange ce que je vois. "
"
" Vous pourriez alors dire tout aussi bien, "
ajouta le Lièvre, " que : " J'aime ce qu'on
me donne, " est la même chose que : " On
me donne ce que j'aime. " "
" Vous pourriez dire tout aussi bien, " ajouta
le Loir, qui paraissait parler tout endormi, " que
: " Je respire quand je dors, " est la même
chose que : " Je dors quand je respire. " "
" C'est en effet tout un pour vous, " dit le Chapelier.
Sur ce, la conversation tomba et il se fit un silence de
quelques minutes. Pendant ce temps, Alice repassa dans son
esprit tout ce qu'elle savait au sujet des pies et des pupitres
; ce qui n'était pas grand'chose.
Le Chapelier rompit le silence le premier. " Quel quantième
du mois sommes-nous ? " dit-il en se tournant vers
Alice. Il avait tiré sa montre de sa poche et la
regardait d'un air inquiet, la secouant de temps à
autre et l'approchant de son oreille.
Alice réfléchit un instant et répondit
: " Le quatre. "
" Elle est de deux jours en retard, " dit le Chapelier
avec un soupir. " Je vous disais bien que le beurre
ne vaudrait rien au mouvement ! " ajouta-t-il en regardant
le Lièvre avec colère.
" C'était tout ce qu'il y avait de plus fin
en beurre, " dit le Lièvre humblement.
" Oui, mais il faut qu'il y soit entré des miettes
de pain, " grommela le Chapelier. " Vous n'auriez
pas dû vous servir du couteau au pain pour mettre
le beurre. "
Le Lièvre prit la montre, et la contempla tristement,
puis la trempa dans sa tasse, la contempla de nouveau, et
pourtant ne trouva rien de mieux à faire que de répéter
sa première observation : " C'était tout
ce qu'il y avait de plus fin en beurre. "
Alice avait regardé par-dessus son épaule
avec curiosité : " Quelle singulière
montre ! " dit-elle. " Elle marque le quantième
du mois, et ne marque pas l'heure qu'il est ! "
" Et pourquoi marquerait-elle l'heure ? " murmura
le Chapelier. " Votre montre marque-t-elle dans quelle
année vous êtes ? "
" Non, assurément ! " répliqua Alice
sans hésiter. " Mais c'est parce qu'elle reste
à la même année pendant si longtemps.
"
" Tout comme la mienne, " dit le Chapelier.
Alice se trouva fort embarrassée. L'observation du
Chapelier lui paraissait n'avoir aucun sens ; et cependant
la phrase était parfaitement correcte. " Je
ne vous comprends pas bien, " dit-elle, aussi poliment
que possible.
" Le Loir est rendormi, " dit le Chapelier ; et
il lui versa un peu de thé chaud sur le nez.
Le Loir secoua la tête avec impatience, et dit, sans
ouvrir les yeux : " Sans doute, sans doute, c'est justement
ce que j'allais dire. "
" Avez-vous deviné l'énigme ? "
dit le Chapelier, se tournant de nouveau vers Alice.
" Non, j'y renonce, " répondit Alice ;
" quelle est la réponse ? "
" Je n'en ai pas la moindre idée, " dit
le Chapelier.
" Ni moi non plus, " dit le Lièvre.
Alice soupira d'ennui. " Il me semble que vous pourriez
mieux employer le temps, " dit-elle, " et ne pas
le gaspiller à proposer des énigmes qui n'ont
point de réponses. "
" Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi,
" dit le Chapelier, " vous ne parleriez pas de
le gaspiller. On ne gaspille pas quelqu'un. "
" Je ne vous comprends pas, " dit Alice.
" Je le crois bien, " répondit le Chapelier,
en secouant la tête avec mépris ; " je
parie que vous n'avez jamais parlé au Temps. "
" Cela se peut bien, " répliqua prudemment
Alice, " mais je l'ai souvent mal employé. "
" Ah ! voilà donc pourquoi ! Il n'aime pas cela,
" dit le Chapelier. " Mais si seulement vous saviez
le ménager, il ferait de la pendule tout ce que vous
voudriez. Par exemple, supposons qu'il soit neuf heures
du matin, l'heure de vos leçons, vous n'auriez qu'à
dire tout bas un petit mot au Temps, et l'aiguille partirait
en un clin d'il pour marquer une heure et demie, l'heure
du dîner. "
(" Je le voudrais bien, " dit tout bas le Lièvre.)
" Cela serait très-agréable, certainement,
" dit Alice d'un air pensif ; " mais alors - je
n'aurais pas encore faim, comprenez donc. "
" Peut-être pas d'abord, " dit le Chapelier
; " mais vous pourriez retenir l'aiguille à
une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez. "
" Est-ce comme cela que vous faites, vous ? "
demanda Alice.
Le Chapelier secoua tristement la tête.
" Hélas ! non, " répondit-il, "
nous nous sommes querellés au mois de mars dernier,
un peu avant qu'il devînt fou. " (Il montrait
le Lièvre du bout de sa cuiller.) " C'était
à un grand concert donné par la Reine de Cur,
et j'eus à chanter :
"
Ah ! vous dirai-je, ma sur,
Ce qui calme ma douleur ! "
"
Vous connaissez peut-être cette chanson ? "
" J'ai entendu chanter quelque chose comme ça,
" dit Alice.
" Vous savez la suite, " dit le Chapelier ; et
il continua :
"
C'est que j'avais des dragées,
Et que je les ai mangées. "
Ici
le Loir se secoua et se mit à chanter, tout en dormant
: " Et que je les ai mangées, mangées,
mangées, mangées, mangées, " si
longtemps, qu'il fallût le pincer pour le faire taire.
" Eh bien, j'avais à peine fini le premier couplet,
" dit le Chapelier, " que la Reine hurla : "
Ah ! c'est comme ça que vous tuez le temps ! Qu'on
lui coupe la tête ! " "
" Quelle cruauté ! " s'écria Alice.
" Et, depuis lors, " continua le Chapelier avec
tristesse, " le Temps ne veut rien faire de ce que
je lui demande. Il est toujours six heures maintenant. "
Une brillante idée traversa l'esprit d'Alice. "
Est-ce pour cela qu'il y a tant de tasses à thé
ici ? " demanda-t-elle.
" Oui, c'est cela, " dit le Chapelier avec un
soupir ; " il est toujours l'heure du thé, et
nous n'avons pas le temps de laver la vaisselle dans l'intervalle.
"
" Alors vous faites tout le tour de la table, je suppose
? " dit Alice.
" Justement, " dit le Chapelier, " à
mesure que les tasses ont servi. "
" Mais, qu'arrive-t-il lorsque vous vous retrouvez
au commencement ? " se hasarda de dire Alice.
" Si nous changions de conversation, " interrompit
le Lièvre en bâillant ; " celle-ci commence
à me fatiguer. Je propose que la petite demoiselle
nous conte une histoire. "
" J'ai bien peur de n'en pas savoir, " dit Alice,
que cette proposition alarmait un peu.
" Eh bien, le Loir va nous en dire une, " crièrent-ils
tous deux. " Allons, Loir, réveillez-vous !
" et ils le pincèrent des deux côtés
à la fois.
Le Loir ouvrit lentement les yeux. " Je ne dormais
pas, " dit-il d'une voix faible et enrouée.
" Je n'ai pas perdu un mot de ce que vous avez dit,
vous autres. "
" Racontez-nous une histoire, " dit le Lièvre.
" Ah ! Oui, je vous en prie, " dit Alice d'un
ton suppliant.
" Et faites vite, " ajouta le Chapelier, "
sans cela vous allez vous rendormir avant de vous mettre
en train. "
" Il y avait une fois trois petites surs, "
commença bien vite le Loir, " qui s'appelaient
Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond d'un
puits. "
" De quoi vivaient-elles ? " dit Alice, qui s'intéressait
toujours aux questions de boire ou de manger.
" Elles vivaient de mélasse, " dit le Loir,
après avoir réfléchi un instant.
" Ce n'est pas possible, comprenez donc, " fit
doucement observer Alice ; " cela les aurait rendues
malades. "
" Et en effet, " dit le Loir, " elles étaient
très-malades. "
Alice chercha à se figurer un peu l'effet que produirait
sur elle une manière de vivre si extraordinaire,
mais cela lui parut trop embarrassant, et elle continua
: " Mais pourquoi vivaient-elles au fond d'un puits
? "
" Prenez un peu plus de thé, " dit le Lièvre
à Alice avec empressement.
" Je n'en ai pas pris du tout, " répondit
Alice d'un air offensé. " Je ne peux donc pas
en prendre un peu plus. "
" Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre
moins, " dit le Chapelier. " Il est très-aisé
de prendre un peu plus que pas du tout. "
" On ne vous a pas demandé votre avis, à
vous, " dit Alice.
" Ah ! qui est-ce qui se permet de faire des observations
? " demanda le Chapelier d'un air triomphant.
Alice ne savait pas trop que répondre à cela.
Aussi se servit-elle un peu de thé et une tartine
de pain et de beurre ; puis elle se tourna du côté
du Loir, et répéta sa question. " Pourquoi
vivaient-elles au fond d'un puits ? "
Le Loir réfléchit de nouveau pendant quelques
instants et dit : " C'était un puits de mélasse.
"
" Il n'en existe pas ! " se mit à dire
Alice d'un ton courroucé. Mais le Chapelier et le
Lièvre firent " Chut ! Chut ! " et le Loir
fit observer d'un ton bourru : " Tâchez d'être
polie, ou finissez l'histoire vous-même. "
" Non, continuez, je vous prie, " dit Alice très-humblement.
" Je ne vous interromprai plus ; peut-être en
existe-t-il un. "
" Un, vraiment ! " dit le Loir avec indignation
; toutefois il voulut bien continuer. " Donc, ces trois
petites surs, vous saurez qu'elles faisaient tout
ce qu'elles pouvaient pour s'en tirer. "
" Comment auraient-elles pu s'en tirer ? " dit
Alice, oubliant tout à fait sa promesse.
" C'est tout simple - "
" Il me faut une tasse propre, " interrompit le
Chapelier. " Avançons tous d'une place. "
Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit
; le Lièvre prit la place du Loir, et Alice prit,
d'assez mauvaise grâce, celle du Lièvre. Le
Chapelier fut le seul qui gagnât au change ; Alice
se trouva bien plus mal partagée qu'auparavant, car
le Lièvre venait de renverser le lait dans son assiette.
Alice, craignant d'offenser le Loir, reprit avec circonspection
: " Mais je ne comprends pas ; comment auraient-elles
pu s'en tirer ? "
" C'est tout simple, " dit le Chapelier. "
Quand il y a de l'eau dans un puits, vous savez bien comment
on en tire, n'est-ce pas ? Eh bien ! d'un puits de mélasse
on tire de la mélasse, et quand il y a des petites
filles dans la mélasse on les tire en même
temps ; comprenez-vous, petite sotte ? "
" Pas tout à fait, " dit Alice, encore
plus embarrassée par cette réponse.
" Alors vous feriez bien de vous taire, " dit
le Chapelier.
Alice trouva cette grossièreté un peu trop
forte ; elle se leva indignée et s'en alla. Le Loir
s'endormit à l'instant même, et les deux autres
ne prirent pas garde à son départ, bien qu'elle
regardât en arrière deux ou trois fois, espérant
presque qu'ils la rappelleraient. La dernière fois
qu'elle les vit, ils cherchaient à mettre le Loir
dans la théière.
" À aucun prix je ne voudrais retourner auprès
de ces gens-là, " dit Alice, en cherchant son
chemin à travers le bois. " C'est le thé
le plus ridicule auquel j'aie assisté de ma vie !
"
Comme elle disait cela, elle s'aperçut qu'un des
arbres avait une porte par laquelle on pouvait pénétrer
à l'intérieur. " Voilà qui est
curieux, " pensa-t-elle. " Mais tout est curieux
aujourd'hui. Je crois que je ferai bien d'entrer tout de
suite. " Elle entra.
Elle se retrouva encore dans la longue salle tout près
de la petite table de verre.
" Cette fois je m'y prendrai mieux, " se dit-elle,
et elle commença par saisir la petite clef d'or et
par ouvrir la porte qui menait au jardin, et puis elle se
mit à grignoter le morceau de champignon qu'elle
avait mis dans sa poche, jusqu'à ce qu'elle fût
réduite à environ deux pieds de haut ; elle
prit alors le petit passage ; et enfin - elle se trouva
dans le superbe jardin au milieu des brillants parterres
et des fraîches fontaines.
CHAPITRE VIII.
LE CROQUET DE LA REINE.
UN grand rosier se trouvait à l'entrée du
jardin ; les roses qu'il portait étaient blanches,
mais trois jardiniers étaient en train de les peindre
en rouge. Alice s'avança pour les regarder, et, au
moment où elle approchait, elle en entendit un qui
disait : " Fais donc attention, Cinq, et ne m'éclabousse
pas ainsi avec ta peinture. "
" Ce n'est pas de ma faute, " dit Cinq d'un ton
bourru, " c'est Sept qui m'a poussé le coude.
"
Là-dessus Sept leva les yeux et dit : " C'est
cela, Cinq ! Jetez toujours le blâme sur les autres
! "
" Vous feriez bien de vous taire, vous, " dit
Cinq. " J'ai entendu la Reine dire pas plus tard que
hier que vous méritiez d'être décapité
! "
" Pourquoi donc cela ? " dit celui qui avait parlé
le premier.
" Cela ne vous regarde pas, Deux, " dit Sept.
" Si fait, cela le regarde, " dit Cinq ; "
et je vais le lui dire. C'est pour avoir apporté
à la cuisinière des oignons de tulipe au lieu
d'oignons à manger. "
Sept jeta là son pinceau et s'écriait : "
De toutes les injustices - " lorsque ses regards tombèrent
par hasard sur Alice, qui restait là à les
regarder, et il se retint tout à coup. Les autres
se retournèrent aussi, et tous firent un profond
salut.
" Voudriez-vous avoir la bonté de me dire pourquoi
vous peignez ces roses ? " demanda Alice un peu timidement.
Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardèrent Deux.
Deux commença à voix basse : " Le fait
est, voyez-vous, mademoiselle, qu'il devrait y avoir ici
un rosier à fleurs rouges, et nous en avons mis un
à fleurs blanches, par erreur. Si la Reine s'en apercevait
nous aurions tous la tête tranchée, vous comprenez.
Aussi, mademoiselle, vous voyez que nous faisons de notre
mieux avant qu'elle vienne pour - "
À ce moment Cinq, qui avait regardé tout le
temps avec inquiétude de l'autre côté
du jardin, s'écria : " La Reine ! La Reine !
" et les trois ouvriers se précipitèrent
aussitôt la face contre terre. Il se faisait un grand
bruit de pas, et Alice se retourna, désireuse de
voir la Reine.
D'abord venaient des soldats portant des piques ; ils étaient
tous faits comme les jardiniers, longs et plats, les mains
et les pieds aux coins ; ensuite venaient les dix courtisans.
Ceux-ci étaient tous parés de carreaux de
diamant et marchaient deux à deux comme les soldats.
Derrière eux venaient les enfants de la Reine ; il
y en avait dix, et les petits chérubins gambadaient
joyeusement, se tenant par la main deux à deux ;
ils étaient tous ornés de curs. Après
eux venaient les invités, des rois et des reines
pour la plupart. Dans le nombre, Alice reconnut le Lapin
Blanc. Il avait l'air ému et agité en parlant,
souriait à tout ce qu'on disait, et passa sans faire
attention à elle. Suivait le Valet de Cur,
portant la couronne sur un coussin de velours ; et, fermant
cette longue procession, LE ROI ET LA REINE DE CUR.
Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner
comme les trois jardiniers ; mais elle ne se rappelait pas
avoir jamais entendu parler d'une pareille formalité.
" Et d'ailleurs à quoi serviraient les processions,
" pensa-t-elle, " si les gens avaient à
se mettre la face contre terre de façon à
ne pas les voir ? " Elle resta donc debout à
sa place et attendit.
Quand la procession fut arrivée en face d'Alice,
tout le monde s'arrêta pour la regarder, et la Reine
dit sévèrement : " Qui est-ce ? "
Elle s'adressait au Valet de Cur, qui se contenta
de saluer et de sourire pour toute réponse.
" Idiot ! " dit la Reine en rejetant la tête
en arrière avec impatience ; et, se tournant vers
Alice, elle continua : " Votre nom, petite ? "
" Je me nomme Alice, s'il plaît à Votre
Majesté, " dit Alice fort poliment. Mais elle
ajouta en elle-même : " Ces gens-là ne
sont, après tout, qu'un paquet de cartes. Pourquoi
en aurais-je peur ? "
" Et qui sont ceux-ci ? " dit la Reine, montrant
du doigt les trois jardiniers étendus autour du rosier.
Car vous comprenez que, comme ils avaient la face contre
terre et que le dessin qu'ils avaient sur le dos était
le même que celui des autres cartes du paquet, elle
ne pouvait savoir s'ils étaient des jardiniers, des
soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.
" Comment voulez-vous que je le sache ? " dit
Alice avec un courage qui la surprit elle-même. "
Cela n'est pas mon affaire à moi. "
La Reine devint pourpre de colère ; et après
l'avoir considérée un moment avec des yeux
flamboyants comme ceux d'une bête fauve, elle se mit
à crier : " Qu'on lui coupe la tête !
"
" Quelle idée ! " dit Alice très-haut
et d'un ton décidé. La Reine se tut.
Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement
: " Considérez donc, ma chère amie, que
ce n'est qu'une enfant. "
La Reine lui tourna le dos avec colère, et dit au
Valet : " Retournez-les ! "
Ce que fit le Valet très-soigneusement du bout du
pied.
" Debout ! " dit la Reine d'une voix forte et
stridente. Les trois jardiniers se relevèrent à
l'instant et se mirent à saluer le Roi, la Reine,
les jeunes princes, et tout le monde.
" Finissez ! " cria la Reine. " Vous m'étourdissez.
" Alors, se tournant vers le rosier, elle continua
: " Qu'est-ce que vous faites donc là ? "
" Avec le bon plaisir de Votre Majesté, "
dit Deux d'un ton très-humble, mettant un genou en
terre, " nous tâchions - "
" Je le vois bien ! " dit la Reine, qui avait
pendant ce temps examiné les roses. " Qu'on
leur coupe la tête ! " Et la procession continua
sa route, trois des soldats restant en arrière pour
exécuter les malheureux jardiniers, qui coururent
se mettre sous la protection d'Alice.
" Vous ne serez pas décapités, "
dit Alice ; et elle les mit dans un grand pot à fleurs
qui se trouvait près de là. Les trois soldats
errèrent de côté et d'autre, pendant
une ou deux minutes, pour les chercher, puis s'en allèrent
tranquillement rejoindre les autres.
" Leur a-t-on coupé la tête ? " cria
la Reine.
" Leurs têtes n'y sont plus, s'il plaît
à Votre Majesté ! " lui crièrent
les soldats.
" C'est bien ! " cria la Reine. " Savez-vous
jouer au croquet ? "
Les soldats ne soufflèrent mot, et regardèrent
Alice, car, évidemment, c'était à elle
que s'adressait la question.
" Oui, " cria Alice.
" Eh bien, venez ! " hurla la Reine ; et Alice
se joignit à la procession, fort curieuse de savoir
ce qui allait arriver.
" Il fait un bien beau temps aujourd'hui, " dit
une voix timide à côté d'elle. Elle
marchait auprès du Lapin Blanc, qui la regardait
d'un il inquiet.
" Bien beau, " dit Alice. " Où est
la Duchesse ? "
" Chut ! Chut ! " dit vivement le Lapin à
voix basse et en regardant avec inquiétude par-dessus
son épaule. Puis il se leva sur la pointe des pieds,
colla sa bouche à l'oreille d'Alice et lui souffla
: " Elle est condamnée à mort "
" Pour quelle raison ? " dit Alice.
" Avez-vous dit : " quel dommage ? " "
demanda le Lapin.
" Non, " dit Alice. " Je ne pense pas du
tout que ce soit dommage. J'ai dit : " pour quelle
raison ? " "
" Elle a donné des soufflets à la Reine,
" commença le Lapin. (Alice fit entendre un
petit éclat de rire.) " Oh, chut ! " dit
tout bas le Lapin d'un ton effrayé. " La Reine
va nous entendre ! Elle est arrivée un peu tard,
voyez-vous, et la Reine a dit - "
" À vos places ! " cria la Reine d'une
voix de tonnerre, et les gens se mirent à courir
dans toutes les directions, trébuchant les uns contre
les autres ; toutefois, au bout de quelques instants chacun
fut à sa place et la partie commença.
Alice n'avait de sa vie vu de jeu de croquet aussi curieux
que celui-là. Le terrain n'était que billons
et sillons ; des hérissons vivants servaient de boules,
et des flamants de maillets. Les soldats, courbés
en deux, avaient à se tenir la tête et les
pieds sur le sol pour former des arches.
Ce qui embarrassa le plus Alice au commencement du jeu,
ce fut de manier le flamant ; elle parvenait bien à
fourrer son corps assez commodément sous son bras,
en laissant pendre les pieds ; mais, le plus souvent, à
peine lui avait-elle allongé le cou bien comme il
faut, et allait-elle frapper le hérisson avec la
tête, que le flamant se relevait en se tordant, et
la regardait d'un air si ébahi qu'elle ne pouvait
s'empêcher d'éclater de rire ; et puis, quand
elle lui avait fait baisser la tête et allait recommencer,
il était bien impatientant de voir que le hérisson
s'était déroulé et s'en allait. En
outre, il se trouvait ordinairement un billon ou un sillon
dans son chemin partout où elle voulait envoyer le
hérisson, et comme les soldats courbés en
deux se relevaient sans cesse pour s'en aller d'un autre
côté du terrain, Alice en vint bientôt
à cette conclusion : que c'était là
un jeu fort difficile, en vérité.
Les joueurs jouaient tous à la fois, sans attendre
leur tour, se querellant tout le temps et se battant à
qui aurait les hérissons. La Reine entra bientôt
dans une colère furieuse et se mit à trépigner
en criant : " Qu'on coupe la tête à celui-ci
! " ou bien : " Qu'on coupe la tête à
celle-là ! " une fois environ par minute.
Alice commença à se sentir très-mal
à l'aise ; il est vrai qu'elle ne s'était
pas disputée avec la Reine ; mais elle savait que
cela pouvait lui arriver à tout moment. " Et
alors, " pensait-elle, " que deviendrai-je ? Ils
aiment terriblement à couper la tête aux gens
ici. Ce qui m'étonne, c'est qu'il en reste encore
de vivants. "
Elle cherchait autour d'elle quelque moyen de s'échapper,
et se demandait si elle pourrait se retirer sans être
vue ; lorsqu'elle aperçut en l'air quelque chose
d'étrange ; cette apparition l'intrigua beaucoup
d'abord, mais, après l'avoir considérée
quelques instants, elle découvrit que c'était
une grimace, et se dit en elle-même, " C'est
le Grimaçon ; maintenant j'aurai à qui parler.
"
" Comment cela va-t-il ? " dit le Chat, quand
il y eut assez de sa bouche pour qu'il pût parler.
Alice attendit que les yeux parussent, et lui fit alors
un signe de tête amical. " Il est inutile de
lui parler, " pensait-elle, " avant que ses oreilles
soient venues, l'une d'elle tout au moins. " Une minute
après, la tête se montra tout entière,
et alors Alice posa à terre son flamant et se mit
à raconter sa partie de croquet, enchantée
d'avoir quelqu'un qui l'écoutât. Le Chat trouva
apparemment qu'il s'était assez mis en vue ; car
sa tête fut tout ce qu'on en aperçut.
" Ils ne jouent pas du tout franc jeu, " commença
Alice d'un ton de mécontentement, " et ils se
querellent tous si fort, qu'on ne peut pas s'entendre parler
; et puis on dirait qu'ils n'ont aucune règle précise
; du moins, s'il y a des règles, personne ne les
suit. Ensuite vous n'avez pas idée comme cela embrouille
que tous les instruments du jeu soient vivants ; par exemple,
voilà l'arche par laquelle j'ai à passer qui
se promène là-bas à l'autre bout du
jeu, et j'aurais fait croquet sur le hérisson de
la Reine tout à l'heure, s'il ne s'était pas
sauvé en voyant venir le mien ! "
" Est-ce que vous aimez la Reine ? " dit le Chat
à voix basse.
" Pas du tout, " dit Alice. " Elle est si
- " Au même instant elle aperçut la Reine
tout près derrière elle, qui écoutait
; alors elle continua : " si sûre de gagner,
que ce n'est guère la peine de finir la partie. "
La Reine sourit et passa.
" Avec qui causez-vous donc là, " dit le
Roi, s'approchant d'Alice et regardant avec une extrême
curiosité la tête du Chat.
" C'est un de mes amis, un Grimaçon, "
dit Alice : " permettez-moi de vous le présenter.
"
" Sa mine ne me plaît pas du tout, " dit
le Roi. " Pourtant il peut me baiser la main, si cela
lui fait plaisir. "
" Non, grand merci, " dit le Chat.
" Ne faites pas l'impertinent, " dit le Roi, "
et ne me regardez pas ainsi ! " Il s'était mis
derrière Alice en disant ces mots.
" Un chat peut bien regarder un roi, " dit Alice.
" J'ai lu quelque chose comme cela dans un livre, mais
je ne me rappelle pas où. "
" Eh bien, il faut le faire enlever, " dit le
Roi d'un ton très-décidé ; et il cria
à la Reine, qui passait en ce moment : " Mon
amie, je désirerais que vous fissiez enlever ce chat
! "
La Reine n'avait qu'une seule manière de trancher
les difficultés, petites ou grandes. " Qu'on
lui coupe la tète ! " dit-elle sans même
se retourner.
" Je vais moi-même chercher le bourreau, "
dit le Roi avec empressement ; et il s'en alla précipitamment.
Alice pensa qu'elle ferait bien de retourner voir où
en était la partie, car elle entendait au loin la
voix de la Reine qui criait de colère. Elle l'avait
déjà entendue condamner trois des joueurs
à avoir la tête coupée, parce qu'ils
avaient laissé passer leur tour, et elle n'aimait
pas du tout la tournure que prenaient les choses ; car le
jeu était si embrouillé qu'elle ne savait
jamais quand venait son tour. Elle alla à la recherche
de son hérisson.
Il était en train de se battre avec un autre hérisson
; ce qui parut à Alice une excellente occasion de
faire croquet de l'un sur l'autre. Il n'y avait à
cela qu'une difficulté, et c'était que son
flamant avait passé de l'autre côté
du jardin, où Alice le voyait qui faisait de vains
efforts pour s'enlever et se percher sur un arbre.
Quand elle eut rattrapé et ramené le flamant,
la bataille était terminée, et les deux hérissons
avaient disparu. " Mais cela ne fait pas grand'chose,
" pensa Alice, " puisque toutes les arches ont
quitté ce côté de la pelouse. "
Elle remit donc le flamant sous son bras pour qu'il ne lui
échappât plus, et retourna causer un peu avec
son ami.
Quand elle revint auprès du Chat, elle fut surprise
de trouver une grande foule rassemblée autour de
lui. Une discussion avait lieu entre le bourreau, le Roi,
et la Reine, qui parlaient tous à la fois, tandis
que les autres ne soufflaient mot et semblaient très-mal
à l'aise.
Dès que parut Alice, ils en appelèrent à
elle tous les trois pour qu'elle décidât la
question, et lui répétèrent leurs raisonnements.
Comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup
de peine à comprendre ce qu'ils disaient.
Le raisonnement du bourreau était : qu'on ne
pouvait pas trancher une tête, à moins qu'il
n'y eût un corps d'où l'on pût la couper
; que jamais il n'avait eu pareille chose à faire,
et que ce n'était pas à son âge qu'il
allait commencer.
Le raisonnement du Roi était : que tout ce qui avait
une tête pouvait être décapité,
et qu'il ne fallait pas dire des choses qui n'avaient pas
de bon sens.
Le raisonnement de la Reine était : que si la question
ne se décidait pas en moins de rien, elle ferait
trancher la tête à tout le monde à la
ronde. (C'était cette dernière observation
qui avait donné à toute la compagnie l'air
si grave et si inquiet.)
Alice ne trouva rien de mieux à dire que : "
Il appartient à la Duchesse ; c'est elle que vous
feriez bien de consulter à ce sujet. "
" Elle est en prison, " dit la Reine au bourreau.
" Qu'on l'amène ici. " Et le bourreau partit
comme un trait.
La tête du Chat commença à s'évanouir
aussitôt que le bourreau fut parti, et elle avait
complétement disparu quand il revint accompagné
de la Duchesse ; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent
à courir de côté et d'autre comme des
fous pour trouver cette tête, tandis que le reste
de la compagnie retournait au jeu.
CHAPITRE IX.
HISTOIRE DE LA FAUSSE-TORTUE.
" VOUS ne sauriez croire combien je suis heureuse de
vous voir, ma bonne vieille fille ! " dit la Duchesse,
passant amicalement son bras sous celui d'Alice, et elles
s'éloignèrent ensemble.
Alice était bien contente de la trouver de si bonne
humeur, et pensait en elle-même que c'était
peut-être le poivre qui l'avait rendue si méchante,
lorsqu'elles se rencontrèrent dans la cuisine. "
Quand je serai Duchesse, moi, " se dit-elle (d'un ton
qui exprimait peu d'espérance cependant), "
je n'aurai pas de poivre dans ma cuisine, pas le moindre
grain. La soupe peut très-bien s'en passer. Ça
pourrait bien être le poivre qui échauffe la
bile des gens, " continua-t-elle, enchantée
d'avoir fait cette découverte ; " ça
pourrait bien être le vinaigre qui les aigrit ; la
camomille qui les rend amères ; et le sucre d'orge
et d'autres choses du même genre qui adoucissent le
caractère des enfants. Je voudrais bien que tout
le monde sût cela ; on ne serait pas si chiche de
sucreries, voyez-vous. "
Elle avait alors complètement oublié la Duchesse,
et tressaillit en entendant sa voix tout près de
son oreille. " Vous pensez à quelque chose,
ma chère petite, et cela vous fait oublier de causer.
Je ne puis pas vous dire en ce moment quelle est la morale
de ce fait, mais je m'en souviendrai tout à l'heure.
"
" Peut-être n'y en a-t-il pas, " se hasarda
de dire Alice.
" Bah, bah, mon enfant ! " dit la Duchesse. "
Il y a une morale à tout, si seulement on pouvait
la trouver. " Et elle se serra plus près d'Alice
en parlant.
Alice n'aimait pas trop qu'elle se tînt si près
d'elle ; d'abord parce que la Duchesse était très-laide,
et ensuite parce qu'elle était juste assez grande
pour appuyer son menton sur l'épaule d'Alice, et
c'était un menton très-désagréablement
pointu. Pourtant elle ne voulait pas être impolie,
et elle supporta cela de son mieux.
" La partie va un peu mieux maintenant, " dit-elle,
afin de soutenir la conversation.
" C'est vrai, " dit la Duchesse ; " et la
morale en est : " Oh ! c'est l'amour, l'amour qui fait
aller le monde à la ronde ! " "
" Quelqu'un a dit, " murmura Alice, " que
c'est quand chacun s'occupe de ses affaires que le monde
n'en va que mieux. "
" Eh bien ! Cela signifie presque la même chose,
" dit la Duchesse, qui enfonça son petit menton
pointu dans l'épaule d'Alice, en ajoutant : "
Et la morale en est : " Un chien vaut mieux que deux
gros rats. " "
" Comme elle aime à trouver des morales partout
! " pensa Alice.
" Je parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe
pas mon bras autour de votre taille, " dit la Duchesse
après une pause : " La raison en est que je
ne me fie pas trop à votre flamant. Voulez-vous que
j'essaie ? "
" Il pourrait mordre, " répondit Alice,
qui ne se sentait pas la moindre envie de faire l'essai
proposé.
" C'est bien vrai, " dit la Duchesse ; "
les flamants et la moutarde mordent tous les deux, et la
morale en est : " Qui se ressemble, s'assemble. "
"
" Seulement la moutarde n'est pas un oiseau, "
répondit Alice.
" Vous avez raison, comme toujours, " dit la Duchesse
; " avec quelle clarté, vous présentez
les choses ! "
" C'est un minéral, je crois, " dit Alice.
" Assurément, " dit la Duchesse, qui semblait
prête à approuver tout ce que disait Alice
; " il y a une bonne mine de moutarde près d'ici
; la morale en est qu'il faut faire bonne mine à
tout le monde ! "
" Oh ! je sais, " s'écria Alice, qui n'avait
pas fait attention à cette dernière observation,
" c'est un végétal ; ça n'en a
pas l'air, mais c'en est un. "
" Je suis tout à fait de votre avis, "
dit la Duchesse, " et la morale en est : " Soyez
ce que vous voulez paraître ; " ou, si vous voulez
que je le dise plus simplement : " Ne vous imaginez
jamais de ne pas être autrement que ce qu'il pourrait
sembler aux autres que ce que vous étiez ou auriez
pu être n'était pas autrement que ce que vous
aviez été leur aurait paru être autrement.
" "
" Il me semble que je comprendrais mieux cela, "
dit Alice fort poliment, " si je l'avais par écrit
: mais je ne peux pas très-bien le suivre comme vous
le dites. "
" Cela n'est rien auprès de ce que je pourrais
dire si je voulais, " répondit la Duchesse d'un
ton satisfait.
" Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d'allonger
davantage votre explication, " dit Alice.
" Oh ! ne parlez pas de ma peine, " dit la Duchesse
; " je vous fais cadeau de tout ce que j'ai dit jusqu'à
présent. "
" Voilà un cadeau qui n'est pas cher ! "
pensa Alice. " Je suis bien contente qu'on ne fasse
pas de cadeau d'anniversaire comme cela ! " Mais elle
ne se hasarda pas à le dire tout haut.
" Encore à réfléchir ? "
demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de son petit menton
pointu.
" J'ai bien le droit de réfléchir, "
dit Alice sèchement, car elle commençait à
se sentir un peu ennuyée.
" À peu près le même droit, "
dit la Duchesse, " que les cochons de voler, et la
mo- "
Mais ici, au grand étonnement d'Alice, la voix de
la Duchesse s'éteignit au milieu de son mot favori,
morale, et le bras qui était passé sous le
sien commença de trembler. Alice leva les yeux et
vit la Reine en face d'elle, les bras croisés, sombre
et terrible comme un orage.
" Voilà un bien beau temps, Votre Majesté
! " fit la Duchesse, d'une voix basse et tremblante.
" Je vous en préviens ! " cria la Reine,
trépignant tout le temps. " Hors d'ici, ou à
bas la tête ! et cela en moins de rien ! Choisissez.
"
La Duchesse eut bientôt fait son choix : elle disparut
en un clin d'il.
" Continuons notre partie, " dit la Reine à
Alice ; et Alice, trop effrayée pour souffler mot,
la suivit lentement vers la pelouse.
Les autres invités, profitant de l'absence de la
Reine, se reposaient à l'ombre, mais sitôt
qu'ils la virent ils se hâtèrent de retourner
au jeu, la Reine leur faisant simplement observer qu'un
instant de retard leur coûterait la vie.
Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller
avec les autres joueurs et de crier : " Qu'on coupe
la tête à celui-ci ! Qu'on coupe la tête
à celle-là ! " Ceux qu'elle condamnait
étaient arrêtés par les soldats qui,
bien entendu, avaient à cesser de servir d'arches,
de sorte qu'au bout d'une demi-heure environ, il ne restait
plus d'arches, et tous les joueurs, à l'exception
du Roi, de la Reine, et d'Alice, étaient arrêtés
et condamnés à avoir la tête tranchée.
Alors la Reine cessa le jeu toute hors d'haleine, et dit
à Alice : " Avez-vous vu la Fausse-Tortue ?
"
" Non, " dit Alice ; " je ne sais même
pas ce que c'est qu'une Fausse-Tortue. "
" C'est ce dont on fait la soupe à la Fausse-Tortue,
" dit la Reine.
" Je n'en ai jamais vu, et c'est la première
fois que j'en entends parler, " dit Alice.
" Eh bien ! venez, " dit la Reine, " et elle
vous contera son histoire. "
Comme elles s'en allaient ensemble, Alice entendit le Roi
dire à voix basse à toute la compagnie : "
Vous êtes tous graciés. " " Allons,
voilà qui est heureux ! " se dit-elle en elle-même,
car elle était toute chagrine du grand nombre d'exécutions
que la Reine avait ordonnées.
Elles rencontrèrent bientôt un Griffon, étendu
au soleil et dormant profondément. (Si vous ne savez
pas ce que c'est qu'un Griffon, regardez l'image.) "
Debout ! paresseux, " dit la Reine, " et menez
cette petite demoiselle voir la Fausse-Tortue, et l'entendre
raconter son histoire. Il faut que je m'en retourne pour
veiller à quelques exécutions que j'ai ordonnées
; " et elle partit laissant Alice seule avec le Griffon.
La mine de cet animal ne plaisait pas trop à Alice,
mais, tout bien considéré, elle pensa qu'elle
ne courait pas plus de risques en restant auprès
de lui, qu'en suivant cette Reine farouche.
Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta
la Reine jusqu'à ce qu'elle fût disparue ;
et il se mit à ricaner. " Quelle farce ! "
dit le Griffon, moitié à part soi, moitié
à Alice.
" Quelle est la farce ? " demanda Alice.
" Elle ! " dit le Griffon. " C'est une idée
qu'elle se fait ; jamais on n'exécute personne, vous
comprenez. Venez donc ! "
" Tout le monde ici dit : " Venez donc ! "
" pensa Alice, en suivant lentement le Griffon. "
Jamais de ma vie on ne m'a fait aller comme cela ; non,
jamais ! "
Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d'apercevoir
dans l'éloignement la Fausse-Tortue assise, triste
et solitaire, sur un petit récif, et, à mesure
qu'ils approchaient, Alice pouvait l'entendre qui soupirait
comme si son cur allait se briser ; elle la plaignait
sincèrement. " Quel est donc son chagrin ? "
demanda-t-elle au Griffon ; et le Griffon répondit,
presque dans les mêmes termes qu'auparavant : "
C'est une idée qu'elle se fait ; elle n'a point de
chagrin, vous comprenez. Venez donc ! "
Ainsi ils s'approchèrent de la Fausse-Tortue, qui
les regarda avec de grands yeux pleins de larmes, mais ne
dit rien.
" Cette petite demoiselle, " dit le Griffon, "
veut savoir votre histoire. "
" Je vais la lui raconter, " dit la Fausse-Tortue,
d'un ton grave et sourd : " Asseyez-vous tous deux,
et ne dites pas un mot avant que j'aie fini. "
Ils s'assirent donc, et pendant quelques minutes, personne
ne dit mot. Alice pensait : " Je ne vois pas comment
elle pourra jamais finir
si elle ne commence pas. " Mais elle attendit patiemment.
" Autrefois, " dit enfin la Fausse-Tortue, "
j'étais une vraie Tortue. "
Ces paroles furent suivies d'un long silence interrompu
seulement de temps à autre par cette exclamation
du Griffon : " Hjckrrh ! " et les soupirs continuels
de la Fausse-Tortue. Alice était sur le point de
se lever et de dire : " Merci de votre histoire intéressante,
" mais elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il
devait sûrement y en avoir encore à venir.
Elle resta donc tranquille sans rien dire.
" Quand nous étions petits, " continua
la Fausse Tortue d'un ton plus calme, quoiqu'elle laissât
encore de temps à autre échapper un sanglot,
" nous allions à l'école au fond de la
mer. La maîtresse était une vieille tortue
; nous l'appelions Chélonée. "
" Et pourquoi l'appeliez-vous Chélonée,
si ce n'était pas son nom ? "
" Parce qu'on ne pouvait s'empêcher de s'écrier
en la voyant : " Quel long nez ! " " dit
la Fausse-Tortue d'un ton fâché ; " vous
êtes vraiment bien bornée ! "
" Vous devriez avoir honte de faire une question si
simple ! " ajouta le Griffon ; et puis tous deux gardèrent
le silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice, qui
se sentait prête à rentrer sous terre. Enfin
le Griffon dit à la Fausse-Tortue, " En avant,
camarade ! Tâchez d'en finir aujourd'hui ! "
et elle continua en ces termes :
" Oui, nous allions à l'école dans la
mer, bien que cela vous étonne. "
" Je n'ai pas dit cela, " interrompit Alice.
" Vous l'avez dit, " répondit la Fausse-Tortue.
" Taisez-vous donc, " ajouta le Griffon, avant
qu'Alice pût reprendre la parole. La Fausse-Tortue
continua :
" Nous recevions la meilleure éducation possible
; au fait, nous allions tous les jours à l'école.
"
" Moi aussi, j'y ai été tous les jours,
" dit Alice ; " il n'y a pas de quoi être
si fière. "
" Avec des " en sus, " " dit la Fausse-Tortue
avec quelque inquiétude.
" Oui, " dit Alice, " nous apprenions l'italien
et la musique en sus. "
" Et le blanchissage ? " dit la Fausse-Tortue.
" Non, certainement ! " dit Alice indignée.
" Ah ! Alors votre pension n'était pas vraiment
des bonnes, " dit la Fausse-Tortue comme soulagée
d'un grand poids. " Eh bien, à notre pension
il y avait au bas du prospectus : " l'italien, la musique,
et le blanchissage en sus. " "
" Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque
vous viviez au fond de la mer, " dit Alice.
" Je n'avais pas les moyens de l'apprendre, "
dit en soupirant la Fausse-Tortue ; " je ne suivais
que les cours ordinaires. "
" Qu'est-ce que c'était ? " demanda Alice.
" À Luire et à Médire, cela va
sans dire, " répondit la Fausse-Tortue ; "
et puis les différentes branches de l'Arithmétique
: l'Ambition, la Distraction, l'Enjolification, et la Dérision.
"
" Je n'ai jamais entendu parler d'enjolification, "
se hasarda de dire Alice. " Qu'est-ce que c'est ? "
Le Griffon leva les deux pattes en l'air en signe d'étonnement.
" Vous n'avez jamais entendu parler d'enjolir ! "
s'écria-t-il. " Vous savez ce que c'est que
" embellir, " je suppose ? "
" Oui, " dit Alice, en hésitant : "
cela veut dire - rendre - une chose - plus belle. "
" Eh bien ! " continua le Griffon, " si vous
ne savez pas ce que c'est que " enjolir " vous
êtes vraiment niaise. "
Alice ne se sentit pas encouragée à faire
de nouvelles questions là-dessus, elle se tourna
donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, " Qu'appreniez-vous
encore ? "
" Eh bien, il y avait le Grimoire, " répondit
la Fausse-Tortue en comptant sur ses battoirs ; " le
Grimoire ancien et moderne, avec la Mérographie,
et puis le Dédain ; le maître de Dédain
était un vieux congre qui venait une fois par semaine
; il nous enseignait à Dédaigner, à
Esquiver et à Feindre à l'huître. "
" Qu'est-ce que cela ? " dit Alice.
" Ah ! je ne peux pas vous le montrer, moi, "
dit la Fausse-Tortue, " je suis trop gênée,
et le Griffon ne l'a jamais appris. "
" Je n'en avais pas le temps, " dit le Griffon,
" mais j'ai suivi les cours du professeur de langues
mortes ; c'était un vieux crabe, celui-là.
"
" Je n'ai jamais suivi ses cours, " dit la Fausse-Tortue
avec un soupir ; " il enseignait le Larcin et la Grève.
"
" C'est ça, c'est ça, " dit le Griffon,
en soupirant à son tour ; et ces deux créatures
se cachèrent la figure dans leurs pattes.
" Combien d'heures de leçons aviez-vous par
jour ? " dit Alice vivement, pour changer la conversation.
" Dix heures, le premier jour, " dit la Fausse-Tortue
; " neuf heures, le second, et ainsi de suite. "
" Quelle singulière méthode ! "
s'écria Alice.
" C'est pour cela qu'on les appelle leçons,
" dit le Griffon, " parce que nous les laissons
là peu à peu. "
C'était là pour Alice une idée toute
nouvelle ; elle y réfléchit un peu avant de
faire une autre observation. " Alors le onzième
jour devait être un jour de congé ? "
" Assurément, " répondit la Fausse-Tortue.
" Et comment vous arrangiez-vous le douzième
jour ? " s'empressa de demander Alice.
" En voilà assez sur les leçons, "
dit le Griffon intervenant d'un ton très-décidé
; " parlez-lui des jeux maintenant. "
CHAPITRE X.
LE QUADRILLE DE HOMARDS.
LA Fausse-Tortue soupira profondément et passa le
dos d'une de ses nageoires sur ses yeux. Elle regarda Alice
et s'efforça de parler, mais les sanglots étouffèrent
sa voix pendant une ou deux minutes. " On dirait qu'elle
a un os dans le gosier, " dit le Griffon, et il se
mit à la secouer et à lui taper dans le dos.
Enfin la Fausse-Tortue retrouva la voix, et, tandis que
de grosses larmes coulaient le long de ses joues, elle continua
:
" Peut-être n'avez-vous pas beaucoup vécu
au fond de la mer ? " - ( " Non, " dit Alice)
- " et peut-être ne vous a-t-on jamais présentée
à un homard ? " (Alice allait dire : "
J'en ai goûté une fois - " mais elle se
reprit vivement, et dit : " Non, jamais. ") "
De sorte que vous ne pouvez pas du tout vous figurer quelle
chose délicieuse c'est qu'un quadrille de homards.
"
" Non, vraiment, " dit Alice. " Qu'est-ce
que c'est que cette danse-là ? "
" D'abord, " dit le Griffon, " on se met
en rang le long des bords de la mer - "
" On forme deux rangs, " cria la Fausse-Tortue
: " des phoques, des tortues et des saumons, et ainsi
de suite. Puis lorsqu'on a débarrassé la côte
des gelées de mer - "
" Cela prend ordinairement longtemps, " dit le
Griffon.
" - on avance deux fois - "
" Chacun ayant un homard pour danseur, " cria
le Griffon.
" Cela va sans dire, " dit la Fausse-Tortue. "
Avancez deux fois et balancez - "
" Changez de homards, et revenez dans le même
ordre, " continua le Griffon.
" Et puis, vous comprenez, " continua la Fausse-Tortue,
" vous jetez les - "
" Les homards ! " cria le Griffon, en faisant
un bond en l'air.
" - aussi loin à la mer que vous le pouvez -
"
" Vous nagez à leur poursuite !! " cria
le Griffon.
" - vous faites une cabriole dans la mer !!! "
cria la Fausse-Tortue, en cabriolant de tous côtés
comme une folle.
" Changez encore de homards !!!! " hurla le Griffon
de toutes ses forces.
" - revenez à terre ; et - c'est là la
première figure, " dit la Fausse-Tortue, baissant
tout à coup la voix ; et ces deux êtres, qui
pendant tout ce temps avaient bondi de tous côtés
comme des fous, se rassirent bien tristement et bien posément,
puis regardèrent Alice.
" Cela doit être une très-jolie danse,
" dit timidement Alice.
" Voudriez-vous voir un peu comment ça se danse
? " dit la Fausse-Tortue.
" Cela me ferait grand plaisir, " dit Alice.
" Allons, essayons la première figure, "
dit la Fausse-Tortue au Griffon ; " nous pouvons la
faire sans homards, vous comprenez. Qui va chanter ? "
" Oh ! chantez, vous, " dit le Griffon ; "
moi j'ai oublié les paroles. "
Ils se mirent donc à danser gravement tout autour
d'Alice, lui marchant de temps à autre sur les pieds
quand ils approchaient trop près, et remuant leurs
pattes de devant pour marquer la mesure, tandis que la Fausse-Tortue
chantait très-lentement et très-tristement
:
"
Nous n'irons plus à l'eau,
Si tu n'avances tôt ;
Ce Marsouin trop pressé
Va tous nous écraser.
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon. "
"
Je ne veux pas danser,
Je me f'rais fracasser. "
" Oh ! " reprend le Merlan,
" C'est pourtant bien plaisant. "
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.
"
Je ne veux pas plonger,
Je ne sais pas nager. "
- " Le Homard et l'bateau
D'sauv'tag' te tir'ront d'l'eau. "
Colimaçon danse,
Entre dans la danse ;
Sautons, dansons,
Avant de faire un plongeon.
"
Merci ; c'est une danse très-intéressante
à voir danser, " dit Alice, enchantée
que ce fût enfin fini ; " et je trouve cette
curieuse chanson du merlan si agréable ! "
" Oh ! quant aux merlans, " dit la Fausse-Tortue,
" ils - vous les avez vus, sans doute ? "
" Oui, " dit Alice, " je les ai souvent vus
à dî- " elle s'arrêta tout court.
" Je ne sais pas où est Di, " reprit la
Fausse Tortue ; " mais, puisque vous les avez vus si
souvent, vous devez savoir l'air qu'ils ont ? "
" Je le crois, " répliqua Alice, en se
recueillant. " Ils ont la queue dans la bouche - et
sont tout couverts de mie de pain. "
" Vous vous trompez à l'endroit de la mie de
pain, " dit la Fausse-Tortue : " la mie serait
enlevée dans la mer, mais ils ont bien la queue dans
la bouche, et la raison en est que - " Ici la Fausse-Tortue
bâilla et ferma les yeux. " Dites-lui-en la raison
et tout ce qui s'ensuit, " dit-elle au Griffon.
" La raison, c'est que les merlans, " dit le Griffon,
" voulurent absolument aller à la danse avec
les homards. Alors on les jeta à la mer. Alors ils
eurent à tomber bien loin, bien loin. Alors ils s'entrèrent
la queue fortement dans la bouche. Alors ils ne purent plus
l'en retirer. Voilà tout. "
" Merci, " dit Alice, " c'est très-intéressant
; je n'en avais jamais tant appris sur le compte des merlans.
"
" Je propose donc, " dit le Griffon, " que
vous nous racontiez quelques-unes de vos aventures. "
" Je pourrais vous conter mes aventures à partir
de ce matin, " dit Alice un peu timidement ; "
mais il est inutile de parler de la journée d'hier,
car j'étais une personne tout à fait différente
alors. "
" Expliquez-nous cela, " dit la Fausse-Tortue.
" Non, non, les aventures d'abord, " dit le Griffon
d'un ton d'impatience ; " les explications prennent
tant de temps. "
Alice commença donc à leur conter ses aventures
depuis le moment où elle avait vu le Lapin Blanc
pour la première fois. Elle fut d'abord un peu troublée
dans le commencement ; les deux créatures se tenaient
si près d'elle, une de chaque côté,
et ouvraient de si grands yeux et une si grande bouche !
Mais elle reprenait courage à mesure qu'elle parlait.
Les auditeurs restèrent fort tranquilles jusqu'à
ce qu'elle arrivât au moment de son histoire où
elle avait eu à répéter à la
chenille : " Vous êtes vieux, Père Guillaume,
" et où les mots lui étaient venus tout
de travers, et alors la Fausse-Tortue poussa un long soupir
et dit : " C'est bien singulier. "
" Tout cela est on ne peut plus singulier, " dit
le Griffon.
" Tout de travers, " répéta la Fausse-Tortue
d'un air rêveur. " Je voudrais bien l'entendre
réciter quelque chose à présent. Dites-lui
de s'y mettre. " Elle regardait le Griffon comme si
elle lui croyait de l'autorité sur Alice.
" Debout, et récitez : " C'est la voix
du canon, " " dit le Griffon.
" Comme ces êtres-là vous commandent et
vous font répéter des leçons ! "
pensa Alice ; " autant vaudrait être à
l'école. " Cependant elle se leva et se mit
à réciter ; mais elle avait la tête
si pleine du Quadrille de Homards, qu'elle savait à
peine ce qu'elle disait, et que les mots lui venaient tout
drôlement : -
"
C'est la voix du homard grondant comme la foudre :
" On m'a trop fait bouillir, il faut que je me poudre
! "
Puis, les pieds en dehors, prenant la brosse en main,
De se faire bien beau vite il se met en train. "
"
C'est tout différent de ce que je récitais
quand j'étais petit, moi, " dit le Griffon.
" Je ne l'avais pas encore entendu réciter,
" dit la Fausse-Tortue ; " mais cela me fait l'effet
d'un fameux galimatias. "
Alice ne dit rien ; elle s'était rassise, la figure
dans ses mains, se demandant avec étonnement si jamais
les choses reprendraient leur cours naturel.
" Je voudrais bien qu'on m'expliquât cela, "
dit la Fausse-Tortue.
" Elle ne peut pas l'expliquer, " dit le Griffon
vivement. " Continuez, récitez les vers suivants.
"
" Mais, les pieds en dehors, " continua opiniâtrement
la Fausse-Tortue. " Pourquoi dire qu'il avait les pieds
en dehors ? "
" C'est la première position lorsqu'on apprend
à danser, " dit Alice ; tout cela l'embarrassait
fort, et il lui tardait de changer la conversation.
" Récitez les vers suivants, " répéta
le Griffon avec impatience ; " ça commence :
" Passant près de chez lui - " "
Alice n'osa pas désobéir, bien qu'elle fût
sûre que les mots allaient lui venir tout de travers.
Elle continua donc d'une voix tremblante :
"
Passant près de chez lui, j'ai vu, ne vous déplaise,
Une huître et un hibou qui dînaient fort à
l'aise. "
"
À quoi bon répéter tout ce galimatias,
" interrompit la Fausse-Tortue, " si vous ne l'expliquez
pas à mesure que vous le dites ? C'est, de beaucoup,
ce que j'ai entendu de plus embrouillant. "
" Oui, je crois que vous feriez bien d'en rester là,
" dit le Griffon ; et Alice ne demanda pas mieux.
" Essaierons-nous une autre figure du Quadrille de
Homards ? " continua le Griffon. " Ou bien, préférez-vous
que la Fausse-Tortue vous chante quelque chose ? "
" Oh ! une chanson, je vous prie ; si la Fausse-Tortue
veut bien avoir cette obligeance, " répondit
Alice, avec tant d'empressement que le Griffon dit d'un
air un peu offensé : " Hum ! Chacun son goût.
Chantez-lui " La Soupe à la Tortue, " hé
! camarade ! "
La Fausse-Tortue poussa un profond soupir et commença,
d'une voix de temps en temps étouffée par
les sanglots :
"
Ô doux potage,
Ô mets délicieux !
Ah ! pour partage,
Quoi de plus précieux ?
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cur.
"
Gibier, volaille,
Lièvres, dindes, perdreaux,
Rien qui te vaille, -
Pas même les pruneaux !
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cur. "
"
Bis au refrain ! " cria le Griffon ; et la Fausse-Tortue
venait de le reprendre, quand un cri, " Le procès
va commencer ! " se fit entendre au loin.
" Venez donc ! " cria le Griffon ; et, prenant
Alice par la main, il se mit à courir sans attendre
la fin de la chanson.
" Qu'est-ce que c'est que ce procès ? "
demanda Alice hors d'haleine ; mais le Griffon se contenta
de répondre : " Venez donc ! " en courant
de plus belle, tandis que leur parvenaient, de plus en plus
faibles, apportées par la brise qui les poursuivait,
ces paroles pleines de mélancolie :
"
Plonger dans ma soupière
Cette vaste cuillère
Est un bonheur
Qui me réjouit le cur. "
CHAPITRE XI.
QUI A VOLÉ LES TARTES ?
LE Roi et la Reine de Cur étaient assis sur
leur trône, entourés d'une nombreuse assemblée
: toutes sortes de petits oiseaux et d'autres bêtes,
ainsi que le paquet de cartes tout entier. Le Valet, chargé
de chaînes, gardé de chaque côté
par un soldat, se tenait debout devant le trône, et
près du roi se trouvait le Lapin Blanc, tenant d'une
main une trompette et de l'autre un rouleau de parchemin.
Au beau milieu de la salle était une table sur laquelle
on voyait un grand plat de tartes ; ces tartes semblaient
si bonnes que cela donna faim à Alice, rien que de
les regarder. " Je voudrais bien qu'on se dépêchât
de finir le procès, " pensa-t-elle, " et
qu'on fît passer les rafraîchissements, "
mais cela ne paraissait guère probable, aussi se
mit-elle à regarder tout autour d'elle pour passer
le temps.
C'était la première fois qu'Alice se trouvait
dans une cour de justice, mais elle en avait lu des descriptions
dans les livres, et elle fut toute contente de voir qu'elle
savait le nom de presque tout ce qu'il y avait là.
" Ça, c'est le juge, " se dit-elle ; "
je le reconnais à sa grande perruque. "
Le juge, disons-le en passant, était le Roi, et,
comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque (regardez
le frontispice, si vous voulez savoir comment il s'était
arrangé) il n'avait pas du tout l'air d'être
à son aise, et cela ne lui allait pas bien du tout.
" Et ça, c'est le banc du jury, " pensa
Alice ; " et ces douze créatures " (elle
était forcée de dire " créatures,
" vous comprenez, car quelques-uns étaient des
bêtes et quelques autres des oiseaux), " je suppose
que ce sont les jurés ; " elle se répéta
ce dernier mot deux ou trois fois, car elle en était
assez fière : pensant avec raison que bien peu de
petites filles de son âge savent ce que cela veut
dire.
Les douze jurés étaient tous très-occupés
à écrire sur des ardoises. " Qu'est-ce
qu'ils font là ? " dit Alice à l'oreille
du Griffon. " Ils ne peuvent rien avoir à écrire
avant que le procès soit commencé. "
" Ils inscrivent leur nom, " répondit de
même le Griffon, " de peur de l'oublier avant
la fin du procès. "
" Les niais ! " s'écria Alice d'un ton
indigné, mais elle se retint bien vite, car le Lapin
Blanc cria : " Silence dans l'auditoire ! " Et
le Roi, mettant ses lunettes, regarda vivement autour de
lui pour voir qui parlait.
Alice pouvait voir, aussi clairement que si elle eût
regardé par-dessus leurs épaules, que tous
les jurés étaient en train d'écrire
" les niais " sur leurs ardoises, et elle pouvait
même distinguer que l'un d'eux ne savait pas écrire
" niais " et qu'il était obligé
de le demander à son voisin. " Leurs ardoises
seront dans un bel état avant la fin du procès
! " pensa Alice.
Un des jurés avait un crayon qui grinçait
; Alice, vous le pensez bien, ne pouvait pas souffrir cela
; elle fit le tour de la salle, arriva derrière lui,
et trouva bientôt l'occasion d'enlever le crayon.
Ce fut si tôt fait que le pauvre petit juré
(c'était Jacques, le lézard) ne pouvait pas
s'imaginer ce qu'il était devenu. Après avoir
cherché partout, il fut obligé d'écrire
avec un doigt tout le reste du jour, et cela était
fort inutile, puisque son doigt ne laissait aucune marque
sur l'ardoise.
" Héraut, lisez l'acte d'accusation ! "
dit le Roi. Sur ce, le Lapin Blanc sonna trois fois de la
trompette, et puis, déroulant le parchemin, lut ainsi
qu'il suit :
"
La Reine de Cur fit des tartes,
Un beau jour de printemps ;
Le Valet de Cur prit les tartes,
Et s'en fut tout content ! "
"
Délibérez, " dit le Roi aux jurés.
" Pas encore, pas encore, " interrompit vivement
le Lapin ; " il y a bien des choses à faire
auparavant ! "
" Appelez les témoins, " dit le Roi ; et
le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette, et cria
: " Le premier témoin ! "
Le premier témoin était le Chapelier. Il entra,
tenant d'une main une tasse de thé et de l'autre
une tartine de beurre. " Pardon, Votre Majesté,
" dit il, " si j'apporte cela ici ; je n'avais
pas tout à fait fini de prendre mon thé lorsqu'on
est venu me chercher. "
" Vous auriez dû avoir fini, " dit le Roi
; " quand avez-vous commencé ? "
Le Chapelier regarda le Lièvre qui l'avait suivi
dans la salle, bras dessus bras dessous avec le Loir. "
Le Quatorze Mars, je crois bien, " dit-il.
" Le Quinze ! " dit le Lièvre.
" Le Seize ! " ajouta le Loir.
" Notez cela, " dit le Roi aux jurés. Et
les jurés s'empressèrent d'écrire les
trois dates sur leurs ardoises ; puis en firent l'addition,
dont ils cherchèrent à réduire le total
en francs et centimes.
" Ôtez votre chapeau, " dit le Roi au Chapelier.
" Il n'est pas à moi, " dit le Chapelier.
" Volé ! " s'écria le Roi en se
tournant du côté des jurés, qui s'empressèrent
de prendre note du fait.
" Je les tiens en vente, " ajouta le Chapelier,
comme explication. " Je n'en ai pas à moi ;
je suis chapelier. "
Ici la Reine mit ses lunettes, et se prit à regarder
fixement le Chapelier, qui devint pâle et tremblant.
" Faites votre déposition, " dit le Roi
; " et ne soyez pas agité ; sans cela je vous
fais exécuter sur-le-champ. "
Cela ne parut pas du tout encourager le témoin ;
il ne cessait de passer d'un pied sur l'autre en regardant
la Reine d'un air inquiet, et, dans son trouble, il mordit
dans la tasse et en enleva un grand morceau, au lieu de
mordre dans la tartine de beurre.
Juste à ce moment-là, Alice éprouva
une étrange sensation qui l'embarrassa beaucoup,
jusqu'à ce qu'elle se fût rendu compte de ce
que c'était. Elle recommençait à grandir,
et elle pensa d'abord à se lever et à quitter
la cour : mais, toute réflexion faite, elle se décida
à rester où elle était, tant qu'il
y aurait de la place pour elle.
" Ne poussez donc pas comme ça, " dit le
Loir ; " je puis à peine respirer. "
" Ce n'est pas de ma faute, " dit Alice doucement
; " je grandis. "
" Vous n'avez pas le droit de grandir ici, " dit
le Loir.
" Ne dites pas de sottises, " répliqua
Alice plus hardiment ; " vous savez bien que vous aussi
vous grandissez. "
" Oui, mais je grandis raisonnablement, moi, "
dit le Loir ; " et non de cette façon ridicule.
" Il se leva en faisant la mine, et passa de l'autre
côté de la salle.
Pendant tout ce temps-là, la Reine n'avait pas cessé
de fixer les yeux sur le Chapelier, et, comme le Loir traversait
la salle, elle dit à un des officiers du tribunal
: " Apportez-moi la liste des chanteurs du dernier
concert. " Sur quoi, le malheureux Chapelier se mit
à trembler si fortement qu'il en perdit ses deux
souliers.
" Faites votre déposition, " répéta
le Roi en colère ; " ou bien je vous fais exécuter,
que vous soyez troublé ou non ! "
" Je suis un pauvre homme, Votre Majesté, "
fit le Chapelier d'une voix tremblante ; " et il n'y
avait guère qu'une semaine ou deux que j'avais commencé
à prendre mon thé, et avec ça les tartines
devenaient si minces et les dragées du thé
- "
" Les dragées de quoi ? " dit le Roi.
" Ça a commencé par le thé, "
répondit le Chapelier.
" Je vous dis que dragée commence par un d !
" cria le Roi vivement. " Me prenez-vous pour
un âne ? Continuez ! "
" Je suis un pauvre homme, " continua le Chapelier
; " et les dragées et les autres choses me firent
perdre la tête. Mais le Lièvre dit - "
" C'est faux ! " s'écria le Lièvre
se dépêchant de l'interrompre.
" C'est vrai ! " cria le Chapelier.
" Je le nie ! " cria le Lièvre.
" Il le nie ! " dit le Roi. " Passez là-dessus.
"
" Eh bien ! dans tous les cas, le Loir dit - "
continua le Chapelier, regardant autour de lui pour voir
s'il nierait aussi ; mais le Loir ne nia rien, car il dormait
profondément.
" Après cela, " continua le Chapelier,
" je me coupai d'autres tartines de beurre. "
" Mais, que dit le Loir ? " demanda un des jurés.
" C'est ce que je ne peux pas me rappeler, " dit
le Chapelier.
" Il faut absolument que vous vous le rappeliez, "
fit observer le Roi ; " ou bien je vous fais exécuter.
"
Le malheureux Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine
de beurre, et mit un genou en terre. " Je suis un pauvre
homme, Votre Majesté ! " commença-t-il.
" Vous êtes un très-pauvre orateur, "
dit le Roi.
Ici un des cochons d'Inde applaudit, et fut immédiatement
réprimé par un des huissiers. (Comme ce mot
est assez difficile, je vais vous expliquer comment cela
se fit. Ils avaient un grand sac de toile qui se fermait
à l'aide de deux ficelles attachées à
l'ouverture ; dans ce sac ils firent glisser le cochon d'Inde
la tête la première, puis ils s'assirent dessus.)
" Je suis contente d'avoir vu cela, " pensa Alice.
" J'ai souvent lu dans les journaux, à la fin
des procès : " Il se fit quelques tentatives
d'applaudissements qui furent bientôt réprimées
par les huissiers, " et je n'avais jamais compris jusqu'à
présent ce que cela voulait dire. "
" Si c'est là tout ce que vous savez de l'affaire,
vous pouvez vous prosterner, " continua le Roi.
" Je ne puis pas me prosterner plus bas que cela, "
dit le Chapelier ; " je suis déjà par
terre. "
" Alors asseyez-vous, " répondit le Roi.
Ici l'autre cochon d'Inde applaudit et fut réprimé.
" Bon, cela met fin aux cochons d'Inde ! " pensa
Alice. " Maintenant ça va mieux aller. "
" J'aimerais bien aller finir de prendre mon thé,
" dit le Chapelier, en lançant un regard inquiet
sur la Reine, qui lisait la liste des chanteurs.
" Vous pouvez vous retirer, " dit le Roi ; et
le Chapelier se hâta de quitter la cour, sans même
prendre le temps de mettre ses souliers.
" Et coupez-lui la tête dehors, " ajouta
la Reine, s'adressant à un des huissiers ; mais le
Chapelier était déjà bien loin avant
que l'huissier arrivât à la porte.
" Appelez un autre témoin, " dit le Roi.
L'autre témoin, c'était la cuisinière
de la Duchesse ; elle tenait la poivrière à
la main, et Alice devina qui c'était, même
avant qu'elle entrât dans la salle, en voyant éternuer,
tout à coup et tous à la fois, les gens qui
se trouvaient près de la porte.
" Faites votre déposition, " dit le Roi.
" Non ! " dit la cuisinière.
Le Roi regarda d'un air inquiet le Lapin Blanc, qui lui
dit à voix basse : " Il faut que Votre Majesté
interroge ce témoin-là contradictoirement.
"
" Puisqu'il le faut, il le faut, " dit le Roi,
d'un air triste ; et, après avoir croisé les
bras et froncé les sourcils en regardant la cuisinière,
au point que les yeux lui étaient presque complètement
rentrés dans la tête, il dit d'une voix creuse
: " De quoi les tartes sont-elles faites ? "
" De poivre principalement ! " dit la cuisinière.
" De mélasse, " dit une voix endormie derrière
elle.
" Saisissez ce Loir au collet ! " cria la Reine.
" Coupez la tête à ce Loir ! Mettez ce
Loir à la porte ! Réprimez-le, pincez-le,
arrachez-lui ses moustaches ! "
Pendant quelques instants, toute la cour fut sens dessus
dessous pour mettre le Loir à la porte ; et, quand
le calme fut rétabli, la cuisinière avait
disparu.
" Cela ne fait rien, " dit le Roi, comme soulagé
d'un grand poids. " Appelez le troisième témoin
; " et il ajouta à voix basse en s'adressant
à la Reine : " Vraiment, mon amie, il faut que
vous interrogiez cet autre témoin ; cela me fait
trop mal au front ! "
Alice regardait le Lapin Blanc tandis qu'il tournait la
liste dans ses doigts, curieuse de savoir quel serait l'autre
témoin. " Car les dépositions ne prouvent
pas grand'chose jusqu'à présent, " se
dit-elle. Imaginez sa surprise quand le Lapin Blanc cria,
du plus fort de sa petite voix criarde : " Alice !
"
CHAPITRE XII.
DÉPOSITION D'ALICE.
" VOILA ! " cria Alice, oubliant tout à
fait dans le trouble du moment combien elle avait grandi
depuis quelques instants, et elle se leva si brusquement
qu'elle accrocha le banc des jurés avec le bord de
sa robe, et le renversa, avec tous ses occupants, sur la
tête de la foule qui se trouvait au-dessous, et on
les vit se débattant de tous côtés,
comme les poissons rouges du vase qu'elle se rappelait avoir
renversé par accident la semaine précédente.
" Oh ! je vous demande bien pardon ! " s'écria-t-elle
toute confuse, et elle se mit à les ramasser bien
vite, car l'accident arrivé aux poissons rouges lui
trottait dans la tête, et elle avait une idée
vague qu'il fallait les ramasser tout de suite et les remettre
sur les bancs, sans quoi ils mourraient.
" Le procès ne peut continuer, " dit le
Roi d'une voix grave, " avant que les jurés
soient tous à leurs places ; tous ! " répéta-t-il
avec emphase en regardant fixement Alice.
Alice regarda le banc des jurés, et vit que dans
son empressement elle y avait placé le Lézard
la tête en bas, et le pauvre petit être remuait
la queue d'une triste façon, dans l'impossibilité
de se redresser ; elle l'eut bientôt retourné
et replacé convenablement. " Non que cela soit
bien important, " se dit-elle, " car je pense
qu'il serait tout aussi utile au procès la tête
en bas qu'autrement. "
Sitôt que les jurés se furent un peu remis
de la secousse, qu'on eut retrouvé et qu'on leur
eut rendu leurs ardoises et leurs crayons, ils se mirent
fort diligemment à écrire l'histoire de l'accident,
à l'exception du Lézard, qui paraissait trop
accablé pour faire autre chose que demeurer la bouche
ouverte, les yeux fixés sur le plafond de la salle.
" Que savez-vous de cette affaire-là ? "
demanda le Roi à Alice.
" Rien, " répondit-elle.
" Rien absolument ? " insista le Roi.
" Rien absolument, " dit Alice.
" Voilà qui est très-important, "
dit le Roi, se tournant vers les jurés. Ils allaient
écrire cela sur leurs ardoises quand le Lapin Blanc
interrompant : " Peu important, veut dire Votre Majesté,
sans doute, " dit-il d'un ton très-respectueux,
mais en fronçant les sourcils et en lui faisant des
grimaces.
" Peu important, bien entendu, c'est ce que je voulais
dire, " répliqua le Roi avec empressement. Et
il continua de répéter à demi-voix
: " Très-important, peu important, peu important,
très-important ; " comme pour essayer lequel
des deux était le mieux sonnant.
Quelques-uns des jurés écrivirent " très-important,
" d'autres, " peu important. " Alice voyait
tout cela, car elle était assez près d'eux
pour regarder sur leurs ardoises. " Mais cela ne fait
absolument rien, " pensa-t-elle.
À ce moment-là, le Roi, qui pendant quelque
temps avait été fort occupé à
écrire dans son carnet, cria : " Silence ! "
et lut sur son carnet : " Règle Quarante-deux
: Toute personne ayant une taille de plus d'un mille de
haut devra quitter la cour. "
Tout le monde regarda Alice.
" Je n'ai pas un mille de haut, " dit-elle.
" Si fait, " dit le Roi.
" Près de deux milles, " ajouta la Reine.
" Eh bien ! je ne sortirai pas quand même ; d'ailleurs
cette règle n'est pas d'usage, vous venez de l'inventer.
"
" C'est la règle la plus ancienne qu'il y ait
dans le livre, " dit le Roi.
" Alors elle devrait porter le numéro Un. "
Le Roi devint pâle et ferma vivement son carnet. "
Délibérez, " dit-il aux jurés
d'une voix faible et tremblante.
" Il y a d'autres dépositions à recevoir,
s'il plaît à Votre Majesté, " dit
le Lapin, se levant précipitamment ; " on vient
de ramasser ce papier. "
" Qu'est-ce qu'il y a dedans ? " dit la Reine.
" Je ne l'ai pas encore ouvert, " dit le Lapin
Blanc ; " mais on dirait que c'est une lettre écrite
par l'accusé à - à quelqu'un. "
" Cela doit être ainsi, " dit le Roi, "
à moins qu'elle ne soit écrite à personne,
ce qui n'est pas ordinaire, vous comprenez. "
" À qui est-elle adressée ? " dit
un des jurés.
" Elle n'est pas adressée du tout, " dit
le Lapin Blanc ; " au fait, il n'y a rien d'écrit
à l'extérieur. " Il déplia le
papier tout en parlant et ajouta : " Ce n'est pas une
lettre, après tout ; c'est une pièce de vers.
"
" Est-ce l'écriture de l'accusé ? "
demanda un autre juré.
" Non, " dit le Lapin Blanc, " et c'est ce
qu'il y a de plus drôle. " (Les jurés
eurent tous l'air fort embarrassé.)
" Il faut qu'il ait imité l'écriture
d'un autre, " dit le Roi. (Les jurés reprirent
l'air serein.)
" Pardon, Votre Majesté, " dit le Valet,
" ce n'est pas moi qui ai écrit cette lettre,
et on ne peut pas prouver que ce soit moi ; il n'y a pas
de signature. "
" Si vous n'avez pas signé, " dit le Roi,
" cela ne fait qu'empirer la chose ; il faut absolument
que vous ayez eu de mauvaises intentions, sans cela vous
auriez signé, comme un honnête homme. "
Là-dessus tout le monde battit des mains ; c'était
la première réflexion vraiment bonne que le
Roi eût faite ce jour-là.
" Cela prouve sa culpabilité, " dit la
Reine.
" Cela ne prouve rien, " dit Alice. " Vous
ne savez même pas ce dont il s'agit. "
" Lisez ces vers, " dit le Roi.
Le Lapin Blanc mit ses lunettes. " Par où commencerai-je,
s'il plaît à Votre Majesté ? "
demanda-t-il.
" Commencez par le commencement, " dit gravement
le Roi, " et continuez jusqu'à ce que vous arriviez
à la fin ; là, vous vous arrêterez.
"
Voici les vers que lut le Lapin Blanc :
" On m'a dit que tu fus chez elle
Afin de lui pouvoir parler,
Et qu'elle assura, la cruelle,
Que je ne savais pas nager !
Bientôt
il leur envoya dire
(Nous savons fort bien que c'est vrai !)
Qu'il ne faudrait pas en médire,
Ou gare les coups de balai !
J'en
donnai trois, elle en prit une ;
Combien donc en recevrons-nous ?
(Il y a là quelque lacune.)
Toutes revinrent d'eux à vous.
Si
vous ou moi, dans cette affaire,
Étions par trop embarrassés,
Prions qu'il nous laisse, confrère,
Tous deux comme il nous a trouvés.
Vous
les avez, j'en suis certaine,
(Avant que de ses nerfs l'accès
Ne bouleversât l'inhumaine,)
Trompés tous trois avec succès.
Cachez-lui
qu'elle les préfère ;
Car ce doit être, par ma foi,
(Et sera toujours, je l'espère)
Un secret entre vous et moi. "
"
Voilà la pièce de conviction la plus importante
que nous ayons eue jusqu'à présent, "
dit le Roi en se frottant les mains ; " ainsi, que
le jury maintenant - - "
" S'il y a un seul des jurés qui puisse l'expliquer,
" dit Alice (elle était devenue si grande dans
ces derniers instants qu'elle n'avait plus du tout peur
de l'interrompre), " je lui donne une pièce
de dix sous. Je ne crois pas qu'il y ait un atome de sens
commun là-dedans. "
Tous les jurés écrivirent sur leurs ardoises
: " Elle ne croit pas qu'il y ait un atome de sens
commun là-dedans, " mais aucun d'eux ne tenta
d'expliquer la pièce de vers.
" Si elle ne signifie rien, " dit le Roi, "
cela nous épargne un monde d'ennuis, vous comprenez
; car il est inutile d'en chercher l'explication ; et cependant
je ne sais pas trop, " continua-t-il en étalant
la pièce de vers sur ses genoux et les regardant
d'un il ; " il me semble que j'y vois quelque
chose, après tout. " Que je ne savais pas nager
! " Vous ne savez pas nager, n'est-ce pas ? "
ajouta-t-il en se tournant vers le Valet.
Le Valet secoua la tête tristement. " En ai-je
l'air, " dit-il. (Non, certainement, il n'en avait
pas l'air, étant fait tout entier de carton.)
" Jusqu'ici c'est bien, " dit le Roi ; et il continua
de marmotter tout bas, " " Nous savons fort bien
que c'est vrai. " C'est le jury qui dit cela, bien
sûr ! " J'en donnai trois, elle en prit une ;
" justement, c'est là ce qu'il fit des tartes,
vous comprenez. "
" Mais vient ensuite : " Toutes revinrent d'eux
à vous, " " dit Alice.
" Tiens, mais les voici ! " dit le Roi d'un air
de triomphe, montrant du doigt les tartes qui étaient
sur la table.
" Il n'y a rien de plus clair que cela ; et encore
: " Avant que de ses nerfs l'accès. " Vous
n'avez jamais eu d'attaques de nerfs, je crois, mon épouse
? " dit-il à la Reine.
" Jamais ! " dit la Reine d'un air furieux en
jetant un encrier à la tête du Lézard.
(Le malheureux Jacques avait cessé d'écrire
sur son ardoise avec un doigt, car il s'était aperçu
que cela ne faisait aucune marque ; mais il se remit bien
vite à l'ouvrage en se servant de l'encre qui lui
découlait le long de la figure, aussi longtemps qu'il
y en eut.)
" Non, mon épouse, vous avez trop bon air, "
dit le Roi, promenant son regard tout autour de la salle
et souriant. Il se fit un silence de mort.
" C'est un calembour, " ajouta le Roi d'un ton
de colère ; et tout le monde se mit à rire.
" Que le jury délibère, " ajouta
le Roi, pour à peu près la vingtième
fois ce jour-là.
" Non, non, " dit la Reine, " l'arrêt
d'abord, on délibérera après. "
" Cela n'a pas de bon sens ! " dit tout haut Alice.
" Quelle idée de vouloir prononcer l'arrêt
d'abord ! "
" Taisez-vous, " dit la Reine, devenant pourpre
de colère.
" Je ne me tairai pas, " dit Alice.
" Qu'on lui coupe la tête ! " hurla la Reine
de toutes ses forces. Personne ne bougea.
" On se moque bien de vous, " dit Alice (elle
avait alors atteint toute sa grandeur naturelle). "
Vous n'êtes qu'un paquet de cartes ! "
Là-dessus tout le paquet sauta en l'air et retomba
en tourbillonnant sur elle ; Alice poussa un petit cri,
moitié de peur, moitié de colère, et
essaya de les repousser ; elle se trouva étendue
sur le gazon, la tête sur les genoux de sa sur,
qui écartait doucement de sa figure les feuilles
mortes tombées en voltigeant du haut des arbres.
" Réveillez-vous, chère Alice ! "
lui dit sa sur. " Quel long somme vous venez
de faire ! "
" Oh ! j'ai fait un si drôle de rêve, "
dit Alice ; et elle raconta à sa sur, autant
qu'elle put s'en souvenir, toutes les étranges aventures
que vous venez de lire ; et, quand elle eut fini son récit,
sa sur lui dit en l'embrassant : " Certes, c'est
un bien drôle de rêve ; mais maintenant courez
à la maison prendre le thé ; il se fait tard.
" Alice se leva donc et s'éloigna en courant,
pensant le long du chemin, et avec raison, quel rêve
merveilleux elle venait de faire.
________________________________________
Mais
sa sur demeura assise tranquillement, tout comme elle
l'avait laissée, la tête appuyée sur
la main, contemplant le coucher du soleil et pensant à
la petite Alice et à ses merveilleuses aventures
; si bien qu'elle aussi se mit à rêver, en
quelque sorte ; et voici son rêve : -
D'abord elle rêva de la petite Alice personnellement
: - les petites mains de l'enfant étaient encore
jointes sur ses genoux, et ses yeux vifs et brillants plongeaient
leur regard dans les siens. Elle entendait jusqu'au son
de sa voix ; elle voyait ce singulier petit mouvement de
tête par lequel elle rejetait en arrière les
cheveux vagabonds qui sans cesse lui revenaient dans les
yeux ; et, comme elle écoutait ou paraissait écouter,
tout s'anima autour d'elle et se peupla des étranges
créatures du rêve de sa jeune sur. Les
longues herbes bruissaient à ses pieds sous les pas
précipités du Lapin Blanc ; la Souris effrayée
faisait clapoter l'eau en traversant la mare voisine ; elle
entendait le bruit des tasses, tandis que le Lièvre
et ses amis prenaient leur repas qui ne finissait jamais,
et la voix perçante de la Reine envoyant à
la mort ses malheureux invités. Une fois encore l'enfant-porc
éternuait sur les genoux de la Duchesse, tandis que
les assiettes et les plats se brisaient autour de lui ;
une fois encore la voix criarde du Griffon, le grincement
du crayon d'ardoise du Lézard, et les cris étouffés
des cochons d'Inde mis dans le sac par ordre de la cour,
remplissaient les airs, en se mêlant aux sanglots
que poussait au loin la malheureuse Fausse-Tortue.
C'est ainsi qu'elle demeura assise, les yeux fermés,
et se croyant presque dans le Pays des Merveilles, bien
qu'elle sût qu'elle n'avait qu'à rouvrir les
yeux pour que tout fût changé en une triste
réalité : les herbes ne bruiraient plus alors
que sous le souffle du vent, et l'eau de la mare ne murmurerait
plus qu'au balancement des roseaux ; le bruit des tasses
deviendrait le tintement des clochettes au cou des moutons,
et elle reconnaîtrait les cris aigus de la Reine dans
la voix perçante du petit berger ; l'éternuement
du bébé, le cri du Griffon et tous les autres
bruits étranges ne seraient plus, elle le savait
bien, que les clameurs confuses d'une cour de ferme, tandis
que le beuglement des bestiaux dans le lointain remplacerait
les lourds sanglots de la Fausse-Tortue.
Enfin elle se représenta cette même petite
sur, dans l'avenir, devenue elle aussi une grande
personne ; elle se la représenta conservant, jusque
dans l'âge mûr, le cur simple et aimant
de son enfance, et réunissant autour d'elle d'autres
petits enfants dont elle ferait briller les yeux vifs et
curieux au récit de bien des aventures étranges,
et peut-être même en leur contant le songe du
Pays des Merveilles du temps jadis : elle la voyait partager
leurs petits chagrins et trouver plaisir à leurs
innocentes joies, se rappelant sa propre enfance et les
heureux jours d'été.
FIN.